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Message(#)Vous n'aurez pas ma liberté de troller » Gab EmptyVen 5 Juin 2020 - 3:51


Kyte Savard & @Gabriel López
Réveil brutal. Des cris outragés d’abord, auxquels Kyte répond d’un grognement courroucé. Puis une semelle robuste vient secouer son séant et l’arrache pour de bon à sa sieste. « AAAH QUOI ?! » Il beugle aussitôt, ses petits yeux glacés fixés sur le rustre à travers le coton de son demi-sommeil. « C’est une propriété privée ici monsieur et vous faites fuir les clients... » Le ton calme, les mots polis qui cachent la violence derrière ses épaules bien carrées d’armoire à glace. Depuis le temps qu’il traîne sa carcasse à travers le monde, Kyte sait reconnaître un type de la sécurité quand il en voit un. Sait aussi qu’il vaut mieux déguerpir sans résister. Pas qu’il ait peur de se faire fracasser non, même qu’il dirait pas non à un peu d’adrénaline et de violence pour se réveiller. Mais il a pas envie de s’attarder assez longtemps pour qu’un blaireau de passant appelle les condés. Pas envie de taper un sprint dans la chaleur de l’après-midi pour leur échapper. « Allez, dégage de là ! » L’autre s’impatiente, n’apprécie visiblement pas son monologue interne. D’une poigne de fer, le voilà qui attrape son abri en carton et le balance un peu plus loin. « Allons, allons… faut pas s’énerver comme ça mon p’tit gars. » Il grommelle sombrement en se relevant, vaincu. Les vieux os craquent, les muscles protestent la dureté de son matelas en béton. Kyte prendrait bien quelques minutes pour s’étirer à l’ombre mais il sent que le type en uniforme a les nerfs un peu fragiles. « Toujours un plaisir d’voir votre hospitalité ! » Il ne peut pas s’empêcher de singer en s’éloignant d’un pas chancelant. Pas envie d’attendre la confrontation. Pas avant d’avoir bu un coup pour s’échauffer.  

Ses yeux plissés comme par réflexe, une main nerveuse vient protéger son visage tandis qu’il s’élance dans la fournaise. Une chanson monte aussitôt dans sa gorge et Kyte la laisse déverser sa frustration : « Quitte à tout prendre, prenez mes gosses et la télé… Ma brosse à dents, mon revolver, la voiture ça ben c'est d’jà fait ! » Qu’il beugle d’une voix rauque dans sa langue maternelle sans se soucier d’être compris. Quant à ses rangers, le motard a la vague impression qu’elles vont finir par laisser leur semelle fondue sur l’asphalte brûlant dans son sillage. Fier Canadien ayant passé un bon bout de sa vie en Norvège, il ne compte pas l’été australien parmi ses plus proches alliés. La luminosité et la chaleur locale lui tabassent la face avec le genre d’entrain qu’on réserve à un vieil ennemi. Et c’est peut-être ce qu’il est, après tout. L’ironie le fait sourire et il secoue la tête en ricanant, comme s’il venait de se raconter une blague qu’il ne connaissait pas. « Prenez ma femme, le canapé, le micro-ondes, le frigidaire. Et même jusqu'à ma vie privée ! Parce que t’façon à découvert… moi j’veux bien vendre mon âme au Diable. Avec lui, on peut s'arranger ! » Sa voix enfle à mesure qu’il s’éveille. Encouragé par les regards mi étonnés, mi offensés qui se tournent sur son passage, il serre les doigts, brandit son poing vengeur vers le ciel. Ce qu’on ne vous dit pas c’est que le plus dur quand on est à la rue, ce n’est pas de se trouver à becter. Non ça, Kyte il sait y faire. Le plus crève-cœur, c’est de devenir invisible pour toutes les bonnes gens et les bien-pensants. Une petite pièce par-ci, une petite pièce par-là pour les plus généreux. Mais leur temps, ça non ! Personne ne va plus dans les rues pour flâner. Tout le monde est très pressé, surtout quand on passe devant les jambes d’un type qui tend la main et retrousse les babines pour dévoiler ses dents jaunies par la vie. « J'peux bien vider mes poches sur la table, ça fait longtemps qu'elles sont trouées ! Baisser mon froc, AH ça j'en suis capable ! Mais z’aurez pas ma liberté d’penser ! »

