C'est quand même de voir comment la vie est faite. Il a fallut que je sorte de la maison familiale pour pouvoir voir que je pouvais m’épanouir autrement. Autant, dessiner dans la maison n'est pas bien compliqué. Je crois même que malgré quelques regards de la part de Papa, sans trop savoir si c'était parce qu'il trouvait cela joli ou au complètement inutile, il me laissait faire. La peinture, bien moins. Je pense qu'au final, il préférait éviter que je tâche le parquet. Enfin, je suppose. Je ne pense pas qu'il aime vraiment les domaines artistiques. Ce qui le botte, ce sont les montres. Au fond, ça ne me surprend pas qu'il soit mostrophiliste. Il n'aime pas perdre son temps. Je me souviens que, plus jeune, je voulais qu'il perd un peu de temps avec moi. Que ce soit pour faire un truc qui lui plaise comme pas grand chose. Mais autant dire que ça n'a pas fonctionné et j'ai abandonné, lui laissant son plaisir des cadrans et des petites aiguilles.

Maintenant, c'est un peu plus compliqué. Je n'irai pas jusqu'à dire que je voudrais qu'il passe du temps avec moi. Non, parce que mes propres efforts pour essayer d'instaurer le dialogue en Afrique n'a pas tant fonctionné. Je pense que mon ego à jouer un peu là dessus. J'ai des choses difficiles sous la colère et c'est aussi l'une des raisons qui m'ont poussé à vouloir faire un premier pas. Et un premier pas vers quoi ? Pas grand chose. Encore une fois.
Je crois que j'ai fini par m'égarer un peu. Où je suis déjà ?

Je lève les yeux vers les bâtiments pour chercher le panneau de la rue. Je suis dans une des rues de Spring Hill. Ce n'est pas la première fois que j'emprunte cette rue pour rejoindre l'Atelier d'Auden et Ginny. J'adore passer du temps là-bas. J'apprend beaucoup avec Auden et je ne le remercierais jamais assez de m'apprendre ce qu'il sait. Ça fait du bien d'avoir des points communs avec lui. Il est difficile à cerner mais ce n'est pas bien grave au fond. Ce n'est pas ce qui importe. Non, ce qui m'importe le plus, c'est d'apprendre ce qu'il veut bien m'apprendre, me marrer à dose de sarcasme grandeur nature et de pouvoir le connaître un peu plus. Même si je passe bien plus de temps avec lui depuis que j'ai quitté la maison familiale.
Je glisse les yeux sur mon portable. Et merde, je vais être en retard. Je trottine déjà jusqu'aux portes de l'atelier et rentre finalement. Je n'aime pas particulièrement être en retard quand on accepte de me donner du temps. Tiens.. Papa, qu'est ce que tu fous dans ma tête ?

Plus besoin de demander où je dois aller et sans gène, en plus de ça. Enfin, peut-être un peu quand même. Je pousse une porte et laisse glisser mon sac à doc de mon bras. Clairement, ça sent la peinture, les produits, les pinceaux. Rah, j'adore tellement cet endroit.

- Zio (Oncle) Auden, t'es caché où ?

Visiblement pas dans la pièce. Je ne pense pas qu'il puisse tenir derrière une toile mais bon. Je pose mon sac au sol et m'approche de plusieurs tableaux. Il y a pas à dire, il est doué. Je me contente de jeter des seaux ou des couleurs ici et là en espérant que ça ressemble à quelque chose. Je suis plus doué à dessiner avec un crayon qu'un pinceau mais je me suis rendu compte que j'avais réussi à m'améliorer un peu avec Auden.

L’atelier n’était pas supposé entrer en fonction avant de longs mois et aujourd’hui il est devenu le principal et surtout le seul, tout a été accéléré à la vitesse de l’éclair sans que finalement cela ne lui pose aucun problème à elle comme à moi. Ce n’est pas parce que les choses ont été faites rapidement qu’elles ont été bâclées, loin de là. On sait déjà ce que l’autre préfère et ce qu’il se passe dans sa tête alors finalement l’aménagement des lieux s’est fait de la façon la plus naturelle qui soit et les seules disputes que nous avions eu étaient présentes pour nous garder en forme.

Le voyage dans un autre continent a lui aussi largement permis de resserrer les liens, que ce soit entre elle et moi ou, bien plus difficilement, entre moi et le reste de la famille. Les choses sont toujours aussi compliquées avec Elise à qui je ne dois rien, le tout l’est encore plus avec Saül maintenant que ses secrets sont aussi les miens en même temps que ses faveurs ont été largement appréciées à leur juste valeur. Tout est compliqué avec Saül parce que ça l’a toujours été et les sentiments contraire se bousculent en moi. Pour autant j’imagine qu’on réapprend à se connaître, lui comme moi, maintenant. Je lui ai fait part de l’importance qu’à Ginny dans ma vie à bien des niveaux et s’il y a bien une chose qu’il ne devrait jamais trahir, c’est ça. Tout ce qui me concerne peut être piétiné sans que cela ne m’étonne plus, mais ce qui se rapporte à elle ne devrait jamais être entaché. Elle, ou Cosimo, avec qui les choses avancent pas à pas. J’apprends à le découvrir comme le neveu qu’il restera toujours à mes yeux et à ceux du reste du monde puisque tout est bien plus simple ainsi, pour tout le monde. Il est mon neveu autant que le sont Noah et Mathis, j’imagine. Autant que l’est aussi, dans un sens, le fils de Ginny. “ Zio (Oncle) Auden, t'es caché où ?” Ledit neveu qui me sors de mes pensées, lui et son retard pour lequel je me contenterai d’un regard sombre d’une demie seconde. Cela ne change rien à d’habitude, à vrai dire, sûrement qu’il ne le remarquera même pas.

Ses pas résonnent dans la pièce trop vide et à en juger par leur vitesse je devine déjà que ses yeux dérivent de partout, que ce soit sur les murs où la peinture sèche encore ou sur les tableaux … où la peinture sèche encore, aussi. Les surfaces sont différentes et les buts avec mais les buts sont identiques. C’est de l’art quoi qu’il en soit et on s’est donné corps et âme pour cet endroit, on a tout donné pour que cette fois-ci tout ne ressemble qu’à nous et seulement nous et pour, qu’à nos yeux tout du moins, tout soit parfait. Et même si son italien crispe chaque muscle de mon corps et me rappelle avec un bien trop parfait accent une langue qui ne me remémore rien de bon, j’en fais rapidement fis alors que je reviens vers lui pour le prévenir de faire attention aux murs et de ne pas s’y poser. Ginny y a déjà laissé l'empreinte de sa main. Deux fois. Et de son épaule. Une seule.

