Je les avais pourtant pressenties les conséquences de mes non-dits. J’en avais par ailleurs discuté longuement avec Greg qui, de toute sa sagesse, avait enfoncé le clou dans la chape de bois du risque. Et, malgré tout, je me suis laissé surprendre comme de la bleusaille, ici même, à l’hôpital. Penaud et désemparé, je rêve d’un verre de whisky pour m’aider à ordonner mes idées. Sauf que les infirmières ne me lâchent pas d’une semelle à cause de mon addiction et sous recommandation du médecin. Il est formel : si je ne cesse de consommer de l’alcool comme s’il s’agissait d’eau minérale, je crèverai, à soixante ans, d’une cirrhose chopée durant la décennie précédente. Et, je n’en ai cure. Ça devrait m’inquiéter, mais c’est le cadet de mes soucis. Allongé dans ce lit inconfortable, je suis davantage tracassé par ma récente dispute avec Raelyn, dispute provoquée par l’arrivée inopinée de Sarah dans ce centre de soin. J’ai peur qu’elle ait signé un acte définitif de rupture. Je ne le supporterais pas ou, pour être tout à fait exact, pas dans ces conditions. Toute séparation ne peut être tolérée que dans l’éventualité où me pardonner ma duplicité soit impossible pour mon amante et, jusqu’ici, ça ne l’était pas réellement. Certes, je ne l’avais pas exclue, cette hypothèse. Nul doute qu’elle se sentira trahie et abandonnée de tous. Les secrets de Mitchell lui seront révélés. Le Club finira KO à mes pieds. Raelyn ne jouira plus de grand-chose, si ce n’est que j’aurai veillé à l’écarter du viseur de la justice. Mais, serait-ce suffisant pour fomenter des plans de confiance dans le cœur de ma maîtresse ? Ma délicatesse supplantera-t-elle le poids de mes faux-semblants ? Peut-être. Elle aura besoin de soutien, le mien et quoique dans un premier temps son orgueil lui refusera de saisir sa main, je prie pour que les sentiments braillent plus fort que sa fierté. Peut-être que si Sarah avait signé ces maudits papiers de divorce sans ajouter son grain de sel, j’aurais été moins ennemi que le contraire. À présent, je ne me fais plus grande illusion sur la suite de mon histoire avec Raelyn. Elle sera scénarisée par la rancœur elle-même et mon seul espoir de réconciliation tiendra au fil ténu de nos sentiments. Je les lis dans ses yeux lorsqu'elle me détaille. Ils se cachent derrière chacune de ses respirations et ils se déclinent dès lors que je la blesse, à contrecœur. Alors, j'y crois. Je ne me me jetterais pas aux lions pour vérifier l’hypothèse, mais je concède n’avoir aucune autre option à disposition que de mettre la machine en branle, de laver ma conscience et de venger ma fille. Je n’ai d'alternatives viables et différentes que d’appeler Olivia à l’aide.
Tandis que je compose son numéro de téléphone et lui intime – la prie – de venir me récupérer au plus vite, je rassemble mes maigres affaires abandonnées çà et là dans la pièce et je vide armoire et salle de bain. Mon bras cassé n’est rien contre ma volonté de tout arranger tant pour hier qu’aujourd’hui ou demain. Liv, elle a décroché au terme de la troisième tonalité et j’en ai poussé un profond soupir de soulagement. «Saint-Vincent Hospital. Chambre 368. Tu peux venir me chercher ? Il s’est passé quelque chose. Il faut qu’on discute… » Que tu me viennes en aide une fois de plus. Pourrais-je un jour prochain lui rendre le quart de ce qu’elle aura fait pour moi, cette amie sincère ? J’eus à peine le temps de finir ma phrase qu’elle me promit de se mettre en route dans l’immédiat. Mon timbre, mal contenu l’avait probablement alerté, mais ne le suis-je pas moi-même ? Ne suis-je pas également frustré d’avoir à négocier ma sortie avec le personnel soignant. Ma liberté ne m’appartient-elle donc pas ? Résolu, et malgré les protestations des docteurs, j’ai instamment demandé à remplir une décharge de responsabilité qu’ils m’ont cédé pour signature de mauvaise grâce. Moi, j’en fus aussi satisfait qu’inquiet et, l’appel de la boisson ne m’ayant pas quitté un instant, j’ai réclamé une mignonnette à mon acolyte. Je fumais une cigarette devant l’établissement quand elle m’a récupéré au milieu de la patientèle accro à la nicotine. J’ai grimpé dans la voiture avant qu’elle ne descende, mon bras gauche, plâtré, tenu en échappe contre mon torse. « Merci d’être venue. Et je sais, j'ai une sale gueule. » lui ai-je lancé en faisant fi de son expression horrifiée. Entre les hématomes et les cernes liés à mon insomnie, je me présume effrayant. « Ce n’est rien. Un type m’a grillé la priorité. Je n’ai pas pu l’éviter. » J’étais trop ivre, faute à mon épouse, mais cette explication-là, elle arrivera plus tard dans le récit. « Sarah, elle t'a téléphoné récemment ? Elle t'a dit qu'elle allait venir ? Parce qu'elle est pas seulement en route, elle est là. Elle n’en a pas fini avec moi. » Ni avec Rae, d’ailleurs. Elle est vindicative lorsqu’elle se sent menacée sur son terrain. « Elle ne veut plus signer les papiers du divorce. Elle m’a surpris avec Rae. Je présume que je ne dois pas te faire un dessin. » j’ai grimacé, mal à l’aise, redoutant cette ignoble remarque : je t’avais prévenu que ce n’était pas une bonne idée.
Olivia Marshall & @Amos Taylor ✻✻✻ L’air me manquait déjà en m’engageant dans l’allée au bout de laquelle siégeait l’hôpital et je serrais la mâchoire en laissant mon regard scruter le lieu qu’il connaissait pourtant par cœur, livide et froid malgré les rayons de soleil orangers s’échouant sur sa façade de chaux. Les nuages moutonneux s’éparpillant sans prévenir m’obligèrent à ralentir, aveuglée une seconde et, derrière mes paupières fermées, les images rediffusées de la journée de l’accident m’étreignirent sans pitié, un ralenti tyrannique réimposant même dans mon esprit les détails les plus futiles. Ceux-là aussi ne me quitteraient jamais, le jean brut que je portais, la veste kaki et sans fioritures mettant en valeur l’olive de mes iris, les chaussures … Je soupirais en remerciant le klaxon s’élevant devant moi de me tirer de mes songes et rouvris les yeux alors que la circulation reprenait, non sans mal. L’endroit faisait resurgir en moi les souvenirs les plus cruels et un présent guère plus glorieux. Je m’y rendais plus souvent que je ne l’aurais souhaité, obligation presque intrinsèque à l’exercice de mes fonctions, mais ne parvenais pas à m’y habituer malgré l’impression que je parvenais à donner aux yeux des autres. J’en ressortais, un peu plus marquée à chaque fois, emmenant avec moi une affliction de plus qu’il me fallait ensuite canaliser. Je m’efforçais de ne pas déjà ranger l’appel d’Amos dans cette dernière catégorie, m’entêtais à me rattacher à sa voix au bout du fil, éveillée et stable même si grave, même si affectée. Ça ne pouvait pas être si grave s’il le laissait sortir. Et je tentais de chasser ce que je connaissais de lui, son aheurtement à toute épreuve le rendant capable de s’opposer à ce que le bon sens lui suggérait pourtant, à ce que les médecins lui conseilleraient sûrement, le poussant à ne pas y prêter garde et à m’appeler tout de même. Je tentais réellement mais la vue de sa silhouette mal assurée et dépourvue d’un bras, en écharpe, semblait destinée à mettre à mal mes intentions et je me penchai vers le siège passager pour ouvrir la portière, anticipant ses difficultés à le faire de sa seul main valide tout occupée à tenir contre lui ses quelques maigres affaires.
L’instant d’après, mes yeux s’égaraient déjà sur son visage et ses pommettes congestionnées, sa peau tuméfiée sur laquelle je ne m’attardais pas, happée par ses expressions venant assombrir le tout. « Merci d’être venue. Et je sais, j'ai une sale gueule. » Je l’observai se redresser sans vigueur du fond de son siège, m’attendant à voir son bras fléchir sous l’effort à tout moment. Mais il n’en fit rien et je plissai les yeux, ravalant des mots qu’il avait prononcés à ma place, soulagée dans le fond car, malgré les hématomes, son teint n’avait rien de celles et ceux que la vie menaçait d’abandonner, au contraire. Il était alerte et renfermé, et si je ne m’expliquais pas encore le second, je me rattachais au premier. « Je croyais que tu n’aimais pas les hôpitaux. » Une touche d’humour sombre comme j’en faisais souvent usage, me rattachant plus qu’il n’en fallait au sarcasme comme onguent bienfaiteur de tous les maux du cœur, ayant appris il a pourtant longtemps qu’il n’en était rien. Qu’avait-il fait pour s’y retrouver, et dans cet état ? Je laissais le moteur vrombir, étouffant une question qui ne franchirait pas la barrière de mes lèvres, le laissant me fournir la réponse qu’il désirait. Pour commencer. « Ce n’est rien. Un type m’a grillé la priorité. Je n’ai pas pu l’éviter. » Et je ne le laissais pas voir mes phalanges se resserrant imperceptiblement autour du volant alors que j’en décrochais une de mes mains pour extirper du revers de la portière un paquet de cigarettes entamé que je lui lançai à la place, sans le regarder. Je songeais, une seconde, à l’absence de briquet dans la voiture, au paquet d’allumettes qu’il n’arriverait jamais à embraser sans l’aide de ses deux mains mais qu’importe, puisque tout cela n’était qu’une dérobade de ma part. Ce n’était pas la seule en outre, alors que mes cheveux retombaient déjà sur mon profil, couvrant ainsi l’expression taciturne, et peut-être un peu trop ébranlée, prenant possession de mes traits. J’étais pourtant toutes ces choses, et bien plus encore, à la simple pensée émergeant dans mon esprit, celle-là même provoquée avec détachement par Amos comme si cela pouvait se limiter à ça. C’est rien. Et pourtant, cela engourdissait chacun de mes sens d’imaginer perdre une personne de plus. De cette façon-ci.
