Hayden savait pertinemment qu’elle n’aurait pas été en mesure d’éviter Danika très longtemps, maintenant qu’elle était de retour à Brisbane. Si elle s’était forcée à ne pas aborder le sujet avec Keith lorsqu’elle l’avait revu quelques jours plus tôt pour éviter de rouvrir des plaies à peine suturées, la jeune femme n’ignorait pas qu’au final, personne n’avait jamais vraiment pris la peine de conclure toute cette histoire d’un point final. Dans le domaine des sentiments malvenus et des amours impossibles, Hayden avait toujours considéré avoir tout vu et tout vécu, mais le lien qui unissait ses deux amis s’était au fil du temps imposé comme l’exception qui confirme la règle. Aujourd’hui encore, il était difficile pour elle de discerner clairement où l’une et l’autre des deux parties se situait réellement et Hayden n’était plus vraiment certaine de vouloir le découvrir. Mais puisque Danika souhaitait la revoir, et puisque cette invitation était visiblement motivée par des retrouvailles avec Keith qui s’étaient d’ores et déjà déroulées, la comédienne sentait qu’elle n’y échapperait pas, cette fois-ci. Elle ne pouvait s’empêcher de se sentir acculée par un mauvais pressentiment, ne parvenant pas tout à fait à se sortir de la tête que son amie n’allait sans doute pas lui annoncer des fiançailles futures, ni même une réconciliation totale. Le message mélancolique qu’elle avait reçu plus ou moins au même moment de la part du jeune homme avait largement contribué à enfoncer le clou, et Hayden ne se sentait définitivement pas sereine à l’idée de rencontrer Danika. Mais cette dernière demeurait quelqu'un à qui elle tenait, et si sa loyauté s’était longtemps retrouvée détournée au profit de Keith dans une évidence qui n’était plus à démontrer, la comédienne était toujours soucieuse d’aider les rares personnes qui constituaient son cercle d’amis solide du mieux qu’elle le pouvait.
Il faisait chaud, cette après-midi là, et Hayden félicita intérieurement Danika d’avoir choisi un lieu de rendez-vous largement ombragé. Elle ne mit pas longtemps à la localiser, fronçant les sourcils en constatant que son signe distinctif constituait en des béquilles visiblement fraîchement acquises. Il lui sembla que son amie n’avait pas repris les entraînements, pourtant, et elle prit une nouvelle fois conscience qu’au fond, elle ne savait plus vraiment comment la jeune femme occupait ses journées, dorénavant. Le temps du trio infernal semblait si loin, désormais, et Hayden ne pouvait s’empêcher de se demander si un jour, ils auraient de nouveau l’occasion de parcourir les allées de ce parc tous ensemble, comme si rien n’avait jamais changé. « Je n’ai même pas encore ouvert la bouche que tu te justifies déjà. » La comédienne n’avait pas pris la peine de saluer correctement sa cadette, estimant que le plaisir qu’elle ressentait en la revoyant malgré un contexte difficile se lisait suffisamment dans le sourire doux qui avait étiré ses lèvres. « Qu’est-ce qui s’est passé, exactement ? » Hayden n’eut pas l’occasion de s’attarder bien plus longtemps sur le sujet, mais elle s’empressa de conserver dans un coin de sa tête la rapidité avec laquelle Danika avait dévié de la conversation initiale. La comédienne roula des yeux à l’écoute de la réplique qui suivit, constatant que les blagues à propos de sa vie londonienne étaient désormais plus redondantes qu’amusantes. Elle avait déjà tout entendu, concernant son départ pour la capitale anglaise, tout essuyé à propos de son choix de tout abandonner à Brisbane. Elle savait pertinemment que sous couvert d’un humour pince-sans-rire, Danika dissimulait un reproche qu’elle ne parviendrait peut-être jamais à formuler clairement. Là encore, rien de réellement inédit, pour Hayden ; elle ne comptait plus le nombre de personnes qu’elle avait visiblement déçu en laissant tout derrière elle, ces dernières années. « Disons que personne ne me facilite vraiment la tâche, mais je me suis fait une raison. » La jeune femme s’était exprimée avec une honnêteté déconcertante, sans amertume ni ironie aucune. Elle n’avait pas l’intention de se faire plaindre, et encore moins qu’on lui accorde une quelconque pitié. C’était simplement un constat, et Hayden se plaisait à croire que, concernant toutes les personnes concernées, les torts étaient partagés.
