Jacob regarde la porte qui mène à la chambre de Keith. Il n’est pas sûr de ce qu’il va trouver derrière celle-ci : on lui a décrit l’étendue de ses blessures, mais personne ne peut sonder ce qui se passe dans le crâne de quelqu’un. Il y a deux mois, les rôles étaient inversés. Deux mois d’intervalle, des souffrances différentes : un mal-être similaire. Quand c’était Jacob de l’autre côté de la porte, il n’avait envie de rien. Il voulait que ses blessures – aussi minimes soient-elles – aient raison de lui. Pour ne jamais avoir à quitter ce lit, pour ne jamais avoir à affronter le monde, à affronter les regards larmoyants de tous ses proches une fois l’annonce faite. Il ne voulait pas, il ne pouvait pas. Mais il a été poussé vers la sortie : par Yasmine, et par Keith. C’était inattendu, presque un rêve. Une main tendue, une épaule sur laquelle se reposer, un bulldozer détruisant tous les murs qui se construisaient sur son passage. Keith n’était qu’un collègue d’Olivia, aux yeux de Jacob. Qu’un homme de plus travaillant avec sa femme. Et pourtant, c’est lui qui avait fait de son mieux pour le sortir au plus vite d’ici, pour l’aider à ne pas sombrer une fois rentré à la maison. C’est lui qui l’avait motivé à aller aux séances de rééducation, qui lui avait réappris l’amour du sport, qui lui avait fait comprendre les enjeux. C’est grâce à lui qu’il peut se tenir debout, aujourd’hui. C’est grâce à lui qu’il n’a pas baissé les bras dès le départ, qu’il a fait tous ces efforts pour paraître fort, fier. Et aujourd’hui, c’est au tour de Jacob. C’est à son tour de lui tendre sa main, son épaule, et de se préparer à casser des briques dans tous les sens. C’est à son tour, parce que aujourd’hui, c’est Keith qui est hospitalisé, c’est Keith qui a besoin de personnes sur qui compter. Si Jacob avait un deuil à guérir en plus de ses blessures, Keith, lui, a une trahison. Il a eu vent de ce qu’il s’est passé, et il sait déjà qu’il ne posera pas de questions indiscrètes à ce sujet-là. S’il veut lui en parler, il le fera de lui-même. Si Jacob est là aujourd’hui, c’est pour lui faire comprendre qu’il l’aidera à sortir de ce lit et qu’il l’aidera une fois en dehors, coûte que coûte. Il toque quelques coups, il sait qu’il ne dort pas : il a croisé une infirmière qui sortait de la chambre à son arrivée, qui l’a autorisé à rentrer. Après avoir signifié sa présence, il ouvre la porte et entre dans la chambre. Ça lui fait tout drôle de revenir dans l’hôpital, à chaque fois qu’il franchit les portes vitrées, il se sent mal à l’aise. Ça ne lui échappe pas aujourd’hui. Il referme la porte derrière lui et se rapproche du lit. Tu sais que si tu voulais te reloger, ça aurait été plus simple de faire appel à moi ? Une blague sur son métier d’agent immobilier, parce que Jacob sait que ça ne sert à rien de dramatiser. Ce qu’il s’est passé était grave, trop grave pour qu’il ne puisse mettre de mots rassurants là-dessus. Et il sait que lui, pour June, il préférait qu’on oublie le sujet et qu’on le fasse penser à autre chose. C’est ce qu’il s’applique à faire, même s’il se doute que tout le monde ne fonctionne pas de la même manière que lui et que peut-être que Keith a seulement envie de faire sortir tout ce qu’il ressent au fond de lui. Comment tu vas ? Demande-t-il, quand même. Non pas par politesse, mais parce que l’un a vu l’autre dans le pire des états, alors ils savent tous les deux qu’ils peuvent se faire confiance. Il n’y a qu’eux dans la pièce, et si tout n’est qu’une question de fierté, ce n’est pas Jacob qu’il faut craindre.
