Mon regard se portait sur ma montre tandis que mes doigts pianotaient sur la table que j’occupais depuis maintenant dix minutes. Je détestais attendre ou faire attendre et pourtant Chevy n’était pas en retard non. J’étais en avance voilà tout. Le serveur du bar me regardait comme un hurluberlu qui passait toutes les minutes à regarder encore et toujours sa montre, puis son portable, puis de nouveau sa montre. Pourquoi être si mal à l’aise alors que j’avais une journée de libre, que j’étais en terrasse au soleil de Brisbane ? Peut-être parce que j’étais trop proche du commissariat à mon sens. Trop proche de ce rêve perdu, de cette désillusion notoire, de cette peine transie. J’étais en train d’essayer de passer outre, d’avancer, de tirer un trait sur ce passé mais cela se faisait bien plus lentement que j’espérais et je me retrouvais facilement agacé. D’un signe de main en direction de la baie vitrée à travers laquelle je sentais le regard intrigué de l’employé me dévisager, je lui demandais de venir me retrouver, profitant de sa bonté pour commander un double expresso, le tout accompagné d’un grand verre d’eau. « Allez Evy… Dépêche-toi… » pensais-je en tapant de nouveau un rythme de batterie que j’avais entendu quelques minutes auparavant dans ma voiture. Je remerciais le serveur, lui laissant le surplus de monnaie sur ma note, et replongeais mon regard derrière mes lunettes de soleil, scrutant les alentours. Je voulais passer incognito, et j’avais donc décidé de visser une casquette sur mon crâne, et de me cacher derrière mes lunettes comme si ces dernières me rendaient invisibles.

J’avais envoyé un message un peu plus tôt dans la matinée à mon ancienne collègue, lui donnant l’adresse de ce bar qu’elle connaissait probablement pour être à proximité du commissariat et une heure de rendez-vous : 11h. Ni plus ni moins. Je n’étais généralement pas bavard par messages interposés, préférant le visuel sans aucune difficulté. J’avais une chose un peu particulière à lui demander et rien de mieux que de le faire autour d’un café, cela me permettrait de trouver les mots adaptés. Enfin, mon regard aperçut sa silhouette si enjouée, son pas décidé et une dose de bonne humeur m’envahissait comme bien souvent quand j’avais l’occasion de passer du temps avec elle. Dieu seul sait que les occasions s’étaient faites plus rares depuis mon accident, même si elle restait l’une des rares à avoir eu encore de mes nouvelles même très espacées. Je poussais mon siège pour l’accueillir quand elle fût à proximité de la table et tout naturellement – alors que je n’étais pas du genre à accepter les câlins si facilement – j’ouvrais mes bras dans sa direction, un léger sourire aux lèvres. « Bonjour Chevy. » me contentais-je de prononcer en refermant mes bras autour d’elle de façon brève avant de lui montrer la chaise qui se trouvait en face de la mienne. « Installe-toi donc j’espère que tu as un peu de temps devant toi pour que je t’offre un verre ou un café » lui demandais-je presque, noyant le but premier de mon message dans ce semblant de retrouvailles. Je me réinstallais, prenant soin de reposer mes lunettes pliées sur la table par politesse. « Comment vas-tu ? Ce n’est pas trop dur en ce moment ? Dis moi ce que tu veux boire, je vais te le chercher» lui dis-je avec délicatesse. J’étais nerveux et je ne réussissais pas à le cacher. Je ne cachais plus rien depuis longtemps maintenant. Je n’étais pas le plus adroit dans mes relations vis-à-vis des autres, et encore moins quand je tentais de détourner le sujet par tout prétexte. Pourtant c’était moi qui étais à l’origine de ce tête à tête. Et j’étais heureux que Chevy y fasse honneur, malgré ses cinq minutes de retard… Mais pour combien de temps ? Car actuellement, toute personne que je croisais, je réussissais à la braquer en moins de temps qu'il me fallait pour prononcer mon nom.