Les mains enfoncées dans les poches de son jean noir il déambule le long des trottoirs bondés, inspire l’animation dans les ruelles, les couleurs de cette fin d’après-midi, l’odeur de friture qui se mêle aux murs imbibés d’alcool dans ce coin de la ville qui prend vie avec la fermeture des bureaux et des écoles. Des rires fusent, des chants qui mettent le cœur en fête. Un sourire sur son visage encore émacié par les dernières années au trou, Kyte vagabonde parmi les groupes d’étudiants, d’habitués et de commerçants qui peuplent les quartiers populaires, quartiers de fête, quartiers de vie. Toute cette joie et cette promiscuité achèvent de le réveiller et lui font presque oublier sa chansonnette. C’est que ça lui rappelle des jours plus heureux sur les routes avec ses frères de club, les barbecues mémorables au local, les conneries, cette rage de vivre avide qu’ils partageaient et noyaient dans le fond d’une bouteille de whisky pour ne pas effrayer leurs dames. Bon sang, comme ça lui manque. Le sourire d’un ami, la joie de se reconnaître dans les tripes, les paroles qui défilent jusqu’au bout du jour et tout le reste. Mais ici à Brisbane, y’a que des anonymes pour accrocher son regard. Bah, il finira bien par trouver une bouteille à partager avec un autre marginal dans son genre. L’alcool aidant, ils se raconteront leur colère, leurs galères et les années en taule, et puis alors ce sera comme s’ils s’étaient toujours connus. Son regard accroche des petits groupes avec envie, il s’y attarde même parfois assez longtemps pour capter quelques éclats de voix, une blague qui fait sourire, des mots tendres échangés à la fin du jour, abrités par le soleil qui décline à l’horizon.

Et puis ses pas l’amènent aux limites de la ville, près du vieux port où l’astre joyeux entame sa descente par-delà les vagues orangées. La gorge sèche et l’estomac dans les talons, il grimpe sur le béton défoncé d’un ancien pont d’embarcation, seulement pour constater que sa place attitrée est déjà occupée par un gaillard. Il ne voit pas bien son expression, n’arrive pas à savoir si c’est le genre de type propret à s’isoler pour méditer en profitant des derniers rayons ou une raclure venue décuver en ressassant ses dernières erreurs ou tenter d’oublier le nom d’une fille dans ce purgatoire urbain que seuls fréquentent les inconscients et les mal aimés. Il ne sait pas, et il s’en fiche. Parce qu’il sait reconnaître l’amitié quand il la voit se dessiner devant lui. Ce soir, elle prend la forme d’un trentenaire bien sapé. Le genre qui a réussi dans la vie et qui pour autant n’est jamais foncièrement heureux ni malheureux. Le genre qui traîne son mal de vivre sans même en avoir conscience. Le genre, donc, qui ne dirait pas non à partager un verre pour peu qu’on lui amène l’idée de façon adéquate. Les yeux fixés sur sa proie, les membres vibrants d’une excitation contenue, Kyte s’avance comme un rapace. Il va se planter au bout du bloc de construction, face à la jetée. Les poings sur les hanches, il inspire bruyamment l’air chargé des embruns de l’océan et laisse échapper un soupir satisfait. « Je peux bien vendre mon âme au Diable. Avec lui, on peut s'arranger ! Puisqu'ici tout est négociable mais vous z'aurez pas, ah ça non z'aurez pas, ma liberté d’penser ! » Il chantonne enfin pour conclure sa performance - et aussi pour attirer l’attention, il faut l’admettre. Une fois qu’il sent le regard de son futur compagnon de beuverie braqué sur sa nuque, Kyte se retourne et lui offre son plus beau sourire. « Belle soirée n’est-ce pas ? » Il lance en faisant mine de s’imprégner du spectacle pathétique qu’offrent les vieux docks à cette heure. Puis son regard s’arrête sur le jeune homme et un pli faussement soucieux se creuse entre ses sourcils sombres. « Eh ben mon vieux ! » Il sifflote en s’approchant. L’air compatissant, il se laisse tomber à côté de son compagnon sans s’embarrasser de la notion de distance personnelle. Une fois confortablement installé, il soupire encore de contentement, dévisage le gamin puis laisse son regard errer au loin avant de porter son coup final : « Toi, tu m’as l’air d’être un gars qu’a besoin d’boire un coup, j’me trompe ? »
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Message(#)Vous n'aurez pas ma liberté de troller » Gab EmptySam 13 Juin 2020 - 4:15