L’hôpital est un monstre. Une bête féroce qui accueille innocemment ses victimes en son sein. Jusqu’au moment où elle referme ses dents sur une poignée de celles-ci, incapables de s’en sortir. Certains quittent les lieux plus amochés qu’auparavant. D’autres n’avaient rien et repartent détruits psychologiquement. On ne trouve rien de bon, à venir ici. Jacob le sait depuis quelques semaines, désormais. Il ne le sait que trop bien, il a pourtant accepté de revenir. Faire marche arrière, fermer les yeux sur ses soucis pour les ouvrir sur ceux de l’homme qui est devenu son ami. Un ami, une main tendue : quelqu’un dont il a eu besoin, dont il aura besoin, qui a malheureusement besoin de lui. Et Keith ne le reconnaîtra pas, tout comme Jacob l’a refusé. Mais il était têtu à l’époque, et le blond saura l’être à son tour. Il toque, il entre, il s’exprime. Une blague qui est sûrement mal placée, mais qui a pour but de cerner l’état d’esprit dans lequel est Keith. Oh ben je me demandais si tu faisais dans le mortuaire, j’ai eu un doute, j’ai évité ! Il a raison de lui répondre de la sorte, Jacob le sait. Il ne relève pourtant pas et lui demande comment il va : mauvaise idée, encore une fois. Ça va, merci de t’en inquiéter. Mensonge. Comment veux-tu que j’aille ? Alors que je viens de perdre ma coéquipière, mes capacités physiques et mon travail ? Il hausse ses épaules et regarde le fauteuil qu’il vient de lui montrer de la tête. Je suppose que même si je te dis de partir, tu ne le feras pas… Donc assieds-toi, au moins… Comment tu vas toi ? Tu as bonne mine… Il fait bonne figure, mais Jacob ne va pas bien. June est décédée il y a peu de temps. Trop peu de temps pour affirmer qu’il va bien. Trop peu de temps pour paraître heureux à l’extérieur – à l’intérieur aussi, d’ailleurs. Trop peu de temps pour mettre des mots sur son état sans mentir, sans penser qu’il mentira durant le reste de ses jours. J’avance. Dit-il simplement, et c’est un début. Il tente d’aller de l’avant, mais Olivia reste sur place, Olivia va parfois même à reculons. Et il n’a pas l’intention de la laisser sur le côté, alors il tente d’aller à son rythme. Son deuil est une véritable épreuve qui lui prend presque toute son énergie. Physiquement, je vais mieux. Et tu sais grâce à qui ? Toi. Alors non, je ne vais pas m’en aller. Et sur ces mots, il s’assoit dans le fauteuil. Tu peux l’espérer au plus profond de toi-même et même me haïr, mais tu finiras par aller mieux. Par te relever. Il se pince les lèvres car il hésite, mais pourtant, il doit le dire. Tu n’es pas mort. Personne ne l’est. Tout peut encore s’arranger pour toi. Contrairement à son cas à lui, qui s’avère définitif : la mort ne reprend jamais ce qu’elle prend, et la douleur qu’elle laisse reste à jamais, elle aussi. Les repas sont horribles… Un aveu, pour justifier qu’il n’a pas touché à son repas, qu’il est toujours sur le côté au lieu d’être dans son ventre. Il secoue son visage. J’ai été ici quelques jours et j’ai mangé sans mourir d’une intoxication. Si tu voulais un cinq étoiles, il fallait le demander avant. Il fronce ses sourcils, il a toujours l’attrait du paternel : l’habitude d’être respecté, écouté. Tu pourras te faire un doggy-bag... Il soupire et se lève pour se rapprocher de l’assiette. Mange, ou je te fais manger. Et il est sérieux. Et Keith est diminué : il n’aura pas d’autre choix que de lui obéir. Ça t’aidera pour ton rétablissement, ton corps ne peut pas encaisser et se remettre si tu ne lui donnes pas l’énergie dont il a besoin. Ou je peux aller te chercher quelque chose dehors, si tu préfères. Il a le temps de faire un détour par une épicerie. Il le regarde droit dans les yeux, il ne veut pas de « non » catégorique à toutes ses propositions. Celui qui décide, dans cette chambre, c’est Jacob. Parce que l’infirmière aura beau être appelée pour le faire dégager, vu comme il lui a parlé avant qu’il n’arrive, elle ne viendra pas à sa rescousse en courant. Qu’est-ce que tu préfères ? Il s’inquiète pour lui, il devrait être reconnaissant. Il y a au moins une personne pour qui il compte sincèrement, bien qu’ils soient unis par ce lien amical que depuis quelques semaines. Est-ce que tu sais quand tu vas sortir ? Il change de sujet. Parce que je vais t’aider à remonter la pente. On a inversé les rôles et crois-moi, ça m’aurait plu que ça n’arrive jamais. Je préférais te haïr d’être aussi sûr de toi que d’être celui qui devient le grand détesté. Il hausse ses épaules. Mais je suis là, et je vais t’aider. Alors tu sors quand, tu le sais ? Que je sache quand est-ce que l’on pourra commencer ta rééducation. Ils iront au centre tous les deux, et feront le nécessaire tous les deux. Comme pour les blessures de Jacob.