Soucieuse d’épargner le genou de Danika, la jeune femme l’entraîna sur un banc à l’ombre d’un arbre. Le monde continuait de se mouvoir autour d’elles, et Hayden se demanda quelle image elles pouvaient refléter, de l’extérieur. Les deux amies ne partageaient plus la même complicité qu’autrefois, c’était certain, mais cela signifiait-il pour autant qu’il n’était plus possible de regagner ce qui avait été perdu ? Peut-être qu’il ne s’agissait même pas d’un désir partagé par Danika, au fond. Peut-être que c’était mieux comme ça, de se tenir éloignées de ce qui avait pu les blesser par le passé. « De quoi Keith s’est-il rendu coupable, cette fois-ci ? » Hayden n’était toujours pas parvenue à se débarrasser de la mauvaise intuition qu’elle ressentait depuis le début de la journée, et elle était désireuse de finir cette discussion au plus vite, comme un pansement à arracher rapidement et d’un seul coup. Sa remarque s’était voulue plus sarcastique que réellement intéressée ; la comédienne ne pouvait décemment pas prétendre savoir exactement quel sujet Danika souhaitait aborder avec elle. Hayden pouvait simplement espérer qu’elle n’allait pas devoir gérer une nouvelle fois une ribambelle de cœurs brisés, car elle n’était pas sûre d’être la meilleure des conseillères dans ce domaine, pour commencer. Et car au fond d’elle, la jeune femme savait que ce qu’elle avait à dire à ce sujet ne serait jamais pour plaire à son amie. C’était rarement réconfortant, d’entendre que l’homme que l’on aimait n’était pas le bon pour nous, surtout lorsque l’on était persuadé du contraire. Et à ce sujet, Hayden se sentait bien démunie face à toutes remarques possibles ou envisageables. Le contraire l’aurait irrémédiablement conduit à faire preuve d’une mauvaise foi évidente, tant elle semblait incarner le contre-exemple parfait.
L’aveu à demi-mots de Danika la toucha plus qu’elle ne l’aurait pensé. Depuis son retour, peu avaient manifesté une réaction aussi détachée à son égard, à l’exception faite d’Elizabeth ce qui, bien sûr, relevait de l’évidence pure. Hayden s’était attendue à recevoir une nouvelle vague de reproches, lucide sur ses lacunes vis-à-vis d’une amitié rendue bancale entre les deux femmes. Pour autant, il s’agissait de sentiments tout autre qui semblaient agiter la barmaid cette après-midi-là. La comédienne refusa poliment la cigarette tendue par son amie, surprise que cette dernière ait pu envisager qu’elle se soit mise à fumer durant son absence prolongée. Hayden ne se souvenait même pas de l’avoir vu ingérer de la nicotine en dehors des soirées auxquelles elles avaient participé ensemble. C’était donc ça, les conséquences d’une fuite à l’étranger ? Revenir et constater que le monde avait continué à tourner parfaitement sans soi, sans même que l’on prenne conscience du moment où les personnes que l’on avait quittées s’étaient mises à changer du tout au tout ? Hayden pris la décision de passer son étonnement sous silence. Danika lui semblait suffisamment fébrile pour en rajouter une couche, comme rendue hésitante face à une vérité qu’elle aurait voulu énoncer mais qui ne parvenait pas tout à fait à sauter la barrière de ses lèvres. La comédienne n’était pas surprise d’entendre la réaction à vif qu’avait entraîné la nouvelle de la mort du père de la brune auprès de Keith. Elle connaissait le lien qui les avait longtemps liés, savait à quel point il avait été une présence importante pour lui tout au long de sa vie. Parfois, Hayden songeait qu’il avait vu en lui une figure paternelle, comme un remplacement de celui qu’il avait tragiquement perdu des années plus tôt. La jeune femme n’imaginait pas la peine qu’il avait dû ressentir, mais visualisait parfaitement la colère froide qui avait pu le saisir, frustré que son premier contact avec Danika après tant d’années d’absence n’apporte qu’une mauvaise nouvelle avec lui. Pour autant, la comédienne n’était pas certaine de pouvoir blâmer sa cadette pour une réaction qu’elle aurait sans nul doute partagée si elle s’était retrouvée à sa place. C’était déjà suffisamment dur de renouer avec quelqu’un qui avait