19h30.

Lola m’attend devant la galerie tandis que j’arrive au bout de la rue. Je la vois trépigner d’impatience et déjà un sourire se dessine sur mes lèvres. J’ai hésité avant de lui proposer de me joindre pour cette soirée, mais je crois que je ne vais pas le regretter. Habituellement, j’aime être seul pour partir découvrir des scènes ouvertes. Cela me permet de me perdre dans ma bulle, dans mes réflexions et de mieux me laisser complètement emporter par mes émotions au fur et à mesure de la musique. Mais Lola semblait tellement intriguer par tout le processus que j’ai envie de partager cela avec elle. Elle pourrait même, très probablement, apporter une vision différente au processus. Renouveler un peu les choses, tenter une approche différente. Tout est en train de changer dans ma vie actuellement, à tous les niveaux, alors je suis ouvert à toute nouvelle expérience. Surtout en si bonne compagnie. Je sais d’avance que la curiosité de Lola, sera définitivement un plus, même si ce soir, je ne pars pas dans l’idée d’ajouter un nouvel artiste au label. Je me retrouve bloquer dans certains de mes compositions, Amélia voudrait mon aide pour se plonger dans les finalités de son album et pour cela, j’ai besoin d’aller écouter ce qui se fait en ce moment, de retrouver des sonorités et des habitudes un peu perdues.

Elle grimpe dans la voiture avec un sourire qui fait trois fois le tour de sa tête Lola. « Hello. » Je lui souris et redémarre la voiture, direction le premier bar de ma liste. Il n’y en a pas tant que cela, seulement trois, qui pourrait potentiellement abriter des scènes assez sympas. Le premier est un lieu sûr, c’est là-bas que j’ai découvert Amelia et Sam. Autant dire que ceux qui ont du talent vont généralement se produire là-bas. « Prête à découvrir le monde la musique ? » que je demande à ma passagère tout en baissant quelque peu le volume de la radio. « Comment tu vas ? » Je n’ai pas revu la jeune femme depuis son exposition et j’ose imaginer que le monde va désormais beaucoup plus vite pour elle. Sa soirée avait été une véritable réussite et j’ose espérer que cela lui a redonné confiance en son propre talent.

@Lola Wright

19h25.

Lola était épuisée. Il y avait eu un étrange effet domino dans sa vie, récemment, qui l'avait amenée à se confronter à mille et un démons. Elle avait dû apprendre à s'affirmer, prendre son indépendance, accueillir le passé, se poser des questions sur le futur, s'autoriser à éprouver de la colère et du doute. Bref, c'était une tornade, récemment. Elle se regarda dans le miroir des toilettes de la galerie, et eut un sourire à l'idée de la soirée qu'elle allait passer avec Bailey. Il n'y aurait pas de conflit à main armée ou de guerre nucléaire avec lui. Ils écouteraient des musiciens, s'écouteraient, seraient doux, et tout serait simple. Bien sûr, il y avait le risque que l'un ou l'autre soit débordé par ses émotions à n'importe quel moment, mais l'empathie qu'ils éprouvaient leur ferait s'entraider sur le moment.

19h30.

Lola attendait devant la galerie, fin prête, sac à dos en place, baskets prêtes pour tenir des heures debout. Lorsqu'elle vit la voiture arriver, elle sentit son propre visage se métamorphoser en sourire lumineux. Rien qu'à voir son visage, elle se sentait en sécurité. "Saluuuuut", répondit-elle, n'essayant même plus de brider son enthousiasme. Elle monta à côté de lui et ils filèrent. "Prête. J'ai même updaté mon Spotify, je me suis inscrite à plein de nouvelles playlists, tu sais celles qu'ils complètent toutes les semaines, pour découvrir de nouveaux artistes." Même lorsqu'on ne lui donnait pas de devoirs, elle s'en inventait.

Comment elle allait ? Mhmm, comment je vais ? Elle vit tous les événements récents défiler dans sa tête, et fronça les sourcils. "Bah, de fait, bien." Elle se tourna vers Bailey, étonnée elle-même. "Il y a tellement de changements dans ma vie en ce moment, et j'ai tout le temps le nez dessus, donc c'est plein d'émotions à gérer, plein de peur mais aussi de colère, de tristesse, et de joie et d'espoir, mais là, si je recule d'un pas et que je regarde tout, je vais bien, en fait. Je prends les bonnes décisions, je crois. En tout cas, je suis mon instinct." Et c'était un conseil qu'il lui avait donné, alors elle lui fit un sourire en prononçant cette dernière phrase. "Et toi ? C'est pour quand, l'accouchement ?" La date où tout allait changer, qu'on l'admette ou pas.

Bailey gara la voiture devant un bar que Lola avait hâte de découvrir. Dès qu'ils entrèrent, elle proposa : "Je peux payer la première tournée ? Tu paieras la suivante", et ce fut peut-être son sourire gigantesque qui fit céder Bailey. Elle alla prendre une bière pour lui et un verre de vin pour elle, le rejoignit avec les boissons. Elle se tourna vers la scène, encore vide. So this is where magic happens. Un chanteur finit par monter avec sa guitare, et réajusta le micro. Lola jeta un oeil réjoui à Bailey, puis se concentra entièrement sur la chanson.