Selon Jacob, les malheurs s’abattent sur certaines personnes pour leur prouver à quel point elles étaient heureuses, autrefois. Pour leur montrer qu’elles ne chérissaient pas assez ce qu’elles avaient, et qu’elles doivent faire mieux, la prochaine fois. Pour lui-même, il doute fortement qu’une prochaine fois verra réellement le jour, comment réussir à être heureux sans le fruit de ses entrailles, sans la chair de sa chair ? C’est impossible. Mais il pense sincèrement que Keith le peut. Il ne connaît pas tous les détails de son histoire, il ne les connaîtra probablement jamais, mais il l’a dit et il n’hésitera pas à le répéter : personne n’est mort, là-bas. Il a pris un coup, un sacré coup, mais il est capable de s’en relever. Il est capable d’avancer. Il est capable du meilleur après avoir vécu le pire, contrairement à l’agent immobilier qui ne peut plus rien y faire. Et comment veux-tu que cela s’arrange ? Je vivais pour mon métier que je ne peux plus exercer, j’avais pour passion les sports de combat que je ne peux plus exercer, et j’étais fou amoureux de la femme qui m’a tiré dessus et pour laquelle j’ai massacré la plupart de mes relations ! Je ne te haïrais pas, parce que ce que tu tentes de faire pour moi est honorable Jacob. Mais je préférerais que tu uses ton énergie à te remettre en selle plutôt qu’à tenter de m’aider… Les certitudes que Jacob a pourraient presque disparaître en l’entendant. Mais il est bien trop sûr de lui-même pour renoncer dès les premiers instants et si Keith a un égo trop important pour ne pas vouloir être vu dans cet état, Jacob en a également un, et il se refuse de ne pas être une bonne épaule sur laquelle s’appuyer. Tu sais ce qu’on dit, n’est-ce pas ? Tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. Je ne vais pas me concentrer sur moi-même et te laisser de côté, ce n’est pas dans ma nature. Et il pense que ça, l’homme en face de lui le sait déjà. Ils ne sont pas intimes, ils ne le seront peut-être jamais réellement, mais il l’a vu sous son véritable jour, plus que n’importe qui : il l’a vu faible, au bord de la crise, et il l’a aidé. Il l’a aidé alors qu’il ne lui devait rien, il l’a aidé alors qu’il ne connaissait que sa femme, pas lui. Il a pris de son temps, de son énergie et de sa bonne volonté pour l’aider, lui. Qui serait-il aujourd’hui s’il refusait de faire la même chose ? Comment se regarder dans un miroir, dormir paisiblement ? Il en serait incapable.