J’arrive les mains dans les poches, Pizza à ma suite parce que j’ai pu gagner sa garde pour la journée (c’est à dire que j’ai pris la voiture et lui avec et seulement ensuite, j’ai pris le temps de prévenir Ginny). “Tu voudrais travailler quelle matière ? Papier, carton, plastique, fer ? … Verre ?” Je ne sais pas faire dans les formalités et il le sait, il l’a appris à la dure comme tout le monde avant lui - à la seule différence que lui est toujours là, au contraire du reste du monde. Mes yeux plissés scrutent la moindre de ses réactions et j’essaye d’y deviner un cheminement de pensée qui restera à jamais le sien, quoi que j’en dise. On a peint pendant de longues et nombreuses séances mais aujourd’hui j’ai besoin de lui montrer que tout n’est pas forcément plat et qu’il a le droit de faire tout ce que bon lui semble, peu importe la forme et le temps que ça prendra. “En plus de la toile, j’entends.” Il a le droit de choisir plusieurs matières, il a le droit d’en choisir en dehors de ma liste non exhaustive. Je ne serai pas celui qui oserai lui poser aucun carcan alors que j’ai moi même essayé d’en réchapper toute ma vie et que lui en a déjà bien trop pour son âge. Je veux qu’il sache qu’il est libre, ici, et qu’il peut faire tout ce que bon lui semblera. “On devrait le faire dehors, t’as encore tes coups de soleil du voyage. Ta grand mère serait effarée de savoir que tu ne bronzes pas.” Au moins, pour la grand mère, elle est bien celle qu’on lui dit. J’imagine que c’est déjà ça.

Je grimace légèrement. A force de passer du temps avec lui, je commence tout de même à voir repérer quelques expressions de son visage. Et je ne sais pas si c'est ma présence ou mon retard qui gène. Ou le mot italien peut-être ? Ça ne peut-être que le retard.

- Excuse moi, je suis en retard.

Inutile de vraiment me justifier. Je pense qu'il s'en fiche. Ce qui importe, c'est que j'aurai du être là, il y a déjà cinq minutes à peu près.
Il me dit déjà de faire attention aux murs. Effectivement, je peux voir des empruntes déjà. Je souris finalement et ajoute.

- C'est beau ici. Vous avez fait du bon travail !

Je vois le chien juste derrière lui et mon sourire s'agrandit encore. Je m'agenouille un peu pour venir caresser l'animal. Je prendrais bien un animal chez moi si j'étais déjà capable de m'occuper correctement de moi. Non puis je ne suis pas encore prêt pour prendre une telle responsabilité. Je me contenterais de Pizza quand il sera disponible. Je me redresse finalement quand Auden prend la parole. La matière ? Je réfléchis un peu et ajoute finalement.

- J'ai jamais essayé sur du verre. J'aimerai bien essayer. Dépendant de la surface, ça permettrait de travailler sur les détails. Enfin, en dessin, ça va. En peinture, j'ai du mal.

Va savoir la logique. Je pense que c'est parce que le dessin, je peux effacer avec la gomme. Avec la peinture, c'est un peu plus définitif. Et je me dis que le verre va m'obliger à limiter considérablement les erreurs. Enfin, je pense. Dépendant ce qu'Auden a en tête. Ça reste lui le professeur.
Et j'essaye d'être un bon élève même si je manque parfois de concentration. Forcément. Je glisse les doigts sur ma veste pour la retirer et venir la fourrer dans mon sac.

- Il faut croire que je n'ai pas pris du bon côté de la famille en terme de bronzage. Tu bronzes bien, de ton côté ?

Je rigole un peu et hausse finalement les épaules. C'est vrai que je suis loin de bronzer. Je pense que je ne fais que cramer, au final. Je dois faire parti de la branche vampire de la famille Williams. Enfin, ça expliquerait quelques traits venant de Papa. Il faut l'avouer. Je m'égare.
Je fini par reposer les yeux sur lui. Je l'ai beaucoup emmerdé durant quelques temps pour qu'il puisse me parler un peu. Sur ce qui s'était passé à Noël. Mais jusque là, il n'avait pas voulu répondre. Et c'était assez frustrant de voir qu'aucun ne veut répondre.

- On commence par quoi ? La toile ou le verre ? Tu as un support que tu préfères, toi ? Je veux dire. Depuis le temps que tu peins, tu en as un que tu préfères plus qu'un autre ?

Le gamin a un bon fond et jamais je ne pourrai lui enlever ça, encore moins alors que je sais que cela relève du miracle vu qui l’a élevé - du côté paternel tout du moins. C’est sûrement ce bon fond qui le sauve alors que je décide de ne pas enfoncer le couteau dans la plaie et ne pas relever son retard, lequel je n’avais de toute façon pas remarqué. Pizza se fait le parfait entremetteur entre nous deux, dérobant l’attention de Cosimo et mon regard vers la scène avec. Je reste convaincu que Saül aurait dû lui offrir un chien, à défaut de réellement s’occuper de son fils au moins le cadeau aurait pu prétendre que ce soit le cas. Cela m’étonne qu’il n’y ait d’ailleurs pas pensé de lui même - ou alors il a bien trop peur que l’animal se mette à ronger son mobilier d’architecte duquel il ne connaît que sa valeur monétaire.

Il a le choix entre tous les matériaux du monde et il s’arrête pourtant sur le seul qui, à mes yeux, a bien plus de sens qu’il ne pourrait sans doute jamais l’imaginer. J'ai jamais essayé sur du verre. J'aimerai bien essayer. Dépendant de la surface, ça permettrait de travailler sur les détails. Enfin, en dessin, ça va. En peinture, j'ai du mal. Sans faire aucun commentaire supplémentaire, je me contente d’hocher la tête et de mémoriser chacune des informations qu’il veut bien me donner à propos de sa vie et de ses goûts. Je me reconnais en lui et Saül a dû en venir à la même conclusion, il doit sûrement le détester pour cette même raison, d’ailleurs. S’il avait plus tenu de sa mère alors sûrement que rien de tout cela ne serait jamais arrivé et qu’il aurait connu une bien meilleure et plus paisible existence - dans un scénario comme dans l’autre, le mensonge ne peut apparemment pas y être soustrait.