@Bailey Fitzgerald

« Saluuuuut » Elle, rayonne si fort Lola qu’il serait véritablement impensable de ne pas sourire en sa présence. Elle est enthousiaste à l’idée de cette raison, je le vois, je le ressens. Tout aussi fort et vite qu’elle ne parle. Et c’est bon, de voir que quelqu’un s’intéresse à ce qui me passionne également. « Prête. J'ai même updaté mon Spotify, je me suis inscrite à plein de nouvelles playlists, tu sais celles qu'ils complètent toutes les semaines, pour découvrir de nouveaux artistes. » Un rire m’échappe tandis que je démarre à nouveau la voiture. « Tu n’avais pas besoin de faire tout cela, tu sais. » que je lui affirme, sans vraiment lui en vouloir de s’en être donné la peine. Elle a soif de découverte Lola. Elle ne s’intéresse pas à cette soirée uniquement pour passer un moment entre amis. Non, elle veut voir, elle veut apprendre, elle cherche à décrypter les rouages et à mieux cerner le mécanisme. Je me reconnais tellement dans ses envies, de son enthousiasme non faussé que j’en apprécie qu’encore plus la démarche. Nous ne sommes peut-être pas si différents que cela après tout.

Elle semble déstabilisée par une simple question. J’ai soudainement peur d’avoir mis les pieds dans le plat. « Bah, de fait, bien. » Elle réfléchit, elle analyse Lola. « Il y a tellement de changements dans ma vie en ce moment, et j'ai tout le temps le nez dessus, donc c'est plein d'émotions à gérer, plein de peur mais aussi de colère, de tristesse, et de joie et d'espoir, mais là, si je recule d'un pas et que je regarde tout, je vais bien, en fait. Je prends les bonnes décisions, je crois. En tout cas, je suis mon instinct. » Je pourrais lui dire de respirer, de ralentir le rythme une seconde, mais je ne fais rien. Je la laisse parler Lola, elle en a besoin, je l’ai compris à la minute ou nous avons réellement pris le temps de discuter autour de ce café. Elle ne sait pas tout garder, elle développe, elle détaille. Et je comprends que sa vie est à un véritable tournant et que tout change pour elle, mais elle va bien. C’est l’essentiel, au final. « Si tu as besoin d’en parler… » que je propose sans jamais imposer. J’avais besoin de lui faire savoir, à elle d’utiliser cette information si un jour elle en ressent le besoin. « Et toi ? C'est pour quand, l'accouchement ? » Et peut-être que l’espace d’une micro seconde, mon rythme cardiaque s’emballe de trop à l’idée d’avoir laissé Jill à la maison ce soir. Avant de réaliser que c’est beaucoup trop tôt. « Je vais bien. L’accouchement n’est pas pour tout de suite encore. La date du terme est en août, mais avec des jumeaux Jill va sûrement accoucher avant. Le médecin nous a dits que ce serait bien qu’elle tienne au moins jusqu’à mi-juillet. » A cette là, les bébés pourront naître sans trop de danger, ils seront assez matures, assez fort pour respirer seul et pour ne pas avoir de problèmes. « J’essaye de faire comprendre à Jill qu’elle doit se reposer, mais elle est assez têtue sur ce sujet. » Alors je surveille de loin, à l’aguet du moindre changement, du moindre signe anormal. « Oh d’ailleurs ! C’est un garçon et une fille ! » On l’a su juste avant de partir rien que tous les deux, et je crois que l’on n'a pas eu le temps de l’annoncer à qui que ce soit depuis notre retour de week-end.

On entre dans le premier bar et déjà, je retrouve cette ambiance qui m’avait quelque peu manqué ces derniers temps. On sent que les gens sont ici pour découvrir, pour passer un bon moment. La plupart sont des passionnés, je reconnais quelques têtes. J’aime cet endroit. « Je peux payer la première tournée ? Tu paieras la suivante » Je hoche la tête alors que Lola est déjà partie en direction du bar. Elle revient quelques instants plus tard avec nos boissons. « Merci Lola. » Je prends une gorgée de bière fraîche et m’installe, toujours au même endroit. Assez loin de la scène pour que personne ne me reconnaisse vraiment, assez à l’écart pour ne pas être perturbé par les conversations des gens. Le premier chanteur arrive déjà sur scène, une simple guitare à la main. En un regard, je comprends qu’il est bien trop nerveux. J’en oublie complètement Lola à mes côtés, les autres clients du bar qui nous entoure et me concentre exclusivement sur le jeune homme d’une vingtaine d’années. Il a choisi une reprise d’Ed Sheeran, classique, mais difficile à s’approprier. Sa voix tremble, il loupe de nombreux accords. Je lui laisse une chance, mais finis par décrocher. « Il n’est pas encore prêt. » Je suis persuadé qu’il a du potentiel, mais il n’en a pas assez dans les tripes pour surmonter sa peur pour le moment et c’est dommage. « Tu en as pensé quoi ? » que je demande à Lola, bien curieux de connaître son opinion.

@Lola Wright

"C'est mon côté première de la classe", répondit Lola avec un sourire rempli d'autodérision, "je n'avais pas beaucoup d'amis au lycée", et elle n'en avait toujours pas beaucoup maintenant. C'était aussi pour ça qu'elle était ravie d'apprendre à mieux connaître Bailey. Leur enthousiasme artistique était rare, et elle sentit qu'ils pouvaient beaucoup s'apporter, avec bienveillance et patience. Elle nota qu'il lui proposait d'écouter si jamais elle voulait s'ouvrir, mais ce serait pour une prochaine fois, car elle souhaitait justement profiter de la soirée pour oublier ses préoccupations. "Juillet, wow, c'est demain." Lola était convaincue que même sa vie changerait, car elle prenait son rôle de meilleure nounou du monde au sérieux : elle serait là autant de fois par semaine que nécessaire. Les nuits, surtout, allaient être infernales avec des jumeaux. Mais s'ils se relayaient tous, chacun pourrait avoir quelques heures de sommeil à la suite. (Oui, Lola vivait dans une dimension parallèle où elle avait un rôle majeur dans l'existence de ces nouveaux-nés.) Elle ne put s'empêcher de rire à l'idée que qui que ce soit essaye d'obliger Jill à se reposer. "Têtue est un euphémisme", et elle continuait de pouffer, "Je pense que j'aurais trop peur de donner ne serait-ce qu'une recommandation à Jill pendant la grossesse." Même en-dehors, à vrai dire, mais ça, elle ne l'avoua pas à haute voix, elle avait un reste de dignité bien caché dans la boite à gants.