J'abandonnais l'idée même de me lever tandis que le serveur avait probablement aperçu ma nouvelle accompagnatrice et s'était empressé de venir prendre sa commande, m'accordant un minimum de répit durant lequel je restais figé le regard posé sur le commissariat, sans me rendre compte que ma main s'était serrée contre l'accoudoir de mon fauteuil et que ma mâchoire s'était serrée. Une fois de plus je me perdais dans mes pensées. Je n'étais pas sorti de l'auberge pour réussir à formuler ma demande... "J'ai l'impression que je vais te faire perdre ton temps..." avouais-je dans un murmure en reprenant contact visuel avec elle.

 Ce n’était pas donné à tout le monde d’être un véritable rayon de soleil ambulant, ni même d’en rencontrer un. Moi qui étais d’un naturel morose, Chevy était tout mon contraire ! J’avais eu parfois du mal, mais comment pouvait-on en vouloir à quelqu’un d’aussi pétillant qui apportait de la légèreté dans une unité qui n’était pas évidente tous les jours ? J’avais pris l’habitude de venir frapper au bureau de la jeune femme quand le cœur était trop lourd ou qu’une enquête était trop difficile à supporter, et sa bonne humeur reprenait rapidement le pas. C’était une bouffée d’air. Même encore aujourd’hui, en la prenant dans mes bras pour la saluer, je ressentais ce bien-être, mais rien qui ne me rendait réellement léger. « Euh ouais je veux bien une petite bière, je ne travaille pas aujourd’hui alors je peux me permettre ! Merci !». J’haussais un sourcil, riant légèrement avant de reprendre. « Depuis quand il y a des journées de repos à la crim » ironisais-je en sachant pertinemment que c’était moi qui à l’époque ne les avais jamais accepté. « Va pour la bière, je vais en prendre une moi aussi pour t’accompagner » m’adressais-je en partie au serveur qui était en train de saisir la commande, finissant mon café cul sec par la même occasion. « On ne laisse pas une jeune femme boire seule ! » me justifiais-je.

J’attendais que le serveur ne reparte, souriant à sa remarque et surtout à son large sourire qui la caractérisait tant. Bien sûr que je savais pour y avoir travaillé pendant neuf longues années, que les journées se suivaient mais ne se ressemblaient pas. « Vous êtes dans une période relativement calme donc ? Ca doit faire du bien de pouvoir se changer les idées… Si tu savais comment… » Je m’arrêtais un court instant, détournant mon regard du sien. « Non laisse tomber en réalité… » m’excusais-je presque, ne voulant pas l’embêter avec mes ressentis. Je cessais de parler un bref instant, tendant ma carte de crédit pour régler les consommations en remerciant le serveur d’un signe de tête pour l’obliger à partir aussi vite qu’il était arrivé. Je poussais le verre en destination d’Evy, un léger sourire aux lèvres. « A la tienne. A nos retrouvailles ! » dis-je en levant mon verre dans sa direction pour venir trinquer. Je portais par la suite le verre directement à mes lèvres, prenant une longue gorgée comme pour m’encourager.

