Victoire était arrivée le matin assez tôt, ce ne serait pas un dimanche reposant mais au moins elle le passerait à faire de la pâtisserie au lieu de s’apitoyer sur son sort et de se noyer au fond d’une bouteille de whisky. Cette salle des fêtes et sa gigantesque cuisine professionnelle serait sa maison pour la journée et une partie de la soirée et nuit. Sa mission d’interim initiale avait été modifiée. A la base, elle devait rester uniquement une partie de la journée et rentrer chez elle une fois les milliers de mignardises sucrées prêtes. Elle aurait dû se retrouver affalée sur son canapé bien avant le début de la soirée caritative. Mais voilà, il y avait eu des désistements et l’agence intérim lui avait demandé si elle pouvait rester en qualité d’hôtesse derrière le présentoir de pâtisseries. En gros, elle allait devoir porter une tenue ridiculement courte et expliquer aux invités et donateurs le contenu des pâtisseries tout en arborant un sourire bright. Elle le savait, ça sentait les embrouilles, il n’y avait pas moyen que ça se passe bien. Elle allait se faire draguer toute la soirée et il lui serait très difficile de garder son calme. Les riches sont les pires, ils croient que tout leur est dû… Elle en avait assez fréquenté quand elle était top model. Elle avait d’abord refusé catégoriquement.
Mais elle avait fini par dire oui car on lui avait expliqué qu’elle serait derrière un comptoir, lui même disposé derrière une large table qui accueillerait les monceaux de pâtisseries. Les invités seraient donc tenus à distance. Et puis, on lui avait promis une belle prime et vu le dégât des eaux gargantuesque dans son appartement, elle avait besoin de cet argent pour payer les travaux de réfection. Et dire qu’elle avait été assez stupide, droguée et alcoolisée pour mettre un bain à couler en rentrant du Canvas Bar avant de s’endormir sans jamais avoir prix ce bain ni fermé le robinet. Il faut dire qu’elle était particulièrement à l’ouest cette nuit-là, elle s’était enfuie du bar après avoir embrassé une fille rencontrée quelques heures plus tôt, la laissant plantée là.
Elle avait donc dit oui, et maintenant, après avoir passé sa journée entière avec deux commis à produire des mini pâtisseries en quantités astronomiques, elle se retrouvait dans le vestiaire et devait enfiler la tenue d’hôtesse. Ca lui rappelait toutes ces années de mannequinat où elle devait porter ce qu’on lui disait de porter. Souvent des tenues très près du corps pour dévoiler le fameux corps parfait des top models, parfois très courtes, parfois chics et hors de prix, parfois un bikini minuscule… A cette époque, c’était son métier, son rôle et elle avait fuit ce passé, ce n’était pas agréable de ressentir à nouveau cette subordination vestimentaire. La Victoire d’aujourd’hui ne portait rien de moulant, elle ne montrait jamais ses jambes ni son décolleté en public, il lui arrivait souvent de s’enfouir sous des hoodies et pulls surdimensionnés.
Observant sa tenue du soir, elle essaya de se persuader que ça aurait pu être pire, la jupe bleu marine était courte mais elle descendait tout de même jusqu’à mi-cuisse. La chemise blanche était moulante mais au moins, elle pouvait la boutonner jusqu’en haut. Les chaussures étaient à talon et ça, elle n’arrivait pas à y trouver un quelconque avantage, elle avait mal au dos d’avoir passé la journée en cuisine et elle se serait bien passée de ces mocassins à talons aiguilles. On lui avait demandé d’amener un collant couleur chair pour compléter la tenue, elle avait dû aller en acheter un car elle n’en possédait plus depuis des années. Une fois « déguisée », elle dut se regarder dans le miroir pour attacher ses longs cheveux en une queue de cheval haute. Elle aurait pu se trouver élégante si elle n’était pas obnubilée par ses longues jambes à peine camouflées derrière le collant et sa poitrine bien moulée dans cette chemise. *Au moins, je serai derrière un comptoir, on devrait voir seulement mon buste* tenta-t-elle de se rassurer.
Victoire rejoignit le briefing des hôtesses et se retrouva au milieu d’une multitude de belles jeunes femmes qui portaient la même tenue qu’elle. Cela la rassura un peu, au moins les invités auraient d’autres hôtesses à regarder. Malheureusement, le boutonnage de sa chemise ne passa pas la vérification de l’hôtesse en cheffe qui lui découvrit le décolleté. On lui intima également de porter du rouge à lèvres « comme toutes les autres » pour créer « une unité visuelle » bla bla bla… Elle se fit prêter le maquillage d’une des autres hôtesses et on alla la poster derrière une table chargée de pâtisseries. Premier accroc dans le parcours : il n’y avait pas de comptoir. Alors oui, l’accès derrière la table était fermé par des petits poteaux amovibles en métal doré reliés entre eux par bandes en velours rouge, mais rien d’infranchissable pour quelqu’un de motivé et qui savait se servir de ses dix doigts.
La soirée allait commencer, Victoire était plantée là entre le mur et la table, se sentant nue et craignant déjà l’arrivée des premiers invités. Cette soirée était organisée au profit de l’hôpital, c’était une bonne cause, il fallait que la jeune femme se comporte comme une personne normale. Pas de scandale, pas de crise d’angoisse et un sourire perpétuel sur ses lèvres rouges écarlates. Les portes s’ouvrirent et la salle richement décorées s’emplit peu à peu de la haute société de Brisbane mais aussi d’une partie du personnel de l’hôpital à en juger par les badges dorés distribués à l’entrée qui indiquaient les profession de leur porteur : médecin, infirmier, aide-soignant, chirurgien…
Pour l’instant, la table aux desserts étaient très peu ravitaillée. Les invités buvaient des coupes de champagnes distribuées par des serveurs en smoking et ils passaient sur les stands d’amuse-bouches salés. Victoire n’avait devant elle que des assortiments de chocolats qu’elle avait réalisés le matin même et quelques chouquettes fourrées de crème fouettée à la vanille, pour ceux qui voulaient commencer par du sucré. Elle donna quelques renseignement : oui les chocolats étaient sans gluten, non la crème fouettée n’était pas sans lactose, ces paquets de chocolats étaient sans fruits à coque pour les allergiques et ceux-ci comportaient des amandes… Ce début de soirée se passait plutôt bien, il y avait peu de passage à la table de Victoire et elle parlait avec plaisir des chocolats et chouquettes aux invités. Tant qu’il s’agissait de sa passion, elle était intarissable et affichait un sourire sincère. Les convives masculins étaient obnubilés par le stand de grillades de luxe réalisées devant leurs yeux et ceux qui s’approchaient de la table pâtisserie ne s’attardaient pas et ne se montraient pas désobligeants. Après tout, peut-être que tout allait bien se passer ?