Le verre. Il a choisi le verre et de tous les choix du monde il n’y en avait pas de meilleur à mes yeux. Il argument et il essaye, le gamin, il trouve des raisons à son choix, il se justifie alors que jamais je ne lui aurais demandé une dissertation à ce sujet. Ici il n’y a pas besoin d’expliquer quoi que ce soit tant que le choix a été fait de son plein gré, c’est tout ce qu’il me suffit. “Les goûts changent au fil des ans. Les capacités avec.” Je détestais le dessin aussi à son âge, trimbalant mon carnet de cuir dans tout le pays. Faut dire qu’une toile dans un sac à dos, ça n’aurait pas été très pratique. “Je te passerai un carnet la prochaine fois que tu viendras. Avec des feuilles de qualité, si tu veux continuer dans le dessin.” Oui, bien sûr que le carnet que je lui donnerai sera fait de cuir lui aussi, avec une couverture à l’effigie de notre famille et de sa couronne de lauriers, peu importe à quel point j’en viens parfois à la détester. Ils sont notre sang autant qui lui est le mien. L’ordre des choses a simplement été inversé, j’imagine.

Il faut croire que je n'ai pas pris du bon côté de la famille en terme de bronzage. Tu bronzes bien, de ton côté ? “T’es vraiment prêt à entendre la réponse cette question ?” Je suis grave pendant une seconde et éclate de rire celle qui suit, incapable de garder mon sérieux pour des choses aussi futiles alors qu’on pourrait parler de choses bien plus ardues. J’imagine qu’il tient sa capacité de brûler au soleil de la part de nos soeurs, les deux blondes (et ça n’a rien d’un insulte pour une fois, je le jure) qui ne savent finalement que passer du blanc au rouge sans aucun intermédiaire.


Pizza finit par se retirer de l’équation et mon regard quitte aussitôt le duo des yeux pour s’occuper ailleurs. N’importe où fera l’affaire, à vrai dire, là où personne n’aura pu apercevoir l’infime sourire en coin qui avait pu se loger sur mon visage par pure et simple maladresse. On commence par quoi ? La toile ou le verre ? Tu as un support que tu préfères, toi ? Je veux dire. Depuis le temps que tu peins, tu en as un que tu préfères plus qu'un autre ? Je rigole brièvement, surtout pour moi même. “On a le temps, tu sais. Tu peux respirer entre chaque question.” Il les enchaîne vite et il ne s’arrête jamais, le gamin devenu grand en un claquement de doigts. “Tu n’es pas toujours obligé de faire un choix entre A et B, tu sais.” J’aimerais sincèrement ne parle que du verre ou de la toile, j’aimerais réellement que ces paroles ne puissent trouver aucun écho dans notre famille désarticulée. “Tu peux peindre sur du verre. Dessiner dessus. Le briser ou le faire fondre pour en faire ce que tu veux.” Et si je me suis rapidement spécialisé dans l’art de briser le verre en des milliers de morceaux, n’en reste pas moins qu’il existe par lui même et qu’il fait ses propres choix selon ce qu’il a envie ou non de créer. Je me garde encore de lui faire part de mon idée finale pour l’oeuvre du jour, la suite d’une longue lignée qui sera tant le fruit de mon imagination que la sienne. Notre oeuvre, comme toutes celles qui l’ont précédé. Il est le seul avec qui je m’associe pour ce genre de choses mais bien sûr je me suis bien gardé de le lui faire remarquer. J’imagine qu’il n’est pas à un secret près. “Je n’ai jamais abandonné le dessin mais c’est pour la peinture que je suis connu.” Ce qui veut tout dire, la peinture étant peut être ce dans quoi je suis le plus doué mais pas le domaine dans lequel je voudrais vraiment l’être. “En ce moment c’est surtout le tatouage.” Et si Cosimo me demande à ce que je lui en fasse un, j’imagine que cela qu’un raison de plus sur une liste infinie pour Saül de me tuer. J’aurais pu lui parler de la photographie que j’ai surtout perfectionnée aux côtés de Ginny mais encore une fois ; chaque chose en son temps. Je lui parlerai de nouveau d’elle bien assez tôt dans la journée.

“Tu veux tenter de dessiner sur une toile ?” Plus grand plus beau, plus imposant. Plus de pression, aussi. Rien n’arrive sans contrepartie et ma proposition n’a rien d’un piège alors que je fais réellement de mon mieux pour être en ce moment même ce qui se rapproche le plus d’un bon père. “J’ai eu toute une série de dessin où j’imaginais les différentes morts possible de Saül. T’as peut être pas de frère et soeur mais si t’as des comptes à rendre avec quelqu’un, c’est peut être le moment.” Il en aura un, de frère ou de soeur. Elle est là, toute l’ironie de la chose. Sa famille s’agrandit mais les étiquettes qu’il pose sur les visages ne sont jamais les bons. “Et si tu veux continuer la série au sujet de Saül, je serai le dernier à cafter.” Un clin d’oeil s’ajoute à l’équation alors que mes doigts glissent déjà sur les verres transparents et affreusement chers (et horribles) que je m’apprête à malencontreusement laisser échapper au sol la seconde suivante.

Il a raison, Auden. En grandissant, tout change. Je pouvais déjà le remarquer. Entre les goûts, la taille et ajoutons à ça tous les questionnements habituels autour de l'adolescence. Non, ce n'était pas une période que j'appréciais réellement. J'aime bien le dessin. Simplement parce qu'il est plutôt simple de créer n'importe quoi avec un crayon. Je n'en suis pas si féru à l'écris. Mais le dessin, la peinture ou même la musique. Ce sont des domaines que j'aime suffisamment pour vouloir y passer suffisamment de temps. Voir pratiquement tout mon temps. Je lui souris avec gentillesse quand il me parle de m'offrir un carnet.

- C'est gentil. Mais ne t'oblige pas. Je ne manque de rien. Mais ça me fait plaisir, merci.

J'ai pas mal de chose à la maison. Cahier, toile, crayon, peinture. Je ne dirais pas que j'ai fais exploser la carte bancaire de papa. Mais suffisamment pour avoir des choses qualités. Ça avait été ma manière de me venger après avoir pris un appartement. Au fond, je n'avais rien pour l'atteindre. Clairement, même utiliser son argent, je ne pense pas que ça ait eu un effet quelconque sur lui. Enfin, bref.

Je lui pose une question stupide, armé d'un sourire en coin. Il me demande si je veux vraiment entendre la réponse et j'éclate de rire en même temps que lui. Non. Ça ne me semble pas être une information intéressante de savoir s'il bronze bien. Très franchement.
L'animal s'enfuit et je me redresse complètement. Je reprends mes questions mais je ne me rend pas compte du nombre de questions posées en un court laps de temps. Pas avant qu'il ne me le fasse remarquer. Ma main droite vient frotter ma nuque avec lenteur.

- Désolé. L'habitude de me faire couper en plein élan.