vous n’aurez pas ma liberté de troller


Quelle journée de merde. Avec un mouvement d’humeur, je balance mes clés dans le petit bol en cristal posé sur le meuble à l’entrée en tirant maladroitement sur ma cravate pour la détacher. Distraitement, j’examine mon courrier. La plupart des enveloppes contiennent des factures. Rien de bien intéressant et rien, surtout, pour me distraire de mes problèmes. Abel fait encore des siennes. Il n’a jamais été le plus sage de mes mannequins, mais depuis quelques temps, ses frasques deviennent de plus en plus lourdes à gérer. Les défis ne me font pas peur, mais pour la première fois de ma carrière, je me demande si je n’ai pas vu trop grand en allant le chercher. J’aurais peut-être dû le laisser à Louanne. Le pire, c’est que je sais que s’il agit comme ça, c’est parce qu’il y a un truc qui le tracasse. Sauf que je n’arrive pas à lui faire cracher le morceau, il se braque dès que j’essaie de lui en parler. Et ça me fait chier. Profondément. Parce que non seulement il est en train de foutre en l’air sa carrière, il écorche solidement ma réputation en même temps. D’un mouvement de poignet, je balance la cravate et le courrier sur la table de cuisine avant de bifurquer vers le réfrigérateur. Machinalement, je sors le pichet d’eau. Le vrai problème, ce n’est peut-être pas tant les frasques d’Abel que mon incapacité à les voir venir. Normalement, j’ai un sixième sens pour ses prévoir conneries et j’arrive à débarquer au bon moment, comme un espèce de deus ex machina de la mode, pour régler la situation. Depuis quelques semaines, cependant, je suis un peu trop préoccupé et je me ramasse tous les coups en pleine gueule, une fois qu’il est trop tard pour faire quoi que ce soit. Je pique du nez dans mon verre d’eau avec un soupir. C’est cette histoire avec Zelda qui me perturbe. Il y a eu cette soirée du Nouvel An où nous avons passé la nuit ensemble et depuis, on se retrouve plus souvent qu’autrement au lit ensemble quand on se voit. Même si c’est loin de me déplaire, je ne suis toujours pas totalement à l’aise avec ce qu’on fait. Je n’ai jamais été le plus grand fan des étiquettes et des limites, mais pour une fois, je pense que je préfèrerais que les lignes soient un peu mieux définies.

Un bruit retentit quelque part dans la villa. Perturbé, je m’arrache à la contemplation de mon verre d’eau pour me pencher légèrement par-dessus le comptoir. Le couloir qui mène vers les chambres est vide et obscur, comme il devrait l’être, mais il y a de la lumière qui sort de l’une des pièces tout au fond. D’abord perplexe, je fronce légèrement les sourcils avant de me rendre compte qu’il y a certainement un intrus dans ma maison. Alors la confusion laisse place à l’affolement et j’attrape le premier objet qui me tombe sous la main, l’une des casseroles hors de prix qui pend du plafond et dont je ne me sers presque jamais. La brandissant un peu comme une batte de baseball, je contourne le comptoir et m’avance à pas de loup en direction de la lumière. Je suis moins discret que je ne l’aurais voulu, visiblement, parce qu’une silhouette se profile à contre-jour. Le manche long et fin d’un balai s’étend devant elle comme une lance à la hauteur de sa poitrine. Oh putain. En poussant un soupir de soulagement, j’abaisse ma casserole. « Mrs Gardner ! Vous m’avez fait peur ! » La femme de ménage rend elle aussi les armes. Elle pose son balai contre le mur et sort dans le couloir, les poings sur les hanches. « Mais toi aussi, qu’est-ce que tu crois ?! Veux-tu me dire c’que tu fais ici aussi tôt ? » C’est vrai que je suis rarement chez moi à cette heure-ci les jeudis. D’habitude, je participe aux 5 à 7 organisés par AK. J’en profite pour réseauter et entretenir des relations d’affaires cordiales avec mes collègues ou leurs clients. Mais pas aujourd’hui. Zelda m’a fait faux bond à la dernière minute et je n’avais pas particulièrement envie d’aller traîner avec une bande de faux-culs. « Oui, j’ai eu un imprévu. Je… vous laisse retourner à votre boulot. » Elle hoche vigoureusement la tête et tourne les talons en marmonnant quelque chose au sujet d’un dîner auquel elle a promis d’assister et qu’elle ne manquera certainement pas à cause du patron qui est arrivé comme un cheveu sur la soupe. Me mordant la joue pour ne pas ricaner, je bats en retraite jusqu’à la cuisine.