Tandis que Victoire s’évertuait à sourire aux convives qui croisaient son regard et à ceux qui venaient récupérer des amuse-bouches sucrés, elle repéra une jeune femme qui fonçait sur les chocolats. Elle vit d’abord la frêle silhouette vêtue d’une robe rouge bordeaux, puis les cheveux lisses et souples, la démarche et l’allure de cette jeune femme lui disait quelque chose. Puis, en regardant son visage, le flash : Canvas Bar, deux semaines plus tôt, whisky, ecstasy, baiser, fuite. La stupeur s’afficha sur son visage, qu’est-ce qu’elle faisait là ? Elle était à présent certaine que cette soirée allait tourner au vinaigre. Elle n’eut pas le temps d’échafauder un plan génialissime pour éviter la collision, la seule idée qui lui vint fut de s’accroupir pour se cacher sous la table, quitte à ramper sous la nappe. Mais c’était trop tard, Crystal, la bouche pleine de chocolat, l’avait vue. « TOI ! »*Merde, merde, merde… Elle va faire un esclandre devant tous ces gens ? Fuis, Victoire, fuis !* Mais elle n’avait nul part où fuir, elle travaillait et était bloquée derrière ce stand de pâtisseries… Elle essaya de parler : « Je suis… » mais Crystal la coupa aussitôt : « Pourquoi tu t’es barrée ? Pourquoi tu m’as laissée seule à cette table ? ». Elle parlait fort et certaines personnes commencèrent à se retourner, heureusement la superviseure des hôtesses n’était pas dans les parages. Victoire ne sait pas ce qu'elle va répondre, elle ressent à nouveau la culpabilité de ce qu'elle a fait en l’abandonnant sans un mot ce soir-là et les mots lui manquent.
La pâtissière s’apprête à bégayer des excuses mais un jeune homme en costard avec un air suffisant se rue vers Crystal et lui intime de se calmer en l’attrapant par le bras. Il la connaît puisqu’il l’a appelée par son nom, c’est qui ce type ? Et en plus, il se met à lui parler comme s’il possédait les lieux, comme si elle était sa domestique. Trop d’émotions d’un coup, elle voit Crystal s’éloigner et concentre son attention sur le petit péteux qui a l’air d’avoir dix ans de moins qu’elle. Elle aurait voulu trouver une répartie cinglante, mais ça n’aurait de toutes façons pas été une bonne idée, tout ce qu’elle réussit à articuler s’échappe de sa bouche sur un ton indigné : « Mais ! Je n’ai rien fait du tout ! ». Vic détourne le regard un instant pour essayer de repérer où est partie Crystal et elle la voit s’asseoir au grand piano à queue qui trône dans la salle et se mettre à jouer. *Mais qu’est-ce qu’elle fait ? Elle est là pour animer la soirée ? C’est une pianiste ?*
Le jeune freluquet à cravate se présente à elle. Simon Adams. *Oui, et qui ça intéresse ?* Il la tutoie et dit être ravi de la rencontrer. *Ah non mais… J’ai échappé à la drague jusque là, mais Crystal + plan séduction d’un « fils de » dans ton genre, ça va faire trop* Instinctivement, elle se renfrogne. Ne laisser paraître aucune ouverture, c’était la clé. Mais en réalité, il paraissait plus préoccupé par l’accrochage entre elle et Crystal. Il la désignait du doigt en lui donnant son « humble avis ». *Qui lui a demandé son avis à celui-là déjà ?* Il lui conseillait de s’excuser auprès de Crystal. Mais c’était qui ce gars ? Le frère de Crystal ? Son ami ? Crystal était-elle une bourgeoise qui allait s’acoquiner avec la plèbe le samedi soir ? C’est vrai qu’elle avait acheté une bouteille de whisky hors de prix pendant cette soirée… Victoire ne comptait pas contredire trop frontalement le jeune pingouin aux cheveux rebelles, si ça se faisait c’était le fils d’un multimilliardaire ou pire d’un politicien… La jeune rousse n’avait pas envie de s’attirer des problèmes, elle voulait juste toucher sa paye à la fin de la soirée et ne plus jamais revoir cet uniforme ridiculement court. Pendant qu’il vidait sa coupe de champagne, elle répondit en masquant à peine le sarcasme dans sa voix : « Oui bien sûr, M. Adams. »
Puis, il essaya de la rassurer avec un ton qu’elle trouva particulièrement paternaliste. Elle n’avait rien à craindre pour son job, les gens allaient oublier ce petit incident très rapidement etc, etc. Elle ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel et répondit : « Si je quitte ce stand, je peux dire adieu à mon salaire du soir, M. Adams. Tout le monde ne peut pas se permettre ce genre de choses. » Victoire sentait qu’elle n’était pas loin de se montrer clairement désobligeante, ou peut-être qu’elle avait déjà franchi la ligne… Il est vrai qu’elle voulait aller s’excuser auprès de Crystal, même si son premier instinct avait été d’éviter le conflit. Elle se sentait vraiment coupable d’avoir été aussi lâche et mal polie avec celle qui lui avait offert un premier vrai, beau baiser. *C’est peut-être l’ecstasy qui te faisait voir tout ça en rose, mais enfin passons…*
Et voilà que le fameux Simon se mêlait toujours plus de ce qui ne le regardait pas. Au moins, il venait d’apprendre à Victoire qu’il ne connaissait Crystal que depuis quelques mois, il y avait peu de chance que ce soit son frère alors. A moins d’une histoire sordide de gamins séparés, de familles cachées, d’enfant illégitime… *Tu regardes trop de séries, ma vieille, on n’est pas dans Game Of Thrones* Et voilà que le gosse de riche se permettait de faire des hypothèses sur leur dispute, en visant juste en plus. Elle lui jeta un regard noir et une répartie acerbe finit par lui échapper : « Corrigez-moi si je me trompe mais, ça ne vous regarde pas, non ? »
Elle balaya la pièce du regard et croisa le regard de sa « collègue » hôtesse qui lui avait prêté un rouge à lèvre. Elle la héla tout en lui faisant des gestes pour l’inviter à s’approcher : « Hé ! Cin… Cindy ? Cyn… thia ? Cynthia ! » Cette dernière était chargée de se promener parmi les convives pour « faire joli » dans le décor, enfin c’était ce que Victoire en avait conclu car elle n’avait pas bien saisi l’utilité de son poste. La jeune femme s’avança et Victoire lui demanda : « Je dois régler un souci, tu veux bien garder le stand un instant ? ». Elle lui adressa un regard suppliant et celle qui ne s’appelait ni Cindy, ni Cynthia accepta rapidement. Victoire lui expliqua ce qu’elle devait dire si on lui posait des questions sur les chouquettes et les chocolats et elles échangèrent de place. Passant dans la zone ouverte du lieu, Victoire se sentit d’autant plus mal à l’aise dans sa jupe courte et sa chemise moulante. Elle tira sur sa jupe à plusieurs reprises pendant le trajet entre son stand et le piano.