Mais c’était rien, d’accord. Pour l’instant, tout du moins, car je lisais dans ses yeux quelque chose de plus, m’abstenant de nouveau de lui poser la moindre question, le laissant me révéler ce qu’il jugeait nécessaire. Pour lui, pas pour moi. « Sarah, elle t'a téléphoné récemment ? Elle t'a dit qu'elle allait venir ? Parce qu'elle est pas seulement en route, elle est là. Elle n’en a pas fini avec moi. » Je répondais déjà à la négative à sa première question d’un geste de tête lent et succinct, fronçant les sourcils à la suite de ses mots. J’étais consciente, pourtant, que ceux-ci ne me surprenaient pas. Que je les avais envisagés, il y a de cela plusieurs jours, que je lui en avais fait part également, soucieuse de ne pas le voir mis au pied du mur. Sarah n’avait guère laissé de place au doute lors de notre dernière conversation, prête à tout abandonner pour faire semblant de s’accrocher. Ainsi avait-elle décidé de venir jusqu’à lui puisque lui ne semblait plus le désirer. N’était-ce pas là le dernier sursaut d’un condamné ? Celui de leur mariage ? La réaction était vieille comme le monde, assimilable à la danse des restants et des abandonnés, une à trois temps mêlant orgueil, déchirement et dépit. L’alliance me paraissait incendiaire et le ton acerbe d’Amos ne paraissait pas désireux d’en atténuer le chatoiement. « Elle ne veut plus signer les papiers du divorce. Elle m’a surpris avec Rae. Je présume que je ne dois pas te faire un dessin. » Je ne répondis pas tout de suite, me contentant d’acquiescer silencieusement, le regard fixé sur la route, alors que je sentais le sien se poser sur moi, consciente de ce qu’il cherchait à lire, ce qu’il s’attendait à trouver et contre quoi semblait-il déjà se rebiffer : l’ébauche d’une satisfaction peut-être, ou d’un désabusement enorgueilli par le fait de l’avoir alerté à ma façon. Les deux ne seraient qu’imaginés par son esprit courroucé néanmoins. J’inspirai lentement avant de jeter un regard dans sa direction. Son teint affadi, ses joues creusées par l’insomnie, l’odeur des liquides physiologiques et des substances injectables. Je réalisais les tourments de celui que je ne désirais pas voir souffrir, effleurant son accablement sans désirer un seul instant rajouter à ce dernier. « C’est grave à quel point ? » me contentai-je de demander en soupirant presque, laissant ces quelques mots englober le tout alors que mon regard en faisait de même avec sa silhouette, son plâtre, ses hématomes. Sa santé, avant tout. Mais le reste également qui semblait le tirailler bien plus que son seul état. Les dégâts que Sarah avait su provoquer dans ses desseins, dans sa relation que je n’affectionnais pas non plus mais que je m’étais résignée à respecter pour être là pour lui il y a quelques temps déjà. Je bifurquai à l’angle au bout de l’avenue, empruntant la direction de Bayside alors que je m’enquis, par soucis de précaution. « Sarah sait pour le bateau ? » Pouvais-je nous y emmener sans prendre le risque de tomber face à elle, rejouant une scène que je n’avais pas de mal à imaginer et à laquelle je ne souhaitais exposer ni lui de nouveau, ni moi à une moindre mesure.
Je perçois la tentative d’humour dans sa boutade. Je présume d’ailleurs qu’il s’agit surtout d’une tentative pour alléger l’atmosphère et peut-être même ses angoisses. Je ne suis pas dupe. Je sais que les circonstances de mon hospitalisation ont réveillé en elle les douleurs de plaie non cicatrisées. Je sais que durant le trajet qui l’a éloignée de ses occupations pour me récupérer au pied de cet hôpital, elle a redouté ce qu’elle trouverait une fois qu’elle m’aurait enfin sous les yeux. En soi, je m’en sors pas mal, moi. J’ai eu plus de chance que June. J’ai eu plus de chance que nombre des usagers de la route qui succombe à cause de l’imprudence d’un chauffard. Mais, je l’ai été aussi, inconséquent, et tandis que je prends place sur le siège passager, je me sens soudainement coupable d’avoir pris la route en étant ivre, coupable de l’avoir appelée à l’aide, elle, malgré l’afflux de souvenirs qui en découleraient forcément. Sans doute est-ce pour cette raison que j’ai de suite allégué une allusion à ma mine défaite. Elle l’est doublement d’ailleurs : tordue par les ecchymoses et marquée par la crainte d’avoir tari ma source vive. Sans doute est-ce également pour cette raison que j’ai tenté l’humour : « Tu me déçois, Marshall. Je pensais que tu me connaissais mieux que ça. » J’ai oublié l’idée de ponctuer par un sourire ou un clin d’œil l’assertion. J’ai déjà bien assez mal de m’être contorsionné pour me faxer sur le siège passager et, par réflexe, je soutiens mon flanc d’une accolade symbolique. Ça ne soulage pas, mais je me berce de l’illusion du contraire. Je profite d’avoir le droit de laisser s’exprimer ma douleur, car face à Liv, c’est autorisé. Face à Liv, c’est naturel, ça n’a rien de comparable à de la faiblesse. Pourrais-je en faire ou en dire autant d’ici quelques heures ? Lorsque je poireauterai sur le pas de la porte de Raelyn. J’en doute. J’aurais trop peur qu’elle m’accuse d’en faire des tonnes pour l’attendre ou qu’elle m’entrevoit désormais comme un homme sans honneur et dépourvu de dignité. J’assume à peine d’être un lâche à ses yeux – ce que je fus par ailleurs – et j’aimerais autant ne pas charger la mule d’autres adjectifs dépréciatifs ou péjoratifs. Il ne faudrait pas grand-chose à sa fierté et à sa rage pour statuer en ma défaveur et je ne tirerai pas le diable par la queue. Pas cette fois. Pas aujourd’hui. Pas de suite. De préférence jamais et c’est tout l’enjeu dissimulé par mes SOS. « Grave au point que les infirmières ont jeté Sarah à la porte de ma chambre et que depuis, je n’ai plus de nouvelles. Ça fait 48 heures. Un peu plus. » Dois-je préciser que ça ne présage rien de bon ? Qu’elle est froissée dans son ego par mon comportement puisque ce n’est pas elle que j’ai choisi de retenir ? C’est vain ! Elle s’est, mon amie.
Elle sait qu’à ce stade je me moque des émotions de Sarah. C’était tout l’objet de notre dernière – unique ? – dispute. Elle se doute que toutes mes pensées convergent vers une seule personne : Raelyn. Elle, je m’en veux de l’avoir blessée. Je m’en veux au point d’ajouter d’une voix trahissant la panique : « Grave au point que Rae m’a demandé de ne plus la contacter. » Même si je n’ai que faire des avertissements non réitérés. Dans l’ascenseur, elle n’a rien dit. Son regard m’a brisé le cœur, mais les mots n’ont pas quitté la barrière de ses lèvres. « Grave au point qu’elle ne répond ni à mes messages ni à mes appels. » Alors qu’elle pourrait tapisser les murs de son loft avec des pétales de roses, roses que je lui ai fait livrer. « Grave au point que je remette tout en question, Liv. Absolument tout. » ai-je conclu en la suppliant du regard d’entendre, de ne pas juger, de ne pas se fermer à l’envie de me proposer une solution, d’être indulgente et d’accepter que Raelyn n’est pas une passade ou une aventure sexuelle. « Merci pour les clopes » fut mes derniers mots alors que je récupère sur mes jambes le paquet qu’elle m’a lancé. « Je suis nerveux ? Le message, c’est que je dois me calmer ? » J’en serais à peine surpris et, cette fois, ma voix est brièvement plus rieuse. La nicotine me fait du bien et un verre terminerait de m’approcher de la vision du paradis. « Tu n’as pas une mignonnette d’alcool ou une flasque quelque part par hasard ? » N’importe lequel ferait l’affaire et il me revient en mémoire les conseils du médecins, conseils teintés de menace. Si ce n’était pas elle, j’aurais eu honte de formuler à voix haute cette requête évocatrice de mon addiction. «A priori, elle ne sait rien, on peut aller. C’est sécurisé normalement, mais on va avancer prudemment. » Je n’ai pas envie de tomber nez à nez avec ma harpie. Je maintiens que le peu d’énergie qu’il me reste sera consacré à nous sauver, Rae et moi. « Si elle apprend ce que je fabrique, je vais la perdre pour de bon. » ai-je accouché le timbre plus faible, mais résolu. « Et je ne peux pas l’envisager. Je ne veux pas non plus prendre le risque qu’elle ait des ennuis à cause de moi. » La confession est tombée aussi lourdement dans l’eau d’une rivière trop calme. Nul doute qu’elle fera des émules.
Olivia Marshall & @Amos Taylor ✻✻✻ Un type m’a grillé la priorité. Et je n’avais rien dit, pour l’instant. Je choisissais de ne pas le faire mais n’avais pu m’empêcher d’inspirer légèrement tandis que mes pensées s’emmêlaient dans les vapes de mon esprit, refusant de se soumettre aux mirages d’Amos. Je ne condamnais pas les simplifications, je n’étais pas en mesure de le faire. Mais je savais reconnaître les mensonges se cachant derrière ces approximations et oublis. Sans doute un type était-il partie prenante de l’accident en question. Sans doute l’alcool coulant dans les veines d’Amos s’était-il chargé du reste, annihilant ses réflexes et aggravant une situation ayant pu être évitée. Je le devinais sans qu’il n’ait besoin de me le dire, sans qu’il n’essaie non plus de me convaincre du contraire car il ne nous servait plus à rien de faire semblant. Nous n’aimions pas cela en outre, puisque l’autre remarquait immédiatement désormais la fausseté, même celle uniquement destinée à nous protéger. Les autres de toute façon, les mensonges pour tromper ou porter préjudice, n’existaient pas dans notre dynamique. « Tu me déçois, Marshall. Je pensais que tu me connaissais mieux que ça. » Un mince sourire vint se dessiner sur mes lèvres en entendant son sarcasme, rauque et faible, mais un sarcasme tout de même en réponse au mien. Ce dernier n’empêchait pas la douleur de marquer ses traits mais je ne m’y attardai pas, l’autorisant ainsi à abandonner toutes tentatives de garder bonne figure en ma présence. J’avais suffisamment été témoin de côtes cassées au cours de ma carrière pour deviner le mal dont il souffrait en silence. Combien en avait-il brisé lors du choc ? Plusieurs à n’en pas douter. Son teint gagnait en pâleur à chacun de ses mouvements et je connaissais sa résistance à la douleur pour l’avoir vu la repousser à maintes reprises lors de nos années sur le terrain : ce qu’il laissait paraître n’était qu’une infime partie de ce qui secouait réellement son corps malmené. « Grave au point que les infirmières ont jeté Sarah à la porte de ma chambre et que depuis, je n’ai plus de nouvelles. Ça fait 48 heures. Un peu plus. » Je fronçai les sourcils cette fois-ci et tournai la tête dans sa direction en l’interrompant : « Ça fait deux jours que t’es à l’hôpital et tu ne me préviens que maintenant ? » Qu’avais-je fait durant ces dernières quarante-huit heures pouvant justifier mon manque d’inquiétude quant à son silence ? Cela ne servait à rien de chercher. Je savais, dans le fond, ne rien trouver de suffisamment légitime pour excuser mon ignorance. Les activités d’Amos étaient susceptibles de le mettre en danger, à tout instant. Et si je me souvenais lui avoir envoyé un message la veille, son absence de réponse aurait dû m’alerter plus tôt.