Et pour débuter, il l’invite à manger. Non, il l’oblige à le faire ; il prend un ton autoritaire, tel le père qu’il est – ou qu’il était. Je n’ai pas faim, vraiment… Il pense que s’il voyait la scène d’un point de vue extérieur, ça le ferait sourire, de le voir aussi peu volontaire. Lui, ce grand gaillard, ce lieutenant qui impose tant de respect qui agit comme le ferait une fillette. Sauf qu’il n’est pas spectateur mais bien acteur et que son visage ne caractérise que son mécontentement à l’aide de ses sourcils froncés. Ne t’embête pas… Je vais manger une cuillère histoire de te montrer ma bonne foi puis après tu diras que c’est bien d’accord ? Il inspire profondément, comme s’il hésitait sur la réponse. Mmmh, fais ça, et on verra bien. Il sait qu’une seule cuillère ne le pourra pas le satisfaire. Ni lui, qui tente de le faire manger, ni Keith, qui a besoin de plus de ça pour que son organisme fonctionne correctement et se soigne. Pour le moment, il se contente de remuer les pâtes dans son assiette, et Jacob préfère détourner le regard pour ne pas lui arracher des mains et lui enfoncer dans la bouche. Je suis censé partir en centre de rééducation… Mais je n’ai pas encore fait le dossier. J’espérais rentrer chez moi surtout… Encore un point qu’il n’apprécie pas. S’il ne va pas en centre de rééducation, il ne se remettra jamais correctement. C’est d’une logique imparable, et Keith est un homme intelligent. Il le sait tout aussi bien que Jacob, voire même mieux, puisqu’il a sûrement déjà eu une ribambelle de collègues qui sont passés par ces centres-là après une mission trop risquée. C’est son tour, aujourd’hui, et même s’il ne pourra plus pratiquer les sports et le métier qu’il aime, il se donnera les moyens d’avoir une vie meilleure si son corps se maintient. S’il le laisse à l’abandon, il peut dire adieu à tout un tas de choses. Tu l’as quelque part ici, le dossier ? Ou il faut le demander à une infirmière ? Il croise son regard, et il n’a même pas besoin de dire la suite que Keith sait déjà. Je vais t’aider à le remplir et l’envoyer pour toi. Que tu le veuilles ou non, tu iras là-bas. Si ce n’est qu’une question de motivation, je peux être là pour t’y emmener à chaque fois, jusqu’à ce que tu te déplaces par toi-même, de bonne foi. Il hausse ses épaules, convaincu. Jacob… on ne peut pas aider quelqu’un qui ne le veut pas… Avec Olivia, il le sait mieux que personne. Elle non plus, elle ne répond pas aux signaux qu’il lui lance. Elle non plus, elle ne veut pas qu’on l’aide, qu’on la sauve. Il sait très bien qu’il est incapable de l’aider, incapable de la faire penser à autre chose. Elle ne veut pas de lui – pour l’instant, il l’espère – et il ne peut rien y faire. Je le sais très bien, ça, qu’il dit finalement, sauf que tu le veux, au fond de toi. Tu ne le sais juste pas encore et tu me remercieras, plus tard. Même si je ne fais pas ça pour être gratifié. Je te ferais un signe… Pas de la main en tout cas, mais un signe… Cette réflexion fait sourire Jacob, qui aime bien l’autodérision de Keith, malgré tout. Il préfère qu’il l’utilise de cette manière en acceptant son sort que de se rabaisser en se pensant n’être plus capable de quoi que ce soit. Pour l’instant, le personnel médical va devoir me supporter, même si j’essaie de me faire virer, je ne réussis pas je crois… Tu ne bosses pas aujourd’hui pour venir dans cet endroit sordide ? Il regarde sa montre un instant. Je dois te rappeler que je suis le patron ? Je bosse quand je le décide et aujourd’hui, j’ai décidé d’être là. Il lui sourit, ça se veut rassurant. Ça m’étonnerait que tu réussisses à te faire virer d’ici. Je pense que les flics sont des patients ignobles mais les pires ce sont les médecins eux-mêmes, alors… puisque tu n’es pas un chirurgien renommé, tu garderas ta place dans le coin. Il lui fait un clin d’oeil, puis lui fait un signe de la tête vers son assiette. T’avais pas faim, hein ? Il ironise, assez fier tout de même de l’avoir vu engloutir presque tout son plat. Il a préféré attendre avant de lui faire la réflexion car vu le personnage, il serait capable de s’arrêter de manger juste pour le contredire. Je préférerais être au bord de la plage à boire une bière Copeland… dis moi, pour quelle raison tu serais prêt à trahir Olivia ? Il le regarde longuement, et il comprend sa question. Tu ne pourras jamais transposer ta relation avec ta coéquipière sur ma relation avec Liv, tu sais. Il dit ça, seulement pour commencer. Pour June, sans aucune hésitation. Et je pense que si tu lui poses cette question, elle te répondra la même chose. Pour June, on aurait été capable de tout. Et je doute qu’il y ait une June à vous, entre toi et ta coéquipière, donc je ne sais pas pourquoi elle a fait ça… mais je pense qu’on a tous au fond de soi un point de non-retour, quelque chose qui nous oblige à faire quelque chose que l’on ne souhaiterait pas forcément. Il essaie de protéger l’image qu’il a lui-même de la femme dont il dit être fou amoureux, de protéger ses sentiments. Ce serait triste qu’il pense sincèrement qu’elle ait fait ça par volonté pure et dure, qu’elle avait tout prémédité depuis le début et qu’elle voulait simplement se débarrasser de lui dès le départ. Il y a forcément quelque chose qui s’est immiscé dans la relation, peu importe quoi, il y a un truc qui cloche, qui a cloché, qui clochera toujours.