Bailey pensait lui annoncer que c'était un garçon et une fille, et Lola envisagea deux secondes d'avoir l'air surprise, mais elle savait qu'elle se mettrait à rougir, et que ce serait un mensonge aussi peu crédible qu'utile. "Jill m'a écrit le jour-même", et elle souriait, ravie. "Je me propose pour enseigner le baseball à la fille et la couture au garçon. Je rigole, je ne sais pas coudre." Le problème, quand elle était à l'aise avec quelqu'un, c'est que son humour catastrophique ressortait en force.

Dans le bar, Lola entama son verre de vin bien plus vite que Bailey, qui oubliait sa bière pour se concentrer sur le chanteur/guitariste. Elle s'obligea à ralentir, car la soirée ne faisait que commencer, mais elle sentait que quelque chose n'allait pas. Pourtant, c'était I see fire, et elle avait eu les larmes aux yeux pendant de nombreuses scènes du film - tout ce qui touchait à la magie et à la mythologie, ça l'émerveillait complètement - mais il y eut un accord manqué, un autre, et Lola ne l'identifiait pas comme tel, mais ça amenait des décrochages qu'elle ressentait. Elle supportait rarement quand il manquait quelque chose d'aussi évident à une oeuvre, et se sentit mal à l'aise, l'envie que ça se termine et en même temps coupable de porter un jugement aussi hâtif. La confirmation par Bailey la rassura ceci dit. "J'aime beaucoup le choix de la chanson, et je suis sûre qu'il l'aime vraiment, mais c'est comme si...", elle tentait de mettre des mots sur une réaction instinctive, et c'était compliqué, "... comme une toile inachevée." Elle espérait qu'il comprenne l'image.

Une jeune femme monta sur scène, des cheveux noirs et lisses, l'air d'une enfant-adulte sage. Elle annonça qu'elle allait chanter Where did you sleep last night. "J'adore cette chanson", se réjouit aussitôt Lola, mais elle doutait de la capacité de cette artiste un peu effacée pour l'interpréter dans toute sa force. Elle fut surprise, cependant, et lorsque la chanson arriva à son climax, en eut même les larmes aux yeux. Elle vit l'image de Grace qui la prenait dans ses bras, puis qui devenait de plus en plus petite tandis qu'elle se retournait, dans le Uber, pour la voir disparaître dans la rue. Where did you sleep last night? Not with me. Lola applaudit avec le reste du bar, but deux gorgées de vin, puis se tourna vers Bailey, avec un grand sourire et les yeux brillants. "Okay, la fin m'a surprise, j'ai beaucoup plus aimé que je ne l'aurais cru... d'après les apparences. Et toi ?"

@Bailey Fitzgerald

« Je n'avais pas beaucoup d'amis au lycée » « Je n'en avais pas beaucoup non plus. » Et d'ailleurs, je n'en ai toujours pas des masses. Je ne suis pas très sociable, je préfère bien souvent rester dans mon coin que de me mêler à un groupe, il faut croire que certaines choses ne changent pas. J'ai la sensation qu'il s'agit également d'un autre point en commun que nous nous trouvons avec Lola. C'est sans doute pour cela que la conversation est aussi simple et fluide et que je me permets de jouer les offusqué lorsqu'elle fait une remarque sur la date présumée de l'accouchement. « Arrête. Laisse-moi espérer que j'ai encore le temps de me préparer. » Espérer étant clairement le mot clé dans cette phrase. Ils seront là demain les jumeaux à ce rythme-là. Je ne suis pas réellement sûr d'être complètement prêt à faire face à ce bouleversement, Jill non plus, mais on essaye. Étape par étape. À notre rythme.

Et elle a vendu la mèche avant moi la future maman. « Je me propose pour enseigner le baseball à la fille et la couture au garçon. Je rigole, je ne sais pas coudre. » Un rire m'échappe. Elle refuse les clichés Lola et ça me plaît. On est comme ça avec Jill, on en à déjà parler, nos enfants deviendront les personnes qu'ils souhaitent devenir, on ne se mettra jamais en travers de leur chemin. Le sourire de Lola me fait comprendre qu'elle ne sera jamais bien loin, que l'on pourra probablement compter sur elle lorsque les petits seront là et cette simple idée me touche bien plus que de raison. « Tu leur apprendras les couleurs ? » que je lui demande en souriant. « Ou n'importe quoi en fait, tu pourras leur apprendre ce que tu veux. » Elle sera bienveillante avec mes enfants, je le sens.

Une fois dans le bar, l'ambiance change quelque peu. Je n'oublie pas la jeune femme qui m'accompagne, mais déjà, je me mets dans mon rôle, mon regard embrasse la scène, je suis prêt pour ceux qui vont se présenter à nous. Le premier jeune homme n'est pas mauvais en soit, mais il y a des ratés, des décrochages et un manque de cohésion dans son ensemble. Je décroche, j'interroge Lola. « J'aime beaucoup le choix de la chanson, et je suis sûre qu'il l'aime vraiment, mais c'est comme si... » Je l'écoute, mais déjà mon regard se reporte sur la scène. « ... comme une toile inachevée. » Ma tête tourne si vite dans sa direction que l'on pourrait entendre mon cou craquer. Son analyse est si juste et si fine que j'en reste réellement surpris et je lui souris.