« Jamais un ami ne me ferais perdre la moindre seconde de mon temps, tu le sais ça Keith, depuis le temps qu’on se connait. Allez crache moi ce qui ne va pas ou ce que tu veux me dire ! » dit elle en souriant comme à son habitude. J’haussais un sourcil, reposant mon verre délicatement tout en croisant mes bras contre mon torse. « Qui te dit que quelque chose ne va pas Evy ? » demandais-je étonné. Avais-je laissé paraître quelque chose ? Ou avait-elle l’habitude ? Ce devait être cela. Elle avait l’habitude pour me connaitre depuis longtemps. « Non vraiment, tout va bien… Enfin rien de bien nouveau quoi… Je tente de me remettre tant bien que mal, et mon nouveau boulot à l’université m’occupe beaucoup… Mais ce n’est plus pareil… tu t’en doutes… » avouais-je en grimaçant légèrement avant de reprendre un peu de prestance, ne voulant pas me montrer désabusé. « C’est parce que je n’ai pas trouvé de meilleure faiseuse de miracle que toi là-bas ! On va dire que j’y passe moins de temps que je pouvais passer au… commissariat… Comment vont les autres ? » demandais-je pressé de détourner le sujet. « Est-ce que… » sous-entendais-je pour savoir si Andréa, mon ancienne collègue avait osé remettre les pieds au poste, chose qu’elle m’avait privé. J’en doutais, mais j’avais besoin de l’entendre de vive voix pour chasser ces démons. Je repris une gorgée de bière pour me donner un tant soit peu de courage. « Tu n’as pas des enquêtes à partager ? Le boulot me manque… » soupirais-je enfin, lâchant une première vérité.

J’étais en manque de ce travail qui avait été une passion tout autant que mon rêve et pourtant je devais me faire à l’idée de ne plus pouvoir l’exercer. Et deux ans après, c’était toujours aussi compliqué.

C’était toujours agréable de profiter d’un moment de tranquillité, en terrasse, bien loin du tumulte de nos vies respectives. Je n’avais que trop peu profité de ce genre de moments quand je travaillais au sein de la brigade criminelle. Je préférais cent fois rentrer chez moi au sein de ce cocon de sérénité que constituaient Hayden et Danika. Mes repères. Mes points d’ancrage quand la tempête m’emmenait dans des eaux violentes, m’éloignant du rivage. Mes pieds sur terre. Pourtant, j’avais voulu m’élever une fois de plus, au-dessus de cette conscience. Et je me retrouvais assis ici, à savourer l’aisance relationnelle, le calme après ces tempêtes. Retrouver une constance était presque rassurant dans cette période que je traversais. Je ne parlais pas des bières qui avaient été commandées, ni même de ce moment volé dans ce torrent démentiel que s’avéraient être nos vies respectives. C’était son amicalité. Son sourire et sa bienveillance. Et son acharnement au boulot ne semblait pas avoir faibli à la suite de mon départ. Je souriais délicatement à son aveu. « Tu as donc toujours autant de mal à trouver la sortie de ton laboratoire Evy ? » riais-je pour lui faire comprendre que c’était déjà le cas quand je travaillais encore. « Ce serait impoli de te laisser porter cette étiquette… Vu le regard du serveur, crois-moi je connais ce genre de spécimen ! » ironisais-je en pointant discrètement mon index dans la direction du serveur.

S’il y avait bien une chose que j’appréciais chez Chevy c’était sa capacité à écouter quand j’en avais besoin, sans jamais insister, sans jamais poser de questions, sans jamais déborder de ce que je voulais bien lui livrer. Je pouvais très bien sauter du coq à l’âne de manière peu orthodoxe, elle ne semblait jamais choquer par ces revirements de situation et accepter la chose sans broncher. Je la remerciais d’un signe de tête quand elle m’apprit qu’elle laissait tomber. « Savoure, c’est souvent le calme avant la tempête, mais je ne t’apprends rien là… » lui dis-je pour changer de sujet. J’avais besoin de l’entendre parler d’elle, parler de mes anciens collègues que j’avais probablement oublié avec une facilité déconcertante. Je n’avais d’ailleurs parlé avec aucun d’entre eux concernant ce qui s’était passé. Parce que si je m’étais senti trahi au plus profond de mon être par Andréa, il était fort probable que d’autres de mes collègues aient eu le même ressenti. Je ne le saurais probablement jamais, et il était peut-être mieux ainsi. Je n’avais pas pensé les plaies invisibles qu’elle avait laissé par cet acte de lâcheté pour me permettre de les entretenir avec des suppositions sorties de nulle part. Car je connaissais le milieu dans lequel nous avions exercé. Les rumeurs allaient bon train et il n’aurait pas été surprenant qu’une relation extra-professionnelle nous soit allouée tout comme toute allégation qui aurait le don de me faire sortir de mes gonds. Je préférais éviter de nouveaux débordements émotionnels, et ne pas évoquer ce fantôme de mon passé.