autant compté pour nous, mais avec qui la chute avait été si terrible. Autant éviter d’ajouter une tragédie de plus à la longue liste des souvenirs négatifs qui parsemaient déjà l’amitié entre Danika et Keith. « A quoi tu t’attendais, Dani ? A ce qu’il te remercie de l’avoir prévenu, et qu’il passe l’éponge sur le délai écoulé ? On parle de Keith, là. » Hayden poussa un léger soupir, consciente que son honnêteté avait sonné beaucoup trop dure cette fois-ci. Elle ne souhaitait nullement offenser son amie, n’ayant pour ainsi dire aucun reproche à lui adresser. Mais la comédienne connaissait Danika, et elle ne pouvait se résoudre à penser qu’elle avait été naïve au point de penser que ses retrouvailles avec Keith n’auraient pas tourné en règlement de compte à un moment donné. La barmaid était beaucoup trop intelligente pour se voiler la face à ce point, et Hayden songea que, peut-être, cette confrontation avait été désirée depuis le début, comme un moyen dissimulé de placer l’ancien lieutenant au pied du mur, l’obligeant enfin à assumer son absence et ses non-dits. C’était du génie, assurément. « Je suis allée lui rendre visite peu de temps après mon retour. Et si ça peut te rassurer, il n’a pas été tendre avec moi non plus. » Hayden laissa échapper un léger rire ironique en se remémorant la véritable commedia dell’arte qui avait pris place au domicile de leur ami quelques semaines plus tôt. « Il ne m’a rien dit à ton sujet. En revanche, il m’a écrit il y a quelques jours, pour me prévenir qu’il devait me parler de quelque chose. Est-ce que je suis la seule à ignorer quelque chose que je devrais savoir ? » Il était là, l’achèvement du mauvais pressentiment qui la tenaillait depuis le début de la journée. Cette sensation qu’Hayden allait finir par apprendre qu’une toute autre pièce de théâtre se jouait en coulisses, tandis qu’elle était occupée à poursuivre ses propres chimères.
Les inquiétudes fondées de Danika ne firent qu’obscurcir un peu plus l’horizon. La comédienne détourna le regard de son amie, venant fixer un point dans l’horizon, pensive. Elle aurait tant voulu être capable de la rassurer, et pouvoir lui expliquer que Keith traversait simplement une phase difficile et que tout s’arrangerait bientôt. Mais Hayden n’était pas une menteuse, et le désert dans lequel le jeune homme s’était perdu s’étendait beaucoup trop loin pour qu’elle ne puisse prétendre que, désormais, tout irait mieux en un claquement de doigts. La comédienne soupira de nouveau, passant machinalement une main dans ses cheveux. « Je ne vais pas te mentir. Je suis très inquiète aussi. » Elle se faisait du souci, le constat était certain, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’Hayden connaissait la formule magique qui redonnerait le goût de vivre à Keith. Elle se sentait ironiquement impuissante, tandis que le souvenir des placards vides et des malaises à répétition s’imposa subitement dans son esprit. Ses retrouvailles avec Danika avaient été trop subites pour que la comédienne ait le temps de réfléchir à un quelconque plan d’action, et elle n’était même plus tout à fait sûre qu’il s’agissait d’une bonne idée d’intervenir aussi frontalement dans la vie de l’ancien lieutenant. Hayden le savait têtu, et si leur réconciliation n’était plus à prouver, elle n’oubliait pas que son absence de trois ans avait laissé des traces indélébiles. Keith n’aurait sans doute pas le cœur à l’écouter sans sourciller, cette fois-ci. « Mais il m’a proposé de passer certains week-ends chez lui, pour l’aider à aménager son futur bureau. Je te promets d’en profiter pour le surveiller, et essayer de faire en sorte que cette tête de mule finisse enfin par nous écouter un peu. » La jeune femme adressa un sourire sincère à Danika, consciente des sentiments qui la tiraillait sans doute de l’intérieur en ce moment même. Elle connaissait la passion pour leur ami qui l’animait, bien qu’elle ne sache plus tout à fait à quel point elle était toujours d’actualité. Mais pour le moment, les promesses emplies d’espoir étaient tout ce qu’elle pouvait se permettre d’adresser à son amie.