Victoire arriva dans le dos de Crystal alors que celle-ci finissait de jouer les dernières notes de Halo de Beyoncé. Elle resta immobile derrière elle un instant puis se décida à ouvrir la bouche : « Tu joues très bien… » Si Crystal se retournait, elle allait voir le visage contrit de Victoire qui s’en voulait sincèrement. Elle se déplaça pour faire davantage face à Crystal et lui dit sans arriver à la regarder dans les yeux : « Je suis désolée, j’ai paniqué l’autre soir. J’ai agi comme une conne… » Quand Crystal l’avait vue au stand de pâtisserie, Victoire avait cru déceler des émotions très fortes sur le visage de celle-ci. Comment faisait-elle donc pour faire si forte impression sur les gens ? Enfin, habituellement et à son grand damne, c’était surtout la gent masculine qui succombait irrémédiablement à ses charmes. Et alors qu’enfin une femme lui montrait de l’intérêt, elle avait paniqué comme une idiote ! Pourquoi ? Le sexe bien sûr. Elle aurait dû dire à cette inconnue qu’elle venait d’embrasser qu’il ne fallait pas compter sur la bagatelle si elles rentraient ensemble ? Qu'elle aurait droit tout au plus à des câlins ? C’était ridicule pour une femme de 31 ans, mais ça n’était pas un caprice, elle était asexuelle. Un point c’est tout. Mais un point difficile à assumer. A cet instant, une serveuse passa avec un plateau de coupes de champagne et Victoire ne put s’empêcher d’en attraper une au vol. Elle vérifia où était la superviseure. Elle lui tournait le dos. Victoire enfila donc la coupe cul sec et s’empressa de la poser sur le piano, à bonne distance d’elle pour qu’il ne semble pas lui appartenir. Elle reporta son regard sur Crystal et lui lâcha : « Je sais pas ce que tu as imaginé, mais je ne suis pas une fille pour toi… »
Alors que Victoire essayait de calmer la colère bien légitime de Crystal, celle-ci la questionnait d’un air indigné. De quoi avait-elle eu peur alors que c’était elle qui l’avait embrassée ? Regrettait-elle ? Victoire ne regrettait pas vraiment, ça avait été un baiser agréable, ça avait été une belle soirée jusqu’à ce que ses angoisses et ses névroses la rattrapent. Elle regrettait d’être partie comme une voleuse, oui. Mais en même temps, elle n’avait aucune idée de comment elle aurait géré la fin de soirée si elle était restée. En fait, elle regrettait surtout d’être une sacrée alcoolique et que son addiction l'ait poussée à se rendre dans ce bar ce soir-là. Sans sortie ni vie sociale : pas de drama. Le calcul était vite fait. Comme seule réponse, Victoire sortit cette phrase un peu bateau, un peu cliché, et pourtant elle pensait chaque mot de cette phrase « Je ne suis pas une fille pour toi »*T’es même une fille pour personne, ma pauvre*
La réaction de Crystal ne se fit pas attendre, elle but son verre cul sec et s’avança nez à nez à la rousse. Bien sûr que Victoire n’avait pas à prendre de décision à la place de Crystal, ce n’était pas à la Française de décider ce qui était bon ou mauvais pour Crystal. En réalité, ce qu’elle avait voulu dire par cette phrase, c’était tout autre chose, mais c’était plus difficile à exprimer. Crystal lui intima de la regarder dans les yeux et d’être honnête concernant ce baiser, ces baisers. N’avait-elle pas apprécié ? Victoire bredouilla penaude : «Si… C’est pas ce que je voulais dire… Mais… » Elle se tut, ne sachant pas qu’ajouter. Et Crystal repartit de plus belle, rappelant qu’elles n’étaient pas des enfants et qu’elle n’allait pas la demander en mariage. Puis, elle se permit d’émettre un jugement sur l’attitude de Victoire qui selon elle, se mentirait à elle-même, s’empêcherait de vivre sa vie à force de tirer sur les freins en permanence. La pâtissière avait beau savoir en son for intérieur que Crystal n’avait pas tord, elle prit très mal ces remarques. Elle était tout simplement blessée que Crystal lui ordonne de vivre sa vie comme elle venait, comme si c’était facile, comme si c’était si simple.