Nous n'avons pas le temps de discuter plus longtemps qu'une jeune femme monte sur scène. Et cette fois, ce n'est pas la chanteuse que j'observe, mais bel et bien Lola. Je vois son corps qui se penche en avant, signe qu'elle est fortement intéressée. Puis ce frisson qui la saisit au meilleur moment de la chanson. Elle vit le moment Lola et c'est intéressant à voir, tellement que lorsqu'elle me demande mon avis, je bloque un peu. « Euh... » Je relève les yeux pour voir la jeune femme quitter la scène. « C'était très bien. » Sérieusement Bailey ? Tu peux faire mieux. Je secoue la tête. « Désolé, je n'ai pas trop suivi... » Je pouffe un peu. « Ça te plaît alors ? » Je bois une gorgée de ma bière. « Tu vois, c'est pour ce genre de sensation que je viens dans des endroits comme celui-ci. »

Il y a un temps de battement, puis une autre jeune femme monte sur scène. Elle est jeune, elle a le sourire, elle domine la foule. Elle a déjà la bonne attitude. Elle annonce chanter Shallow. « Oh. Alors ça, tu vois… Ça va être intéressant. » Je tourne la tête vers Lola. « La chanson est dur vocalement, pleine d’émotions et… Il faut être juste au bon moment. » J’aime cette chanson. J’en ai chialé la première fois où je l’ai entendu dans le film, parce que j’avais refusé d’entendre les chansons avant. « Si elle véhicule aucune émotion ça ne passera pas. » Elle commence la jeune femme et déjà sa voix se pose parfaitement sur la mélodie, mais j’attends le moment, cette envoler qui nous as tous fait frissonner.

Deux introvertis d'un bout à l'autre de la vie. Ca pourrait être le début d'une plaisanterie. Deux introvertis entrent dans une voiture et se rendent compte à quel point ils se ressemblent. Deux introvertis entrent dans un bar et sont émus aux larmes et qui pourrait sauver l'autre si l'apocalypse arrivait - ils n'ont pas de bouclier pour les protéger de leur hypersensibilité ; ils sont là, ils vivent tout trop fort, et ils ne s'y habitueront jamais. "C'est surfait, les amis, de toute façon", plaisanta Lola, car il était plus facile d'en rire que d'en pleurer, et c'était la méthode qu'elle employait avec tous ceux qu'elle ne connaissait pas encore assez. Elle ne s'était ouverte sur sa solitude que dans ses toiles et auprès de Grace, mais en général, elle dissimulait, et il fallait chercher sous les trente-six couches de ses sourires pour trouver un peu de la solitude qui l'habitait constamment. "T'as le temps, t'as le temps." Pas trop, mais c'était évident qu'il fallait rassurer les parents en devenir, pas les faire plus paniquer que de raison. De toute façon, la naissance était aussi inéluctable que la mort en fin de vie. Il fallait se lancer, un jour ou l'autre.

Et ça leur faisait du bien de visualiser les enfants qui allaient grandir, et Lola s'imaginait les prendre par la main et visiter la ville avec eux, leur montrer ses endroits préférés, peut-être même la forêt où elle avait passé tant de temps. "Bien sûr que je leur enseignerai les couleurs. Et je les emmenerai à Sidney quand ils seront assez grands pour voir les musées là-bas." Elle ne savait pas exactement pourquoi, mais c'était une évidence qu'elle serait investie dans la vie de ces minuscules êtres humains qui allaient arriver.

Ils écoutèrent une première chanson, à moitié réussie seulement, puis Where did you sleep last night, où il y avait de l'émotion, de la colère et de la tristesse mélangée sur une palette qui faisait du bien et du mal à la fois. "T'as rien écouté ?" Lola éclata de rire. Parfois, elle aussi partait dans un monde mental ou imaginaire et ratait des minutes entières de vie et de sensations. A voir la tête de Bailey, c'était quelque chose comme ça qui lui était arrivé. "Je t'aurais bien montré ce qu'elle a fait, mais je ne peux pas du tout, du tout chanter." Elle haussa les épaules. Elle avait toujours été attirée par la musique, mais de loin ; elle l'écoutait, elle la vivait, elle n'en faisait pas et n'avait pas cherché à l'apprendre. C'était un moyen de se connecter aux autres plutôt, de ressentir les vibrations de leurs émotions. Quant aux siennes, c'était pinceau sur toile qu'elle les transmettait. "Oui, j'adore. C'est fou parce que d'habitude je garde ces moments d'émotions pour quand je suis seule dans ma chambre, pas en public. Mais c'est beau aussi d'être tous sur la même longueur d'onde." Peut-être qu'elle se trompait ceci dit, peut-être que les autres étaient là pour boire et ne ressentaient pas la musique au même degré d'intensité qu'eux deux.

Shallow commence, et Lola murmure, même si elle sait que Bailey ne l'entendra probablement pas, "Elle est beeeeelle". Elle écouta ensuite le début, mais très vite, elle trouva que ça manquait de vécu, d'émotions à un stade abyssal. Il y avait une perfection technique, cependant. Elle décrocha et regarda les couleurs dans son verre de vin, les reflets de lumière, tout en bougeant sa tête au rythme de l'envolée de la chanson. "Elle chante merveilleusement bien", commenta-t-elle à la fin de la prestation, puis elle baissa la voix, "mais comment dire, je ne crois pas qu'elle ait eu son coeur arraché, qu'elle ait passé des journées à fixer son plafond dans l'attente d'un espoir. Je trouve que cette chanson demande ce niveau de souffrance, en quelque sorte." Elle chercha des yeux une réaction de Bailey, pour voir ce qu'il en pensait, lui.

