Cela faisait maintenant trente-quatre ans que je vivais à Brisbane. J’avais hérité de la maison de mes parents à leur décès, laissant mon appartement de Spring Hill pour venir investir le quartier de Toowong. J’avais accepté de m’éloigner du commissariat pour retrouver le calme et la sérénité de ce quartier pendant les vacances. Car oui, en plus d’être mon quartier d’enfance, il était aussi le lieu de vie privilégié des étudiants en tout genre. Un avantage indéniable depuis que j’étais devenu professeur à l’Université. J’avais gagné en sommeil mais j’étais probablement devenu un peu plus parano en craignant croiser l’un de mes étudiants, un matin au réveil, en train de promener Ruby.
Alors je faisais un peu plus attention aux mouvements de mon quartier depuis quelques temps et j’avais remarqué qu’une maison un peu plus loin dans ma rue était devenue la nouvelle propriété d’un jeune homme depuis le mois de mars. Mon emploi du temps overbooké – doux mensonge – ne m’avait pas permis d’aller me présenter à lui, en bon voisin charitable que j’étais. Bien entendu, qu’entretenir des liens de courtoisies avec son voisinage était très important, surtout depuis la mise en scène que nous avions gentiment interprété avec Hayden il y a quelques semaines sur le parvis de ma maison, sans tenir compte de la présence de certains de mes voisins à cette représentation. Non pas que j’avais honte de ce qui s’était passé, mais j’avais voulu me faire un peu plus discret ces derniers temps. Ma vie était déjà assez chaotique comme cela pour rajouter le jugement de personnes que je ne connaissais que de vue. Pourtant, ce matin au réveil, handicapé de ce bras droit qui s’était de nouveau retrouvé en écharpe, j’avais décidé de confectionner des muffins en suivant à la lettre les recettes de Byron. Oui, c’était indéniable, la cuisine me permettait de calmer mes nerfs.
Ce ne fût qu’une fois les muffins démoulés, disposés dans une assiette recouverte que je décidais enfin de sortir de chez moi, avec une seule idée en tête : Me présenter à ce nouvel arrivant. Je traversais donc la rue d’un pas déterminé, l’assiette en équilibre sur mon seul avant-bras utilisable tandis que je sifflotais comme si de rien n’était en arrivant devant l’entrée du numéro 6. M’avançant dans l’allée, je me retrouvais quelque peu bloqué face à la porte, ma main valide occupée à tenir le plat tandis que je n’avais toujours pas indiqué ma présence à la porte du propriétaire. Je décidais donc de venir m’appuyer sur la sonnette de mon épaule, me rendant compte que le poids de mon corps contre le petit bouton avait fait sonner plus que de raison la sonnerie. Comment bien se faire remarquer un dimanche matin ? J’attendais sagement devant la porte, l’assiette bien en évidence, souriant du mieux que je pouvais tandis que la porte se déverrouilla quelques instants plus tard. Et sans intermède, une fois que le visage de mon interlocuteur fût visible, j’enchainais le pseudo discours que j’avais préparé.
« Bonjour, Keith Weddington, je suis votre voisin… Je voulais vous souhaiter la bienvenue un peu plus tôt mais… Je ne l’ai pas fait » dis-je en toute honnêteté avant de lever les yeux aux ciels. « Bon ok, je vous l’accorde ce petit discours genre voisine parfaite, ce n’est pas crédible… » soupirais-je légèrement en posant un regard sur lui. La gentillesse et moi… Une grande histoire d’amour actuellement. Pourtant je lui tendis l’assiette, légèrement chaude. « Je serais bien venu avec un pack de bière mais à cette heure-ci… Du coup, ils sortent du four… J’ai toujours tendance à en faire plus que de raison… » avouais-je en le laissant me décharger de ce poids-là. « J’espère que vous vous sentirez bien dans ce quartier… Et si vous avez besoin… Non ne sonnez pas chez moi. » ironisais-je tandis que je me reculais de son perron. « Je suis au 16… Et je ne vais pas vous déranger plus longtemps… » lui dis-je en m’apprêtant à partir. Après tout, je n’étais pas venu pour un café, mais je ne serais pas contre d’approfondir un peu plus la connaissance de mon voisinage. Surtout quand une nouvelle tête venait de s’inviter à la fête.