Garde donc ta rhétorique pour autrui. J’en ai assez entendu pour aujourd’hui. Tu comptes faire quoi par la suite ? Me dire que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ? Qu’il faut tomber pour mieux se relever ? Je les ai déjà toutes eu Jacob. Toutes sans exception. A croire que ce genre d’argument est inébranlable. Mais je vais te dire une chose. C’est que tout peut être compromis. Même ces répliques à deux balles. Il comprend la réaction de Keith. Il la comprend mieux que n’importe qui puisque, lui aussi, il a eu droit à toutes ces remarques-là. On lui avait dit que le temps guérissait tout, que ça finirait par aller. Et même si face aux autres il semblait mieux accepter ces discours que Keith, au fond de lui-même, il rêvait de pouvoir les envoyer bouler comme il le fait actuellement. Car au décès de June, il savait déjà qu’il ne s’en remettrait pas, que ça n’allait pas le rendre plus fort, qu’il n’irait jamais mieux. Il savait que toutes ces promesses étaient faites dans le vent et qu’un bon nombre de ces personnes n’allaient pas rester à ses côtés pour s’assurer qu’elles se vérifient. Là est la différence entre Jacob et Keith, entre ces gens-là et Jacob. Lui, il compte rester aux côtés de l’ancien lieutenant, jusqu’à ce qu’il mette une raclée à ses nouveaux démons, jusqu’à ce qu’il achève son combat. Ensemble, ils iront plus loin, quoi qu’il en dise, quoi qu’il en pense. Tu as raison. Il admet, finalement, qu’il y a une part de vérité dans ses dires. Tout peut être compromis, c’est vrai. Même l’échec vers lequel tu as l’air de vouloir courir. Si je te dis que ça peut s’arranger, c’est que ça s’arrangera. Parce que, encore une fois, s’il doit comparer son accident et la fusillade de Keith, il peut s’en remettre. Comme pour Jacob, ce qu’a vécu Keith est une fracture et il doit faire son deuil de cette amitié. Mais il peut accepter son sort, aller de l’avant. Des gens peuvent entrer dans la vie de quelqu’un et en sortir des années plus tard. Des enfants, c’est plus compliqué, plus douloureux, et même si Jacob ne veut pas se plaindre pour calmer les angoisses de Keith, c’est là où il veut en venir quand il lui dit que ça ira. Dis-le, si ça te désespère plutôt que de le montrer… Jacob hausse un sourcil face à cette remarque. Si je dois te dire tout ce qui me désespère dans cette histoire, on n'en a pas terminé, tu sais. Et là, il ne parle pas que de Keith et de son comportement, il parle de son ancienne équipière, de l’hôpital, de tout le monde : parce que ça n’est pas juste, et que ce qui n’est pas juste désespère forcément l’agent immobilier. Finalement, Jacob lui demande pour le dossier à remplir, et Keith se débarrasse de ce problème en lui avouant qu’il ne l’a pas. Normalement, le service d’administration devait me le faire passer… sauf que pour l’instant je n’ai rien… Ne t’embête pas avec ce dossier… Franchement ça ne vaut pas le coup… Et si vraiment je dois le faire, ils s’en occuperont pour moi. Il n’a pas envie d’abandonner mais il le fait quand même. Tant pis pour le dossier, si l’équipe en charge de Keith doit le remplir, ils le feront convenablement. Et sinon, Jacob reviendra exprimer son désespoir et sa colère face aux médecins, pour que ce soit fait. Il lui dit cependant qu’il sera là pour l’y accompagner, autant que nécessaire, jusqu’à