La chanteuse suivante avait l'air d'une enfant, et lorsqu'elle déclara qu'elle allait interpréter The Blower's Daughter, Lola grimaça. Impossible qu'à son âge, elle ait le ressenti qu'il fallait. Et pourtant, dès le début, elle fut captivée. La gamine n'utilisait pas un iota de la puissance de sa voix, restait dans un octave qui lui allait, ne haussait pas le ton, était douce du début à la fin, mais il y avait une puissance qu'elle donnait à chaque mot, et ça en devenait un poème, une ôde à l'amour perdu. Les lèvres de Lola remuaient silencieusement car elle connaissait les paroles par coeur. Elle hocha la tête lorsque la chanteuse eût terminé. "C'est ça. C'est ça que je cherche. Bien sûr, c'est encore mieux lorsqu'il y a des prouesses vocales avec, et là c'était pas le cas, mais ce que je veux plus que tout, c'est quelqu'un qui s'ouvre le ventre, sorte ses tripes, et les pose là, aux yeux de tous. Que ce soit en musique ou en peinture ou en sculpture ou en littérature. Je veux de la générosité. Un dénuement." Elle s'arrêta. Même elle ne savait pas qu'elle cherchait cela avant de le dire. Ca venait naturellement, dans la continuité de la chanson.

Le bar annonça la fin de cette jam pour ce soir-là. "On va au suivant ?" demanda Lola en finissant son verre de vin.

@Bailey Fitzgerald

Ces derniers temps, j’ai l’étrange sensation que ma vie se résume à préparer l’avenir. Moi qui ai si longtemps vécu sans jamais planifier ma vie personnelle, voilà qu’il me fallait établir un rythme, ne rien oublier au passage et surtout se préparer au chamboulement qui allait avoir lieu dans quelques mois maintenant. C’est perturbant, c’est déstabilisant. Je pensais pouvoir mettre cela de côté, le temps d’une soirée, mais je dois me rendre à l’évidence, c’est ma vie désormais. Futur papa stressé a qui l’on pose les questions les plus simples, qui sont parfois les plus angoissantes. « Bien sûr que je leur enseignerai les couleurs. Et je les emmènerai à Sidney quand ils seront assez grands pour voir les musées là-bas. » Mais elle redonne le sourire Lola, en évoquant les activités qu’elle pourrait faire les jumeaux, en s’intégrant pleinement dans leurs vies. « Ils vont t’adorer. » Ce n’est même pas forcer, simplement une criante vérité. Elle fera partie de la famille Lola, à sa manière, mais quand même.

Une fois dans le bar, la soirée commence en douceur. Un premier passage pas franchement réussi puis un deuxième que j’entends à moitié tellement je me concentre sur les réactions de Lola. Elle vit avec ses émotions la demoiselle, on ne peut pas lui renier cela. C’est fascinant en soi. « T'as rien écouté ? » Son rire provoque le mien. Pas très professionnel pour un gars qui est censé être ici pour écouter, justement. « Je voulais voir tes réactions. » Et maintenant, je vais probablement passer pour un vieux pervers étrange. C’est quelque chose que j’ai toujours eu du mal à exprimer, cette envie de comprendre le ressenti des autres. Le mien a toujours été exacerbé, mis à vif, trop évident. Celui des autres, c’est différent. Parfois si lisible, parfois incompréhensible. Elle est un peu entre les deux Lola, pour moi. « Je t'aurais bien montré ce qu'elle a fait, mais je ne peux pas du tout, du tout chanter. » « C’est pas grave, je louperais pas les prochains. » Je lui souris un peu alors que je cherche à connaître plus en profondeur ces premiers pas dans l’expérience. « Oui, j'adore. C'est fou parce que d'habitude, je garde ces moments d'émotions pour quand, je suis seule dans ma chambre, pas en public. Mais c'est beau aussi d'être tous sur la même longueur d'onde. » Elle ne cache rien, elle laisse échapper tout ce qui la motive sur le moment et ça me plaît vraiment. « Et encore, c’est assez atténuer ici. Un concert… Là, tout le monde est sur la même longueur d’onde et… Y a pas de mots pour ce genre de moments. » En tout cas, après plus de quinze ans dans le métier, je n’en ai toujours pas trouvé.

La jeune femme qui monte sur scène, en suite, semble bien plus à l’aise. Elle a le look, la voix, mais il manque quelque chose. Malheureusement, pour elle, la chanson qu’elle a choisie est un véritable challenge, autant vocalement que dans l’interprétation. Si j’ai apprécié les premiers instants et les sonorités de sa voix, cela retombe comme un soufflé lorsqu’elle n’arrive pas à nous servir les émotions nécessaires pour être complètement transporté dans l’instant. « Elle chante merveilleusement bien mais comment dire, je ne crois pas qu'elle ait eu son cœur arraché, qu'elle ait passé des journées à fixer son plafond dans l'attente d'un espoir. Je trouve que cette chanson demande ce niveau de souffrance, en quelque sorte. » Je me tourne vers Lola et observe son profil. Qui t’a arraché le cœur Lola ? Je retiens mes questions ne voulant pas briser le moment et hoche la tête face à ses paroles. « Tu m’ôtes les mots de la bouche. » Clairement, je n’aurais pas pu dire mieux. « Un autre choix aurait été plus judicieux, mais elle a une belle voix. Elle a besoin de conseil si elle veut continuer. » Et une nouvelle fois, c’est le professionnel qui parle.