En raccrochant ma casserole à son crochet, je songe qu’une petite balade dans le quartier me ferait sûrement le plus grand bien. Et comme ça, je ne risque pas d’importuner la pauvre Mrs Gardner. Décidé, je ne prends même pas la peine de me changer dans des vêtements plus confortables. (De toute façon, depuis le temps, j’ai pris l’habitude des costards, à l’exception des foutues cravates.) J’attrape simplement mon trousseau de clés et je ressors de la villa. Les mains dans les poches de mon pantalon, j’erre sans but précis. J’observe les passants qui se promènent, en salue quelques-uns au visage familier, et détaille les maisons onéreuses qui décorent la rue et dont les vitres brillent comme des joyaux dans les rayons dorés du soleil couchant. J’essaie d’éviter de me laisser happer par mes pensées tandis que mes pas me guident tout naturellement jusqu’au bord de l’eau. Le quartier porte bien son nom, il a littéralement été construit sur le pourtour de la baie, et il ne faut jamais chercher bien longtemps pour trouver l’océan. Je longe tranquillement la rive en direction du port mais, peu d’humeur à croiser trop d’humains, je m’arrête en atteignant les vieux docks. La vue des quais de bétons craquelés et des restes de bateaux rouillés est nettement moins jolie que celle des yachts rutilants, mais l’endroit est désert et ça me plaît. Satisfait d’avoir trouvé ce petit îlot de solitude au beau milieu de la ville, je vais m’asseoir au bout d’un ponton qui a connu des jours meilleurs. Les pieds suspendus au-dessus du vide, je me laisse absorber par les mouvements imprévisibles des vaguelettes qui viennent s’échouer en dessous de moi.

Mais bientôt, le bruit de pas qui approchent vient couper dans le calme de mon havre de paix. L’inconnu s’arrête à quelques mètres à peine de moi. D’où je me trouve, je ne vois qu’une stature impressionnante (surtout que je suis assis), surmontée d’une tête brune ébouriffée. Il envahit mon espace, mais mon agacement se mue en curiosité teintée d’amusement quand il se met à chanter, le visage tourné vers le large. Je ne comprends rien aux paroles ni aux sons vaguement gutturaux qui grugent la voix rocailleuse de l’homme. Je ne sais pas dans quelle langue il s’exprime, mais ce n’est clairement pas de l’anglais ni de l’espagnol. « Belle soirée n’est-ce pas ? » Cette fois, j’ai compris ce qu’il a marmonné, et aussi qu’il s’adresse bien à moi. La chanson avait plutôt l’air destinée aux poissons. Meh… j’ai déjà connu mieux. « Eh ben mon vieux ! » Il me colle un de ces regards. Qu’est-ce qu’il à me fixer avec sa tête bizarrement désolée lui ? Je ne peux quand même pas avoir si l’air si pitoyable, pas vrai ? Surtout que de nous deux, ce n’est pas moi qui parais le moins bien loti. À mon tour, je le scanne d’un regard un brin insolent. Il n’a pas l’air terriblement recommandable, mais tout de même assez sympathique. Assez, en tout cas, pour que je n’aie pas envie de prendre mes jambes à mon cou quand il se laisse tomber à côté de moi, un peu trop près que ça soit vraiment confortable. « Toi, tu m’as l’air d’être un gars qu’a besoin d’boire un coup, j’me trompe ? » Est-ce que j’ai besoin de prendre un coup ? Je n’en sais rien. Je bois rarement et très peu. Ce que je sais, en revanche, c’est que j’ai besoin d’une vraie distraction pour écarter une bonne fois pour toute mes tracas. Et que la distraction en question vient de me tomber toute cuite dans le bec sous la forme de cet énergumène sorti de nulle part. « Peut-être bien oui. » Les mots sont sortis tous seuls mais je n’essaie pas de les rattraper. Je laisse plutôt un sourire s’étirer sur mes lèvres. Je sais bien qu’il ne faut pas trop juger les gens sur leur apparence, mais je ne peux m’empêcher de penser en voyant l’air de clochard de ce type que, si c’est lui invite, c’est moi qui paie. « Il y a un pub pas très loin d’ici, mais je n’ai pas l’habitude de boire avec un parfait inconnu. » J’essaie de déceler un soupçon de déception ou de mécontentement dans le regard de glace qui me scrute, mais je ne perçois rien de particulier. Son visage marqué m’interpelle, en revanche. Il a la tête de quelqu’un qui a vécu une vie rocambolesque. Je suis convaincu que des dizaines d’histoires se cachent derrière ses rides et son air impassible. D’un coup, j’ai envie de les découvrir. « Je m’appelle Gab. » Je ne lui tends pas la main, ça me paraît trop guindé pour cette rencontre à l’improviste. « Tu chantais quoi ? Ça semblait poétique. » Évidemment, je n’en sais rien. Si ça se trouve, il récitait à tue-tête sa recette de tarte préférée. N’empêche, j’ai un bon feeling. Sans trop savoir pourquoi, j’ai l’impression que cet excentrique et moi risquons de bien nous entendre.
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Message(#)Vous n'aurez pas ma liberté de troller » Gab EmptyDim 5 Juil 2020 - 0:56