Ce n’était pas ce qui le tracassait pourtant, ni ce qui déformait son visage sous le joug d’une panique inhabituelle. Son accident paraissait être le dernier de ses soucis lorsqu’il demeurait le premier des miens sur l’instant. Sarah n’était plus en capacité non plus de le toucher à ce point. « Grave au point que Rae m’a demandé de ne plus la contacter. Grave au point qu’elle ne répond ni à mes messages ni à mes appels. » C’était ça le problème. Celui qui semblait le tourmenter plus que je ne pouvais le comprendre. Celui qui n’éveilla pas en moi pourtant la moindre surprise car je l’avais pressenti. Je sondais mon esprit à la recherche d’une peine quelconque à l’égard de celle qui bénéficiait, de sa bouche, d’un surnom affectueux mais aucune ne me vint. Je pouvais deviner néanmoins sa fierté de femme blessée car toutes se ressemblaient dans ces situations, comprendre son repli pour ne plus avoir à faire face à l’homme qui lui avait menti. Mais ma peine ne lui était pas réservée, non, tout entière destinée à celui qui se tordait sur mon siège passager, peu importe ses torts. Je le devinais se les accorder sans ciller, sans même tenter de lutter et de s’octroyer toutes les circonstances atténuantes affleurant pourtant dans mon esprit. « Grave au point que je remette tout en question, Liv. Absolument tout. » Son regard n’eut aucun de mal à attraper le mien cette fois-ci alors que je le déviais de la route brièvement à l’entente de ces mots. Il n’en dirait aucun de plus sur l’instant mais ma mâchoire se serrait déjà imperceptiblement car il n’en avait pas besoin. Son visage se chargeait de narrer ce qu’il réprimait encore derrière ses lèvres. « Merci pour les clopes. » Il atténuait le tout, se rangeait derrière la familiarité de nos addictions respectives. « Je suis nerveux ? Le message, c’est que je dois me calmer ? » Je haussai les sourcils instinctivement, accueillant sa légèreté avec tout autant de désinvolture tandis que je délaissai le volant une seconde, le temps de couvrir la flamme d’une allumette dans laquelle je plongeai l’extrémité de ma cigarette, lui tendant ensuite pour qu’il en fasse de même avant de l’éteindre. « Toi comme moi, ça nous fera pas de mal. » lui accordai-je enfin dans un sourire vague car enfumé, ouvrant la fenêtre pour laisser mon bras s’y reposer. « Tu n’as pas une mignonnette d’alcool ou une flasque quelque part par hasard ? » Bien entendu. Amos avait les yeux fatigués mais j’y notais la lueur d’espoir éclairant le gris de ses iris, comme si la perspective de reprendre ses mauvaises habitudes l’aidait à se convaincre qu’il s’en était sorti, finalement. Bien vivant malgré la douleur, prêt à enivrer la physique pour écouter celle du cœur, plus présente, plus pressante. « J’ai une tête à garder ça dans ma voiture ? » L’offense n’était pas prise mais feinte, peut-être pas suffisamment bien pour quelqu’un me connaissant aussi bien désormais, moi et mes travers. « C’est ce que je réponds à quiconque voudrait piocher dans ma réserve des mauvais jours. » haussai-je alors les épaules en désignant d’un signe de tête la boite à gants devant lui. « Mais je veux bien croire que tu sois en plein dans l’un de ceux-là alors … » Alors j’attendrai avant de lui confier ce qui me brûlait la langue. Le rhum s’y trouvant suffirait à combler ses attentes, je n’en doutais pas. Et j’éteignais de mon côté les inquiétudes demeurant sur mon cœur pour ne pas verser dans ce que je n’étais pas encore prête à assumer : l’hypocrisie de lui suggérer la prudence ou la modération.
« A priori, elle ne sait rien, on peut aller. C’est sécurisé normalement, mais on va avancer prudemment. » Déjà, je m’engageai dans la direction convenue sans pouvoir m’empêcher, néanmoins, de le reprendre : « Ce n’est pas Sarah qui m’inquiète. » Elle ne l’avait jamais fait, malgré l’affection que je lui avais un jour portée. Le fait qu’elle parvienne, par contre, à l’atteindre à ce point me rendait ombrageuse. Car elle y était parvenue, quoiqu’il en dise. En touchant à ce qu’il désirait préserver plus que ses ambitions de vengeance apparemment : sa relation. « Si elle apprend ce que je fabrique, je vais la perdre pour de bon. Et je ne peux pas l’envisager. Je ne veux pas non plus prendre le risque qu’elle ait des ennuis à cause de moi. » Les cendres de ma cigarette s’élevèrent dans les airs alors que l’allure de la voiture ralentissait. Quelques secondes s’écoulèrent de nouveau avant que je ne laisse échapper un soupir en finissant par nous arrêter totalement sur le côté. L’instant d’après, je me tournai sur mon siège pour lui faire face, cherchant son regard pour l’y ancrer, comme s’il suffisait de cela pour l’extirper des tourments dans lesquels il semblait se noyer, comme si tout avait déjà été aussi simple un jour. « Ça a toujours été le cas, tu le savais …. Qu’est-ce qui a changé ? Sarah ? » Je balayai la supposition moi-même en fronçant les sourcils. « Elle ne sera qu’un détail lorsque le reste explosera. » Son infiltration, sa trahison. Tous ces mensonges au profit d’un plus grand dessein que je n’avais pas besoin de lui rappeler, ce dernier l’ayant maintenu en vie jusqu’à maintenant. Des risques plus grands avaient été pris, des parjures plus accablants que celui d’un mariage supposément dissolu. « Alors, qu’est-ce que tu me dis exactement ? Que tu serais prêt à abandonner, pour elle ? » Qu’il n’était pas prêt à assumer ce qui se profilait ? Si le jugement ne colorait pas les teintes de ma voix, l’accusation aussi manquait à l’appel mais je ne cachais pas ma perplexité. « Ce serait ta décision et uniquement la tienne. Mais ne te précipite pas. Rien de bon ne sortira de l’urgence et la peur. » Car c’était cette dernière qui l’empoignait aujourd’hui, je savais la reconnaître, la devinais tétaniser son esprit et le forcer à tout remettre en question. Je secouai lentement la tête en repensant à ses termes. « Laisse-nous le temps d’arriver. Et on trouvera, Amos. » laissai-je finalement échapper, une promesse à demi-formulée dissimulée dans ce on que je lui rappelais et qui n’avait pas changé, qui n’avait pas à le faire s’il n’en décidait pas autrement.
Je n’essaie pas tant de lui cacher les circonstances de mon accident sous prétexte que j’ai honte d’avoir dans les veines plus de liqueur de sang. Jamais je ne me suis encombré d'une grande pudeur face à Liv, moins encore à propos de mes tendances à lever le coude, d’abord pour éteindre la culpabilité pour finalement, ne plus chercher de raisons justifiant l’habitude. Je les tais parce que je crains de réveiller en elle de mauvais souvenirs. Je ne peux oublier comment sa fille lui fut arrachée. Je refuse également de négliger que le temps ne suffit pas à panser sa blessure. Dès lors, je verse dans la coupe de son sarcasme un peu du mien pour mieux feindre que tout est son contrôle quand toutes ces nouvelles habitudes qui me font tant de bien semblent pourtant partir à vau-l’eau. Bien sûr, je pourrais investir ses réalités du rôle de l’excuse pour mon silence, mais elles seraient bidon. Si j’ai fait le choix de la prévenir de mon hospitalisation deux jours après les faits, ce dernier est purement égoïste. Sa place aurait été auprès de moi cependant. Il y en a toujours une pour Liv dans ma vie et je maintiens qu’elle demeure à mes yeux un soutien indéfectible. Sauf qu’entre sa relation avec Raelyn et ma couverture, je n’ai pas eu le loisir de décliner un éventail d’options sur laquelle tabler. La seule viable était le silence et je mentirais si je prétendais ne pas être déçu de son effarement. « Liv. Évidemment que je te préviens que maintenant. Et pourquoi, ton avis ? » Ma liaison de couple - car c’est bien ce que mon amante et moi sommes devenus avec le temps - elle persiste à la ranger au placard, à l’ignorer, à agir comme s’il s’agissait d’une lubie qui me passera tôt ou tard. Elle s’emploie encore à nier l’existence d’une évidence qui ne prendra forme, derrière ses œillères, que si je la définis à l’aide de mots. Je mettrais ma main à couper qu’elle avancera l’argument de ma vengeance, mais si elle savait. Si elle savait que j’y crois de moins en moins ? Qu’à mesure que j’ai foi en un avenir entre Rae et moi, la première me devient moins indispensable que la seconde de jour en jour ? Et ne mérite-t-elle pas de l’apprendre dans le fond ? Bien sûr. C’est la leçon que j’ai tirée de notre dernière dispute : les non-dits dans notre amitié n’ont de sens qu’en rapport avec la perte de nos filles. Le reste, à savoir son mariage et mes acoquinements, se doit d’être enluminé d’honnêteté. Alors tant pis, si je la déçois. Tant pis si je lui fais de la peine. Tant pis si je tiens lieu à ses yeux, dorénavant, de lâche ou d’homme sensible. Je ne peux pas lutter contre ce que je ressens. J’ai combattu, vaillamment, et, quoique j’aie rendu les armes, je ne regrette rien, hormis peut-être d’avoir été trop con pour mettre à profit ce que j’appris de la conductrice au profit de mon histoire d’amour. La vérité. Il n’y a qu’elle qui vaille et, tandis que j’apprivoise cette idée, alors que je me lance dans le récit décousu de ce qui m’agite, je me rappelle toutes les conséquences de ce dont j’ai pris la mesure durant quarante-huit heures : si je mens encore, je la perdrai, Raelyn. Je la perdrai sans plus nourrir le moindre espoir de nous réparer.