Je souriais à sa remarque, prenant mon air faussement surpris dans un rire maladroitement dissimulé. « Moi ? Vouloir te faire rougir ? J’en suis incapable ! Je ne suis pas doué avec les mots ni avec les femmes. Je voulais simplement être honnête ! » riais-je en reportant mon attention sur mon verre que je portais à mes lèvres. « Pauvre Calypso… Elle arrive à te supporter quand même ? » la taquinais-je, le tout offert avec un clin d’œil moqueur. « Je suis sûre qu’elle ne se plaint pas, la connaissant ! » rajoutais-je comme pour la rassurer. J’étais presque satisfait de vivre par procuration l’adrénaline des enquêtes au travers le regard jovial de Chevy. Mais mon hésitation n’était pas passée inaperçu pour la jeune femme. Je grimaçais à l’entente de sa question, détournant le regard vers les passants circulant dans la rue à côté de nous. Je jouais avec mon verre entre mes doigts, hésitant longuement en observant le liquide ambré qui tournoyait. Puis après tout, autant mettre le sujet sur la table dès le départ. Qu’avais-je à craindre ? De ne pas avoir les formes nécessaires pour lui faire cette demande ? Après tout, elle me connaissait depuis longtemps, elle savait que je n’étais pas du genre à prendre des pincettes.

Buvant une longue gorgée, je reposais mon verre en même temps que mon regard dans le sien, l’air vraiment grave. « Tu serais prête à quitter de temps à autre ton laboratoire ? Je… je ne suis pas mauvais pour parler de ce que je faisais avant… Partager ma passion ce n’est pas le plus compliqué… Mais parfois je manque de connaissances… De précision… Et je suis aussi peut-être quelque peu rébarbatif pour mes étudiants… » ironisais-je en me grattant la nuque tout en laissant quelques secondes de silence. « Loin de ce que tu es quoi… » rajoutais-je sans réellement réussir à prononcer la question réellement. « J’ai besoin de tes lumières… Tu es la meilleure dans ton domaine… Et certains chapitres du programme seraient bien plus pertinents avec une expérience comme la tienne… » lui expliquais-je en reprenant une gorgée de bière, restant silencieux, le regard planté dans le sien à attendre sa réponse. Puis l’idée même de pouvoir de nouveau travailler avec elle d’une toute autre façon me plaisait bien, je devais me l’avouer, mais n’oserait probablement pas lui dire.

 Comment avais-je pu me passer de ces moments de tranquillité que me proposait Chevy ? Parce qu’après tout, c’était tellement agréable de discuter avec quelqu’un qui m’était proche et qui n’insistait pas quand je refusais de m’ouvrir. Même si cela signifiait le risque de me laisser me renfermer sur moi-même. Mais l’essentiel restait la légèreté que la jeune femme m’apportait, bien trop importante pour moi durant ces derniers jours. Les choses s’accumulaient et je ne réussissais pas à détacher mon esprit de tout ce qui m’arrivait. La seule chose qui me tenait un tant soit peu en haleine et m’éviter de sombrer rester mon job. Et c’était d’ailleurs pour celui-ci que j’avais demandé à Chevy de me rejoindre. Même si cela ne m’empêchait pas de prendre de ses nouvelles, et de faire attention à elle. Je riais légèrement à sa remarque. « Je sais, je sais… A tel point qu’un jour je pensais t’installer un lit de camp dans ton labo ! » riais-je en souvenir à toutes ces fois où je l’ai vu rester encore et toujours dans ce laboratoire. J’avais même parfois l’impression que peu importait le moment de la journée, c’était une évidence de la trouver là-bas. « Dis-toi que je me demandais si tu avais une vie sociale, des amis, un petit ami ou autre à l’époque ! » lui avouais-je en levant mon verre dans sa direction. « L’alcoolisme entre ami, il n’y a que ça de vrai Sanchez ! » conclus-je dans un clin d’œil.