ce que le besoin ne se fasse plus ressentir. Tu ne vas pas venir à chaque fois quand même… Tu as un boulot et une femme Jacob… Mais je te remercie pour ton intervention… Le ton de Keith montre à Jacob qu’il ferait mieux de ne pas répondre, d’accepter. Mais Jacob ne subit pas les ordres des autres, s’il veut continuer, il continue. Ma femme a moins besoin de moi que tu ne le penses, et je suis le patron. Je viendrai quelques fois, alors, si tu préfères. Et si les tons doivent se raffermir pour que l’autorité passe, Jacob y met du sien : le père qu’il était a toujours ces mécaniques-là et sait se faire respecter, même si avec June, il n’a jamais eu l’occasion de l’emprunter – et heureusement, il l’aurait sincèrement regretté aujourd’hui.
Et finalement, l’ambiance change dans la pièce. Keith baisse le visage, le regard. Il y a quelque chose de différent dans son esprit, Jacob le ressent avant d’apercevoir les larmes couler le long de ses joues. Il ne dit rien à ce sujet-là, parce que n’importe qui a le droit de perdre ses moyens, à n’importe quel moment. Surtout dans un lit d’hôpital, d’ailleurs. Surtout après une telle trahison. Surtout après de tels évènements. Keith a le droit de craquer, et Jacob a l’obligation de se taire, de le respecter. Je sais que tu ne fais pas ça pour les remerciements… Et l’agent immobilier est content qu’il l’ait compris. Il ne fait pas ça pour être gratifié de quoi que ce soit, il ne le mérite pas, et ce fut pareil pour Keith quand c’était lui aux côtés de Jacob. Les deux hommes se doivent ça, l’un à l’autre, sans savoir d’où provient ce lien si fort, sans savoir se l’expliquer. Au coin ? Vraiment ? Jacob hoche sa tête de haut en bas, dans un geste lent. Au coin, oui, si tu ne manges pas assez. Pour en revenir à ce sujet-là, une dernière fois, et tenter de poursuivre dans l’ironie de son camarade. Mais très rapidement, le sujet redevient sérieux et Keith lui demande pour quelle raison il aurait pu trahir Olivia. Il trouve la raison assez rapidement : June, et il le dit à l’ancien lieutenant, en essayant de comparer du mieux qu’il le peut avec ce qu’il vient de vivre. C’est difficile, mais des connexions peuvent se faire dans toutes les relations du monde, aussi uniques soient-elles. J’aurais du le voir ce point de non retour… J’étais son coéquipier, j’aurais du m’en apercevoir… Mais je n’ai rien vu venir… Il le laisse poursuivre, car il semble avoir d’autres choses à dire, et qu’il vaut mieux ne pas le couper dans cet élan. Parler, ça aide à la guérison, qu’on le veuille ou non. Les psychologues n’existent pas pour rien. Tu sais, la nuit, je la revois me tirer dessus. Son regard était vide de sentiments… Comment peut-on tirer sur un être que l’on a soit disant estimé sans ressentir la moindre peine Jacob ? Il hausse ses épaules, il ne sait pas comment répondre à cette question. Lui n’aurait jamais pu tirer sur qui que ce soit, encore moins quelqu’un qui a tant compté pour lui, peu importe la raison. À part pour June, mais encore une fois, il n’y a pas de June pour eux. Je ne sais pas, il avoue, mais un jour tu auras des réponses à tes questions. Ça viendra, j’en suis sûr. Lui aussi, il se demande encore pourquoi lui, pourquoi ce soir-là, qui était le chauffeur de l’autre voiture. Lui aussi attend une multitude de réponses, et elles