Victoire se renfrogna et répondit avec ironie et agacement : « Ah ben merci, j’y avais pas pensé avant… » Elle était probablement pleine de bonnes intentions, mais il ne fallait pas qu’elle croit que parce qu’elles avaient pris de la drogue ensemble et s’étaient embrassées, elle la connaissait. Crystal ne connaissait rien de Victoire, Victoire ne connaissait rien de Crystal. A peine avaient-elles goûté à la saveur de leurs lèvres respectives. Son interlocutrice se radoucit et la complimenta sur les chocolats qu’elle avait confectionnés plus tôt dans la journée. Victoire acquiesça à la question et afficha un sourire un peu forcé face au compliment. Cette discussion était insensée, elle devait retourner travailler mais elle n’avait qu’une envie : foncer aux vestiaires pour se changer et se débarrasser de ces fringues inconfortables et trop révélatrices. Elle jeta un œil par dessus son épaule pour surveiller sa « patronne » pour un soir. Elle était en train de parler avec une autre hôtesse, mais elle regardait dans sa direction en fronçant les sourcils. *Et voilà les emmerdes qui arrivent*
Victoire n’eut pas le temps de s’inquiéter de sa superviseuse, qu’un homme entrait dans son champ de vision, il arborait un sourire conquérant et un regard séducteur. *Double dose d’emmerdes, allez !*
Elle fit une grimace de dégoût incontrôlée à l’encontre de l’homme mais avant qu’elle ait eu le temps de dire quoique ce soit, Crystal vola à son secours. Encore une fois, elle entra dans son rôle de garde du corps et envoya joyeusement bouler l’inconnu. Cette fois-ci, ses paroles étaient bien plus courtoises que celles prononcées au bar, gala de charité et robe de soirée obligent. L’homme afficha la mine vexée d’un ado à qui on interdit de jouer à la console et jeta aux deux jeunes femmes un regard condescendant qui voulait dire « de toutes façons, vous ne m’intéressiez pas ». Vic’ se retourna vers Crystal pour la voir lui adresser un clin d’œil, elle ne peut s’empêcher de sourire un peu plus franchement, même si l’on était loin du sourire Bright dévoilant toutes ses dents. Cette Crystal était un sacré phénomène, peut-être un peu collante mais intéressante, il fallait l'avouer... Elle venait de dire qu’elle ne lui en voulait plus mais avait également précisé qu’elle n’avait pas intérêt à la planter à nouveau et qu’elle allait dorénavant la suivre jusque dans les toilettes. *Merde mais, elle croit qu’on va se revoir… Est-ce que j’ai envie de la revoir ? Est-ce que tout ça n’est pas déjà trop compliqué avant même d'avoir commencé ?*
Elle rigola, c’était une plaisanterie… Ou peut-être pas… Il se dit que derrière chaque trait d’humour se cache une vérité. Victoire, comme à son habitude, passait davantage de temps à dialoguer intérieurement avec elle-même qu’à actionner ses cordes vocales pour prononcer de vrais mots. Crystal l’enjoignit d’ailleurs à lui dire les choses en face, si elle avait quelque chose à lui dire. *Mais qu’est-ce que je devrais lui dire ? Que j’ai un crush sur une cliente de la pâtisserie ? Que je suis asexuelle ? Que je suis alcoolique, toxico et dépressive ? Je la connais à peine, pourquoi je lui raconterai ma vie ?* Prise de court par son propre silence, Victoire s’empressa d’acquiescer docilement telle une bonne élève : « D’accord. »
Et voilà que le péteux en costard qui passait par là se fait alpaguer par Crystal. Elle lui colle un bisou sur la joie et le présente comme son « pingouin préféré ». *Préféré c’est son avis, mais au moins sur la classification de l’espèce, on est d’accords* Avec sa voix insupportable, il déclara être enchanté de la rencontrer et lui demanda de décliner son identité complète. Victoire déglutit lentement pour se donner le temps de masquer son agacement et elle répondit :« Vous pouvez m’appeler Victoire si vous savez le prononcer. » Si elle ne s’était pas retenue, elle aurait plutôt fini sa phrase ainsi : « si dans votre école de bourges on vous a appris à prononcer correctement le français ». Mais, elle s’était retenue. En revanche, elle n’allait pas donner son nom de famille, qu’est-ce qu’il en ferait d’abord ?
Puis il se montra à nouveau condescendant, à croire que c’était une maladie incurable. Il parla de « petites frasques » concernant leur discussion et Victoire serra la mâchoire d’agacement. Il ajouta qu’il prenait le surnom de pingouin plutôt bien puisque c’était un animal mignon, le pingouin.« C’est surtout ridicule, un pingouin… »*Oups, elle t’a échappé celle-là* Elle se força à glousser pour saupoudrer sa répartie d’un peu de « c’est de l’humour ». *Qu’est-ce que tu fous là ? T’es à deux doigts de te faire virer et l’ambiance est pas partie pour s’améliorer* Se rappelant de sa superviseuse, elle se retourna et la vit en train de se diriger vers elle. La pièce était très grande et elle était pour l’instant à l’autre bout, mais elle finirait par devoir justifier son abandon de poste et l’excuse « je réglais un souci personnel avec une invitée de la soirée » ne fonctionnerait probablement pas. Victoire se retourna vers Crystal et Monseigneur Adams pour constater que ce dernier faisait des messes basses. Elle les regarda avec suspicion, elle avait désormais l’impression d’être prise entre deux feux : le complot Crystalo-Adamsique face à elle et dans son dos, le dragon du licenciement qui s’approchait irrémédiablement au rythme du cliquetis des escarpins sur le parquet. M. Adams avait vraisemblablement terminé de comploter car il annonça qu’il les laissait et avec un ton et une expression totalement ironiques, il ajouta à l’attention de Victoire « peut-être à tout à l’heure ». Elle répondit tout en se désintéressant de lui immédiatement : « Ouais c’est ça… » Puis elle jeta un regard suppliant à Crystal sans savoir ce que la jeune femme pourrait bien faire pour l’aider : « Je vais me faire virer ! Je peux pas, si ils me font une mauvaise réputation, j’aurais plus jamais aucun extra… Merde, merde, merde… »
Victoire n’osait plus se retourner pour voir à quel point la femme s’était rapprochée d’elles. Elle essayait de réfléchir à une excuse, mais elle savait que la seule excuse qui serait valable serait celle fournie par un invité de la soirée caritative. Car comme le dragon du licenciement leur avait dit lors du briefing : l’invité était roi et les hôtesses étaient là pour rendre leur soirée agréable. Quoique cela veuille dire concrètement, ce discours les décrivant comme des jouets à la disposition du gratin de Brisbane lui avait donné envie de vomir. Mais maintenant, elle voyait bien que ça pouvait tourner à son avantage, que Crystal soit l’une de ces riches ou pas avait peu d’importance, elle était là, avec une sublime robe, elle avait l’ascendant. Victoire la supplia à nouveau du regard et s’empressa de lui murmurer : « Trouve une excuse, dis que c’est toi qui m’a… »
« Hum hum… Bonsoir, excusez l’intrusion, mademoiselle. » Le dragon était là dans son dos et elle s’adressait à Crystal. Pourvu qu’elle n’ait pas entendu le murmure de Victoire. A priori pas, mais elle s’adressa tout de même à elle avec un ton agacé et autoritaire : « Puis-je savoir pourquoi vous n’êtes plus au buffet sucré ? Et pourquoi Briana a pris votre place ? » *BRIANA ! C’était ça son prénom !* pensa-t-elle en se retournant pour faire face au dragon sans avoir aucune idée de ce qu’elle allait lui répondre. *Sauve-moi Crystal !*