Les mots s’étaient insinués lentement, trop lentement dans son esprit. Comme si Hayden n’était pas certaine de vouloir en saisir pleinement le sens, comme si elle espérait, sans vraiment s’en rendre compte, que tout ce qu’elle entendait était une erreur. L’impression de connaître Danika depuis toujours s’était subitement envolée pour laisser place à la sensation persistante de voir évoluer sous ses yeux une parfaite étrangère. La comédienne n’avait jamais eu à se plaindre d’un manque de maturité de sa part auparavant, tout comme elle avait toujours pensé être en mesure de comprendre les actes de son amie. Aujourd’hui pourtant, les cartes étaient redistribuées, et Hayden se contenta de fixer son interlocutrice d’un air interdit, conservant un regard dur. « Tu t'es battue avec lui ? » Le ton était froid, sans appel, presque robotique. Ce n’était pas tant une question qu’une volonté de faire comprendre à Danika à quel point ce constat était insensé, à quel point elle ne parvenait pas à croire que son amie ait pu faire preuve d’aussi peu de discernement. Elle n’ignorait sans doute pas l’état de santé de Keith, et même Hayden devinait aisément à quel point la jeune femme possédait une force bien supérieure à celle du professeur, malheureusement diminué ces dernières années. « Ecoute, je comprends parfaitement que tu cherches à l’aider du mieux que tu peux, mais je ne pense pas que l’envoyer à l’hôpital de nouveau soit la meilleure des solutions. » La colère était bel et bien sous-jacente, mais elle regretta rapidement la facilité avec laquelle elle venait de cracher son reproche à la figure de Danika. Elle n’était certainement pas la seule fautive dans l’histoire, et il était injuste de lui diriger l’ensemble de sa rancœur simplement car Keith n’était pas présent pour recevoir son propre jugement. Elle ne s’excusa pas pour autant, souhaitant faire comprendre à son amie que la faute demeurait malgré tout suffisamment grave pour que la comédienne accepte de passer l’éponge aussi rapidement. Mais sa main serra légèrement le bras de Danika, dans un contact qui se voulait presque maternel. « Est-ce que ton genou sera vraiment rétabli d’ici un mois, ou est-ce que tu m’as menti là aussi ? » Après tout, il semblait que la chute n’était plus d’actualité. Pourtant, l'inquiétude ne s'effaçait pas.
Le mensonge par omission de Keith la blessait énormément. Hayden conserva pourtant son calme olympien et sa pudeur toute particulière, ne laissant rien paraître quant à l’émotion qui la traversait. Les comptes finiraient par se régler d’eux-mêmes quand les deux meilleurs amis seraient amenés à se confronter, et ce n’était certainement ni le lieu, ni le moment de faire une scène. Le sens des priorités de la comédienne s’était rapidement de nouveau imposé à elle, et la jeune femme profita de l’occasion offerte pour faire le point à voix haute. « Il ne m’a rien dit, pour la rééducation. Et encore moins pour l’opération. » Hayden laissa échapper un long soupir, lasse de ces situations toujours plus compliquées qui ne semblaient jamais offrir aucune échappatoire viable. Perdue dans ses pensées, elle tentait de ressasser chaque détail de sa visite à Keith, chaque indice disséminé dans son comportement et dans ses dires qui auraient pu l’aiguiller sur le chemin de la compréhension que sa situation était plus sérieuse encore qu’elle ne l’eût imaginé. Car la comédienne s’était doutée que quelque chose clochait, n’était pas passée à côté des nombreux signaux qui lui indiquait à quel point l’ancien lieutenant avait perdu pied. Mais Hayden avait décidé de perpétuer la confiance qu’elle lui accordait, et n’avait pas poussé son investigation plus loin lorsqu’il lui avait assuré qu’il avait seulement négligé quelques rendez-vous et sans doute sauté un ou deux repas. La jeune femme se sentit soudainement stupide de s’être laissé berner de la sorte, et naïve d’avoir pensé qu’il aurait suffit d’un simple repas cuisiné par ses soins pour que Keith redevienne par magie celui que les deux amies avaient toujours connu. « J’aurais dû m’en douter. Ses placards étaient vides, il a enchaîné deux malaises en trois heures de temps à peine… Je crois qu’il ne se bat plus du tout, Dani. » Hayden avait laissé échapper son constat sans attendre de réaction particulière. Elle cherchait avant tout à matérialiser vocalement la nouvelle, comme si l’entendre prononcée à voix haute lui permettait de digérer l’information plus facilement. L’échec était cuisant, bien entendu, et la technique ne parvenait qu’à surligner un peu plus le manque de solutions qui s’offraient à elles. « Il nous reste quoi, comme options raisonnables ? » La comédienne n’était même pas certaine qu’il en existait toujours, des options raisonnables. Mais au fond d’elle, un sentiment persistant de culpabilité s’agitait jusqu’à lui retourner l’estomac, et elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il valait mieux agir trop tard que jamais. Hayden connaissait Keith, et ce n’était pas la première fois qu’il fallait lui maintenir la tête hors de l’eau coûte que coûte. Pour autant, rien ne lui semblait désormais aussi compliqué.