J’avais longuement hésité face à sa proposition. Je m’étais tout de suite rendu compte à la vue de sa tête, que le jeune homme venait de traverser une rude soirée. Armagnac, Ricard, Génépi ou bien Manzana ? Parfois certains alcools laissaient des traces plus que d’autres. Je lui souriais légèrement, me surprenant à vouloir me remémorer ma dernière soirée où la finalité avait été de me retrouver la tête sans dessus-dessous. Puis après l’avoir observé des pieds à la tête, j’acquiesçais à sa proposition. Après tout, il ne me semblait pas si désagréable au réveil d’un lendemain de cuite. « Cela tombe bien, je n’avais pas grand-chose de prévue non plus !» ironisais-je en observant l’intérieur. C’était assez bien rangé à ma plus grande surprise, sauf l’odeur de drogue qui venait éveiller mon flair d’ancien flic. Je me tournais vers lui, souriant légèrement. « La bière à cette heure-ci ? Je pensais que les jeunes prenaient du Ricard. C’est que vous n’avez pas fini votre soirée dans votre cas non ? Généralement je finis à l’absinthe, voir à la Téquila c’est anesthésiant… » ironisais-je tandis que je réfutais d’un mouvement de main la remarque sur sa tenue. « Vous avez eu la décence de mettre un bas ! Quant à l’heure, tout est relatif vous savez ? Ce qui vous parez tôt est peut-être tard chez moi ! Tout comme ce qui peut vous paraître fort en alcool ne l’est peut-être pas finalement… Quoi que je n’ai jamais été réellement fan du saké ou du shochu que j'ai toujours trouvé trop fort… Mais rassurez-vous, je ne vous obligerais pas à débattre. Vu votre tête… » riais-je sans me cacher tandis que je finissais par entrer dans la cuisine, suivant mon hôte à la trace.
« Si vous avez un café, je ne dirais pas non, merci. En évitant de rajouter du rhum s’il vous plait… Je suis plutôt Whisky si jamais je suis amené à faire le mélange… Sans avoir aucune origine irlandaise bien entendu. Et sans vouloir faire de mauvais jeu de mots, évitez le gin tonic, il n’apporte rien de son nom… » dis-je simplement avec politesse. « C’est sympa chez vous, vous vivez seul ici ? En attendant, je n’ai jamais vu un appartement aussi bien rangé après une soirée que celui-ci ! » lui demandais-je pour commencer à faire connaissance. Je tentais tant bien que mal d’enlever cet air inné de flic menant un interrogatoire qui s’abattait sur ma face à chaque fois que je commençais à poser des questions. « D’ailleurs, vous vous prénommez ? » lui demandais-je me souvenant qu’il ne s’était pas présenté. Je le remerciais pour le café, souriant légèrement. « Vous avez besoin d’aide pour enfiler ce t-shirt ? Non parce que le manchot de nous deux, ce n’est pas vous ! » riais-je en posant ma tasse de café. « J’espère que vous n’êtes pas allergique au chocolat, parce que je pense que j’ai eu la main lourde dessus… La recette ne me paraissait pas si bonne… je l’ai amélioré… » lui fis-je remarquer avant de lui offrir un léger rictus. « Mais sans les transformer en space cake non plus, avec toutes mes excuses ! ». Façon subtile pour lui faire comprendre que l’odeur n’était pas passée inaperçue sans forcément le juger pour autant. « Et que faites-vous donc dans la vie ? Généralement, ce sont des étudiants qui viennent dans le coin… Moi j’essaie juste de garder le souvenir de mes vingt ans… Sans la gueule de bois à base de vodka» argumentais-je avant qu’il ne me fasse remarquer que je n’avais pas la tête d’un étudiant. Je me rendais compte que je n’étais pas le plus à l’aise à l’idée de faire connaissance, me rappelant que j’étais probablement considéré dans la catégorie d’handicapés de la gestion des relations humaines. Mais autour d’un bon café, c’était l’occasion de s’exercer ! Et sans champagne s'il vous plait !