Pas forcément par les membres de notre famille. C'est surtout à Le Rosey qu'on me coupait assez souvent. Alors j'ai tendance à déblatérer mes informations d'un coup et de voir après ce qu'il se passe. Il me parle de choix. A ou B ? Mais, quand est-ce que j'ai eu le choix entre A et B, des le début ? Je relève les yeux vers Auden et soupire avec lenteur.

- Auden. J'ai eu le choix entre A et A. Et ce n'est pas pour me plaindre.

Je me rapproche finalement de lui alors qu'il me parle de l'un des supports que j'ai choisi. Dessiner et peindre, ça me paraît logique. Le fondre, pourquoi pas. Pour recréer autres choses. Mais pourquoi le briser ? Sauf pour pouvoir extérioriser peut-être. Mais j'ai une idée. Je regarde autour de moi et cherche une toile blanche. J'écoute toutefois Auden.

- Tu sais. Tu n'es pas obligé d'avoir une passion précise et d'en faire ton métier. Beaucoup aime dessiner mais finissent comptables. Tu es peinture et tu es doué. J'aime l'art mais je ne pense pas pourquoi finir par en faire un métier...

Au vu de mes études, peu de chance. Les sciences politiques ne m'intéressent pas vraiment. Mais jusque-là, j'ai simplement fini par suivre les études donnés. Mais j'ai quitté Harvard.. J'aurai pu faire autre chose à Queensland. Mais, psychologiquement, je ne me vois pas encore tout lancer dans le vision de Papa. Je hausse les sourcils quand il me parle de tatouage.

- Vraiment ? Wow. Tu me montreras. Un de ses jours, il faudrait que je m'en fasse un. Quand j'aurai trouvé une idée.

On revient sur le sujet du jour. Dessiner sur une toile. C'est ce que je cherchais. Mais je veux essayer quelques choses. Avant de prendre les pinceaux. Je viens finalement retirer ma veste et la pose sur mon sac.
Mais je hoche tout de même la tête avant de rire quand il me parle d'imaginer Papa dans différents scénarios morbides. Pour avoir maintenant vu leurs relations, je ne peux pas dire que je suis surpris.
Il me parle de compte à rendre et je penche la tête. Hm.. Peut-être, en effet. Je le regarde s'approcher d'une bouteille de verre et la faire tomber au sol. La bouteille s'écrase en mille morceau. Je ne pense pas que ce soit maladroit. Auden ne fait rien sans raison, de toute façon. Je penche la tête sur le côté, encore une fois. Tique gestuel que j'ai du mal à me retirer.

- J'aimerai essayer quelques choses avec le verre et la toile.

Je viens près de lui et récupère plusieurs bouteilles vides et me rapproche des pots de peintures. Je m’assois par terre, ouvrant un pot de couleur noire. Je bouge pour récupérer un entonnoir qui traîne plus loin. Je remplis une bouteille puis plusieurs de couleur différente. Je me redresse ensuite et rejoins la toile. Hm.. Ca va salir.. Je regarde autour de moi et m'approche de la bâche pour la positionner autour.
Je prend une bouteille rempli de peinture jaune et je viens ajouter.

- Tu m'as parlé de spontanéité un jour. Je ne dirais pas que j'ai des comptes à rendre. Mais des désaccords qui m'agacent sérieusement.

Pas comme le compte à rendre d'Auden et le coup de poing sur Papa à Noël. Je fais encore un pas en arrière et je lance la bouteille de verre sur la toile rigide. Le verre éclate et provoque une imposante tâche jaune sur le blanc immaculé de celle-ci. Plusieurs morceaux de verre sont encore présent contre la peinture et ajoute alors.

- Cassé du verre, ça fait du bien.

Je rigole avec douceur et me penche pour prendre du vert. Je ne sais pas pourquoi j'ai envie d'éclater du verre sur une toile. Au fond, je ne fais que jeter de la peinture. Et je ne sais pas si Auden considère vraiment ça comme peindre quelques choses. Mais je ne peux pas nier que ça me fait du bien.

- Quant à Papa. Ca n'avance pas. Je suis fatigué de me battre parce qu'il n'y a que moi qui m'épuise à vouloir des réponses qu'on ne m'apportent pas !

Ma voix se fait plus forte quand j'arrive à la fin de ma phrase, preuve de ma colère. Je lance la bouteille avec plus de force. Comme la précédente, elle s'écrase dessus. La couleur verte se répand dans le coin du haut, vers la gauche. Je respire avec lenteur et fixe la toile. Je m'approche et me baisse pour récupérer un morceau de vert et tracer dans la peinture.

Pour une fois dans ma vie, je jure que j’écoute réellement chacun des mots qu’une personne peut déblatérer. Quand il s’agit de Cosimo, je prends en compte chaque syllabe, chaque intonation, chaque choix de vocabulaire précis à la place d’un autre. Il réfléchit comme un adulte alors qu’il devrait profiter de l’insouciance de son jeune âge. Il a été créé pour entrer dans le moule et nul doute que c’est l’oeuvre la plus accomplie que mon frère n’a jamais pu réaliser. J’imagine qu’il sait aussi bien être que paraître et dans le monde de Saül c’est une bonne chose quand, finalement, dans le mien, ce n’est qu’un carcan inutile. Je ne veux pas le défaire à ses racines alors je le laisse soliloquer en paix. Après tout, si cela lui suffit pour être heureux, du moins en apparence, je ne suis personne pour le lui refuser. Je reste à ma place, et ça aussi c’est une chose rare. Il est mon exception à bien des niveaux, lui aussi.

Je parle des différentes formes d’art pour lui brosser le sujet en gros et suis heureux qu’il s’intéresse à tout sans que cela ne soit forcé. Il est réellement curieux et c’est là un des traits de caractère que je valorise sans doute le plus en ce monde. “Vraiment ? Wow. Tu me montreras. Un de ses jours, il faudrait que je m'en fasse un. Quand j'aurai trouvé une idée. ” Mon sourire s’agrandit, non pas par fierté mais bien par joie, aussi simple et pure soit-elle. Il s’intéresse et ça me suffit. “Tu demanderas à Ginny.” Elle a été le support de bien de mes tatouages, la grande majorité même. Si certains se portent sur la nuque et à d’autres endroits visibles, je me doute pourtant bien qu’elle cachera celui sur le sternum. Elle sera toute aussi heureuse de lui montrer que lui de s’extasier et de déjà penser à ce qu’il pourrait bien se faire tatouer à son tour. Saül aura une raison de plus pour me détester et je lui répondrai que son gamin est majeur et pleinement conscient de ses actes, désormais. “Et ton père aussi. Sur l’omoplate. J’imagine qu’il ne s’en vante pas.” Loin d’être un reproche à son égard, ce n’est finalement qu’une remarque amusante de ma part. Son crocodile date de presque vingt ans et notre voyage en Afrique du Sud m’a confirmé qu’il est loin d’avoir bien vieilli. Il mériterait d’être repassé mais je rêve surtout de l’étrangler alors pas sûr que je sois la personne idéale pour cette tâche.