Et elle s’est décomposée. J’ignore si elle a réalisé l’étendue de mes sentiments ou si l’attitude de Sarah l’a horrifiée – quoique : je serais naïf d’imaginer qu’elle n’ait pour elle aucune compassion – mais elle a blêmi au point d’allumer une cigarette et de me confier la carte vers les trésors d’alcool qu’elle planque dans sa bagnole. « J’ai une tête à ne pas en cacher dans la mienne ? » lui ai-je d’ailleurs répliqué, qu’elle évite de me prendre pour un imbécile sous couvert de l’humour puisque ses addictions sont aussi les miennes. Whisky, Rhum ne sont que des appellations. Nos préférences divergent et ne s’expriment qu’au-delà de l’urgence et, sur l’heure, nous en vivons une, une qui induit que je ne ferai pas la fine bouche. Je l’ai aussitôt remerciée d’ailleurs et cette gorgée, longue, brûlant de mon œsophage jusqu’à mon estomac, m’a bercé de l’illusion d’être moins dépossédé que je ne l’ai présumé il y a moins d’un quart d’heure. « Un mauvais jour ? Laisse-moi rire. Je m’apprête à vivre une petite promenade de santé là. Je me sens tout à fait armé physiquement pour camper devant sa porte pour qu’elle m’écoute. » Mon discours pue l’ironie et sans doute lui a-t-il donné l’impulsion, à Liv, de ranger le véhicule sur le bas-côté de la route. Il est des conversations qui méritent d’être conduites entre quatre yeux. Vraisemblablement, nous en sommes là. L’heure de la question franche, qui en sous-entend pourtant mille autres, sonne le glas de ma pudeur. « Elle y contribue, parce que je n’ai rien dit. Je ne sais pas pourquoi. Parce que j’ai dû croire que c’était une formalité. » Je secoue la tête, troublé par ma propre connerie, agacé surtout. « Ce que je dois à Sarah, c’est que j’ai une idée de ça donnera si je bousille son monde. » Celui de Rae, cela va sans dire. « Elle va me détester et, aujourd’hui, ce n’est pas ce que je veux. Ce n’est plus ce que je veux. Il y a six mois, je ne dis pas, mais là… Mon mariage est un détail. Mais, Raelyn, est tout sauf ça pour moi, Olivia.» l’ai-je interpellée, par son prénom, et ça n’a rien d’anodin. « Eh oui, c’est ce que je suis en train de dire, oui. Et je ne suis pas paniqué. Je n’ai pas peur. Enfin, si, mais j’y ai réfléchi, posément déjà. Même si j’allais au bout, je vais l’entraîner avec Michell et ça, ce n’est pas acceptable pour moi. Tu comprends ? » Je n’en doute pas, pas une seconde, et tandis qu’elle redémarre, moi, je ne lâche pas l’affaire. « Trouver quoi ? Des solutions ? Il n’y en a pas. Si je fais tomber l’un, j’entraîne l’autre avec. Je pourrais tout aussi bien le tuer et quoi ? Je vais te demander de me servir d’alibi ? Jusqu’où on va aller quand on sait que… que ça ne me la ramènera pas ? » ai-je chuchoté sur la fin de la phrase, assez ému que pour fixer le décor défilant derrière la vitre passager. « Elle le mérite pourtant. » D’être en paix dans la mort, mon enfant, mais pour quel sacrifice pour moi ? « Je sais que ça peut te sembler complètement dingue. Je crois même que ça l’est. Mais… Raelyn est… » Et j’ai soupiré avant de m’enfermer dans le silence jusqu’à la marina pour finalement ajoute : « Je n’ai pas de solutions. Je dois choisir et choisir c’est renoncer. »
Olivia Marshall & @Amos Taylor ✻✻✻ « Liv. Évidemment que je te préviens que maintenant. Et pourquoi, ton avis ? » Une contestation, un murmure, une confiance - la sienne apparemment - consumée comme une cigarette qui tardait à venir. Je secouais lentement la tête en fronçant les sourcils car les réponses qui lui semblaient évidentes ne suffisaient pas à appuyer sa décision, n’étaient pas celles que je m’étais attendue à recevoir, le regret et les reproches décelés dans son allusion s’attaquant à mon esprit comme une infection que l’on ne parvenait décidément pas à endiguer. « Je ne sais pas pourquoi. » répliquai-je en haussant les épaules en forçant ma perplexité. « Me prévenir n’implique pas que je me précipite à l’hôpital au risque de griller ta couverture, j’y tiens autant que toi. » Et je le pensais, une nouvelle fois, me tenir en plus haute estime que cela, m’épargnant sa volonté de me maintenir dans le secret par crainte des réactions inconsidérées pouvant être les miennes, celles dont je n’avais pourtant pas eu le souvenir d’avoir fait usage aujourd’hui comme hier sans que je ne ressente pourtant la moindre envie de m’engager sur cette voie obstruée. « Peu importe. » finis-je par statuer en un souffle avant d’empoisonner le mien des effluves de tabac lénifiantes. J’expirais à peine, consciente de la lassitude avec laquelle je prononçais ses simples mots, consciente également qu’il ne lui en faudrait pas plus pour retrouver une part de cette expression amère logée au sein de mon regard malgré mon adresse certaine à en dissimuler la moindre nuance, tenant à ma placidité comme je tenais à ma nicotine. La chose était moins aisée lorsque nous l’avions depuis longtemps abandonnée en notre présence mutuelle, l’exercice beaucoup plus ardu de replacer un masque sur un visage lorsque l’autre avait déjà tout découvert.
J’y tenais tout de même, prête à lui révéler également l’emplacement du vice que nous partagions et auquel il serait le seul à s’adonner, pour l’instant. « Un mauvais jour ? Laisse-moi rire. Je m’apprête à vivre une petite promenade de santé là. Je me sens tout à fait armé physiquement pour camper devant sa porte pour qu’elle m’écoute. » Il essayait, pourtant, de cacher aux commissures de ses lèvres l’amertume de son ironie mais je ne pus que plisser les yeux face aux deux sillons s’y logeant jusqu’à ne plus former qu’un rictus, comme deux traits de scalpels apposés par une main ferme et sans pitié, celle s’étant abattue derrière sa nuque sans qu’il ne s’y attende. Celle revêtant le visage pourtant doux et délicat de son ex-épouse. « Elle y contribue, parce que je n’ai rien dit. Je ne sais pas pourquoi. Parce que j’ai dû croire que c’était une formalité. » se fustigea-t-il de nouveau une fois la voiture arrêtée aux abords de l’avenue. « Parce que ton mariage était terminé et qu’il y a des choses sur lesquelles on ne pense pas avoir besoin de revenir. » Peu importe à quel point cela se révélait-il faux et crédule par la suite. Nous y tenions, sur l’instant, à l’oubli comme seul remède. Peu importe à quel point nous pouvions les négliger, ces choses supposément révolues, jusqu’à les désapprendre, ballotées dans le grand désordre de la mémoire, réduites à l’approximation ou à l’exclusion totale dans cet entassement d’images passées et de sensations confuses. Peu importe, pensions-nous, jusqu’à ce que ces vérités laissées au bord de l’oubli ne décident de refaire surface, se révélant intactes comme au premier jour, décidées à nous ouvrir les yeux comme le ventre sur leur impact silencieux, à notre insu, durant tout ce temps et celui à suivre. « Elle va me détester et, aujourd’hui, ce n’est pas ce que je veux. Ce n’est plus ce que je veux. Il y a six mois, je ne dis pas, mais là… Mon mariage est un détail. Mais, Raelyn, est tout sauf ça pour moi, Olivia. » Les intonations qu’il mit dans mon prénom firent écho un instant, balayées par le vent au-travers de la fenêtre entrouverte avant de venir s’échouer à mes oreilles, m’intimant au silence. Je ne me souvenais pas de la fois dernière où il l’avait utilisé avec autant d’emphase, autant d’ébranlement.
« Eh oui, c’est ce que je suis en train de dire, oui. Et je ne suis pas paniqué. Je n’ai pas peur. » J’arquai un sourcil en oubliant de cendrer la cigarette maintenue en équilibre entre deux de mes doigts. Je ne le croyais pas sur ce point, ne voulais pas avoir à le faire. Quoiqu’il en dise, la peur suintait dès lors que la perte de tout ce que nous avions entrepris ou construit au cours des derniers mois survenait. Je la soupçonnais chez lui aussi, surgissant car il se rendait compte ne pas vouloir désirer retirer la flèche de ce qu’il considérait aujourd’hui comme étant une trahison, peu importe la douleur qu’elle lui causait, une infiltration enfoncée trop profondément. Effrayé désormais, oui, du vide capable de prendre sa place lorsqu’il s’agirait de l’extraire. « Enfin, si, mais j’y ai réfléchi, posément déjà. Même si j’allais au bout, je vais l’entraîner avec Michell et ça, ce n’est pas acceptable pour moi. Tu comprends ? » Il n’attendait pas de réponse réelle de ma part et je laissais le soin au moteur redémarrant de ponctuer mes paroles, l’intimant à la patience puisque celle-ci avait été maîtresse dans les liens enserrés jusqu’à aujourd’hui. Je comprenais. Vraiment ? Je comprenais que l’on ne partait pas avec honneur lorsque l’on s’engageait sur ce genre de pentes trop glissantes pour y maintenir un quelconque équilibre. Je comprenais que la seule manière d’en ressortir victorieux était celle de se laisser gagner en acceptant de se dessécher lentement, regardant les visages de ceux qui avaient cru nous connaître se tordre de mépris face à la confiance qu’ils nous avaient accordés et que l’on ne méritait pas. Souffrir de nous voir ainsi. Nourrir une peine sans précédent pour l’égoïsme dont nous avions fait preuve. J’avais mené des combats, oui, me permettant de comprendre cela. Pas le sien néanmoins, me gardant ainsi de lui révéler ce qu’il me savait déjà penser. Je tirai de nouveau sur la cigarette avant d’accélérer en direction du port. « Trouver quoi ? Des solutions ? Il n’y en a pas. Si je fais tomber l’un, j’entraîne l’autre avec. Je pourrais tout aussi bien le tuer et quoi ? Je vais te demander de me servir d’alibi ? Jusqu’où on va aller quand on sait que… que ça ne me la ramènera pas ? » Je mentirais si j’affirmais ne pas avoir déjà pensé, au creux d’une nuit sombre et dénuée d’espoir, à l’issue qu’il évoquait ici. Je feindrais également ne pas ressentir d’allègement à l’entente de son ton ne laissant aucune place à sa considération. Cela ne suffisait pas pourtant pour finir de soulager lorsqu’à la place, il me donnait à voir son teint livide et ses joues creusées par la peine que ses mots lui infligeaient. « Elle le mérite pourtant. » Je réalisais la sienne comme si elle était la mienne, et sans doute l’était-elle lorsqu’il me semblait possible d’effleurer ses tourments derrière ses cils pourtant détournés. « Je sais que ça peut te sembler complètement dingue. Je crois même que ça l’est. Mais… Raelyn est… » Il ne terminerait pas sa phrase, je n’avais pas besoin de l’entendre retenir ses mots pour le savoir avant même qu’il ne s’y résigne. Il ne les terminait plus, désormais. Je levai le pied lorsqu’au-dessus de la voiture, se manifestèrent les premiers goélands, déployant leurs lourdes ailes en un signe annonciateur de notre arrivée imminente. « Je n’ai pas de solutions. Je dois choisir et choisir c’est renoncer. »
Et maintenant, Amos ? Je gardais le silence en arrêtant le moteur, tirant de nouveau sur ma tige de goudron pour étouffer mon propre soupir. Je n’avais plus qu’à approuver, respectant un choix différent, une reddition non partagée. « D’accord. » statuai-je finalement à voix basse avant de rejoindre l’air iodé, les portes de la voiture se refermant en un écho similaire, me permettant de me retourner dans sa direction en laissant mes bras s’entrouvrir en un mouvement faussement désinvolte. « D’accord, qu’est-ce que tu veux que je te dise d’autre ? » S’attendait-il à une confrontation nouvelle, une envie de ma part d’insister, le convaincre à la vendetta comme l’on tisonnait un feu menaçant de s’éteindre ? Ma colère n’avait pas à être la sienne, je ne lui avais jamais souhaitée. Quelques pas sur le ponton me suffirent à m’arrêter, me retournant pour lui faire face, le calme assuré sur chacun de mes traits. « Si tu veux arrêter, tu arrêtes. C’est ton combat, ça a toujours été le tien, j’étais là pour t’aider, uniquement. » Je savais ce qui le tourmentait, ce qui l’écorchait sans parvenir à empêcher la fêlure de sa voix au moment de l’évoquer. « Pas à honorer Sofia parce qu’elle n’avait pas besoin de ça pour savoir que tu l’aimais, que tu étais prêt à tout pour elle et qu’elle pouvait s’en aller, en paix, avec cette seule certitude. » lui soufflai-je sans douter un seul instant de la vérité se perdant dans les courants marins, à quelques mètres de son bateau. « Pour toi parce que je sais ce que c’est que de se sentir impuissant jusque dans leur absence et que si tu avais là le moyen d’y remédier, même un peu, je t’accompagnais. » Comme il l’avait fait, pour moi. « Je le ferai encore si tu décides d’arrêter là, sans que ça n’entame en rien ce que je pense de toi, tu le sais. » Mais peut-être l’ignorait-il, cela. Peut-être m’imaginait-il capable de juger son renoncement à perpétuer une promesse devenue éreintante. « Ça ne veut pas dire que je comprends, ni que je sois sûre que c’est bien là ce que tu veux mais … » Là encore, je haussai les épaules en plissant les yeux. Comment le pourrais-je, semblais-je lui dire. « Tu t’attends à ce que je comprenne ce qui te lie à cette femme, à ce que je me sente concernée autant que toi de ce qu’il pourrait bien lui arriver mais tu n’arrives même pas à en parler. » Comment lorsque nos confidences ne ressemblaient plus à ce qu’elles étaient autrefois, nous racontant désormais presque tout, laissant dans ce presque ce qui semblait réellement l’animer.