J’avais beau réfléchir, jamais personne n’avait osé venir me déranger aussi tôt après avoir récupéré la maison de mes parents. En même temps, je pense qu’à la place du jeune homme je n’aurais pas ouvert, c’était vrai. Donc aussi méfiant puisse-t-il être je me devais probablement de ne pas me fier à cette image qu’il renvoyait. Ce qui était dur quand on avait comme moi des déformations professionnelles. « Je vous accorde ce point là, je dois l’admettre… Mais bon, vous avez déjà essayé de tremper vos tartines dans une pinte ? » lui demandais-je hésitant sur le résultat de ce procédé évoqué. « L’apéro ? Parce que le midi, on ne peut pas prendre d’apéro ? » demandais-je en riant avant d’acquiescer, pointant un index dans sa direction. « Vous reprenez demain ? J’espère que vous avez prévu de dormir cette nuit… Parce que là… » Je laissais ma phrase en suspens, riant légèrement tout en secouant la tête. « Je crois que c’est parce que j’ai passé l’âge surtout pour tenir la cadence. » finissais-je par admettre tout en lui emboîtant le pas. C’est que malgré tout, il savait recevoir. « Dans ce cas, j’ai hâte de vous voir mieux réveillé… » Ironisais-je pour lui faire comprendre que j’acceptais de reporter ce qui semblait être un débat pour lui. « Des blagues douteuses pour le coup j’imagine… Permettez moi de ne pas avoir envie d’y goûter… » ironisais-je avant de commencer à m’intéresser à lui et sa vie tranquille ici même.
J’avais tendance à oublier que mes questions pouvaient ressembler à un interrogatoire menée insidieusement mais après tout, il avait parfaitement la possibilité de réfuter ces dernières et de ne répondre qu’à celles qu’il souhaitait. Cela ne serait pas surprenant qu’il m’envoie dans les lauriers aussi… Pourtant il était en train de répondre sans s’en rendre compte. Il ne faisait donc pas de soirées ici ? Je riais légèrement en secouant la tête pour réfuter sa remarque. « Vous savez, il peut y avoir un tremblement de terre, une invasion d’éléphants dans le quartier ou je ne sais quoi… Si je dors, je dors… Donc rassurez vous, il y a peu de chance que vous réussissiez à venir bousculer ma tranquillité comme vous le dites si bien… Le cas échéant… D’une part vous feriez très fort… D’une seconde part, j’espère que vous auriez la décence de m’inviter quand même… » riais-je en venant lui offrir une légère tape sur son épaule. « Keith… Mais ne vous embêtez pas à le retenir… Je vous le rappellerais la prochaine fois ! » dis-je dans un sourire, lui montrant que j’étais conscient qu’il restait mal réveillé et que son niveau de concentration était probablement limité ce matin. « Ingénieur chimiste… Quel hasard ! » lançais-je avant d’hocher la tête légèrement, ne me rendant compte que trop tard que j'avais évoqué cette pensée à voix haute. « C’est parce que vous êtes au milieu de résidence pavillonnaire mon pauvre Wim… Si vous vous approchez de l’université, croyez moi que le quartier n’est pas des plus tranquilles ! Je suis navré de vous dire que vous n’avez pas emménagé dans le quartier de la fête… Du moins pas le bon côté ! » riais-je avant de le remercier d’un signe de tête pour le café. « Et en quoi consiste donc votre métier d’ingénieur chimiste dans le domaine qualité ? » demandais-je curieux. « Vous êtes relativement jeune en plus… A part si vous ne faites pas votre âge et dans ce cas-là je dirais simplement que vous êtes bien conservé ! » riais-je simplement. « Vous n’êtes pas originaire de Toowong si je comprends bien… » repris-je pour faire écho à son étonnement. Car je connaissais ce quartier depuis maintenant plus de trente ans. « Si vous avez besoin d’une petite visite de l’endroit… N’hésitez pas, je le ferais avec plaisir ! » conclus-je en haussant les épaules.