De tous les choix qu’il aurait pu faire, aucun ne me rend plus heureux que le verre et la toile. Œil attentif, je l’observe simplement faire les choses à sa façon et selon comme il l’entend. A contrario de son monde à lui, il n’y a aucune règle à suivre dans le monde de l’art et c’est là une des raisons parmi tant d’autres qui m’y ont fait m’y intéresser depuis le plus jeune âge. Le bruit de verre brisé ponctue notre conversation de la façon la plus mélodieuse qui soit. Tu m'as parlé de spontanéité un jour. Je ne dirais pas que j'ai des comptes à rendre. Mais des désaccords qui m'agacent sérieusement.” J’analyse ses paroles silencieusement sans être capable de les comprendre, moi qui ne le connais finalement pas autant que je le souhaiterais. Mes pupilles restent vissées sur la toile qu’il colore de ses choix de peinture et d’éclats de verre. L’idée que je gardais en tête me semble désormais bien fade par rapport à ce qu’il me propose aujourd’hui, le plus naturellement du monde. Au delà du fait qu’il aime l’art, il est véritablement doué pour la chose - et autant dire que je ne trouve que très peu de personnes douées pour mon métier.

“Quant à Papa. Ça n'avance pas. Je suis fatigué de me battre parce qu'il n'y a que moi qui m'épuise à vouloir des réponses qu'on ne m'apportent pas !” Cette fois-ci pourtant, mon rire se fait bien plus lasse. Bien que j’en sois le premier désolé, je pense pourtant que la meilleure chose à faire reste encore d’occulter la vérité pour un temps encore. “Je suis certain qu’il te parlera quand ce sera le bon moment.” Intérieurement, je vomis à l’idée de défendre les actes de mon aîné d’une quelconque manière que ce soit. “Il a toujours beaucoup de choses à penser.” Et pourtant, la famille devrait passer avant tout. De toutes les valeurs avec lesquelles on a grandi, je sais que celle-ci lui tient à coeur. Il devrait apprendre à la mettre en pratique, voilà tout. “Ça t’as plu, l’Afrique du Sud ? Au moins il t’a fichu la paix là bas.” J’esquisse un sourire triste qui ne devait pas l’être. “Tu avais vraiment l’air de t’entendre avec Noah, c’est bien.”

C’est bien, on dirait Saül. C’est bien. Quelle merde. J’amorce un sujet duquel je ne sais pas parler et voilà tout ce que j’arrive à dire: c’est bien.

“Tu peux transpercer la toile. Pour faire une oeuvre en relief.” Je lui donne comme piste mon idée initiale mais reste en retrait de son oeuvre. Ce ne sont que ses idées, pas les miennes. Il gère comme un pro.

En revanche, je suis surpris qu'il me dise que Papa possède un tatouage. Su l'omoplate. Je ne l'ai pas vu ou j'aurai sûrement poussé ma curiosité vers ça. Je ne vois pas Papa avec un tatouage. Je le vois beaucoup trop sérieux pour pouvoir se laisser aller à apposer quelques choses de définitifs sur son corps. Même durant le dernier voyage, je ne l'ai pas vu. Il faut dire que je faisais en sorte de ne pas voir Papa tout court.. Donc, je ne peux que m'en prendre à moi-même si je n'ai rien vu.

Je me focalise sur le verre et la toile. Et je ne vois rien sur le visage d'Auden montrant que le choix n'est pas le bon. Enfin, je ne sais même pas si je verras quoi que ce soit. Il a dit que je choisissais. Et c'est donc ce que je fais. Je fais ce qui me plait, remplissant plusieurs bouteilles que j'éclate sur la toile. A chaque fois qu'une bouteille s'écrase et vole en morceau, j'ai l'impression qu'un soulagement se fait ressentir dans mes veines. Et je l'avoue d'ailleurs, que ça me fait du bien.

Il rigole à ma dernière phrase. Mais je sens que ce n'est pas un rire pour se moquer, pas parce qu'elle est amusante. Non, juste comme ça. Me parler quand ça sera le bon moment. Je lève les yeux au ciel, occupé à tracer dans la peinture à l'aide d'un bout de verre. Je n'aime pas entendre ce que maman me dit. Quand ça sera le bon moment. Et si le bon moment ne vient jamais ? Si c'est si important que ça soit nécessaire que je le sache ? Je m'arrête quand il le défend. Je fronce lentement les sourcils et tourne la tête vers lui.

- On a tous des choses à penser. Que ce soit Papa, toi ou même moi. Je sais pas. La famille s'est censé être le plus important non ? Pas un nom de famille, pas un boulot qui rapporte, pas une belle maison.

Je glisse les doigts sur l'arrête de mon nez et agite la tête. Je me retourne pour reprendre là où je me suis arrêté. Je ne veux pas m'énerver contre Auden. ll n'a pas besoin de ça. Et je ne suis pas là pour ça, non plus. Je repose le verre au sol et fait quelques pas en arrière pour regarder la toile et réfléchir à ce que je peux faire par la suite. Je tourne mon visage quand il parle de l'Afrique, je rigole un peu. Comme si la tempête soudaine avait fini par disparaître.

- C'était super. Le pays est magnifique et on a pu être un peu en famille. Noah est adorable. J'ai un peu l'impression qu'il est plus mature que moi par moment, ça me fait rire.  

Noah est déjà intelligent et il deviendra quelqu'un de bien, j'en suis persuadé. Et je me dis qu'avec Ginny, même Auden. Ca ira pour lui. Il ne manquera de rien. Et je serais autour pour l'aider si besoin. Transpercer la toile. Je penche la tête en fixant les couleurs. Mon visage s'illumine à l'idée et je hoche rapidement la tête.

- Je n'y avais pas pensé.

Je me rapproche de la toile et fini par me tourner vers lui. C'est vrai que lors de ce type de séance, il ne fait pas vraiment grand chose. Je me demande quand même si ça l'ennui pas un peu. Je me baisse pour récupérer un morceau de verre. Où est-ce que je peux percer pour que ça soit ce que je veux. Je m'approche du côté droit et perce en haut à gauche sur une dizaine de centimètres, mon index pliant la toile à cet endroit.

- Dit moi. Ca t'ai venu comment ? Je veux dire.. tu aurais pu faire comme papa et prendre un travail similaire. Qu'est ce qui t'a attiré le plus dans l'art ? Mise à part le fait de ne pas avoir de mur pour t'arrêter.