Hayden décida de ne pas surenchérir à propos du combat qui avait mené à des blessures plus profondes encore, physiques cette fois-ci. Les remords de Danika semblaient sincères, et la comédienne comprenait qu’il s’agissait avant tout d’une perte de contrôle. Non excusable, c’était évident, mais la sensation que Keith avait largement contribué et même cherché à provoquer cette dispute en la poussant dans ses derniers retranchements demeurait dans un coin de sa tête. Maintenant que les reproches avaient été pleinement exprimés, ce n’était plus de la part de la barmaid qu’elle attendait des comptes, dorénavant. Cette dernière avait de toute manière déjà enchaîné sur sa propre blessure, et Hayden hocha vaguement la tête, consciente que son amie ne semblait pas avoir changé d’avis au sujet du karaté et de la poursuite de sa carrière. « Loin de moi l’idée de vouloir t’obliger à quoique ce soit, tu sais à quel point je déteste ça, mais… est-ce que cette blessure n’est pas justement le signe que tu devrais reprendre tes entraînements un peu plus régulièrement ? » Hayden n’était plus certaine d’être en mesure de lui donner un quelconque conseil, ni même si Danika attendait qu’elle lui donne son avis sur la vie à mener. Malgré tout, les années d’amitié qu’elles avaient partagé ne s’effaçaient pas aussi facilement dans l’esprit de la comédienne, et ce peu importe à quel point son amie semblait convaincue que leur lien ne reposait que sur Keith.
L’affirmation de son amie arracha à Hayden un sourire sans joie. Si elle semblait persuadée que Keith continuait d’accorder une quelconque importance à ce qu’elle pouvait penser de son attitude, la comédienne s’était déjà retrouvée bien malgré elle face à des preuves de l’exact contraire. La vérité était pétrifiante d’angoisse, mais il était inutile de se la dissimuler en espérant la faire taire définitivement ; l’ancien lieutenant ne souhaitait visiblement pas être aidé, et ce peu importe l’origine de cette intention. Cela ne signifiait pour autant pas qu’Hayden allait assister les bras croisés à sa tentative de descente aux enfers, bien au contraire, mais elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur ce qui motivait réellement Danika a emprunter ce chemin elle aussi. Après tout, Keith pouvait se révéler aussi buté que blessant quand il le voulait et, comme son amie venait parfaitement de le souligner, plus rien ne les liait véritablement désormais, ne laissant aucunement à la barmaid l’obligation de le secourir. Le faisait-elle par pure charité, en l’hommage d’un lien effacé par le temps duquel elle ne parvenait cependant pas vraiment à se libérer ? Ou était-elle motivée par une raison bien plus noble, un sentiment dont elle n’avait pas réussi à se détacher des années plus tard et qui l’obligeait à fuir le regard d’Hayden ? « A ta place, je ne serais pas aussi certaine de ce que tu avances, Dani. » L’utilisation de son surnom était revenue naturellement, comme si n’avait rien changé depuis autant d’années. La comédienne s’était adoucie, et elle savait qu’un tel usage permettrait de rassurer quelque peu son amie qui semblait bien trop impliquée pour réfléchir convenablement. « Il m’a réservé le pire des accueils, tu sais. J’ai vraiment pensé qu’il n’allait jamais m’ouvrir sa porte, ni même écouter ce que j’avais à lui dire. » Hayden haussa les épaules, comme si se remémorer un tel moment ne servait plus à grand-chose, dorénavant. Elle avait eu la sensation d’abattre toutes ses cartes auprès de Keith, mais son instinct continuait pourtant de lui crier que cette fois-ci, comme à l’époque de son exil londonien, rien de tout ça ne serait suffisant. « Et même une fois que les choses se sont calmées… il m’a menti. Sur son état réel, sur ses médicaments, sur tout, en fait. Je l’avais bien senti sur le moment, mais ce que tu viens de me dire ne fait que le confirmer. » Et bien que pour certains détails, il s’agisse surtout de mensonges par omission, Hayden ne se sentait pas réconfortée pour autant. Tout comme Keith ne s’était visiblement pas embarrassé à la prévenir de son opération à venir. Combien d’autres choses lui avait-il encore savamment dissimulé, au juste ?