Si elle ne sait pas, mille justifications me viennent à l’esprit dont deux plus prégnantes que toutes les autres. La première découle des circonstances de mon hospitalisation. Téléphoner à Liv et lui rapporter que j’ai été victime d’un accident de voiture auraient réveillé en elle des blessures profondes, béantes, que le temps n’a pas suffit à panser, pas même un peu. Etait-il donc idiot d’envisager qu’elle aurait rappliqué sur le champ ? Qu’elle se serait précipitée à mon chevet afin de s’assurer que je survivrais à mon inconscience et à la distraction de la partie adverse ? Que serait-il advenu si, par malchance – et c’est le fruit de ma seconde déduction - elle était tombée nez à nez avec une Raelyn soucieuse de renouer le contact, une Raelyn dénuée de toute envie de me fuir ? «Je sais que tu y tiens, mais… je suis pas tombé d’une échelle, Liv. N’essaie pas de me faire croire que tu ne serais pas morte d’inquiétude au moins dix fois sur ces quarante-huit heures. » me suis-je expliqué, sûr de moi, quoique fourbu par la douleur de mes côtes. Elle me tend et force est d’admettre que je n’ai aucune envie de me prendre la tête avec la conductrice. Je l’aime, de tout mon cœur, comme une sœur, celle que je n’ai jamais eue. Mais, je choisis de préserver mon énergie à une autre quête, une qui consiste à requérir des excuses auprès de mon amante puisque cette dernière n’est pas dévouée à me pardonner d’emblée mes erreurs. Ce privilège n’existe que pour Liv et moi. La preuve étant, je relate les faits qui m’ont accablé ces derniers jours et elle me trouve des circonstances atténuantes auxquelles j’acquiesce faiblement. J'aime son effort pour défalquer ma culpabilité de mon équation quand je suis nerveux au point de tirer sur ma cigarette presque frénétiquement. Je ne fume pas, je dragonne, profitant peu des bienfaits de la nicotine finalement. Je jouis à peine de l’air chaud qui s’engouffre par la fenêtre ouverte. Je me suis senti prisonnier dans cette chambre aseptisée. J’ai rêvé de la quitter et j’ai opté pour la signature d’une décharge. J’ai aussitôt présumé qu’une fois à l’extérieur je me goinfrerais de la sensation de cette brise automnale caressant mes joues. Or, ça n’a que peu d’importance. A l’arrêt, tandis que je rassemble mes idées, que je tente vaillamment de les nommer sans les définir, que je bute sur les mots et les propos, que j’ouvre mon cœur à ma partenaire d’infortune, de galère et, à une époque révolue et plus joyeuse, de facéties fatigantes pour nos proches, je tremblerais sous le joug de l’anxiété. Je sombrerais dans le trou creusé par la fatalité. Je m’enivrerais volontiers dans l’espoir d’oublier le mal que je fais autour de moi et le sacrifice que j’exige des autres.
J’ai profité qu’elle ait repris la route pour accoucher de mes emmerdes. J’ai vidé mon sac de tracas orduriers sur le plancher de sa voiture en priant pour m’en sentir mieux. Le résultat escompté n’a pas été atteint malheureusement. Je suis passé à côté de mon objectif et, en quittant la voiture, nous soupirons tous deux de concert l’air vicié de nicotine de nos poumons. Puis, j’ai réitéré, une seconde fois, désoeuvré et impuissant devant son abnégation. Elle lui ressemble si peu que je redoute d’être confronté à une conséquence de notre dernière dispute. Se contentera-t-elle de ça à présent ? D’un “d’accord“ sans punch et sans timbre pour ne pas me contrarier ? Me réservera-t-elle ce traitement dès qu’il s’agira de Raelyn ou, au contraire, deviendra-t-il la norme ? L’idée m’angoisse encore davantage et Dieu que la sensation est désagréable. Je suis pris d’une sueur froide si bien que j’accueille avec soulagement l’entièreté de ses commentaires. J’apprécie d’autant plus qu’il se résumerait en une phrase : Je suis là. Quoi qu’il advienne, je serai toujours là. J’entends l’écho d’une vieille promesse de l’époque où elle n’était qu’une gosse et moi, un père meurtri d’abandonner son enfant à chaque mission. Je nous revois dans nos uniformes, prêts pour le combat et échangeant une œillade chargée de serment. « Je sais. Je sais que tu étais là pour m’aider et je t’en serai toujours reconnaissant. Mais… » Elle fait erreur. Je peux saisir que l’abandon de mes projets n’altèrera en rien son affection pour moi. En revanche, Sofia a besoin qu’on la lave de la merde dont ses bourreaux l’ont éclaboussée. Quant à moi, je crains de ne jamais divorcer de ma culpabilité si, d’aventures, je ne retrouve pas mon rôle de protecteur pour ma fille. Je me fous qu’il survienne dans sa mort et que le commun des mortels juge mon acharnement tardif. Je me contrefiche qu’elle ne se relèvera pas de sa tombe pour me serrer dans ses bras et me remercier. C’est, avec le temps, devenu une nécessité parce qu’elle l’ignorait, justement. Elle ignorait que j’aurais soulevé des montagnes pour son bonheur. A contrario, elle m’aurait confié ses emmerdes. Elle m’aurait appelé à l’aide avant – et je n’en démords pas – que son assassin ne l’étrangle de ses mains. Sur l’heure, je réfute l’hypothèse qu’elle n’a pas crié après moi quand elle a senti la vie s’échapper. Cela équivaudrait à admettre qu’elle a choisi son rang et sa place dans le monde et ça m’est trop insoutenable que pour l’envisager sérieusement. « Et si c’était faux ? Et si, elle ne l’avait jamais su ? Et si elle s’était sentie seule et abandonnée, Liv ? » ai-je donc avancé, le cœur au bord des lèvres parce qu’avec elle, je peux lâcher prise sur mon mal et, quoique je sois tari de larmes, lui permettre de s’exprimer à travers une voix tranchante comme un tesson de bouteille, tranchante de souffrance.
L’éventualité où j’abats Mitchell d’une balle dans la tête et d’une autre dans le cœur - synonyme parfait de l’exécution méthodique et sans bavure – m’envahit à nouveau. Elle m’oppresse dès lors que nous avançons sur le ponton en direction de mon bateau. « Je pourrais balancer le corps par le fond. » ai-je commenté à voix haute quand je suis tout, pourtant, sauf un assassin. Si j’ai tué des hommes, c’était par nécessité, pour ma survie, pas pour nourrir une vendetta qui ne m’apportera peut-être rien de bon. « Je ne sais pas. Je ne sais plus ce que je dois faire ou ce que je veux ; ou si. Je le sais, mais… » Mais, est-ce seulement possible ? Et, lui parler de Raelyn à cœur ouvert, est-ce que ça l’est ? A chaque fois que j’ai emprunté ce chemin, une vérité s’est imposée de tous : nous nous aimons. Comment le formuler néanmoins ? Quel mot convient-il d’étrenner ? « Tu ne peux pas te sentir concernée par elle, Olivia. Tu ne la connais pas. Pas comme moi. » Elle l’entrevoit comme un Diable dans des vêtements griffés, une vile tentatrice qui a tendu un piège dans lequel je suis tombé, une démone dénuée d’empathie et incapable de ressentir autre chose que du mépris pour les autres et de l’amour-propre. « Quand je me suis réveillé après mon accident, elle était là, assise à côté de moi. Elle me tenait la main parce qu’elle a eu peur pour moi. Je l’ai vue sur le point de se faire agresser sexuellement par un type qui l’a droguée en boîte de nuit. Je l’ai vue fragile et en détresse à l’idée de me perdre après une violente dispute. Je l’ai vue me tirer à bout de bras jusqu’à ma douche pour me sauver de moi-même un soir où j’avais trop bu. Beaucoup trop bu. Elle m’a veillé une partie de la nuit et quand je me suis réveillé, elle avait posé sa main sur mon cœur. Elle ne me juge pas, elle… » Elle est amoureuse de moi, me suis-je gardé d’ajouter de peur d’envoyer le mauvais message. « Elle n’est pas ce que tu imagines. Et je ne suis pas tombé amoureux de moi dans son regard, mais d’elle, pour tout ce qu’elle est, pour tout ce que j’aurais envie de faire et de vivre avec elle. Elle est… incroyable et bien plus humaine et droite que tu ne le crois. » ai-je conclu là cette ode à ma dulcinée.