Il me dit que j'ai le choix, que je n'ai pas de barrière. Et je suis persuadé que ça à été la même chose pour lui. Peut-être qu'il cherchait à ne plus être arrêté, à ne pas rentrer dans le moule de la famille. Et que, même s'il s'agit d'une passion, que ça l'a poussé encore plus vers cette discipline. Je rigole doucement.

- On a quelques points communs, en plus de l'art, j'ai l'impression.

Je bouge pour récupérer une bouteille de peinture. Je ne l'éclate pas mais la pivote pour faire tomber la peinture noire sur le morceau de verre dans ma paume. Clairement, je m'en fous partout. Mais ce n'est pas important. Je trace sur la toile, perçant celle-ci à plusieurs endroits.

Si même le propre fils de Saül devient son opposant, je ne peux pas éternellement passer derrière mon frère pour tenter de recoller les morceaux à sa place. Celui qui a la moitié de son âge a une vision des choses certes enfantine mais bien plus réaliste que ne l’aura jamais mon aîné. Il ne pense qu’à l’argent et au succès et même la voix de celui qu’il a élevé comme la chair de sa chair ne semble pas le faire dévier de sa trajectoire. Je ne suis pas le mieux placé pour lui ordonner de pour une fois faire passer la famille avant ses propres intérêts mais je continuerai d’essayer, à défaut d’y parvenir. Ce n’est pas en continuant à envoyer Cosimo dans les plus grandes, chères et lointaines écoles qu’il le rendra heureux.

Cosimo chantant les louanges de Noah est un paradoxe qui fait mal, quand le premier est le fils que je ne connaîtrai jamais réellement et le second le fils que je n’aurai jamais mais qui a pourtant toujours été élevé comme tel. La relation que j’ai avec le plus jeune aujourd’hui aurait pu être celle que j’aurais construit de mes mains avec le Williams, si jamais quiconque m’en avait laissé la possibilité. Ils auraient dû croire en moi, au moins quelques secondes. Ils auraient dû me laisser le bénéfice du doute, pour une fois dans leur vie. Une simple fois. Saül aurait été le tonton cool mais qui n’est pas souvent là, il aurait été celui qui ramène des cadeaux à tout va et qui est là pour lui montrer tout ce qu’il ne faut pas faire dans la vie et moi j’aurais été chiant et étouffant. La vie aurait été belle.

Dis moi. Ça t'est venu comment ? Je veux dire ... tu aurais pu faire comme papa et prendre un travail similaire. Qu'est ce qui t'a attiré le plus dans l'art ? Mise à part le fait de ne pas avoir de mur pour t'arrêter. Amusé par la teneur de sa question, je décide pourtant de lui laisser un peu d’espace et m’éloigne donc jusqu’à la table en bois collée au mur derrière nous. Je m'assois dessus et laisse disparaître mes pieds sous mes cuisses, attitude un peu trop fréquente de Ginny que j’ai apparemment appris à imiter sans même jamais le vouloir. Au moins maintenant il a la salle pour lui tout seul et peut faire tout ce qui lui plaît quand, moi, je me contente de jouer avec un pinceau propre entre les doigts et imagine déjà mes prochaines œuvres. “Papi et mami voulaient que je sois médecin.” Je conte mon histoire et la sienne par extension, un sourire au coin des lèvres alors que je repense à tous ces souvenirs sans avoir mal. Je ne les évoquais pas aussi facilement à l’époque et surtout pas de cette manière là mais aujourd’hui j’ai appris à pardonner et j’ai grandi. Aujourd’hui je sais que même si ça a été difficile, je ne changerais de vie pour rien au monde. “Mais je détestais l’école et je m’y ennuyais. J’ai toujours su que ce n’était pas pour moi.” Je rêvais d’autre chose, je rêvais de voir le monde au delà que par des photos en cours de géographie. Je rêvais d’autre chose que de mon pays natal ou même celui de mon père, lui l’américain personnification même du self made man. “Et j’ai toujours eu cette envie de faire le contraire de ce qu’on m’ordonnait.” J’étais supposé aller dans les mêmes écoles que Saül tout comme j’étais supposé rencontrer les mêmes professeurs à domicile pour être meilleur encore. Finalement, je n’ai vu la couleur ni des uns ni des autres et c’est bien mieux ainsi. “J’avais besoin d’inventer des choses et d’être utile à ma manière. J’avais aussi trop d’idées pour les garder dans ma tête pour toujours.” J’avais besoin de plus, dans tous les domaines. J’étais l’enfant terrible que personne n’arrivait à canaliser parce que personne n’écoutait ce que je voulais vraiment et ce à quoi j’aspirais. Je ne suis jamais aussi calme et détendu que lorsque je peins mais ça, personne ne l’a jamais vu. Ils ont confondu la lueur dans mes yeux avec une perdition de mon âme et c’est la même que je crois décerner au fond des iris bleues du jeune garçon.
Je me tais finalement de nouveau et l’observe occuper l’espace comme s’il était chez lui et qu’il faisait ça depuis le premier jour. On a quelques points communs, en plus de l'art, j'ai l'impression. Il y a bien des questions que je voudrais lui poser et ainsi profiter du fait qu’on soit seuls mais parmi toutes celles-ci, une seule me semble sortir du lot. Sa remarque m’a arrachée un sourire et je le noie au moment de recommencer à parler, incertain de sa réponse. “J’ai l’impression aussi et … -” J’hésite. Une seconde, une seule, puis me reprends. “On va avoir un enfant, avec Ginny. Elle est enceinte. C’est encore un secret pour le moment mais … tu voudrais être le parrain ?” Il aurait dû en être le frère avant toute chose et je rage à cette simple pensée. “T’aurais une marge de manœuvre pour lui montrer des bêtises à faire mais t’as pas intérêt à lui donner envie d’aller à La Rosay.” J’esquisse un sourire et me moque sans réellement le faire, gagnant simplement un peu de temps avant qu’il ne me donne sa réponse.

Je m’arrête un temps pour me focaliser sur Auden. Auden qui a fini par s’installer un peu plus loin. C’est quand même incroyable que je puisse me sentir plus proche de quelqu’un que je n’ai pas autant vu que mon propre père. Enfin, entre tous les voyages, je n’ai pas eu forcément l’occasion de le voir souvent lui aussi. Un léger rire passe mes lèvres à sa position, bien trop semblable à Ginny. A croire que les habitudes se passent entre couple, je ne sais pas. Médecin alors. Oui, de grandes études, un métier qui rapporte autant d’argent que de fierté. Ca ne m’étonne pas vraiment au fond.