La comédienne avait marqué une pause un peu trop longue, rendant alors difficile la possibilité de dissimuler les réflexions qui l’agitait intérieurement. Pour la première fois depuis qu’elle l’avait rencontré, Hayden ne se sentait plus capable d’aider son meilleur ami seule, et ce constat l’agaçait terriblement. Pour autant, il lui était difficile de demander l’aide de Danika, soucieuse de ne pas réveiller d’anciennes blessures, inquiète de raviver la flamme des sentiments de son amie qui, elle le comprenait parfaitement maintenant, n’avait visiblement pas tout à fait tiré un trait définitif sur l’ancien lieutenant. Après avoir retourné le problème dans tous les sens et l’avoir étudié sous toutes les coutures, il lui fallait pourtant se rendre à l’évidence, aussi déplaisante soit-elle. « Je suis certaine qu’il t’écoutera. Il est têtu et incroyablement maladroit quand il le veut, mais… il est revenu vers toi, Dani. Tu me l’as dit toi-même : ça faisait sept ans, et il est revenu quand même. Je ne peux pas me vanter d’avoir eu droit au même traitement de faveur. » Hayden lui adressa un léger sourire, sincère malgré tout. Elle voulait que son amie prenne conscience qu’elle ne se confiait pas à elle pour se faire plaindre, mais bel et bien pour qu’elle comprenne qu’elle avait visiblement réussi là où la comédienne avait échoué. « J’ai simplement peur que tu ne te retrouves de nouveau blessée à force de poursuivre des chimères. » Danika était-elle prête à l’entendre ? La comédienne l’ignorait. Pourtant, l’inquiétude était sincère, empêchant Hayden de se taire plus longtemps.
Le questionnement de Danika lui arracha un haussement d’épaules pour toute réaction immédiate. Si Keith s’était montré relativement explicite au sujet de la longue liste de reproches qu’il avait à lui adresser, Hayden n’avait jamais manqué de songer à quel point leur querelle semblait plus profondément ancrée encore. A force d’avoir retourné le problème sous tous les angles, la comédienne avait commencé à réaliser que ce n’était pas sans doute pas tant son départ à Londres qui avait peiné son meilleur ami. A l’époque, ce dernier s’était d’ailleurs montré d’un soutien sans failles concernant son envie d’aller conquérir le monde, et Hayden avait toujours discerné une sincérité pure dans sa démarche. Alors, quoi ? Qu’est-ce qui avait pu provoquer un retournement de situation aussi inattendu chez Keith, au point d’entraîner des années de non-dits et de silences lourds de critiques ? Trois ans plus tard, la jeune femme l’ignorait toujours. Elle avait eu le temps d’élaborer des théories à la faveur des indices parsemant leurs rares échanges, croyant même atteindre une certaine certitude après leur confrontation quelques jours plus tôt. Et puis Danika était arrivée, apportant avec elle un lot d’informations aussi grandes qu’inconnues aux oreilles d’Hayden, et la comédienne avait rapidement compris qu’au fond, la situation ne comportait aucune conviction suffisamment viable pour demeurer. « Je suppose. C’est ce qu’il m’a dit, en tout cas. » Elle détacha son regard de l’horizon pour venir le poser sur son amie. « Je suis consciente de ne pas mériter le BAFTA de la meilleure amie de cette dernière décennie mais j’ai vraiment essayé, tu sais. D’être là pour lui, de faire en sorte qu’il ne se sente pas abandonné. Et finalement, c’est tout le contraire qui s’est produit. » Hayden s’exprimait d’une voix dénuée de tout sentiment, comme si ressasser les choses avait contribué à les rendre suffisamment irréelles pour lui permettre s’en détacher totalement. « Je ne comprends pas très bien ce qu’il attend de moi, pour être honnête. C’est difficile de réparer les choses quand on ne sait pas tout à fait ce qui a été brisé. » Ou lorsque l'on ignorait les multitudes de blessures à panser.