Kyte Savard & @Gabriel López
Y’a de la confusion sur le visage du garnement. Un genre de flottement, comme s’il lui fallait réfléchir à deux fois avant de partager une bouteille avec un étranger. Kyte, lui, n’aurait pas hésité. « Peut-être bien oui. » Il marmonne, l’air à moitié convaincu. A moitié motivé. Et ben, cache ta joie mon vieux ! Un sourire finit par mettre un peu de lumière sur sa face rabougrie et le voilà qui ajoute : « Il y a un pub pas très loin d’ici, mais je n’ai pas l’habitude de boire avec un parfait inconnu. » Kyte cligne des yeux, hausse les épaules. Il sait bien qu’une habitude ça se perd, surtout à cette heure. Dans le fond, y’a peu d’hommes qui résisteraient à la promesse brûlante d’un verre pour chasser l’amertume de la journée. Quelque part, il sait déjà que le trentenaire finira bien par l’amener dans son pub pas très loin d’ici. L’aurait pas pris la peine d'm’en parler sinon. Alors il attend, les sourcils vaguement relevés dans un air de défi, une lueur amusée et curieuse au fond de ses yeux pâles. L’autre semble chercher quelque chose sur ses traits. Kyte ne sait pas quoi et très franchement il s’en balance. Tout ce qui lui importe, c’est l’éclat qui change doucement dans son regard, et les mots qui s’écoulent aussitôt de ses lèvres presque trop pulpeuses pour un visage d’homme. « Je m’appelle Gab. » Il accueille l’information d’un signe distrait du menton. Les noms, ça lui fait pas grand-chose de les connaître. Surement parce que lui ne s’autorise jamais à partager le sien. Manquerait plus qu’un petit malin s’amuse à recoller cette information avec les bouts d’histoire qu’il conte au détour des chemins. Mentir, se cacher, ça a jamais été son truc. Mais c’est le prix à payer pour espérer garder sa liberté. « Tu chantais quoi ? Ça semblait poétique. » Il l’observe un instant sans comprendre, se souvient brusquement de sa petite chansonnette. « Ma liberté de penser. » Il répond en français. Puis, réalisant que son compère n’entrave probablement pas un traître mot de son beau langage, il se lance dans une petite explication de son cru : « Ça parle d’un type qui s’fait épingler par le fisc. Il dit qu’quitte à tout prendre les lardus feraient bien d’prendre sa femme, sa bagnole pis même sa vie privée. C’était un chanteur tu vois, forcément l’en avait déjà plus des masses. » Il se tape sur la cuisse et secoue la tête en ricanant. « La morale j’l’aime bien : au final y z’ont beau lui prendre tout c’qu’à leurs yeux a d’la valeur, le gars jamais il leur file sa liberté d’penser. Zéro compromis. Et ça mon vieux, ça s’respecte ! » Il fouille dans la poche de sa veste à la recherche d’un paquet de clopes. Ses doigts ne rencontrent du vide, lui rappellent qu’il l’a échangé quelques jours plus tôt contre une bouteille de pinard. Grognement. Sa main retombe sur le tissu rêche de son jean usé. « Au fait, tu peux m’appeler Kyle. » Il lance avant de frotter ses grandes mains rugueuses l’une contre l’autre. « Bien ! Maintenant qu’on est plus des étrangers, on pourrait p’t-être aller s’rincer l’gosier, qu’est-ce t’en dis ? » Sans attendre la réponse de son compère, il lui file une claque amicale dans le dos puis saute sur ses pieds. Les muscles gueulent comme à chaque fois, lui rappellent qu’il n’a plus vingt ans. Kyte les emmerde, refuse de voir le temps filer entre ses doigts comme un maudit sablier. Le gamin finit par l’imiter, et comme ça ils prennent la route. Leurs pas claquent contre le ciment défoncé des vieux docks, résonnent entre les coques rouillées de navires abandonnés, donnent un certain charme à ce lieu déchu. Bientôt, l’échoppe se dessine devant eux. Le trentenaire ne l’avait pas mené en bateau : c’était vraiment à deux pas. Le cœur en fête, Kyte pousse la porte sans attendre et se dirige droit vers le bar. « Tavernier ! Mets nous en deux pintes, tu veux ? » Il braille en tapotant la tireuse à Guinness. Le barman roule des yeux mais Kyte n’y prête pas la moindre attention. Commander comme dans un vieux western, ça fait partie de l’expérience, c’est ça qui le fait kiffer. Pendant que le gars s’occupe de remplir leurs verres, il tire un tabouret et s’installe un peu à l’écart. Le pub est quasiment vide, aucun risque de déverser leur conversation dans une oreille indiscrète. Mais il veut une place près de la fenêtre, pour voir le jour crever dans le ciel et y déverser une mare de sang rose-orangée. « Alors dis-moi, qu’est-ce c’est qui t’tracasse comme ça mon gars ? » Il lance à l’intention du jeune Gab quand il s’est posé en face de lui. « M’dit pas qu’c’est une go quand même ? » Sans attendre la réponse, il soupire et tape doucement du poing sur la table. « Tabernak… pour sûr qu’s’en est une ! Y’a jamais qu’les go pour vous mettre dans c't'état, pas vrai ? »
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Message(#)Vous n'aurez pas ma liberté de troller » Gab EmptySam 11 Juil 2020 - 6:39