Victoire était à la merci de deux femmes : celle qui la supervisait mais surtout Crystal qui avait le pouvoir de la sortir d’affaire. Et c’est avec un grand soulagement que Victoire entendit la voix de Crystal s’élever avec autorité et un accent bourgeois feint à la perfection. Elle sortit un mensonge tellement parfait que ça n’avait même pas l’air d’en être un. C’était probablement en rapport avec les messes basses faîtes plus tôt. Qu’est-ce que c’était donc que ces loges dont elle parlait ? Victoire essaya de cacher sa surprise et acquiesça avec gravité à l’attention de sa superviseuse comme pour indiquer qu’elle n’était pas emballée mais qu’elle allait faire son travail. Crystal ajouta même que Brianna pouvait se charger de tenir le stand, et après tout elle avait raison. Retenant son souffle et s’attendant à ce que la superviseuse refuse aimablement à Crystal de lui laisser « jouir » comme bon lui semblait de Victoire et lui demande de retourner auprès des pâtisseries, le contraire se produisit. La femme s’excusa auprès de Crystal, elle eut l’air impressionnée par le « name dropping » de M. Adams et les laissa seules. Incrédule, Victoire se demandait qui pouvait bien être en réalité ce pingouin à mèche, s’était-elle montrée désagréable avec quelqu’un de vraiment important ? Mais peu lui importait pour l’heure, elle vérifia que la responsable des hôtesses regardaient ailleurs et se jeta dans les bras de Crystal. Elle la serra dans ses bras comme un enfant saute au cou de ses parents qui viennent de lui offrir le plus beau cadeau pour son anniversaire. Elle ne réfléchit pas à cet instant qu’elle était peut-être en train de lui donner un espoir qu’il se passe quelque chose entre elles, elle voulait simplement exprimer sa gratitude. Elle lui dit à l’oreille avec fougue : « Merci, merci, tu me sauves encore une fois… »
Victoire relâcha son étreinte de peur que la supercherie soit découverte si la superviseuse se retournait et les voyait échanger de telles familiarités. Crystal était tout sourire et plaisanta : « Ca va te coûter cher !!! »*Qu’est-ce qui m’attend dans cette loge ? Je crains le pire… * pensa-t-elle mi-amusée, mi-inquiète. Mais elle vit aussitôt les traits de Crystal se crisper de douleur, celle-ci se plia en deux et se mit à tousser bruyamment. Victoire, déboussolée, s’approcha de Crystal et lui posa la main sur l’épaule nue. Elle se pencha pour voir son visage et s’inquiéta : « Ca va ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ? » Crystal essayait de reprendre son souffle mais une quinte de toux la secoua à nouveau. Victoire regarda autour, désespérée, il y avait des médecins à cette soirée, non ? Personne n’allait venir l’aider ? Elle se retourna vers Crystal, inconsciente de la pathologie de la jeune femme : « Tu veux un verre d’eau ? »
Mais Crystal articula difficilement d’une voix enrouée quelques phrases. Elle demandait à Victoire de prévenir Simon, d’aller dans la loge et de ne pas s’inquiéter. Et elle s’éloigna soudain à vitesse grand V vers la sortie, la main sur la bouche étouffant cette toux inquiétante. Victoire commença d’abord par la suivre en insistant : « Tu as besoin d’aide ? » Mais Crystal s’enfuyait littéralement et ce n’était probablement que justice après le coup que lui avait fait Victoire l’autre soir. Contrariée et inquiète de ce départ brusque, Victoire ne voulait pour autant pas perdre ses contrats d’extra qui mettaient du beurre dans les épinards. Et puis, bien qu’elle n’ait aucune envie de retourner lui parler, Crystal lui avait demandé de prévenir Simon, le fameux M. Adams. Elle lui devait bien ça, de plus, peut-être que cet insupportable personnage saurait ce qu’il se passait avec Crystal… *Si ça se fait elle a la mucoviscidose ou la tuberculose… Non mais, arrête avec tes maladies en « ose », il peut y avoir plein d’autres explications pour cette toux…* Mais Victoire n’était pas convaincue, elle avait un mauvais pressentiment.
Elle s’avança vers l’arrière-salle du gala et questionna un serveur qui passait par là pour savoir où se trouvaient les loges. Il lui indiqua un couloir avec un clin d’œil amusé et elle s’engouffra dans cette direction sans lui retourner son sourire. Un homme lui indiqua une des portes comme si il l’attendait, elle poussa la porte et se retrouva dans un décor luxueusement sordide. Des banquettes, des néons roses, du champagne et une tenue qu’elle ne reconnut pas immédiatement, étalée sur un accoudoir. Simon Adams était là en train de siroter une coupe de champagne. Elle scanna la pièce du regard plus attentivement et ne put s’empêcher de dire en comprenant qu’une tenue de soubrette avait été déposée là : « C’est sensé être quoi, ça ? »
Une fois l’indignation passée, elle ne put s’empêcher de briser l’air satisfait du jeune homme. Elle lui lâcha un peu trop abruptement : « Crystal est partie, elle n’avait pas l’air bien. » Mais en réalité, l’animosité qu’elle ressentait pour l’homme ne pesait plus grand chose face à l’inquiétude et au mauvais pressentiment qui la tenaillaient. Elle abandonna son regard dur et froid, ses épaules s’affaissèrent légèrement et elle questionna Simon avec la mine préoccupée : « Qu’est-ce qu’elle a ? Elle s’est mise à tousser comme si elle allait cracher ses poumons et elle a détalé comme un lapin… Ca m’inquiète… »
Elle posa son regard sur les bouteilles de champagne français qui trônaient sur la table. Elle n’en avait pas bu depuis des décennies, tout ce qu’elle pouvait s’offrir ici était du mousseux de qualité très discutable. L’angoisse et l’inquiétude qui enflaient dans sa poitrine lui donnaient envie de boire à outrance, comme d’habitude. Elle s’avança avec empressement de la table et se servit une grande coupe qu’elle dégomma cul sec, sans même apprécier la qualité du breuvage.
Le jeune homme élude sa question concernant la tenue de soubrette mais de toutes façons, ce n’est pas ce qui préoccupe Victoire. Si la française pensait ne pas avoir eu de tact en annonçant le départ de Crystal, le pingouin dut battre un record de manque d’empathie quand il annonça froidement son diagnostic. La mine inquiète de Victoire fut déformée par la stupéfaction, elle avait bien envisagé que Crystal soit malade mais la nouvelle n’en était pas moins choquante. Elle resta bouche bée, qu’est-ce que l’on répond à une pareille annonce ? Simon enchaîna en spéculant sur d’éventuels excès qui auraient provoqué cette crise et Victoire ne put s’empêcher de se repasser le film de leur soirée deux semaines plus tôt. Combien de shooters avaient-elles ingurgité ? Et elle l’avait fait fumer, elle avait fait fumer une personne atteinte d’un cancer du poumon… Et l’ecstasy ? Victoire ne savait pas comment cela pouvait interagir avec un cancer, mais en tous cas ça ne pouvait pas avoir été une bonne chose pour elle… Elle se sentit vaciller sous le poids de ces révélations, elle se sentait d’autant plus coupable de l’avoir abandonnée sur cette banquette de bar.