Les reproches atteignirent les oreilles d’Hayden sans que cette dernière ne soit surprise de les entendre. Habituée à déclencher ce genre de réaction depuis son retour, la comédienne se doutait que Danika elle aussi avait intériorisé des années d’incompréhension et de rancœur à son égard. Pour autant, la comédienne ne s’était jamais réellement sentie responsable de l’effondrement de leur trio qui, elle le comprenait dorénavant, avait toujours reposé sur des mensonges plus que sur des vérités. Si elle avait su voir clair dans les sentiments de son amie à l’égard de Keith depuis un certain temps, ce dernier avait toujours conservé une aura de mystère à propos de ce qu’il pouvait ressentir pour Danika. Hayden se souvenait avoir longtemps bataillé pour obtenir des réponses, et largement désapprouvé leur façon de gérer la situation. La comédienne avait toujours su que les choses finiraient par mal tourner, qu’il s’agisse de la faute de Danika qui ne parvenait pas à ouvrir les yeux sur l’impossibilité pour Keith de construire une relation stable en dehors de son amour aveugle pour Andréa, ou de celle de l’ancien lieutenant qui était déterminé à jouer la carte de l’ambiguïté totale, n’aidant nullement à comprendre sur quel pied danser. Pour autant, Hayden n’avait jamais pensé avoir son mot à dire dans toute cette histoire, préférant se tenir loin de tout jugement, refusant d’avancer telle une équilibriste qui serait forcée de choisir un camp. Les choses se seraient-elles déroulées autrement, si elle avait confié à Danika la raison pour laquelle son meilleur ami avait préféré couper les ponts avec elle ? Probablement pas. « Parce que ce n’était pas à moi de te le dire, tout simplement. » La comédienne avait longtemps pensé que Keith serait un jour suffisamment courageux pour trouver la force de mettre un terme à cette relation bancale avant que l’un ou l’autre n’en ressorte trop blessé. Avec le temps, Hayden avait fini par se faire une raison. « Crois-moi, Dani, j’ai tout fait pour l’obliger à te parler. J’ai redoublé d’efforts pour m’assurer qu’il ne laisse pas cette situation en suspens sans te donner les explications que tu étais en droit d’entendre. » La comédienne pencha légèrement la tête, ne déchant pas son regard de son amie, cherchant à décrypter les sentiments contradictoires qui semblaient agiter Danika. « Ce n’est malheureusement pas le chemin qu’il a choisi d’emprunter, à l’époque. J’en suis toujours navrée car je n’approuvais en rien sa décision, mais ça restait sa décision. » Emportant au passage le drapeau blanc qu’Hayden avait vainement tenté d’ériger.
Et si l’aveu dissimulé de son amie ne la surprit pas le moins du monde puisqu’elle avait deviné depuis longtemps que les sentiments de Danika ne s’étaient jamais éteints, la comédienne s’étonna encore moins de la réaction de Keith lorsqu’il avait fait face à la vérité. Son meilleur ami était aveuglé et incapable de voir ce qui sautait aux yeux de n’importe qui d’autre, cette dure vérité n’était pas nouvelle, mais il peinait surtout à faire son deuil de la trahison d’Andréa et de cet amour destructeur qui avait failli lui coûter la vie. Rien de surprenant à entendre qu’il avait préféré fuir. « Il n’est pas prêt, mais ça n’a rien à voir avec toi. » La comédienne s’exprimait d’une voix ferme et assurée. Sous bien des aspects, Hayden continuait à lire en Keith comme dans un livre ouvert. « Je sais qu’il n’a toujours pas oublié Andréa, même s’il n’en parle jamais. Et physiquement parlant, il a peur de ne jamais retrouver ses capacités maximales, bien qu’il essaye de le cacher. » Hayden laissa échapper un soupir, consciente que ce qui allait suivre n’allait pas plaire à Danika. « Tu sais à quel point je tiens à lui et je t’assure que ça me coûte de le dire, mais je crois que tu fais bien de tirer un trait sur lui pour le moment. Je ne veux pas qu’il te fasse encore plus de mal en prenant de mauvaises décisions guidées par sa détresse. » Après tout, la jeune femme méritait bien mieux qu’une relation pansement. Surtout avec des années de sentiments enfouis en jeu.
Hayden savait pertinemment que Danika faisait de son mieux pour lui remonter le moral, et elle ne se sentait pas le cœur de la contredire aujourd’hui. Cela ne signifiait pas que, dans un coin de sa tête, l’assurance d’avoir compris que les choses étaient plus sérieuses que prévu n’avait pas germé. Keith avait beau prétendre que la base même de sa rancœur tenait simplement en son départ pour Londres, la jeune femme savait que la vérité était tout autre. Elle ignorait pourtant le fondement de ce bouleversement total de leur amitié, tout comme elle se sentait bien incapable de nommer l’événement qui avait soudainement tout fait basculer. Son détachement ne tenait pas tant d’un manque d’envie de se battre pour sauver une amitié qui lui manquait, mais plutôt d’une lassitude inévitable dans cette course sans fin vers la vérité et la compréhension d’une personne qu’elle ne côtoyait plus depuis des années. Danika avait raison, au fond. Keith ne pouvait lui reprocher qu’une absence physique, tant elle avait décuplé des trésors d’imagination pour faire en sorte qu’il ne ressente jamais vraiment la distance qui séparait Londres de Brisbane. Et pourtant, Hayden n’avait jamais attendu une quelconque reconnaissance et, cette fois-ci, il ne s’agissait nullement de fausse modestie. Preuve en était qu’elle n’avait jamais réfuté son échec, assumant aujourd’hui que rien de ce qu’elle avait pu faire n’avait été suffisant. Ou peut-être était-ce elle, qui n’était plus suffisante ?