La dernière chanteuse est si jeune et si fine qu’on dirait qu’elle va disparaître derrière son micro. Le choix de la chanson est véritablement audacieux et alors que Lola se replace sur son siège, je sens qu’elle va attendre cette émotion qui a manqué lors de la dernière interprétation. Et elle nous scotche sur place la gamine. Tout sonne juste, à sa place, ni trop haut, ni trop bas. Elle y met ses tripes et me colle un frisson que je ne saurais expliquer et lorsque la chanson se termine, je sais déjà que je vais avoir envie de lui parler. « C'est ça. C'est ça que je cherche. Bien sûr, c'est encore mieux lorsqu'il y a des prouesses vocales avec, et là c'était pas le cas, mais ce que je veux plus que tout, c'est quelqu'un qui s'ouvre le ventre, sorte ses tripes, et les pose là, aux yeux de tous. Que ce soit en musique ou en peinture ou en sculpture ou en littérature. Je veux de la générosité. Un dénuement. » Un rire m’échappe alors que Lola s’exclame. On se ressemble bien trop. « Si tu bossais dans le milieu, tu irais lui parler. » Je suis curieux de connaître sa réaction jusqu’au bout. Je n’avais pas prévu d’approcher qui que ce soit, ce soir, mais la jeune femme m’intrigue. Elle est jeune, mais cette émotion qu’elle dégage… Ce n’est pas anodin, ce n’est pas quelque chose que l’on a envie de laisser filer aussi facilement.

« On va au suivant ? » « Le prochain ne commence que dans 45 minutes, on a un peu de temps. » Surtout que le bar est simplement au bout de la rue. Je prends le temps de finir ma bière et observe le monde qui nous entoure. Je crois que le public en général a été retourné par la dernière interprétation, tellement que lorsque la jeune femme revient dans le bar, tous les regards se tournent vers elle. Le barman qui me connaît plutôt bien passe juste à côté de moi à cet instant précis. « Elle est déjà inscrite pour la session prochaine. » Parfait. Je peux la laisser tranquille et continuer ma soirée avec Lola. « Je t’épargne le discours de séduction pour ce soir. » que j’affirme à Lola qui ne cesse de m’observer avec de grands yeux. « Tu pourras revenir si tu veux. » J’ose espérer qu’elle continuera à assister à ce genre de soirée désormais. Et comme nous avons un peu de temps face à nous, je prends une inspiration en plongeant mon regard dans celui de la jeune femme. « Comment tu vas depuis l’exposition et tout ça ? »

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Lola ne se faisait toujours pas à l'idée que Bailey et Jill allaient être parents pour de vrai. Elle plaisantait sur le sujet, elle en parlait, et tout cela était bien et beau, mais ça ne donnait pas lieu dans sa tête à deux vrais êtres humains nouveaux, à Jill mère, à Bailey père. C'était inconcevable parce que ça changeait tout à la réalité telle qu'elle la connaissait. Bien sûr, elle avait pu s'habituer à des types de parentalité moderne avec Noah, mais ce serait complètement différent avec les jumeaux : cette fois, ce n'était pas la situation extérieure qui était chaotique, car les parents étaient ensemble et vivaient dans la même maison donc l'organisation était plutôt simple ; c'était la situation intérieure : Jill et Bailey avaient des émotions et ressentis très forts. Cependant, malgré toute cette incrédulité, Lola était convaincue qu'ils seraient des parents formidables, et elle aimait imaginer les voir et les aider dans ce rôle. « Ils vont t’adorer. » Lola acquiesça, rêveuse. "Vous avez choisi les prénoms, d'ailleurs ?" Elle savait que c'était une conversation en cours. Elle trouvait ça tellement angoissant et réjouissant à la fois de choisir le nom qu'allait porter un être humain pendant toute sa vie.

Au bar, Bailey admettait ouvertement n'avoir rien écouté, et Lola riait. « Je voulais voir tes réactions. » Elle releva les yeux vers lui, son sourire toujours bien accroché aux lèvres. "Okay, hypra gênant, est-ce que j'avais l'air d'un lutin qui pleure ?" C'était une première hypothèse solide et probable. « C’est pas grave, je louperais pas les prochains. » "Tu ne pourras pas de toute façon, parce que maintenant je t'ai à l'oeil." Et elle plissait les yeux, genre surveillante de cour de récréation, tout en hochant la tête au ralenti comme un mauvais détective des années 80. Sa crédibilité n'était pas très élevée. « Et encore, c’est assez atténuer ici. Un concert… Là, tout le monde est sur la même longueur d’onde et… Y a pas de mots pour ce genre de moments. » Lola eut un sourire, et elle se souvint du concert d'Avril Lavigne, où Jordan pleurait, mais, pour sa défense, quasiment tous les êtres humains qui entouraient Lola pleuraient aussi, et les gens hurlaient les paroles. Lola avait beau avoir appris les paroles dans la voiture, ce n'était pas la même chose : elle n'avait pas vécu avec ces chansons pendant des années. Comme elle écoutait principalement des chansons de gens morts, elle se dit que ce ne serait pas très pratique pour sentir une symbiose en concert. "Ca va être compliqué pour que je vive ça avec Patti Smith ou David Bowie ou Kurt Cobain ou Jim Morrison." Elle soupira. "Il faut que tu m'aides à trouver quelqu'un de vivant que j'aime, pour qu'on aille à son concert et que je vive ce moment où tout le monde est sur la même longueur d'ondes."

Lola termina son verre de vin et envisagea d'aller en commander un autre, mais décida que ce serait plus sage d'attendre un peu. « Tu m’ôtes les mots de la bouche. » Elle eut l'air ravi, parce qu'ils se ressemblaient décidément plus qu'ils n'auraient jamais pu l'imaginer. « Un autre choix aurait été plus judicieux, mais elle a une belle voix. Elle a besoin de conseil si elle veut continuer. » Lola acquiesça. C'était donc ça, aussi, que faisait Bailey : guider des artistes qui ont du talent mais ne vont pas tout à fait dans la bonne direction. Avec son aide, c'était certain que la chanteuse pourrait faire des merveilles ; elle pourrait lâcher les vannes des émotions véritables et transporter une foule. "Ton métier est important", dit-elle à Bailey soudainement, car c'était grâce à lui que le monde pouvait bénéficier de musiciens qui allaient jusqu'au bout, qui étaient généreux, vrais, qui dépassaient leurs peurs pour offrir un contenu fort et des performances inoubliables.