Olivia Marshall & @Amos Taylor ✻✻✻ Ses prunelles azurées se perdaient quelques fois sur moi, délavées mais perçantes, et je m’obligeais à retrouver la sensation du soleil écrasant dans nos nuques, nos visages et nos cheveux contre le sable de là-bas, dans la chaleur perdurant à jamais au-dessus de nos abris de fortune, les missions s’enchaînant, le seul souci de ces dernières en tête quand ce que nous avions de plus cher demeurait épargné ici. Je m’y efforçais car, malgré l'enfer, nous le préférerions sans doute mille fois à celui traversé aujourd'hui. Un enfer plutôt qu'un autre, voilà à quoi nous en étions réduits. C’était les images de son arrivée à Brisbane des mois plus tôt, pourtant, qui me revenaient le plus souvent. Car je retrouvais aujourd’hui ce regard que je ne connaissais que trop bien pour l’avoir vu lors de ces jours et nuits durant lesquels il avait accepté de s’échouer chez Jacob et moi, de manière presque invisible, se glissant silencieusement dans le salon la nuit tombée, s’envolant dès l’aube pour noyer sa peine ailleurs, au fond d’un verre. Il n’avait pas eu besoin de s’exprimer lorsque, au détour d’un couloir, je croisais parfois sa silhouette, nos yeux luisant dans le noir, comprenant nos silences et nos souffles sans que jamais n'aie-je eu la prétention de pouvoir le soulager autrement que par ma présence. Du reste, il douterait désormais. De tout puisque sa seule certitude dans la vie ; sa fille lui survivant, sa fille s’épanouissant ; s’était écroulée, l’entraînant également dans une chute dont il était naïf d'espérer se relever un jour, sans cicatrices. « Je sais. Je sais que tu étais là pour m’aider et je t’en serai toujours reconnaissant. Mais… » Elle était là l’ombre du doute, l’équivoque contestataire dans son sillage, le déni de ce qui était supposé peser mais s’en révélant incapable, sans surprise. Mes paupières ne se fermaient pas sur son expression, je voyais sa condition car elle était la mienne. Je comprenais les affres de ce qui le maintenait éveillé aux gerçures de ses lèvres malmenées, à l’éclat tantôt vermeil, tantôt opale de ses yeux demeurant asséchés. « Et si c’était faux ? Et si, elle ne l’avait jamais su ? Et si elle s’était sentie seule et abandonnée, Liv ? » La fêlure de sa voix, s’il le fallait, se chargeait de témoigner au grand jour le fracas intérieur dans lequel il désespérait de survivre. Pouvait-il les sentir ses frémissements de ses bras remonter jusqu’aux miens alors que je ne présumais pas comprendre ce qui pouvait le tourmenter. Le réconfort supposé être le mien d’avoir été présente au chevet de ma fille pour adoucir le moment où son souffle lui était dérobée lui avait été ôté. Il n’avait pas vu, comme moi, l’instant précis au cœur duquel le linceul de la vie avait été retiré du dessous de ses pieds endormis et le prix de ce qu'il considérait manquement pesait depuis sur ses épaules comme une croix de plomb. « Et si elle te pardonnait ? » Pour tout, même ce qui n’était pas de sa faute. Surtout ce qui n’était pas de sa faute. « Elle le ferait, tu le sais, pour que tu y arrives aussi. » Elle ne lui en voulait pas là où elle se trouvait, je refusais de le croire. Il était le seul à se flageller ; toute considération envers Sarah disparue ce sujet évoqué ; et je comprenais sans peine les tourments de son âme mais de tous les et si susceptibles de l’accabler de remords, il se devait d’envisager les plus probables, les plus salutaires, les plus respectueux des sentiments de sa fille à son égard. Le reste, je ne pouvais lui assurer, lui ôter toutes ses craintes sur les circonstances funèbres de ses dernières minutes mais ça, ça au moins, je le pouvais.
Je maintenais mon regard rivé vers l’avant alors que nous avancions d’une seule ombre. Je connaissais déjà l’expression qui devait traverser son visage alors que les souvenirs le rappelaient, l’ayant déjà vu apparaître sans masque aucun en ma présence, trop occupé à forger un autre de convenance devant les autres, ceux qu’il devait berner pour arriver à ses fins. « Je pourrais balancer le corps par le fond. » laissa-t-il échapper avec gravité au-dessus de la marée inexistante par ici, forçant les vagues à se briser sans but, frappant inlassablement au même endroit, encore et encore. « Tu pourrais. » Sans doute pas. Pas en s’en relevant ensuite, pas en continuant, apaisé. Je comprenais l’élan pourtant, cette chose que je ne voulais pas nommer autrement que noirceur car elle nous repoussait dans nos plus lointains retranchements, nous dépeçait de nos boucliers jusqu’à nous écorcher vifs, inaptes à vivre une fois l’impulsion assouvie. Je concédais, oui, comme je l’avais fait pour moi-même au creux de mes plus heures plus sombres, imaginant la vengeance par le sang sans s’y complaire, la morale chantant même à l’oreille des plus démunis. « Je ne sais pas. Je ne sais plus ce que je dois faire ou ce que je veux ; ou si. Je le sais, mais… » Il hésitait de nouveau mais je n’avais plus besoin de sa permission pour m’engouffrer dans les failles entraperçues quitte à les créer moi-même. Je n'en avais jamais eu besoin d’ailleurs, et je l’avais vu s’en agacer comme s’en amuser mais ces fêlures-ci n’étaient plus à creuser lorsqu’il s’agissait de sa relation nouvelle. Elles étaient là, bien présentes entre nous depuis plusieurs semaines et je me permettais seulement de les enjamber puisque nous n’avions fait que les contourner jusqu’à aujourd’hui. Je ne retins pas mon souffle non plus alors qu’il laissait sa fumée encercler nos visages comme pour y perdre nos désaccords. « Tu ne peux pas te sentir concernée par elle, Olivia. Tu ne la connais pas. Pas comme moi. » Mes paupières se plissèrent comme pour fuir ce fait indéniable. Je connaissais son dossier. Je connaissais les histoires se tramant autour d’elle. Je connaissais son regard méprisant lancé à mon encontre, ses paroles dédaigneuses à l’égard du drame qui était le mien, son sourire carnassier lorsque mes doigts avaient relâché leur prise autour de sa gorge. Je ne la connaissais pas comme lui, non mais le laissais s’épancher alors que les mots semblaient lui arriver plus lucidement qu’il ne l’aurait sans doute cru.
Il n’obtenait au fil de sa logorrhée que le silence de mon regard, mes expressions placides et ma franchise muette jusqu’à trouver les mots qui conviendraient car les siens arrivaient enfin, retrouvant parmi les ténèbres de nos non-dits les morceaux épars de ce que j’avais déjà su deviner. Dis-le, Amos. Ne pensait-il pas cela lisible, déjà, au fond de ses yeux ou dans chacun de ses emportements lorsqu’il s’agissait de témoigner de la bonne foi de son amante ? « Elle n’est pas ce que tu imagines. Et je ne suis pas tombé amoureux de moi dans son regard, mais d’elle, pour tout ce qu’elle est, pour tout ce que j’aurais envie de faire et de vivre avec elle. Elle est… incroyable et bien plus humaine et droite que tu ne le crois. » Il permit au silence de retrouver ses droits à la suite de cela, laissant seulement le blanc s’immiscer et panser d’ouate et d’iode la fêlure de son émotion. « Avec toi. » Je les brisais sans véhémence aucune, sans y apposer de jugement, ne me défaisant pas de la sagacité de mon honnêteté. « Elle est toutes ces choses avec toi. » Et les autres ? Ses qualités suffisaient-elles à annihiler le reste ? L’amour suffisait-il lorsque l’on aimait une personne que pour ce qu’elle était à nos yeux, ce qu’elle était envers nous et nous uniquement ? « Je suppose que ça devra me suffire pour t’entendre, pour te croire. » Il semblait l’avoir décidé, le comprenais-je ainsi et m’opposer davantage lorsque tout ce que j’avais désiré de lui était sa vérité ne me paraissait pas viable, pas enviable. « Que je ne peux pas me sentir concernée par elle, non. Mais que tout ce qu’elle paraît t’apporter importe pour moi, plus que le reste. » Ma vérité siégeait en ce seul sentiment sur l’instant, alors que je m’arrêtai devant son bateau, mon attention concentrée sur un point uniquement. « Est-ce son cas à elle aussi ? » Je ne lui demandais pas si elle l’aimait, elle aussi. Car je croyais en ses sentiments à lui, que je les avais lus dans son regard bien avant qu’il ne parvienne à les formuler mais que ceux de Raelyn ne parviendraient pas à me convaincre de ses vertus. Car les sentiments, surtout, ne faisaient pas tout, ne permettaient pas tout, ne facilitaient rien. L’inverse et mon mariage n’aurait jamais été aussi beau. L’inverse et j’appellerais Jacob sur l’instant pour effacer l’ardoise de notre incommunicabilité. Lui comme moi n’étions plus des adolescents victimes de nos premiers émois, convaincus que l’amour ressortirait victorieux de toutes les situations car il devait en être ainsi. « Que serait-elle prête à consentir ou à abandonner pour vous préserver, toi et votre relation ? » Le compromis essentiel, le seul capable de le soulager, celui qui nous éclairait autant qu’il nous plongeait dans l’ombre car les choses étaient ainsi faites, créées et fabriquées seulement pour que ce monde puisse ensuite les anéantir et les défaire ; les fils d’une corde tissés pour être détressés.