La remarque de son amie arracha un sourire mélancolique à la comédienne. L’ancien lieutenant s’illustrait dans bien des domaines, il aurait été mentir que d’affirmer le contraire ; mais Hayden ne pouvait pas contredire son amie lorsqu’elle avançait les difficultés que pouvait rencontrer Keith lorsqu’il s’agissait d’exprimer ses sentiments. Sans doute cela constituait-il le ciment de ce qui fut une si jolie amitié à trois, autrefois : aucun d’entre eux n’était véritablement à l’aise lorsqu’il fallait baisser la garde et se montrer à nu face au monde. Peut-être que cette communication bancale était la cause de leur chute : Hayden n’avait jamais oublié les non-dits, les dissimulations et les tentatives ratées de discussions à cœur ouvert. La comédienne avait peiné à trouver sa place, tiraillée entre une loyauté à deux vitesses et soucieuse de ne blesser personne sans jamais rejoindre un parti plutôt que l’autre. Avec le temps, elle avait compris qu’inconsciemment, elle s’était rangée du côté de son meilleur ami, sans désir aucun que Danika ne se sente trahie. Le mal était fait, sans qu’Hayden n’en prenne malheureusement conscience à l’époque, mais il n’était pas devenu trop tard pour les « et si » : que seraient-ils devenus, si chacun avait mis sa fierté de côté et combattu leur incapacité à parler de leurs propres sentiments contradictoires ? « Je crois que sur ce point, je peux facilement le comprendre. » Son regard s’égara quelque part dans l’horizon, entre les derniers sportifs finissant leurs joggings et les couples qui se baladaient sans destination en tête. Hayden appréciait indéniablement les efforts que Danika pouvait déployer pour tenter d’apaiser ses doutes quant à une amitié devenue histoire ancienne. « J’espère que même s’il ne l’a pas compris à l’époque, les choses ont changé aujourd’hui. » Malheureusement, la seule personne capable de répondre à cette question était également la seule qui n’était pas décidée à s’exprimer à ce sujet.
Souhaiter à voix haute vouloir refaire le passé sonna aux oreilles d’Hayden comme une acerbe contradiction. Elle aurait apprécié croire, au plus profond d’elle-même, que les propos de Danika étaient sincères et que cette dernière avait définitivement tiré un trait sur les fantômes qui la tourmentait tant. Par expérience pourtant, et car la comédienne était bien placée pour le savoir, la jeune femme doutait qu’il soit aussi simple d’enfouir assez profondément des années de questions sans réponses. Pour autant, Hayden souhaitait sincèrement que Danika puisse y arriver et, pourquoi pas, partager son secret de réussite. « Laisse-lui du temps. Si les trois dernières années ne l’ont pas totalement changé et si je peux toujours me vanter de le connaître par cœur alors, crois-moi, il finira par revenir vers toi. » Car s’il y avait bien une qualité qu’il était impossible d’imputer à Keith, c’était sa loyauté sans failles. Celle-là même qui, parfois, faisait se sentir la comédienne si coupable de l’avoir sacrifié sans même le vouloir. « Assez de négativité pour aujourd’hui. Je t’invite à dîner, et je pense savoir exactement où t’emmener pour te remonter le moral. » Hayden quitta son banc, aidant au passage Danika à se mettre debout. Un sourire sincère étirait ses lèvres, et elle ne put retenir une pression de la main dans celle de son amie, comme pour tenter de faire s’illuminer son visage à son tour. Elle ne savait pas si le restaurant dans lequel le trio avait dîné tant de fois était toujours ouvert, ni même si un jour, le patron pourrait les saluer tous ensemble de nouveau. Mais si leurs amitiés avec Keith étaient toujours incertaines, la comédienne savait une chose : les deuxièmes chances étaient rares, et Hayden était prête à saisir la sienne avec son amie.