Le dernier set fut magique. Lola était clouée et extatique. « Si tu bossais dans le milieu, tu irais lui parler. » Elle eut un sourire. "J'ai parlé à beaucoup de musiciens après un set comme ça. C'est l'avantage de sortir seule, ça donne du courage." Elle ne travaillait pas dans le milieu de la musique, ceci dit, donc c'était en général juste pour faire un compliment, et pas pour tenter de les revoir ou de signer un contrat avec eux. "Ce serait quoi la prochaine étape avec quelqu'un comme elle, par exemple ?" Naturellement curieuse, Lola sentait qu'il y avait ici un sujet qui l'intéressait particulièrement, et elle se redressait pour entendre la réponse et comprendre mieux le fonctionnement d'un label, et de l'aide aux artistes en particulier. « Le prochain ne commence que dans 45 minutes, on a un peu de temps. » "Parfaaaaait. Donne-moi juste une minute pour me prendre un autre verre, alors." Lola fila au comptoir, d'où elle regarda la chanteuse déambuler. Elle finit par commander son vin, et retourna auprès de Bailey, suivie par le barman. « Je t’épargne le discours de séduction pour ce soir. » Lola eut un rire amusé. "Discours de séduction ? Ca sonne si solennel et interdit en même temps." Elle pencha la tête sur le côté. "C'est quoi les grandes étapes du discours ?" « Tu pourras revenir si tu veux. » "Ah oui, je veux voir ça !"

Maintenant que le set était fini, Lola vit Bailey se tourner vers elle et sentit que tout s'apaisait, comme s'il avait des pouvoirs magiques sur les émotions. « Comment tu vas depuis l’exposition et tout ça ? » Elle n'hésita qu'une seconde, avant de hausser les épaules. "Grace a besoin de réfléchir à si elle veut qu'on soit un couple ou pas, donc on est en pause. Auden et moi on ne se parle plus, donc j'ai quitté l'appartement. Je suis allée m'installer avec une fille qui s'appelle Irina et qui est complètement tarée. Je ne sais pas si Ginny t'a dit, mais ils vont fermer la galerie apparemment, donc faut que je trouve un travail aussi. En attendant, Matt a bien voulu que je remplace Jill au DBD." Lola énonçait chaque fait d'une voix factuelle, comme à mille kilomètres de distance, parce que si elle s'arrêtait sur n'importe lequel de ces détails, elle avait peur de ce qui allait se déclencher émotionnellement en elle. "Donc, dans l'ensemble, je dirais que je... suis en vie." Et finir sur un fait. Bien. "Et toi ?" demanda-t-elle avec l'air de dire : si tu pouvais être aussi vulnérable que je viens de l'être, ce serait chouette, histoire que je ne me sente pas mortellement gênée le reste de la soirée.

@Bailey Fitzgerald

C'est toujours aussi fou de parler d'avenir. Pourtant, auprès de Lola, cela semble si simple. Une conversation comme une autre, pas de stress, pas d'angoisse. Un pari sur l'avenir, en quelques sortes. « Vous avez choisi les prénoms, d'ailleurs ? » « C'est en discussion. On ne veut pas se tromper et Jill tient à leur donner plusieurs prénoms. » Je souris quelque peu. J'ai mes idées et je suis persuadé que ma femme aussi pourtant, on ne se précipite pas pour lancer la conversation. On avance doucement, peut-être un peu trop, je ne sais pas. Je ne veux pas penser à tout cela ce soir.

On est là, avant tout, pour écouter de la musique, pour partager notre passion. Lola observe la scène et je l'observe, elle. Il y a quelque chose d'intriguant chez la jeune femme dans la manière dont elle traite ses émotions. Parfois, j'ai la sensation de me retrouver dans son sourire en coin ou cette manière qu'elle a de fixer avec attention la personne présente sur scène. « Okay, hypra gênant, est-ce que j'avais l'air d'un lutin qui pleure ? » Et je réalise que mon observation pouvait s'apparenter à une intrusion dans son intimité. « Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise. » que je m'excuse alors que déjà, Lola plaisante. « Tu ne pourras pas de toute façon, parce que maintenant, je t'ai à l'oeil. » Je ne sais retenir mon rire face à la tête qu'elle me lance. « Je me tiens à carreau, promis. » Et soudainement, je me redresse sur mon tabouret afin de me tenir le dos bien droit, regard fixer sur l'horizon.

Elle possède cette force de curiosité Lola, qui lui fait poser tout un tas de questions à la suite les unes des autres sans que cela n'en soit jamais barbant. Bien au contraire. « Il faut que tu m'aides à trouver quelqu'un de vivant que j'aime, pour qu'on aille à son concert et que je vive ce moment où tout le monde est sur la même longueur d'ondes. » Je hoche la tête, prends sa requête au sérieux, essaye de faire concorder ses goûts à un artiste toujours vivant et surtout qui fait encore de la scène. « Hmmm... Fleetwood Mac ? Bruce Springsteen ? » Je fronce les sourcils. « Ou plus récent ça fonctionne aussi. J'ai été agréablement surpris par des jeunes ces derniers temps. » Je sonne si vieux lorsque je m'exprime de cette manière, mais quand, comme nous, on aime la musique des années 70/80, il est difficile de s'identifier à une musique plus actuelle.