Plus je l’écoute, plus j’ai l’impression encore une fois d’avoir beaucoup trop de similitude. Sauf que je ne suis pas comme lui, je ne fais pas forcément le contraire de ce que l’on m’ordonne. Au fond, je rechigne énormément. Mais je ne montre pas mon mécontentement et préfère faire ce que l’on me dit pour éviter les conflits.  Enfin, jusqu’à Noël pour le coup.

En peu de temps, j’ai ordonné à ne plus aller à Harvard, ne plus rester dans la maison familiale non plus. Finalement, je commence peut-être petit à petit à faire ce que je veux. Petit à petit. Quand il me parle d’avoir beaucoup trop dans sa tête pour les garder, je hoche la tête un grand sourire aux lèvres.

- Crois-moi, je sais ce que sais… Il n’y a que lorsque je dessine que les pièces semblent s’emboiter correctement.

Ou que je peins. Au choix. Je me rapproche encore de la toile pour reprendre là où je m’étais arrêté, le temps de l’écouter en fait. Il arrive facilement à capter mon attention et je me sens plus écouté en sa présence que je ne l’ai jamais été. C’est une sensation bizarre. Avec Jack, je me sens écouté aussi. Mais d’une façon différente. Je me tourne finalement vers Auden et ajoute.

- Ou quand je peins. Ou que je joue de la guitare aussi. Je crois que si ça se rapproche des domaines artistiques, je me sens bien. Dans mes études actuelles, c’est… Je trouve ça ennuyeux, ça ne m’intéresse pas vraiment…

Je ne sais même pas si je vais les continuer. Mais je ne veux pas non plus avoir un affront supplémentaire auprès de papa. Au fond, je ne sais même pas quoi faire. Je suis un peu largué. Je regarde la toile et fini par soupirer avec force.

- Je ne sais pas vraiment comment Papa réagirait si je lui disais que j’arrêtais mes études pour me lancer dans le dessin ou la peinture ou même la musique. Quand j’ai quitté Harvard, j’ai déjà eu l’impression que je lui plantais trois fois un couteau dans le dos avant d’ajouter du jus de citron dessus.

J’essaye de rassembler une famille qui a déjà foutu le camp. Et je pense même avant ma propre naissance. Il a aussi l’impression qu’on a des similitudes. Et je suis content de l’apprendre. Que ce ne soit pas juste une vision propre à moi-même. Elle aurait pu être faussée, cette vision de toute façon. Mais il me lance une bombe et je hausse les sourcils, tournant quasiment automatiquement la tête de son côté. Ginny est enceinte alors ? Mais c’est génial ! Un grand sourire glisse sur mon visage, encore plus quand il finit sa phrase par une question. Devenir parrain ? Je repose le pinceau. Mes mains sont dégueulasses de peinture à cause de la façon dont j’ai utilisé mes doigts sur certaines zones. Mais on s’en fiche. Je franchis la distance qui nous sépare pour être en face de lui.

- C’est génial, Auden ! Félicitation ! Et... et... J’avoue que je ne sais pas quoi te dire, je te remercie d’avoir pensé à moi et je ferais en sorte de ne pas te décevoir. Toi ou Ginny. Je suis heureux pour toi !

Noah va sûrement être content aussi. Bon, j’ai compris que je dois me taire sur la nouvelle par contre. Mais ça ne sera pas difficile. En revanche, je me sens vraiment touché qu’il me demande d’être le parrain de son enfant. Surtout que c’est son premier.

- Oh, je pense que tu es plus à même de lui montrer des bêtises que moi. Plus sérieusement, je suis content pour vous. Puis, tu te débrouilles bien avec Noah. Je suis sûr que tu seras tout aussi bon père avec ton propre enfant.

Quant à Le Rosey. Non, plutôt mourir que de recommander cet endroit. Les châtiments corporels interdits sont encore de rigueur. D’autant plus qu’on vous prend plus parce que papa et maman sont riches qu’autre chose. Je viens agiter la tête de droite à gauche.

- C’est une bonne école. Mais je ne suis pas vraiment pour les châtiments corporels. La seule chose que j’aimais bien, c’était que je pouvais faire un nombre incalculable de connerie, jamais Papa n’en entendait parler. Tu comprends, pas critiquer le fils Williams si on veut garder son chèque. L’argent avant tout chez eux…

Je lève déjà les yeux au ciel. Incroyable de voir que l’on est capable de laisser quelqu’un faire des conneries pour éviter de perdre de l’argent. Ca m’a toujours dégouté de toute façon. Mais, je ne devrais pas me plaindre. Beaucoup n’ont rien de ce que j’ai. Je pousse finalement un soupire avant de reprendre mon sourire.

- Et puis, tu es entouré de gosse de riche plus snob que n’importe qui. Non, faudra me passer sur le corps si tu veux l’envoyer là-bas.

Je lui adresse un clin d’œil, rigolant à la suite avant de revenir devant le tableau. Je fixe la toile et glisse les mains sur mes hanches, tâchant mes vêtements au passage. Tant pis. On s’en fout. Je ne sais pas ce qui manque. Je pense que je vais avoir besoin d’aide. Je repose les yeux sur Auden et ajoute.

- Tu peux me donner ton avis ? J’ai l’impression qu’il manque quelques choses.

Crois-moi, je sais ce que sais… Il n’y a que lorsque je dessine que les pièces semblent s’emboiter correctement. Je voudrais être heureux, vraiment, mais ce n’est pas le cas. Ce n’est pas le cas parce que je sais qu’avec la vie qu’il mène personne ne va lui autoriser à dessiner plus de deux minutes chaque soir, persuadés qu’être loin des écrans l’aidera à s’endormir. Il le sait tout autant que moi alors je ne réponds pas, sans doute aussi heureux que lui de passer à autre chose. Au moins, maintenant, je sais que ce que je pensais observer chez lui n’étaient justement pas que des observations mais bel et bien la vérité. Ou quand je peins. Ou que je joue de la guitare aussi. Je crois que si ça se rapproche des domaines artistiques, je me sens bien. Dans mes études actuelles, c’est… Je trouve ça ennuyeux, ça ne m’intéresse pas vraiment… Je baisse la tête pour esquisser le plus triste sourire qui puisse être, ne me reconnaissant que trop bien dans tout ce qu’il décrit. J’ai saisi l’opportunité de fuir et vivre ma vie quand je l’ai pu ; lui n’en a pas eu l’audace. Je ne lui en veux pas. Il s’en veut sûrement bien assez pour deux et plus encore, déjà. “Pourquoi tu continues si t’aimes pas ça ?” La question me brûle pourtant les règles et je ne sais pas m’arrêter tout comme je sais encore moins me taire.