Reflexe, elle se dirigea vers l’alcool sans avoir réussi à articuler quoique ce soit de plus à l’encontre du Seigneur Adams. Et celui en rajouta une couche en lui confirmant qu’elle avait des raisons d’être inquiète. Elle scruta son visage impassible, indifférent même. Cela la mit en colère à nouveau, décidemment il était incapable de ne pas se montrer méprisable pendant plus de trente secondes d’affilée… Elle engloutit sa coupe de champagne et lui jeta un regard noir : « Mais t’es qui pour elle, d’abord ? Pour son pingouin préféré, t’as pas l’air vachement concerné par son bien-être… » Elle se resservit une coupe de champagne et se laissa tomber sur la banquette, oui Simon Adams l’agaçait profondément mais elle se rendait compte à présent qu’il était son seul espoir de revoir Crystal. Elle ne connaissait pas son nom de famille, ni son métier, elle ne savait pas où elle habitait et elle n’avait même pas son numéro de téléphone. Et maintenant qu’elle connaissait l’état de santé de cette dernière, elle ne pouvait se résoudre à l’oublier comme ça. Elle devait s’assurer qu’elle allait bien, se faire pardonner son attitude de merde si possible… *Ah ben tout à l’heure, tu la trouvais collante et t’espérais qu’elle soit pas « in love » et maintenant que tu sais qu’elle est peut-être mourante, tu vas lui courir après ? Elle te fait pitié ou t’es accro au drama ?*
Le fils à papa se permit de lui faire une remarque sur sa façon de descendre le champagne. Elle se retourna vers lui avec l’air agacé, elle fantasma tout éveillée que le néon au dessus de lui se décrochait du mur, l’assommait et mettait le feu à ses cheveux. Cette image intérieure permit d’apaiser une partie de son agacement, elle se contenta de répondre avec sarcasme : « Pardonnez-moi très cher si j’ai besoin d’encaisser la nouvelle. » Et autant pour l’agacer que pour se faire du bien, elle enfila d’une traite sa deuxième coupe et entreprit de s’en resservir une, tout en restant assise. Il indiqua qu’il avait prévu de les laisser seules avec le costume et Victoire se sentit presque rassurée que Crystal ait dû partir. Elle culpabilisa aussitôt d’avoir pensé cela et engloutit la moitié de sa troisième coupe. Simon, quant à lui, lui proposait de faire la causette. *Oui, c’est ça, faisons amis-amis, comme ça tu me fileras le numéro de Crystal à la fin de cette charmante conversation*
Victoire était assise à une bonne distance de lui, c’était l’avantage de se trouver dans une loge prévue pour des gens fortunés, les banquettes étaient énormes. Habituellement, elle se serait sentie très mal à l’aise, seule avec un homme dans ce genre d’endroit, mais étrangement, elle ne se sentait pas menacée par le gringalet devant elle. De plus, il n’avait pas l’air du tout d’être intéressé par elle et même si Vic se méfiait de ce genre d’apparences, elle sentait qu’au pire ça allait simplement être très difficile de supporter son ton mesquin. Elle acquiesça donc : « Oui, Crys’ m’a sauvé la mise… Avant d’avoir sa quinte de toux… » Le visage de Victoire s’assombrit encore, Crystal avait eu l’air de vraiment souffrir, elle avait à peine réussi à parler… Ca avait été si soudain… Simon s’interrogea sur leur relation et parla de la tendance de Crystal à s’attacher très vite et à s’empoisonner. Il avait vu juste et son ton avait changé, il parlait sérieusement et avait laissé tomber ses grands airs. Peut-être que finalement, le dialogue allait être possible après tout. Victoire répondit : « Euh oui… C’était la deuxième fois que l’on se voyait ce soir… Mais bon… J’ai pas été très correcte avec elle la dernière fois… » Elle se racla la gorge, se sentant à la fois coupable et gênée de parler de ça avec lui.
Si Crystal était du genre à s’attacher trop vite alors cela expliquait bien des choses. Victoire aurait pu réagir de la même façon étant donné son inexpérience dans les relations amoureuses, mais elle était trop méfiante pour cela et surtout, il y avait une autre femme qui l’obnubilait. Mais ça c’était une autre histoire… La rousse ne pouvait s’ôter de la tête l’image de Crystal tirant sur le joint sur le parking du bar et de cette toux qu’elle avait eu ensuite… Vic avait pris cela pour un excès d’enthousiasme et de zèle sur le moment, mais maintenant elle comprenait. Une question lui brûlait les lèvres et elle ne réussit pas à se retenir de la poser immédiatement : « Mais… Son cancer là, il est à quelle phase ? Je veux dire… Elle va s’en sortir, hein ? » Son visage traduisait l’angoisse qu’elle ressentait d’entendre sa réponse. D’un côté, si Crystal était en phase terminale, bien qu’elle n’en ait pas l’air, elle avait fait fumer une personne qui profitait de ses derniers instants sur terre. D’un autre côté, si Crystal était en rémission ou en bonne voie de guérison c’était une bien meilleure nouvelle, mais cela voulait dire qu’elle avait potentiellement participé à empirer son état…
Elle finit sa coupe et s’en servit une quatrième. *J’espère qu’il va pas te filer la note à la sortie… Sinon, t’es dans la merde ma vieille* Elle reporta son attention sur le jeune homme qui se tenait droit et digne sur la banquette, en bon gars de la haute société qu’il était. Elle lui avoua, espérant qu’il accepterait de l’aider à en apprendre plus sur Crystal : « Je me sens mal, je ne savais pas qu’elle était malade et on a fait quelques… excès pendant cette fameuse soirée… Il faut que je sache qu’elle va bien mais je n’ai aucun moyen de la contacter… »
Il n’y avait aucun doute que ce petit merdeux faisait partie d’une famille riche et influente, il n’y avait aucune autre explication pour son ton hautain et son absence totale d’empathie… Ou alors, c’était un pur sociopathe… Après tout, c’était probablement les deux. Il parlait de Crystal comme d’un animal galeux à qui il avait eu le malheur de donner quelques miettes et qui lui collait aux basques depuis. Mais même si sa façon de parler était très difficile à supporter pour Victoire, il avait raison sur un point : Crystal ne devait pas prendre sa santé au sérieux et elle avait soigneusement caché son état à Victoire, la laissant partager son alcool et sa fumette avec elle. Sous le coup de l’agacement, elle avait laissé tombé le vouvoiement pour lui demander qui il était. Mais dès qu’il se permit de commenter sa façon de boire le champagne, le vouvoiement sarcastique avait repris le dessus, comme pour souligner le fossé qui les séparait, socialement et humainement.