finiront tôt ou tard par arriver. Merci… Ce mot, il l’entend mais il n’y répond pas. Volontairement. Car « de rien » ne veut rien dire. Car « pas de quoi » n'aurait aucun sens. Un silence y répond bien mieux. Je sais ce que tu vas penser, c’est petit de voir un homme pleurer. Tu pourras faire comme si tu n’avais rien vu… Il fronce les sourcils à ces mots-là. Mon père dirait qu’un homme ne doit pas pleurer, pas moi. Il n’est pas comme son père, du moins, pas sur tous les aspects. Tu as le droit de pleurer, si ça te fait du bien, ça ne fait pas de toi quelqu’un de faible, bien au contraire. Plus tu sais montrer tes faiblesses, plus tu es fort, finalement. Il se rapproche de Keith. Et j’irai jusqu’au bout du vice et te confirmant que tu peux, que tu as le droit, que ça fait du bien. Il attraperait presque sa main, mais ils n’en sont pas à ce stade-là, très clairement. Un sourire rassurant se dessine sur les lèvres de Jacob alors qu’il se recule à nouveau pour ne pas trop empiéter sur son espace privé, déjà qu’il est là sans son accord. Contrairement à elle, tu montres tes sentiments, elle ne t’aura pas enlevé ça, au moins. Et de ça, il peut en être fier.
À la différence, c’est que toi tu as cet espoir qui te permet d’affirmer cela. Moi, je ne l’ai plus. Le problème avec Keith, c’est qu’il part défaitiste et refuse d’ouvrir les yeux sur le reste. Jacob le faisait aussi, après son accident. Il faisait mine de rien devant les autres, continuait d’aller travailler et d’être lui-même mais, intérieurement, il avait peur de tout et ne croyait plus en rien. Alors s’il est maintenant capable de dire ces choses-là à son ami, c’est bel et bien parce qu’il pense avoir raison, qu’il trouve ses pensées justes, ses mots correctement choisis. J’ai fait au mieux pour me le reconstruire, cet espoir. Il affirme, il soutient le regard du brun et ne démordra pas. Pour le moment tout te paraît insurmontable, infranchissable. Pour le moment t’as perdu tout ce que tu avais et tu n’as plus aucune raison de te lever le matin. Pour le moment seulement, Keith. Il essaie d’aller dans son sens et de lui faire comprendre que toutes les émotions par lesquelles il passe actuellement, il a eu le déplaisir de les ressentir lui aussi, de vivre avec un petit bout de temps – et finalement, au fond, elles sont toujours présentes et agressives mais ça, il vaut mieux ne pas lui confier. J’arrête d’insister mais je reste sur ma position et j’ai hâte du jour où je vais pouvoir te dire que je te l’avais dit. Parce qu’il a raison, parce qu’il le sait, parce que Keith porte des œillères et n’aura pas la capacité d’ouvrir les yeux en grand avant un bon moment. Et Jacob sera là pour le soutenir, peu importe s’il essaie de le repousser : le blond lui rappelle qu’il est le patron et que sa femme n’a pas besoin de lui constamment. Il reviendra le voir, encore et encore, jusqu’à ce qu’il se remette sur pied et que ces ondes négatives le quittent. Il s’en sortira, qu’il le veuille ou non. Ça tombe bien, je vais être cloué à ce lit pendant de longues semaines. Tu vas donc devoir me supporter de longues heures durant ces longues semaines. Commence déjà à prier. Qu’il prie pour que ça passe vite. Ou pour que ça passe tout court. Pour que tout ne devienne qu’un lointain souvenir, qu’une vieille épreuve surmontée avec brio.