Je détournais presque le regard en l’entendant me complimenter. Je n’avais pas ouvert mon cœur pour attirer ses compliments et je tentais d’un signe de main de la faire cesser, me sentant de plus en plus mal à l’aise. « Cesse Chevy, je ne fais pas ça pour avoir ce genre d’a… Quoi les nanas du poste ??? » demandais-je surpris, la bouche entrouverte. « Tu sais si… An… non, oublie en fait je ne veux pas savoir. » me refermais-je sur moi-même. A quoi bon cela changerait les choses de savoir si oui ou non mon ancienne coéquipière faisait partie de ces nanas auprès desquelles j’avais la côte ? Elle m’avait tiré dessus et avait disparu, cela ne la ferait pas revenir. Je déglutissais, me frottant la nuque au passage, voulant chasser ces pensées sombres qui me prenaient à chaque fois que je repensais à elle. Fort heureusement, la bonne humeur communicative de Chevy me redonna du baume au cœur, et je riais légèrement à sa remarque. « Toi, parfaite ? Ça va les chevilles ? » lui demandais-je en riant un peu plus. « Alors si tu te sens bien et qu’elle t’apporte de la sérénité, en effet, c’est la meilleure chose qui pouvait t’arriver… Après tu peux trouver un homme qui te rend heureuse aussi, non ? » lui demandais-je par curiosité. Après tout, c’était un sujet que nous n’avions jamais réellement abordé elle et moi, mais n’était-ce pas à cela que servait les amis ?

Je souriais légèrement en voyant le sourire s’étirer sur ses lèvres quand je commençais à lui parler de mes réelles intentions qui se cachaient derrière cette entrevue. Elle semblait si enthousiaste que cela me confortait dans mon choix. Je levais légèrement la main pour tenter de calmer ses ardeurs, elle qui me semblait toujours aussi vive. « Calme toi Chevy » riais-je face à sa joie avant de reprendre. « Alors…  il y a une partie sur l’évolution des techniques médico-légales, des différentes méthodes d’analyses… Autant, établir un portrait psychologique, mener un interrogatoire, utiliser les preuves et les analyser d’un point de vue mobile… Je sais faire… Mais alors le luminol… » ironisais-je en roulant des yeux avant de rire. « Puis… Si je me base sur mes recherches, je risquerais de rendre la chose rébarbative… alors bien entendu que je serais avec toi… je ne vais pas te laisser seule devant cette horde en folie ! Mais j’aimerais vraiment que tu leur parles de ton métier, de ta passion et de tout ce que cela peut être important lors d’une enquête… » lui avouais-je dans un sourire, portant mon verre à mes lèvres. « Bien entendu que tu pourras te montrer cruelle avec eux lors de leurs évaluations… J’ai peut-être même la possibilité de t’avoir une salle de travaux pratiques, et de faire venir du matériel si tu veux les faire pratiquer… La joie non ? Puis aucun risque de cacographie à la relecture de leurs évaluations, je m’en chargerais ne t’inquiètes pas ! » tentais-je de la rassurer. « En tout cas, merci Chevy… J’ai toujours su que je pouvais compter sur toi… Comment puis-je te remercier ? » lui demandais-je sincère, voulant vraiment lui rendre la pareille. J’étais comme cela : loyal envers ceux qui l’étaient eux-mêmes.