L’instant d’après, je m’en veux d’avoir parlé trop vite et trop fort alors qu’il explique de lui même la situation dans laquelle il se trouve, laquelle je lui concède sa complexité. “Ça t’importe tant que ça ce que ton père pense ?” La question m’arrache la gorge et l’entièreté de mon corps avec. Il ne saura certainement jamais à quel point son père, le vrai, est immensément fier de lui et ne pourrait sans aucun doute l’être plus encore. Elle est là, toute l’ironie dans cette histoire de merde. Dans la bonne famille, il aurait été le plus heureux des gamins mais ça Saül ne le verra jamais et ne se l’avouera pas non plus ; il ne me l’avouera encore moins. Ses intérêts ont toujours passé avant ceux des autres, même de son fils par adoption, de son neveu qu’il a vu grandir chaque jour pendant vingt ans.

Ce n’est que son sourire qui me fait finalement peu à peu penser à autre chose et couplé à ses félicitations et son véritable enthousiasme à propos de l’enfant, il ne fait que me conforter un peu plus dans mon idée. Il sera un parfait idéal pour l’enfant, je n’en doute pas un seul instant. Entre nous deux, c’est lui qui joue à l’adulte et tente de me rassurer là où je ne cesse de douter sans pour autant pouvoir le montrer. J’ai élevé Noah comme s’il était mon fils alors que justement il ne le sera jamais ; je n’ai pas vu grandir Cosimo alors que justement il est mon fils avec qui je ne pourrai jamais rattraper le temps perdu. Tout a toujours été fait de travers et cet enfant à naître est enfin l’occasion pour nous d’être heureux, ensemble, sur la durée. Ginny et moi. Cosimo avec nous. Parrain, cousin, demi frère. Peu importe. Je sais que l’étiquette ne changera rien de l’attitude qu’il aura envers l’enfant, il sera lui aussi parfait.

Heureuse qu’il accepte aussi simplement et naturellement la proposition, je ne reviens pas dessus. J’imagine que mon sourire parle pour moi, il est bien trop fort pour que je n’arrive à le refreiner. Tu peux me donner ton avis ? J’ai l’impression qu’il manque quelques choses. Mes yeux dérivent de son visage à la toile derrière lui, elle qui n’était finalement qu’une excuse de plus pour passer du temps avec le garçon mais qui a pourtant toute son importance. “Si ça avait été moi, le verre aurait transpercé la toile pour donner du relief.” Comme la métaphore d’un coup de poignard dans le coeur, c’est là ma seule référence alors qu’en réalité tout est parfait dessiné et réalisé dans un coin de mon esprit en attendant patiemment que je teste l’idée en vrai. Un jour. “Mais ce n’est pas moi. J’aime beaucoup ce que tu as fait, tu as des idées originales.” Les compliments ne sont pas quelque chose que je sais inventer et il me connaît assez bien pour savoir que je pèse chacun de mes mots et choisit mes termes avec minutie. En réalité, je suis fier de lui. “Tu serais d’accord pour que je l’expose à la galerie ? Et si jamais il se vend, tu seras le premier informé.” J’esquisse un sourire en coin, celui du père à jamais fier de ce qu’entreprend la chair de sa chair.

Je hausse lentement les épaules. Je ne sais même pas pourquoi ça m'importe vraiment. C'est juste que j'essaye de le rendre fier sans pour autant vraiment penser que j'y arrive. Au fond, je ne sais même pas si j'y arriverais vraiment. Même en continuant les études. A voir.

- Je ne sais pas pourquoi, Auden. Je suppose que j'aimerai qu'il soit fier de moi. Et je sais très bien que ce que j'ai envie de faire ne va pas aller dans ce sens.

Mais c'est déprimant alors je préférerais passer sur un autre sujet. Et il m'offre ce sujet en me demandant à être le parrain de leurs enfants. Et j'avoue que ça me fait vraiment plaisir. Et je ne pouvais pas me permettre de dire non. Et j'avoue que je suis content de voir le sourire qui se se pose sur son visage. Je ne le vois pas souvent sourire autant et je suis fier si c'est moi qui ait provoqué ça. Par contre, pas question de l'envoyer à Le Rosey. C'est probablement la pire idée. Mais je sais qu'Auden, contrairement à Saul n'enverra pas son enfant à trois cents kilomètres. Même si, je ne peux pas en vouloir à papa de m'avoir envoyé dans les meilleurs écoles.
Je lui demande son avis sur la toile. Parce que j'ai l'impression qu'il manque quelques chose alors je lui demande simplement son avis d'expert. Je considère qu'il l'est de toute façon.

Transpercé la toile pour donner du relief. Je me tourne vers la toile. Il a raison. Ca aurait été une bonne chose à faire. Mais alors que j'allais bougé, il m'arrête rien qu'en disant que ce n'est pas lui. Mon sourire s’agrandit encore à ses mots. En réalité, ça me fait plaisir. Parce que c'est encore un sujet que je ne connais pas complètement et je ne cesserais pas d'en apprendre sur la peinture avant quelques temps. Alors, juste de voir que ça semble être bon pour Auden. Surtout pour Auden dont les compliments sont aussi rares qu'une éclipse.

- Tu penses ? Il me plait bien comme ça.

Mais de là à l'exposer dans la galerie ? Ce n'est pas assez bien pour ça. Pas du tout. Je hausse lentement les sourcils. Il se fiche de moi, non ? Si. Non ? Si. Je ne suis pas sûr de ce que je dois lui répondre, pour le coup. J'aimerai bien ! Ca me rendrait tellement fier. Je souris un peu plus et hoche rapidement la tête.

- Oui ! Même si je pense clairement que ça ne vaut pas ce que vous exposez déjà à l'origine mais.. Oui ! Bien sûr que je veux! Ce serait génial !

Je pense que si je ne me tenais pas, je serais prêt à sauter sur place comme un gosse. Mais je me contiens quand même pas mal. Je me rapproche de la toile et la détaille du regard. Je ne sais vraiment pas si ça mérite sa place là-bas. Mais je sais que si Auden le juge, alors je peux lui faire confiance. De toute façon, ce n'est pas comme s'il m'avait déjà menti depuis qu'il me donne ce type de cours. Je me tourne vers lui et ajoute finalement.

- Merci beaucoup Auden. Pour tout ce que tu fais. J'aime bien passer du temps avec toi. Et de tes conseils et de ton aide. Ca me fait du bien.

J'ai d'autres personnes autour de moi. C'est sûr. Je peux parler à Jack sans le moindre tabou. Mais c'est simple avec Auden. Parce qu'on a pas mal de point commun et c'est comme si c'était logique. Je relève les yeux vers l'horloge.

- Je t'ai pris pas mal de temps, déjà.