C’est ma crainte la plus sombre que je lui confie, celle que j’ai tue durant ses années d’un deuil non achevé. J’entamais la dernière étape pourtant. Lola et Raelyn, bien que différemment, si était employée. L’une m’a conduit dans un pèlerinage qui, à force d'aveux sur ce que fut l’enfance et l’adolescence de mon bébé, a rendu à mes souvenirs leur lettre de noblesse. Ils m’ont semblé plus éclatants quand Rae a jalonné mon quotidien de ses rires et ses sourires, de ses moues boudeuses et puériles qui ont le don de me faire fondre, de ses sautes humeurs, de ses contrariétés, de ses caresses et de cet amour palpable qu’a traduit toutes ces attentions à mon égard. Ma reconstruction s’étant amorcée, ma vengeance m’est apparue moins essentielle. Sauf que ma complice est blessée aujourd’hui. Elle m’a repoussé tandis que j’aspirais à la retenir. Elle n’a pas investi le rôle qui était sien parce que j’ai manqué de délicatesse en lui cachant mon mariage. Quant au mien envers ma gamine, je l’ai négligé au même titre que sa sensibilité. Jamais je n’aurais dû l’autoriser à affronter la grande ville sans veiller sur elle moi-même. J’aurais dû la retenir ou, au minimum, m’installer ici, avec elle. J’aurais dû l’appeler plusieurs fois par jour au lieu de respecter son besoin d’indépendance. Me tancer pour cette inaction m’a longtemps gardé en vie. C’était l’essence qui alimentait mon moteur. Le seul. Je l’ai dilué à cause de ces sentiments grandissants contre lesquels j’ai à peine lutté. Ils ont ressuscité mon cœur anesthésié et j’y tenais. Il comptait autant que tout le reste à une exception près : Sofia. « Et comment je peux savoir ? » Si elle a accepté cette salve d’excuses que j’ai jetées au milieu des fleurs qui tapissent sa tombe ? Celle que j’adjure aux différents clichés qui s’amoncellent dans les tiroirs du studio ? Je n’ai rien de concret à disposition pour me persuader. Je n’ai dans mon sillage que des hypothèses que ma confiance en moi, bien trop branlante, ne suffit pas à transformer en constat. « Je sais si peu de choses finalement. » ai-je chuchoté en référence aux circonstances de sa mort. J’ignore si son amant l’a tuée, s’il lui a enfoncé dans le bras la seringue qui lui aura été fatale et d’où lui sont venues les traces de strangulation. Pour adoucir ma peine et repousser ma culpabilité, je n’ai en stock que des postulats qui, pour beaucoup, ressemblent des boniments. Et si je m’illusionnais ? Et si elle avait choisi son sort ? Suis-je en train de perdre mon temps sur cette enquête ? Si, d’aventures, Raelyn parvenait à passer outre mes cachotteries, le risque vaut-il la chandelle de tout gâcher pour une vérité que j’ai peut-être inventée ? J’en viens à me demander si occire Mitch et balancer son corps au milieu dans l’océan ne me sera pas plus profitable. Le problème serait aussitôt balayé et je n’aurais plus à redouter qu’elle me fuie à jamais.
Peu à peu, alors que le soleil nous écrase et que je retrouve le décor familier et rassurant de la Marina, une solution s’esquisse dans mon cerveau malade d’inquiétude. Elle se dessine lentement et, à mesure qu’elle prend forme, je me convaincs qu’il n’en existe aucune autre malgré qu’elle soit dangereuse pour l’intégrité morale d’Olivia, si tant est qu’elle accepte et rien n’est moins sûr. Elle déteste Rae. Elle est tout ce contre quoi elle combat à l’aide de son insigne. Elle est, à ses yeux une vendeuse de mort, une horrible personne sans foi, sans loi, fumiste et opportuniste. Nul doute qu’elle se gausserait de l’écrouer derrière les barreaux d’une prison. Sauf que je m’y opposerais avec autant de vigueur que durant notre dispute après leur altercation et, pour ce faire, je la défends en traduisant par les mots tout ce qu’elle m’apporte. C’est compliqué. Je ne me plie jamais à cet exercice qu’est nommer et définir mes émotions. Ceci étant, j’y puise du réconfort. Je me souviens aussitôt que ça vaut la peine de me pointer devant chez elle pour nous rabibocher. Je me rappelle que nous nous aimons, sans quoi elle n’aurait pas réagi aussi violemment. Elle ne m’aurait pas abandonné au cœur du couloir pour s’engouffrer dans l’ascenseur à la hâte. « Avec moi, oui. » ai-je répété en tournant la tête dans sa direction. Mes pupilles ont happé les siennes. Je les ai vissées qu’elle puisse y déchiffrer ma sincérité et mon besoin d’être compris. Je ne lui demande pas de cautionner, mais de saisir qu’elle compte au nom de tout ce qu’elle est et qu’elle cache aux yeux du monde. « Parce qu’elle tient à moi autant que l’inverse. Je sais qu’elle m’aime aussi, Liv. » Bien sûr que ça lui échappe. Le portrait qu’elle a brossé de mon ancienne cible ne lui permet d’apprivoiser l’éventualité pour ce qu’elle est réellement. Autrement dit, une évidence. « Et je ne peux pas me résigner à l’envoyer en taule ou à la détruire. Je ne peux pas lui faire du mal. Tu comprends ? » Je présume. C’est étonnamment éloquent pour le type que je suis. Quant à la question de mon amie, elle, elle est terriblement désagréable : je ne sais que dire tandis que s’ouvre la porte sur la cabine du bateau.
J’y ai pénétré et, d’emblée, le parfum enivrant de Rae m’a chatouillé les narines. C’est appréciable et, en même temps, diablement effrayant. Foulera-t-elle encore le parquet de notre sanctuaire ? S’assoira-t-elle une fois de plus sur le plan de travail de ma cuisine ? Aurais-je alors le loisir de l’enlacer et de profiter qu’elle me surplombe de quelques centimètres pour l’embrasser ? « Pour être honnête, je n’en sais rien. Mais qu’est-ce que ça change ? » Las, je me suis effondré dans mon sofa et je l’ai invitée à me rejoindre. Me réconcilier avec mon amante urge. Je ne m’éterniserai pas sur le catamaran, mais je prends le temps de préparer mon indéfectible soutien à entendre la requête la plus folle, la plus délicate, la plus pernicieuse pour son éthique. « Je veux pouvoir me regarder dans un miroir sans m’en vouloir d’avoir tout gâché. Je veux… » lui ai-je chuchoté en baissant les yeux une seconde avant de les relever sur elle. « Nettoie les dossiers, Liv. Nettoie-les de son nom. Décharge le dossier… » Je la supplie du timbre et d’une œillade appuyée. Je la prie de m’accorder cette faveur… « Ce sera la dernière fois… » Et je le pense, honnêtement. Accédera-t-elle à ce désir que je n’exigerai plus, ne demanderai plus, ne jouerai plus sa droiture à la roulette russe.
Olivia Marshall & @Amos Taylor ✻✻✻ « Et comment je peux savoir ? » Ces mots que Amos murmurait plus que psalmodiait lui coûtaient plus qu’il n’était en état de le dissimuler désormais. Il reniait les miens ainsi et détruisait les fondations que je tentais pourtant de lui rappeler, de recréer en son dessous pour n’empêcher que la culpabilité ne finisse par l’attirer par le fond. Brûlée la confiance qu’il avait envers lui-même. Envolée comme la neige au printemps, ou le rhum au fond de la bouteille qu’il venait d’avaler, l’assurance que l’amour que sa fille lui portait fut capable de primer sur le reste. Comment pouvait-il savoir ? Souvent, nous ne le pouvions pas, pas avec certitude. Souvent, nous ne disposions pas de preuves accablantes, seulement d'une série d’indices dont nous devions nous contenter. Et je savais qu’Amos désespérait de ne pas pouvoir trouver plus. Qu'il mourrait sur place et sur l’instant s’il cela signifiait ainsi mettre la main dans la minute sur des faits suffisamment éloquents pour rassurer son cœur meurtri. Des faits pouvant être examinés et considérés de la même manière par tous. Pas la mémoire d’un père meurtri, mais des évidences concrètes et ne laissant plus la moindre place aux réactions suscitées par l’émotion et le deuil. Pas un besoin de régler des comptes que l’on craignait de s’être imaginés pour espérer ensuite aller de l’avant, mais des réponses. Des réponses que l’on espérait suffire alors que nous savions tous deux qu’elles ne le feraient pas, jamais totalement puisqu’elles ne surviendraient plus jamais de la bouche de la seule qui aurait pu les faire compter : Sofia. « Je sais si peu de choses finalement. » Je serrais la mâchoire face à la peine qui déformait ses traits. Amos peinait à punir les coupables, finissait par se demander s’il tenait les bons entre ses griffes et je comprenais les doutes qui l’assaillaient si proche du but. Il n’y aurait pas de rédemption dans cette histoire, pas plus que d’apaisement instantané. Peu importe ce qui advenait, il resterait toujours l’âpre souvenir d’avoir eu peur, d’avoir eu mal, d’avoir réalisé en un instant qu’un être cher pouvait mourir sous nos yeux sans que n’ayons eu le moindre pressenti quant à sa fin approchant. Cela resterait dans la mémoire que nous avions en commun désormais, comme un limon noirâtre au bord du fleuve de nos pensées. Et lorsque l’un venait à défaillir, l’autre se devait de le rattraper comme il le pouvait, d’autant plus lorsque le chagrin semblait se faire si fort qu’il en altérait la réalité. Je me rapprochais d’un pas en sa direction, laissant ma main trouver le chemin de son épaule sur laquelle elle se contenta de se poser. « Ce que tu ignorais de sa vie ou des décisions qu’elle a prises … » Celles qui avaient pu la mener à sa perte, la frontière entre une vie décousue et une mort oppressante étant fine, trop fine. Assez fine pour que l’étau n’ait fini par se resserrer d’autant plus, traçant l’entre-deux plus étroitement que quiconque dans son entourage n’avait été capable de de le deviner. « … ne change pas le fait que tu savais quel genre de personne elle était. » Une personne bien. Une belle personne. Ma main glissa finalement jusqu’à son omoplate pour l’attirer jusqu’à moi, passant amplement un bras autour de ses épaules pour le laisser s’appuyer sur la mienne, même un court instant. Dans le même élan et tandis que nous ne formions le temps d’un instant ce bloc indéfectible, je lui assurais de nouveau à l’oreille ce qu’il ne devait pas oublier : « Tu la connaissais, elle. » Cela devrait suffire. C’était malheureux, je pouvais le comprendre, mais cela devrait être assez pour qu’il se pardonne, à lui comme à elle. Pour qu’il trouve la paix ? Je n’en attendais pas autant, pas maintenant. Mais pour qu’il cesse de se torturer à penser que l’être humain qu’il avait élevé et aimé plus que n’importe quel autre sur cette terre était cette inconnue bardée de secrets.