 J’étais surpris de voir à quel point la distance n’avait pas changé les choses entre Chevy et moi-même. C’était comme si je l’avais simplement quitté la veille en poussant les portes du commissariat alors que la réalité était bien différente. Mais à la voir sourire, à l’entendre rire à mes boutades habituelles, je comprenais enfin le proverbe « loin des yeux, près du cœur ». Je roulais des yeux en l’entendant m’évoquer son absence de vie sociale. Elle était une acharnée du travail mais je m’inquiétais de la voir oublier sa vie de femme. Je soupirais donc, roulant des yeux de façon exagérée. « Chevy Sanchez, un jour je vais vous emmener faire la tournée des bars de Brisbane dans l’espoir de vous voir sortir avec autre chose qu’un squelette ! » riais-je avant de boire en même temps qu’elle. « Plus sérieusement, tu n’en as pas marre ? La même routine même si les affaires changent régulièrement ? Tu n’as pas envie d’avoir une personne avec qui partager tout ça ? » lui demandais-je avant de détourner le regard à sa remarque sur ma faculté à attirer les regards de la gente féminine. « Tu te trompes dans ce cas. Surtout pour Andréa. » dis-je froidement, me rendant compte que de parler de mon ex-coéquipière me rendait toujours aussi à cran.

Fort heureusement, la répartie et l’humour de mon amie me ramenait à la réalité. Andréa n’était plus et Chevy justifiait son célibat par la difficulté de trouver un homme bien de nos jours. Je riais légèrement. « Désolé, tous les hommes ne sont pas aussi parfaits que moi… Après, on peut s’arranger, je m’occupe du recrutement et je t’organise les rendez-vous » ironisais-je. Si seulement elle savait que j’étais loin d’être parfait aux yeux de Danika. Si seulement elle savait que je me comportais souvent comme un lâche et que je n’assumais généralement pas mes relations. Mais elle ne le savait pas et ne le saurait probablement jamais. Je préférais lui rendre son sourire, m’apercevant qu’elle préférait changer de sujet et le faisant volontiers. Car après tout, j’étais à l’origine de ce tête-à-tête avec une idée bien précise à l’esprit que je n’avais toujours pas dévoilé à Chevy. Non pas par crainte mais par stress. C’était important pour moi ce projet et l’entendre me confirmer qu’elle acceptait de m’aider me soulager presque. Je connaissais l’enthousiasme débordant de Chevy pour son domaine et cela rendrait cette partie du programme bien plus attrayante. Je lui souriais avec sincérité avant de rire légèrement à sa remarque. « Tu seras seule Chevy ! Je ne doute pas de tes capacités ! Je serais là sans être là en réalité… » riais-je en lui offrant un clin d’œil. « Pour la salle… Je vais en faire la demande ! J’ai un service administratif assez conciliant. » lui appris-je avant de finir ma bière. « Mais calme toi… Ce n’est pas toujours de tout repos tu sais ? » lui fis-je remarquer dans un léger sourire.

Je restais pendu à ses lèvres et son air réfléchi, attendant qu’elle ne m’indique comment je pourrais la remercier. Et sans grande surprise, elle me répondit avec facilité. « Un diner ? » lui demandais-je pour être sûr d’avoir compris. « Mais… c’est pas génial comme cadeau ça ! » lui dis-je en riant. « Puis de toute façon… Il va bien falloir que nous préparions les cours… Donc je t’inviterais à la maison ! Puis tu verras, je me suis mis à la cuisine ! J’ai pas mal de recette à mon actif ! Puis j’ai adopté un berger australien aussi ! » lui dis-je tout fier. « Enfin tu verras ça de tes propres yeux quand tu viendras ! Et réfléchis à autre chose qu’au resto d’accord ? » lui demandais-je en appelant le serveur pour recommander une bière. « Tu es pressée ? Ou tu as le temps pour boire autre chose ? » lui demandais-je tandis que le serveur se tournait à son tour vers elle en attente de sa réponse. « Mettez lui en une autre, au pire des cas, je la ramènerais. » tranchais-je en riant pour prendre les devants. « On a encore des choses à se raconter ! Donc je ne te laisse pas partir si vite… » conclus-je simplement. Je voulais profiter de cette tranquillité et cette amitié retrouvée.