Simon s’amusa de son passage du tutoiement au vouvoiement et il fit une remarque sensée mais que Victoire n’avait pas envie d’entendre. Oui l’ivresse n’était jamais une bonne solution et pourtant, pour Victoire, c’était la solution à tout dernièrement. Elle eut envie de lui brandir un doigt d’honneur pour toute réponse mais elle se retint à nouveau. Elle avait besoin de lui pour en savoir plus sur Crystal et ce n’était pas en se comportant comme une adolescente rebelle qu’elle obtiendrait son aide. Elle inspira profondément pour se mettre en condition, elle était très impulsive, d’autant plus face à un homme. Bien qu’elle ne se sentait pas menacée par lui, elle le méprisait tellement, qu’au final, s’il l’énervait vraiment, elle pourrait réagir tout de même avec agressivité. Il semblait avoir un don pour la mettre hors d’elle, est-ce qu’il le faisait exprès ou est-ce qu’il était toujours comme ça ? Elle espérait ne jamais avoir à le côtoyer à nouveau pour le découvrir.
Pourtant dès qu’ils évoquèrent les circonstances de la rencontre entre Crystal et Victoire, il ne fit que commenter de manière neutre le caractère houleux de leur relation. Puis, il répondit à ses interrogations sur l’état de Crystal. Il semblait que la conversation se faisait plus facilement que prévu, Victoire se détendit légèrement, bien que le sujet soit lourd. Il lui apprit que Crystal suivait un traitement expérimental, ce qui signifiait que d’autres traitements n’avaient pas suffit mais aussi qu’il devait rester un espoir. Mais Simon Adams partagea son opinion selon laquelle Crystal pourrait se traîner ce cancer toute sa vie et donc, même s’il ne l’explicita pas, finir par en mourir. Victoire ne put s’empêcher de souffler après avoir englouti son énième verre de champagne : « Elle est si jeune… C’est tellement triste… » Si M. Adams manquait d’empathie, ce n’était pas le cas de Victoire et elle avait beau connaître très peu Crystal, elle avait partagé avec elle un moment de bonheur salvateur, même s’il était induit chimiquement. Un lien s’était créé entre elles et maintenant que Victoire connaissait la situation tragique que vivait Crystal, elle ne pouvait se résoudre à tourner les talons et à l’oublier. *Pourtant, tu ferais mieux de fuir… Ta vie est déjà assez tragique comme ça* lui murmurait la voix de la raison.
Mais elle écoutait rarement la voix de la raison. Elle fit part à Simon de son besoin d’avoir des nouvelles de Crystal, de s’assurer qu’elle allait bien. Et par la même occasion, elle lui confia ne pas avoir de moyen de la joindre, espérant qu’il accepterait de lui fournir un contact. Il se mit à glousser, probablement trop content d’avoir l’ascendant sur elle et de détenir des informations dont elle avait besoin. Elle regretta immédiatement de s’être montrée vulnérable devant lui car il s’engouffra dans la brèche avec toute la froideur dont il semblait capable. Le regard de Victoire se durcit quand il jubila d’être son seul recours pour en savoir plus sur Crystal. Puis, il lui donna le nom complet de Crystal, que Victoire nota mentalement. Simon était redevenu insupportable en un temps record, il se divertissait de la situation comme s’il était devant un film ou une pièce de théâtre : tragédie ou comédie, il n’était pas sûr apparemment. Victoire se leva d’un bond sous le coup de l’énervement, elle ne comptait pas le laisser se divertir de la sorte. Debout, elle s’écria à son encontre : « Je ne me suis pas amourachée d’elle, je peux me soucier de quelqu’un sans ça. C’est ce qu’on appelle l’EM-PA-THIE, ça te dit quelque chose ? Ca doit être un sentiment réservé à la plèbe. »
Avec l’énervement, le tutoiement était de retour. Et lui continuait à la titiller, sous-entendant qu’il ne donnerait pas plus que son nom et que ce serait probablement insuffisant pour la retrouver. Pourquoi ne pouvait-il pas simplement lui dire qu’il ne donnerait pas d’informations supplémentaires car c’était de l’ordre de la vie privée de Crystal ? Comme tout être humain normalement constitué aurait fait dans ce cas. Non, à la place, il se moquait d’elle, la provoquait en se montrant totalement insensible. Sans s’en rendre compte, Victoire serrait la coupe de champagne dans ses mains de toutes ses forces, tellement que ses jointures blanchirent. Il lui demanda, comme un défi, ce qu’elle ferait si Crystal était injoignable sur les réseaux sociaux. Estomaquée, Victoire répondit sans se rendre compte qu’elle continuait à hausser le ton : « Mais ça te fait kiffer de te foutre de ma gueule, en plus ! T’es vraiment un petit merdeux de fils à papa qui n’a que ça à foutre de sa vie ! C’est bien, continue comme ça, traite les gens comme de la merde, tu finiras par avoir un retour de bâton ! » A bout de souffle, Victoire s’arrêta pour remplir ses poumons d’oxygène. Elle était rouge de colère, le comportement moqueur de Simon avait ouvert les vannes et elle disait maintenant tout le mépris qu’elle avait pour lui. Elle posa violemment la flute de champagne sur la table dans le but de s’en aller mais la coupe ne supporta pas le choc et se brisa. Victoire n’y prêta pas attention, pas plus qu’à la coupure qu’elle avait au doigt, elle sentait qu’elle était en train de perdre le contrôle et il fallait qu’elle parte d’ici, qu’elle s’éloigne de lui.
Elle se dirigea vers la porte de la loge et se retourna pour lui dire ces derniers mots : « J’espère que Crystal se rendra compte que tu n’es qu’un sac à merde ! » Puis elle détala vers les vestiaires où se trouvaient ses affaires, elle avait dans l’idée de récupérer son sac, ses vêtements et de s’enfuir de cette soirée au plus vite. Il fallait juste qu’elle évite de croiser la superviseuse des hôtesses, elle aurait des ennuis si on réalisait à la fin de la soirée qu’elle n’était plus là, mais ce serait pire si elle croisait sa cheffe dans l’état d’énervement et d’alcoolémie où elle était actuellement.