« Avec moi, oui. » Et il connaissait Raelyn Blackwell également, ou sans doute était-ce là ce qu’il tentait de m’affirmer avec la conviction qui avait été la mienne quelques minutes plus tôt. Ses yeux cherchèrent les miens et les attrapèrent comme des mains s’empoignant avec volonté et ne désirant plus se lâcher. « Parce qu’elle tient à moi autant que l’inverse. Je sais qu’elle m’aime aussi, Liv. Et je ne peux pas me résigner à l’envoyer en taule ou à la détruire. Je ne peux pas lui faire du mal. Tu comprends ? » Qu’elle l’aime ne suffisait pas pour moi à être gage de confiance, ne m’assurait d’aucune issue favorable. Je ne remettais pas en cause l’amour qu’il disait les lier, peu importait à quel point je restais méfiante à l’encontre de la numéro deux du Club. Je demeurais simplement circonspecte sur les capacités de cet amour à délier la situation. C’était sur cela que je souhaitais m’attarder, que je me sentais apte à le soutenir, à faire ma part. Cela sur lequel je décidais de l’interroger. « Pour être honnête, je n’en sais rien. Mais qu’est-ce que ça change ? » Je demeurais impassible, mon regard s’égarant sur le visage de mon ami dénué de grandes expressions ou d’impulsion salvatrice. Engourdi et absent, épuisé et à court de solutions. « Tout. Ça le pourrait. » le repris-je sobrement avant de prendre place à mon tour sur le canapé. Cela pèserait dans la balance le jour où la vérité éclaterait et où son double jeu serait exposé, pris sur le fait. Cela devrait compter s’il espérait que la révélation ne fasse pas tout exploser, son plan et sa relation, leurs fondations détruites, les murs éventrés, le toit s’envolant, leurs corps à tous les deux projetés par-delà le pont de ce bateau. « Je veux pouvoir me regarder dans un miroir sans m’en vouloir d’avoir tout gâché. Je veux… » Je l’observais réunir les forces qu’il lui restait pour prononcer les mots suivants, devinais le souhait imprononçable qu’il s’apprêtait à livrer car ne l’avions-nous pas déjà eu, cet air coupable ? Cette expression sur le visage au moment de confier à l’autre, dans un espoir de gémellité, les tourments les plus sombres ou les pensées les moins raisonnables.
« Nettoie les dossiers, Liv. Nettoie-les de son nom. Décharge le dossier… » Mon visage placide tressaillit sans doute sous un froncement de sourcils à peine perceptible. « Ce sera la dernière fois… » « Pour toi comme pour moi. » rétorquai-je simplement quoiqu’aussitôt. Était-ce réellement un choix en ma possession ? Il me le demandait en effet, comme s’il s’agissait d’une faveur, comme si me voir accepter témoignerait de moi une quelconque loyauté. « Si je fais ça, tu penses qu’il se passera quoi ? » Je le ferais si cela se révélait nécessaire ou efficace. Que s’imaginait-il ? Que j’avais pu survivre aux blessures, aux séquelles physiques, mémorielles et émotionnelles, mais que je ne serais pas capable de survivre en trahissant les convictions qui étaient les miennes ? Ce stade-là était dépassé, et depuis longtemps, lorsque la fin justifiait les moyens. Ce n’était pas le cas ici. « Des équipes entières ont travaillé sur ces dossiers auxquels je n’ai fait que te donner l’accès. Je les nettoie de son nom et ils en oublient le contenu ? Non, ils chercheront seulement à savoir qui est derrière ça et pourquoi. » Mais ça, il le savait. Le risque avait toujours été celui-là, que les risques pris pour l’aider puissent se retourner contre moi si découverts. Cela ne m’avait pas arrêtée, cela n’était à nouveau qu’un détail dans ce que j’opposais à sa demande. « Au-delà de moi, ça ne fera qu’attirer un peu plus l’attention sur elle. Elle tombera avant les autres. » Pourquoi son nom effacé et pas un autre ? Comment et de quel droit espérait-elle s’en sortir ainsi ? L’audace n’aura pas été la sienne mais elle en subirait les conséquences. Je pouvais pressentir la réaction de mes collègues, oui, car elle aurait été la mienne également. « Ils ont besoin d’elle autant que vous avez besoin d’eux, maintenant. Si je t’ai demandé ce qu’elle serait prête à faire pour vous, c’est qu’il n’y a que comme ça que je peux vous aider. » Je m’arrêtai un instant pour rechercher son regard. Que serait-elle prête à consentir ou à abandonner pour te préserver, toi ou votre relation ? Cela importait, cela changerait tout. « Elle nous donne quelque chose d’assez gros pour faire tomber Strange - allez, peut-être même le Club … et je ferais ce qu’il faut pour transformer l’info en immunité pour elle. » Et de cela, je pouvais l’en assurer, le calme dans la voix, désireuse que cette nouvelle défaite ne le fasse pas tomber dans l’abîme de la résignation mais dans celui de la conciliation.
En vaut-elle la peine, ma vengeance ? Puisqu’elle ne me rendra pas mon bébé, puisque je ne le serrerais jamais plus dans mes bras, est-ce bien utile de propulser Raelyn vers le précipice de la désillusion ? De pousser son univers tout entier à bas de cette dernière ? Assailli par les doutes, je me rends doucement à l’évidence : j’ai perdu la foi en toute chose : l’amour de ma fille, un avenir plus ensoleillé pour Rae et moi… Mon abattement est tel que j’en oublie que mes côtes, ma tête et mon bras me font souffrir. Je ne suis attentif qu’à la complainte de mon coeur à jamais blessé. Je perçois à peine cette paume délicatement posée sur mon épaule. Je n’en ai pris conscience qu’au moment où Liv a pris la parole. Ils sont doux, les mots qu’elles me chuchotent. Ils apaiseraient n’importe quel père en deuil. Ils tranfigureraient les hypothèses les moins flatteuses en louanges. Sauf que je n’appartiens pas à la catégorie des naïfs : l’armée m’a privé de toute insouciance. « Je vois ce qu’il se passe au Club, Liv. Personne n’oblige jamais personne. Certaines filles semblent même être heureuses d’être là. Je me convaincs que Mitchell les endort ou les piège, mais... » Mais, je n’ai aucune preuve. Bien sûr, j’ai honte de comparer ma fille avec ses femmes, de la méjuger en m’imaginant qu’elle savait parfaitement où elle mettait les pieds. Sauf que je n’ai rien qui pourrait me permettre de prétendre - et en conséquence, de risquer mon couple avec Raelyn - qu’elle a participé à une traite des blanches. Elle n’a pas été kidnappée. Elle a contracté une dette qu’elle aura été forcée de rembourser. Parfois, j’en viens à me demander si, junkie parmi tant d’autres, junkie tentée par son ex, elle n’a pas elle-même proposé de brader son corps. Force est néanmoins d’admettre que c’est Liv qui réussit à me bercer. Je ne dirais pas que ses arguments sont éloquents, mais ils pansent mes blessures. Ses assertions sont plus faciles à accepter alors je m’y accroche. Je m’y agrippe de toutes mes forces, la force de mon désespoir. « Oui ! Tu as sans doute raison. Je ne peux pas… je ne peux pas abandonné.» Je n’ai plus qu’à prier pour que Rae me pardonne, me rejoigne, demeure mon alliée, me choisisse moi et non le fantôme d’Aaron, les Strange et le Club. Je n’ai tout simplement plus le choix.
Raelyn. J’en parle. Je confesse mes sentiments et mon coeur se serre à nouveau. J’ai l’impression d’étouffer dès lors que les questions pertinentes de Liv me percutent de plein fouet. Je ne suis pas idiot. J’ai bien compris ce qu’elle sous-entend, non pas par rapport à nous deux et à la légitimité de notre histoire ou de notre amour, mais bien par rapport à la confiance dont je lui témoigne. Elle soupçonne certainement que, de nous deux, je suis prêt à sacrifier bien plus qu’elle ne le ferait pour moi… Elle a tort. Je le sens au fond de mes tripes. J’en ai l’intime conviction lorsque je la serre dans mes bras, que je m’endors à ses côtés ou que mes formes épousent les siennes. Mais qu’adviendrait-il si je faisait erreur ? N’est-ce pas dégueulasse d’entraîner ma “soeur” dans cette débâcle ? De détruire son semblant de vie au profit de mon histoire d’amour ? N’a-t-elle pas assez perdu faute à ce chauffard qui coure toujours ? Ce salaud qui au lieu d’assumer à préférer la fuite ? Ce fils de pute qui a fauché la vie de ma filleule ? Je suis trop gourmand et je secoue la tête, comme si le geste suffisait à lui présenter des excuses. Je ne devrais pas exiger autant d’elle. Au moins garde-t-elle la tête sur les épaules quand la mienne tourne trop vite. Elle équilibre la balance de ma faveur. Elle la transforme en accord et ça me va. Elle pointe du doigt qu’il existe encore et toujours une nette différence entre la théorique et la pratique. Elle peut nettoyer des dossiers, mais elle n’a aucun pouvoir sur la mémoire et je peste. Je peste contre moi d’avoir été aussi con. « Ouais ! C’est vrai. Je sais pas ce qui m’a pris.» ai-je rétorqué, mal à l’aise, furieux contre ma bêtise, mais attentif à la suite. Une info contre le Club et contre Strange. Une seule, et elle sera libre. Une seule, et je l’aurais sauvée. La solution paraît séduisante, mais elle appartient elle aussi à l’utopie. « Et après ? Elle va devenir la paria, celle dont tout le monde se méfie. Le problème sera le même. Je vais la priver de son essence, de...» De la criminalité et ne devrait-elle pas me remercier ? Personne n’aspire à ce genre de vie caractérisée par la paranoïa. Pourquoi ai-je donc l’impression qu’elle refusera ? Qu’elle m’en voudra, sous prétexte que j’ai tout fichu en l’air, qu’elle est persuadée qu’elle n’est douée que pour le trafic de drogue, qu’elle aura peur de laisser derrière elle des années de sacrifice. Et, puis-je l’en blâmer ? Est-ce que ça ferait d’elle une égoïste si je sacrifiais mon combat au profit de son bien-être quand elle ne sait rien de ma duplicité ? Ne lui reprocherais-je pas si, d’aventures, c’est moi qui renonçais ? « Je ne sais pas. Il faut que j’y réfléchisse. Il faut qu’on ralentisse. Il faut d’abord que je répare les dommages que Sarah et mes non-fits ont causé. » ai-je statué en quittant mon sofa. Je dois partir. Vite. Je ne voudrais pas, à nouveau, arriver trop tard. « Merci Liv. Pour tout.» ai-je dès lors conclu avec, en moi, un fétu d’espoir pour le futur : qui sait quelle bonne surprise il pourrait me réserver pour changer.