 Je ne pouvais m’empêcher de rire en l’entendant me parler d’un retour sur son dos après une soirée bien trop arrosée. Ce n’était pas faute d’avoir déjà passé des soirées en sa compagnie, d’avoir bu à outrance et d’avoir été couché par l’un de mes collègues. Mais c’est surtout que j’avais bien vingt ou trente centimètres de plus qu’elle, et un gabarit qu’il fallait pouvoir déplacer. Je refusais d’un mouvement d’index, lui souriant en retour. « Non en toute honnêteté Chevy, j’aurais trop peur de t’écraser sur mon passage ! Privilégie les transports sur un remorqueur, même si j’ai le visage qui frotte le sol, je devrais rester agréable à regarder ! » ironisais-je avant de rouler des yeux. Elle avait pris à la lettre la remarque que je venais de lui faire, même si cela n’avait pas lieu d’être. « J’espère bien… Parce qu’un squelette ce n’est pas très bavard… comment tu veux que je le passe à la moulinette s’il ne me répond pas ? » Je continuais à rire et la demoiselle me le rendait bien.

Pourtant, aborder le sujet d’Andréa n’était pas une chose que j’appréciais et même si je continuais de dire que cela ne me touchait point, que je pensais vouloir faire le dur, le sujet était encore trop sensible. Et pour mon plus grand bonheur, Chevy accepta mon changement de conversation. « Je ferais un très bon conseiller matrimonial tu sais ? Faites ce que je dis mais pas ce que je fais ! C’est une bonne chose non ? D’ailleurs donne-moi tes mains, il parait que j’ai des dons de voyance ! Enfin lire entre les lignes quoi ! » lui dis-je en attrapant sa main, la retournant pour avoir ses paumes face à mes yeux. « Alors si je me souviens bien, il y a la main dominante et la main non dominante. En gros, la dernière c’est ce que tu es. Toi. Ton essence. Le reste c’est ce que tous les changements de ta vie ont changé sur toi depuis ta naissance. Ici tu as la ligne de cœur, la ligne de tête, la ligne de vie et la destinée. » Je lui montrais les lignes au fur et à mesure durant que j’énonçais la signification de chacune des lignes. « Si je regarde ta ligne de cœur, elle montre que tu es quelqu’un de très sélective… Je comprends mieux pourquoi tu es plus à l’aise avec les squelettes. Pourtant tu accordes de l’importance à l’amour… C’est paradoxal pour quelqu’un qui reste enfermée dans son laboratoire… » lui fis-je remarquer alors que je la regardais avec tendresse. « Les lignes de vies montrent que tu as une volonté innée, que tu te bas avec courage face aux autres, à l’injustice. L’enthousiasme est flagrant et… » je me stoppais quelques instants avant de reprendre. « Tu as dû faire face à des choix qui ont changé ta vie. Et ici, tu vois les petits cercles ? C’est pour montrer que tes émotions ne sont pas à cent pour cent celles qu’elles devraient être… Tu as des problèmes actuellement ? » lui demandais-je en reposant sa main sur la mienne. « Après tout ça, tu doutes encore que je ne trouverais pas ton type de mec ? Et crois moi, des Keith Bis, il n’en existe pas… Un seul c’était déjà suffisant… » ironisais-je avant de reposer sa main. « Je t’épargne la ligne de la destinée… Parce que je ne suis pas sûre que tu sois ravie d’entendre que tu finiras mariée et mère… Si ? » roulais-je des yeux avant de changer de sujet, une fois de plus.