Un jour. Cette certitude me rendrait presque dingue… Et encore une fois, il ne peut que le comprendre. Je ne peux pas te promettre une date dans l’espoir que ça arrive réellement ce jour-là. Je peux simplement te dire que ça arrivera, un jour, oui. L’effet qu’a cette affirmation sur Keith ne fait pas plaisir à Jacob, il n’aime donc pas le répéter une seconde fois mais il le faut, pour qu’il l’imprime, qu’il l’imprègne. En attendant, il faudrait que je me reconstruise sur ces sables mouvants ? Avec ces doutes et ces craintes… De la voir revenir, achever ce qu’elle a commencé ? Ou pire, de finir de détruire le peu que j’ai encore… Là, il ne peut pas réellement le comprendre. Jacob a tout perdu le jour de son accident et la seule personne à l’origine de ce drame était lui-même – il a totalement oublié qu’il y avait un autre conducteur dans l’accident et que celui-ci a lâchement pris la fuite après l’impact. De ce fait, il est incapable de comprendre ce qui tiraille à ce point Keith. Tu as peur ? Il demande, finalement. Elle est recherchée pour ce qu’elle a fait, non ? Elle ne pourra plus t’atteindre. Il le dit comme s’il le savait alors que finalement, lui non plus n’a pas de réponse, ignore ce que l’avenir lui réservera. Il veut le rassurer mais ne sait pas s’y prendre et pour ça, il s’en veut à lui-même. Tout le monde peut se reconstruire, peu importe avec la base avec laquelle il part. Et crois-moi, je suis loin de l’avoir fait pour l’instant alors quand je te dis ça c’est bien parce que j’y crois. Sinon on serait dans le même état, là.
Et quel état. Il le voit pleurer et ça lui fait de la peine pour lui. Pas de le voir s’exposer ainsi mais de le savoir au bord du gouffre à ce point-là, de ne plus avoir la force de lutter, de garder la face. Plus je suis fort ? Tu as fait une liste de phrases toutes faites avant de venir non ? Il secoue son visage. Ce qu’il dit sort de son cœur, pas des pseudos psychologues qui inondent Internet. J’aurais pu lui montrer mes sentiments, peut-être n’aurait-elle pas tiré… Plus tu montres tes faiblesses, plus tu t’exposes à la souffrance Jacob. Il se pince les lèvres face à cette vérité que Keith pense détenir. Heureusement que chaque personne pense différemment, les discussions seraient ennuyeuses finalement… Oui. Il dit, simplement. Sauf que tu te trompes. Tu t’exposes à la souffrance pendant un temps mais tu te vides d’un poids. Moi, je n’ai pas su le faire. Et je ne pense pas que je vais y arriver un jour. Tout reste à l’intérieur, rien n’arrive à sortir. Et je sais que ça explosera un de ces jours, alors que toi, tu fais le vide. Il hausse ses épaules. On est différents, rendez-vous dans deux ans pour voir lequel de nous deux a finalement pété un câble. Il lui donne un rendez-vous dans le futur, loin. Il leur donne un but à tous les deux, en même temps : se prouver à l’un et à l’autre qu’ils avaient raison, tous les deux, que chaque personne fonctionne différemment. Je peux te demander un service ? Son regard répond à sa place : oui. J’aurais besoin de quelques affaires chez moi… Et… J’ai coupé les ponts avec toutes les autres personnes… Dirons-nous que j’ai été plus dur avec elles que je l’ai été avec toi à ton arrivée… Je peux te laisser les clés et te demander de me les ramener ? Mais n’en profite pas pour tenter de vendre ma maison… Un sourire se dessine sur les lèvres de Jacob alors qu’il hoche son visage. Oui, bien sûr. Tu as besoin de quoi ? Et ça se trouve où, chez toi ? Histoire que je ne retourne pas tout dans tous les sens. Il est ravi de pouvoir lui rendre un service, c’est en quelque sorte un pas en avant que fait Keith vers lui, lui prouvant qu’il peut accepter son aide, peu importe le motif. Et promis, je vais faire un effort pour ne pas la vendre mais si jamais j’ai une proposition trop intéressante, je ne peux rien te garantir. Il rigole, évidemment. Il lui tend la main pour avoir les clés, Keith les lui donne en lui indiquant tout ce dont il a besoin. Jacob accepte sa mission et quitte la chambre du brun quelques minutes après, pour aller chercher ce dont celui-ci a besoin. Voilà leur amitié, maintenant : il va s'occuper de lui, jusqu'à ce qu'il aille mieux.