Quelle idée il fallait avoir, tout de même, pour l'inviter lui dans un endroit pareil. Soit disant que son parcours est "important". Qu'en parler pourrait - remarquez l'emploi du conditionnel - "motiver", "enthousiasmer" - et autres adjectifs flatteurs - le parcours des étudiants. Bien sûr que c'est bon pour les chevilles de l'italien qui a, au retour de Vegas, renfilé ses meilleures chemises et rangé ses cheveux juste comme à son habitude. Il manque une chemise à sa collection. Pour une fois, il s'en rend compte. Elle est ailleurs, la chemise. A sa juste place.
L'amphithéâtre est plein à craqué. Lui vient promouvoir un programme de recherche, en plus d'encourager les étudiants dans une voie qu'il ne prend le temps de connaître que maintenant. Cette branche là ne lui dit rien, lui a toujours été un commercial, un homme trempé dans des chiffres insignifiants pour la majeure partie de la plèbe. C'est sans un sourire qu'il s'enfonce dans les couloirs de l'université, malgré les courbettes largement servies par - par qui, d'ailleurs ? Saül a déjà oublié son rôle, a encore plus oublié son nom.
Son rôle à lui, aujourd'hui, c'est juste de dire quelques mots préparés par quelqu'un d'autre devant des étudiants. Son entreprise n'a rien à investir, ici. Pourtant, certains de ses idiots de collaborateurs ont jugé bon de parier sur ce qu'ils appellent "l'avenir que représente la jeunesse". Ces derniers temps, l'italien avait tant la tête ailleurs que cette idée lui est complètement sortie de la tête.
Saül déroule son discours sans accrocs, en choisissant ses adjectifs et ses idées sans poser les yeux sur les papiers qu'on lui a fait passer quelques heures à l'avance. Ses mains brassent l'air, en même temps qu'il déambule sur l'estrade, le regard accroché à son public. Quand on parle d'argent, les plus âgés ont l'air soudain un peu plus intéressés. Pour les plus prometteurs, que Saül insiste lourdement dans dix tournures de phrases différentes. De toute façon, il ne les verra plus jamais. Ensuite, ils auront à traiter avec les imbéciles qui ont mis ce programme sur pieds. Lui passera pour le philanthrope, le grand intéressé des sciences alors qu'il n'y comprend rien, ne veut pas comprendre et ne pense présentement qu'à ce qu'il a envie de manger à midi.
« Avez-vous des questions, jeunes gens ? J'ai quelques minutes à vous accorder avant de partir, pour les plus timides d'entre vous. » Ceux qui n'oseront pas lever la voix dans un amphithéâtre. Les timides ? Plutôt les perdants.
Ils sont tous ennuyeux, de toute façon. Dans quelques secondes, ils se tireront tous. Aucun n'osera élever la voix. Un regard circulaire pour la salle plus tard et Saül se prépare déjà à partir, détourné de l'assistance qui n'attire pas plus son attention qu'il pourrait en porter pour le dessous de ses semelles.
Tous ennuyeux ? Presque. Quand elle se lève, la gamine, Saül croise patiemment les bras. « Bonjour ! Je suis étudiante en cancérologie. Poppy Oakley, peut-être que ce nom vous dit quelque chose ? » Un léger sourire surpris flotte sur son visage, quand il remet lentement la gamine de ses souvenirs, celle dont il n'a été parrain à l'âge de dix-sept ans. Poppy. Alors, elle est encore en Australie. Il n'écoute plus, Saül, soudain paumé dans des souvenirs qui remontent et l'envahissent. Son visage est toujours marqué d'une touche de surprise mêlé à un peu de son regard curieux. « -savez, des personnes qui, nous aidant à monter un aussi beau plan de carrière que vous, vous plante au dernier moment et s’en vont comme des voleurs… » Elle manque terriblement de subtilité, voilà ce qu'il en pense. Saül ne bouge pas d'un pouce, figé dans sa stature et retranché derrière ses bras croisés. « Nous, étudiants, aspirons tous à un grand avenir dans nos domaines et aimerions savoir si la confiance est une bonne chose dans les affaires. Merci de votre écoute Monsieur Williams. » Sur le mot avenir, Saül inspire un grand coup, se détourne. Elle perd son temps, la gamine. Son avenir ne l'attendra pas bien longtemps. Et au lieu de se jeter dedans, la voilà qui se retrouve à essayer de se confronter à un vieux fantôme. La sonnerie retentit juste avant que l'italien n'ait à penser à sa repartie. Les étudiants se massent bientôt au bas de l'estrade et Saül les congédie d'un regard, en désignant la nuée de collaborateurs qu'il a entraîné dans sa mission ennuyeuse. Quelle bon samaritain il peut faire, parfois, l'aîné Williams.