« Bien sûr que tu vas gérer, je ne te l’aurais pas demandé sinon ! » lui confirmais-je dans un clin d’œil. « Et pour le diner, je tacherais de faire un truc mangeable… sinon on va devoir se rabattre sur la livraison de plat, et crois moi… Même si je raffole des pizzas, mon corps ne peut plus se le permettre ! » Et pourtant sur ces mots, je venais de prendre une gorgée de bière, que je reposais l’instant d’après. « Oui, un berger australien ! Enfin c’est une femelle ! Je l’ai appelé Ruby ! Elle est toute jeune, pleine de fougue… une véritable tornade ! » lui dis-je en souriant en repensant aux quatre coups qu’étaient capable de faire Ruby. « Te surprendre ? Mais rien ne te surprend… Puis… Les femmes, c’est vous êtes compliquées ! » lui fis-je comprendre tandis que le serveur repartait pour nos commandes. « Rien qui t’attends ? Mais ta meilleure amie ? Enfin, je ne veux pas prendre tout ton temps si tu vois ce que je veux dire… » tentais-je avec maladresse. Car même si je passais un bon moment, je pouvais comprendre que ce n’était pas forcément partagé !

 J’avais oublié à quel point le temps pouvait passer vite lorsque l’on était en bonne compagnie. Puis j’étais de ceux qui continuaient sur leur lancée lorsque je m’apercevais que la personne face à moi était réceptive. Et je n’avais plus besoin de preuves pour savoir que Chevy était un très bon public à mon humour parfois douteux. Pourtant j’étais toujours aussi mal à l’aise lorsqu’il s’agissait de parler de moi-même. Je n’étais pas dans une situation personnelle qui me mettait en confiance. Et je préférais rouler des yeux, réfuter d’un coup de main ses remarques avant de lever l’index dans sa direction. « Evite donc te de dénigrer s’il te plait, car tu sais que tu as tort n’est ce pas… Peu importe que tu ries ou non après… » lui fis-je remarquer avant d’enchainer. « Et ne pense pas que je vais vouloir tous les écraser et les faire fuir ! S’ils sont bien, je ne vois pas pourquoi je ferais ça ! » rajoutais-je en écartant les bras en l’air avant de tenter de détendre l’atmosphère et de détourner l’attention avec ce petit jeu de voyance. « Absolument pas… Mais au moins tu y as cru un minimum non ? » Je riais en relâchant sa main, me frottant l’épaule au passage. « Alors lâche un peu de lest et peut-être que cela arrivera… » conclus-je légèrement avec tendresse. « C’est sûr que si tu les charmes en parlant de ménopause et de mariage raté… Il va falloir revoir le principe de séduction ! » ironisais-je avant de rouler des yeux. « Pourquoi tiens-tu tant à ce qu’on détruise mon salon… » fis-je faussement outré avant de croiser mes bras contre mon torse, boudant magnifiquement bien. « Je tacherais de me creuser le cerveau… Mais bien parce que c’est pour toi… » rajoutais-je enfin tandis que je regardais mon verre de bière posé sur la table face à nous. Je m’apprêtais à lui répondre quand mon téléphone se mit à sonner, levant la main avant de décrocher, apercevant le numéro de téléphone de l’université. Je me levais de la table, m’éloignant un peu pour tenir la conversation avec l’un de mes collègues. Puis quelques instants plus tard, je reviens vers la table, me grattant la nuque, désolé. « Evy ? Je suis désolé, mais je vais devoir te laisser, j’ai quelque chose à régler à l’université. » dis-je en venant embrasser sa tempe. « Je t’écris plus tard d’accord ? Et on se revoit rapidement pour les cours… » lui dis-je en laissant un billet pour payer les consommations. « Et prends soin de toi s’il te plait… » conclus-je en m’éloignant, la saluant d’un signe de main. Je détestais devoir couper court à une si bonne entrevue, mais ma conscience professionnelle prenait souvent le dessus. Bien trop souvent… Fort heureusement que je repartais avec la promesse de la revoir rapidement. Un pas de plus vers la reprise d’une vie normale.