Victoire était furieuse et elle ne s’était pas faite prier pour laisser les insultes sortir comme elles venaient. En cet instant, elle ne voyait qu’un bourgeois dédaigneux et insensible, la parfaite tête à claques. Et elle pensait à Crystal, à ses souffrances, à son avenir incertain… Quand elle reprit son souffle après avoir souhaité à Simon de se prendre un retour de karma dans la face, celui-ci commença à lui répondre en utilisant de grands mots dont deux dont Victoire ne saisit pas le sens. Ça a le don de l’agacer davantage. *Il peut pas parler comme tout le monde celui-là ? Non, bien sûr que non, il faut qu’il me fasse me sentir stupide et inférieure !* De toutes façons, elle n’avait pas besoin d’un dictionnaire pour comprendre qu’il se plaignait que l’on accuse les riches d’être responsables de tous les malheurs du monde. Elle soupira et rompit sa coupe de champagne en la posant trop énergiquement sur la table basse. Elle allait partir, ne voulant pas en entendre plus et dans l’encadrement de la porte, elle lui dit qu’elle espérait que Crystal se rendrait compte qu’il était un vrai « sac à merde ».
Mais Victoire s’attendait à tout sauf à ce qui suivit. Simon lui expliqua que le traitement expérimental de Crystal était un privilège dont beaucoup d’autres malades voudraient bénéficier. Qu’en agissant ainsi, Crystal volait la place de quelqu’un, elle ôtait une chance de survie à quelqu’un qui se souciait vraiment de sa santé et n’irait pas consommer alcool et drogues en sortant de l’hôpital. Victoire resta plantée dans l’encadrement de la porte, sa colère ne s’était pas envolée en une fraction de seconde, mais elle commençait à comprendre l’attitude de Simon Adams. Elle ne l’approuvait pas, car selon elle, si Crystal se comportait ainsi c’était probablement un appel à l’aide, elle souffrait, et son mal-être la poussait à se détruire. Victoire n’aurait pas été en position de la juger, elle qui consultait des psychologues depuis des années sans jamais vraiment avoir la volonté d’arrêter de boire, sans jamais réussir à aller mieux, se traînant cette dépression comme un vieux doudou dont on ne peut se résoudre à se séparer. Il qualifia Crystal d’égoïste tout en disant qu’elle n’avait pourtant pas mérité cette maladie.
Victoire était plantée là, il l’avait laissée sans voix. Même s’il était hautain et insupportable, il avait raison. Ce n’était pas juste que Crystal bénéficie de ce traitement au détriment de quelqu’un d’autre alors qu’elle ne prenait pas soin d’elle et aggravait son état. Surtout si elle avait obtenu accès à ce traitement du fait de sa position sociale pour ensuite agir ainsi… Mais Victoire ne pouvait se sortir de la tête cette soirée, de revoir le sourire de Crystal, de sentir son baiser… Elle ne voulait pas se résoudre à croire que c’était une mauvaise personne, elle ne faisait pas les bons choix mais c’est parce qu’elle avait besoin d’aide. *C’est pas toi qui va la soutenir psychologiquement, ma vieille. T’as plus de névroses qu’elle de cellules cancérigènes* Simon était passé au sujet du cannabis, il était apparemment un fervent défenseur de l’illégalité de sa consommation. Victoire en consommait sur prescription pour ses insomnies et crises d’angoisse, mais en réalité elle s’en procurait également illégalement car sa consommation était loin de respecter la posologie. La rousse dont la colère avait eu le temps de retomber finit par rouvrir la bouche pour répondre : « Oui, on a fumé, on a même pris de l’ecstasy… Elle fait clairement de la merde, oui tu as raison, mais ça doit être dur pour elle… Au lieu de l’enfoncer, il faudrait l’aider... »
Le ton était encore légèrement accusateur mais elle avait retrouvé son calme. Elle n’avait cependant pas honte de s’être emportée, il s’était montré imbuvable et elle pensait toujours que c’était un petit merdeux. Quelques soient ses griefs contre Crystal, il n’aurait pas dû s’amuser et jouer avec les émotions que ressentaient Victoire alors qu’elle venait d’apprendre que celle-ci était atteinte d’un cancer. Simon revint sur le manque d’empathie que Vic lui avait reproché, il se défendait en disant qu’elle se manifestait différemment chez chacun. Il avait peut-être raison, il s’était assez intéressé à Crystal pour connaître son dossier médical, son traitement, son hygiène de vie. Mais Victoire considérait tout de même qu’elle avait touché un point sensible. Son empathie, s’il en avait une, battait de l’aile. Elle répondit : « Crystal n’a clairement pas voulu partager cette partie de sa vie avec moi. Probablement pour ne pas que je la juge… Et c’était pas trop l’ambiance de la soirée. »
Ploc. Victoire regarda au sol et remarqua une petite tâche de sang presque au même moment qu’elle réalisa que sa main était en sang. La coupure qu’elle s’était faite en brisant la coupe de champagne avait beau n’être pas bien profonde, elle avait saigné abondamment. Vic appuya sur sa plaie pour l’empêcher de saigner davantage et s’exclama : « Putain ! Il manquait plus que ça ! » Il fallait qu’elle aille au vestiaire pour trouver quelque chose pour arrêter l’hémorragie, et puis ce serait une parfaite excuse pour rentrer chez elle, ils n’allaient pas lui demander de service des pâtisseries pleines d’hémoglobine. Elle jeta un regard à Simon, elle ne l’aimait pas, ne lui faisait pas confiance, mais il était tout de même son seul lien direct avec Crystal. Elle rentra à nouveau dans la loge et attrapa une carte commerciale de la marque de champagne qui était sur la table basse, elle attrapa un stylo dans sa chemise en essayant de ne pas mettre du champagne partout et se mit à écrire sur la carte tout en disant : « J’ai bien compris que tu n’avais pas très envie de m’aider, mais si jamais tu changes d’avis, voici mon numéro. Donne-le à Crystal s’il te plait. » Elle lui tendit le papier et se dirigea vers la porte à nouveau et il lui souhaita une bonne soirée. Elle n’avait pas franchement envie de lui souhaiter une bonne soirée en retour, mais elle venait de lui demander un service et il s’était étrangement comporté avec cordialité depuis qu’elle s’était mise à l’insulter. Elle répondit donc en essayant de doser le sarcasme en prononçant son nom et sortit de la pièce : « Bonne soirée, M. Adams. »