Poppy a déjà disparue - presque. Des yeux, Saül l'épingle hors de la foule qui se presse, devient compacte. Lui fait son chemin à travers la nuée d'étudiants, parvient à poser une main sur l'épaule de la jeune femme juste quand elle passe les portes de l'amphithéâtre. « Des voleurs ? C'est drôle, quelqu'un a refusé de financer tes recherches, pour que tu sois tant remontée que ça ? Ou ton petit-ami était dans les finances et s'est tiré avec une fille en classe d'économie ? » L'idiot fini la nargue de son demi-sourire qui ne monte pas jusqu'aux yeux. Au milieu de ce couloirs dont ils barrent un peu la sortie, Saül sent soudain que c'est comme s'ils avaient, ensemble, fait un bon de deux décennies en arrières. C'était une douce époque. L'instant d'après, il a retiré sa main couverte d'or de l'épaule de Poppy. « Tu as grandi. Enfin, presque. », qu'il jauge en enfonçant les mains dans les poches de son complet. « Comment vont tes parents ? » Mieux depuis que je les ai lâché ? « Cancérologie. C'est un drôle de choix. » Parce qu'il s'y connaît, en choix, Saül. Il faut toujours ceux qui lui rapportent le plus.
Elle ne peut que se retourner, lui envoyer une grande gifle qu'il aura mérité - pas selon lui, mais c'est tout comme. C'est ce qu'elle fait, d'ailleurs, la gifle en moins. La lueur de colère dans ses yeux est aisément visible et Saül s'arrête de déblatérer ses piques. Des années qu'il ne l'a pas vue, Poppy. Elle a grandi. Beaucoup. Pas assez pour qu'il ne la manque dans la rue, pourtant, assurément. Certaines choses ne changent absolument jamais. « Comment oses-tu ? Comment OSES-tu faire comme si tu te t’en souciais vraiment ? En plus d’être un enfoiré, tu t’amuses à être magnifique faux-cul ? Bravo ! Tu dois avoir un joli palmarès ! » Saül laisse échapper un soupir, qui s'apparente plus à un rire grinçant qu'à une quelconque marque de son agacement. Le tout est latent, retenu, comme toujours. Lui non plus n'a pas beaucoup changé, depuis toutes ces années. Il avait déjà changé avant de la quitter, de la laisser sur le bord d'une route qui n'a jamais été la sienne. Aujourd'hui, Saül déplore probablement un peu ses absences. C'est quelque chose, d'être parrain. Pour lui, cela voulait dire quelque chose. Jamais il ne l'avouera, cependant.
« Si tu veux tant avoir des nouvelles d’eux, tu sais où les trouver. Tu connais la clinique Oakley ? Tu sais, la plus grande clinique privée de Brisbane. On n’a pas eu besoin de toi pour nous développer finalement. Prends-le comme tu veux. » « Oui, je connais. », qu'il marmonne en même temps que Poppy prononce ces mots. Ses paroles marchent sur celles de la jeune femme. Tout cela lui rappelle beaucoup de souvenirs, tous plus ou moins étranges. Saül n'a pas l'impression que ces souvenirs là lui ont appartenu tant il se sentait différemment, en ce temps là. « Tu veux savoir pourquoi je suis autant remonté ? » Eeeet c'est parti. Manquant à ses principes, Saül a croisé les bras, au risque de froisser son costume. Ses yeux ne lâchent pas ceux de Poppy. « Mes parents te faisaient confiance ! CONFIANCE SAÜL ! Tu connais la signification de ce mot ?! » « As-tu fini ? », que lâche enfin l'italien, au bout d'une brève pause de quelques secondes. Elle l'a poussé contre le mur, a probablement salopé sa belle veste trop chère, récolte pour cet affront un regard courroucé.
« J’en ai rien à foutre que tu m’abandonnes moi, j’ai jamais eu besoin de toi ou d’un petit copain pour me payer mes études comme tu t’imagines. La famille, c’est important pour moi. Mais ce n’est pas le cas pour tout le monde visiblement. » « Je me soucie de ce que tu fais. Je ne serais pas là si ça n'était pas le cas. » Même si sa présence ici n'est due qu'à cette foutue intervention, Saül a fait une entorse à sa journée minutée pour prendre des nouvelles - à sa manière - de cette petite tête blonde qu'il a délaissé ces dernières années. Elle a le même statut que son fils, Poppy. C'est une délaissée de la vie de l'homme d'affaires. Rien qu'un dommage collatéral. Et Saül ne sait même pas rectifier son tir. « Tu n'as qu'à m'expliquer autour d'un café. J'ai quelques années de retard. » Il hausse le ton en même temps qu'elle file. « Poppy ! On fera un tour en bateau ! Tu navigues, non ? » Des promesses, encore. Celles là sont fondées sur quelque chose, une bribe qu'il a sorti de ses souvenirs et de l'amour que Poppy a toujours porté à l'océan.