« Dirons-nous que c’est avec l’expérience qu’on réussit à découvrir de nouvelles choses, aussi bonnes soient-elles… Et je n’étais probablement pas un des plus sages quand il s’agissait de soirées. » admettais-je tandis que j’haussais les épaules. Je ne regrettais aucunement mon passé, mais après coup et avec un regard un peu plus mature sur la chose, il est vrai que j’en avais fait des belles, et que j’avais été chanceux de ne pas me retrouver dans de sales affaires. Je souriais face à son honnêteté, secouant la tête comme si la réponse me convenait parfaitement. « Je pourrais presque compatir avec vous si je n’avais pas un chiot à sortir aussi tôt le matin… » repris-je dans un léger sourire alors qu’il m’avouait être raisonnable. Problème : j’étais comme Saint-Thomas, je ne croyais que ce que je voyais. Mais je n’allais pas non plus le lui avouer, je n’étais pas là pour mener un interrogatoire – quoi que – et il était déjà un peu plus bavard qu’à mon arrivée, comme si le réveil était en train de s’effectuer.
Je riais un peu plus en l’entendant me dire qu’il appréciait le type de voisin qui n’entendait rien. Cela ne laissait rien entrevoir de bon quand même, imaginant que le jeune homme était probablement un grand fêtard, malheureusement pour la tranquillité du quartier. Je soupirais, légèrement ironique. « Au moins, cela a le mérite d’être clair. Par chance, je pourrais vous rappeler mon prénom à chaque fois que l’on se croisera, je n’ai pas encore Alzheimer… » rajoutais-je avec ironie tandis que j’acquiesçais à ses questions. « En effet, je n’aurais pas parié un peso sur le fait que vous soyez ingénieur… » dis-je en toute honnêteté en écartant les bras alors qu’il me semblait légèrement tendu à la suite de ma remarque. C’est qu’il était nerveux le petit. « Il ne faut pas prendre la mouche hein ? On n’a pas forcément la tête à l’emploi mais ce n’est pas pour autant que j’ai sous-entendu que vous étiez incompétent ! » lui fis-je remarquer en secouant la tête tandis qu’il semblait se détendre un peu plus.
« Non pas vraiment, mais plus nous connaissons la tranquillité, plus nous la réclamons, vous comprenez ? » rajoutais-je tandis que je l’écoutais me parler de lui avec intérêt en riant en l’entendant parler de son âge. « Trente ans ? Ce n’est pas si vieux que cela » lui dis-je alors que je comprenais parfaitement son ressenti. Car moi aussi quand j’avais dû passer ce cap fatidique, j’avais eu du mal à m’en remettre. Puis j’avais compris que l’âge n’était qu’un nombre parmi les autres, et que cela ne représentait pas celui que l’on était. Mais bon, il semblait quand même mal le vivre et je n’étais pas prêt pour lui offrir un discours tout prêt à ce sujet. Je préférais faire genre que j’avais compris ce qu’il était en train de me raconter au sujet de son métier alors que je regrettais déjà d’avoir posé la question. Je souriais quand il émit la question sur le fait de me perdre au cours de la conversation. Il avait dû le sentir et je ne pouvais pas lui en vouloir. Je me contentais d’hausser les épaules, et d’acquiescer pour lui faire comprendre que je saisissais le gros de son emploi. « Je comprends parfaitement que vous soyez surchargé. D’ailleurs je devrais vous laisser. » lui dis-je en finissant ma boisson chaude d’une traite. « Merci pour le café… Et désolé de vous avoir réveillé… » rajoutais-je dans un léger sourire. Je ne voulais pas qu’il me trouve trop curieux et il ne me semblait pas non plus trop exubérant. « Au plaisir, Wim… Et n’abusez pas trop de l’alcool quand même, à trente ans on a du mal en se remettre…» lui dis-je en le saluant d’un signe de main alors que je m’apprêtais à partir. Il n’avait pas éveillé le moindre soupçon après tout, donc autant lui laisser le bénéfice du doute.