Les jeunes qui se présentent sur scène ce soir en sont le parfait exemple. Un mélange de ce qu'il faut faire et ne pas faire. Un peu d'optimisme, beaucoup de talent malgré la nervosité ambiante. On apprécie le moment, on vit l'instant avec eux et c'est tout ce qui m'attire dans ce genre de soirée. Je vois Lola complètement submerger par l'exercice alors que nos opinions fusent, toujours juste, jamais trop dur. Souvent, on se retrouve sur la même longueur d'ondes. Et pour finir, la dernière jeune femme nous coupe le souffle. « Ce serait quoi la prochaine étape avec quelqu'un comme elle, par exemple ? » Une nouvelle fois, mon regard se lève sur la scène pour observer la jeune femme qui salue avant de se retirer pour de bons. « En premier lieu, ce serait d'avoir une conversation avec elle pour connaître ses envies. Si le feeling passe bien, si la passion est réelle et pas motivée par la gloire et l'argent, alors je propose un rendez-vous au studio pour un test de voix ou pour que la personne me présente ses démos si elle en a déjà enregistré. » C'est probablement la partie que je préfère dans le travail, ce petit moment de séduction entre le producteur et l'artiste. Le charme se doit d'opérer des deux côtés sinon la connexion ne se fera jamais réellement.

Elle s'échappe un instant pour aller chercher un autre verre Lola, avant de revenir avec un sourire et des questions. « Discours de séduction ? Ça sonne si solennel et interdit en même temps. C'est quoi les grandes étapes du discours ? » Je bois une gorgée de ma bière avant de me pencher en avant comme si j'allais lui révéler mon plus grand secret. « Je fonctionne encore à l'ancienne. Je ne leur parle jamais de gloire, jamais d'argent. C'est la musique avant tout, c'est la seule chose qui m'intéresse vraiment. » Et ça, Sebastian ne la jamais compris, malheureusement... On pourrait avoir une dynamique parfaite si des fois, il tentait de suivre mon instinct. « Après, je ne saurais pas vraiment t'expliquer. C'est une histoire de feeling. Je sais que je ne devrais pas vraiment, mais je laisse mes émotions prendre le pas quand je rencontre un nouvel artiste. Soit il arrive à me parler, à me faire ressentir un truc, soit c'est banal et je sais que ça ne fonctionnera pas. » Je hausse les épaules, conscient que ma méthode est plutôt loin d'être conventionnel. « Et si vraiment il y a un feeling, alors je leur propose une session d'écriture. Je le fais pas avec tout le monde, mais il y a des chansons dans ce monde qui sont de moi sans que personne ne le sache. » C'est probablement la beauté de la chose, en tout cas pour moi. J'utilise rarement deux fois le même pseudonyme pour que l'on évite de chercher cette personne qui n'existe pas.

Le set fini, l'ambiance redevient beaucoup plus intime dans le bar. On a le temps et je décide d'ouvrir la conversation sur des sujets bien plus personnel. Je lui laisse tout l'espace dont elle a besoin Lola. La liberté de me parler ou non. Et elle se lance la gamine. « Grace a besoin de réfléchir à si elle veut qu'on soit un couple ou pas, donc on est en pause. Auden et moi, on ne se parle plus, donc j'ai quitté l'appartement. Je suis allée m'installer avec une fille qui s'appelle Irina et qui est complètement tarée. Je ne sais pas si Ginny t'a dit, mais ils vont fermer la galerie apparemment, donc faut que je trouve un travail aussi. En attendant, Matt a bien voulu que je remplace Jill au DBD. » C'est beaucoup d'information d'un coup, beaucoup de surprise aussi. Je laisse passer sous silence avec Auden, je suis guère étonné connaissant le personnage, mais pour le reste... Notamment pour la galerie, je reste bouche bée. « Donc, dans l'ensemble, je dirais que je... suis en vie. » Lentement, ma main vient se poser sur la sienne. « Je ne savais pas pour la galerie, je suis désolé. » Elle aimait tellement son travail Lola. « Je pourrais me renseigner un peu autour de moi, tu cherches quelque chose de précis pour rebondir ? » Je ferais tout ce que je peux pour lui venir en aide. « On a encore une chambre d'ami à la maison, tu sais... Si jamais un soir ou plus. » Je parle pour nous deux, mais je sais parfaitement que Jill ne s'opposera pas à l'idée, surtout en connaissant de cause.

Et bien sûr elle arrive à son tour, la question que je redoutais également. « Et toi ? » Elle m'en a tant dit que je ne peux tout simplement pas prétendre que tout va bien dans le meilleur des mondes. « Mon frère a décidé de rester en ville de façon permanente, je sens qu'il y a quelque chose qui se trame et ça m'inquiète. » Et encore... C'est si léger par rapport à ce qui va suivre. « Et... Je suis terrorisé par l'après-grossesse. » Je souffle, ne croise plus vraiment son regard. « J'ai des angoisses de futur père, c'est normal, mais c'est pas ça qui me paralyse... J'ai peur pour Jill. Elle n’arrive pas à se projeter, j'ai la sensation qu’elle n’arrive pas à se lier aux bébés et j'ai peur... Qu’elles les rejettent, que ça se passe mal, que ça lui déclenche trop de crises. » Ma voix tremble alors que je me redresse un peu, malgré tout. « J'ai peur qu'on soit allé trop vite et que tout s'effondre. » J'ai peur de jamais avoir la force de m'en relever si cela devait arriver. « Alors j'attends, je ne force pas, on va à son rythme et je fais de mon mieux pour que tout aille bien pour elle. » Toujours pour elle, jamais pour moi.