vous n’aurez pas ma liberté de troller


« Ma liberté de pensée. » Je me permets de hausser un sourcil interrogateur, n’ayant évidemment absolument rien compris au gargouillis de syllabes que mon étrange interlocuteur vient de recracher. Mon expression doit suffire à transmettre mon interrogation mieux que les mots ne l’auraient fait puisqu’il reprend dans un anglais qui, sans être exactement cassé, est certainement particulier. J’ai du mal à placer son accent. Il ne ressemble à rien de ce que j’ai entendu auparavant. Alors je me concentre plutôt sur ce qu’il me raconte, en l’occurrence, l’histoire du pauvre type qui s’est fait lessiver par le fisc. Finalement, sans être une recette de tarte, c’était quand même beaucoup moins poétique que ce que la sonorité exotique des mots m’avait laissé croire de prime abord. Et puis il précise le message au cœur de la chanson, cette liberté de pensée à laquelle le chanteur s’est accroché malgré ses déboires. Mon instinct linguistique n’avait peut-être pas tort finalement. Quoi de plus poétique, après tout, que la liberté, peu importe de laquelle il s’agit ? Il fouille maladroitement dans la poche de veste, n’en tire rien d’autre qu’un soupir. Je soupçonne qu’il cherchait un paquet de clopes et je regrette presque de ne pas fumer. Si j’avais su que j’allais rencontrer un tel énergumène, j’aurais piqué celles de Mrs Gardner, juste pour avoir le plaisir de les lui donner. « Au fait, tu peux m’appeler Kyle, » se présente-t-il finalement de sa voix bourrue, comme s’il n’avait pas de patience pour ce genre de politesse. « Bien ! Maintenant qu’on est plus des étrangers, on pourrait p’t-être aller s’rincer l’gosier, qu’est-ce t’en dis ? » Il accentue sa proposition d’une claque qui résonne dans ma colonne vertébrale et me secoue le cerveau dans sa boîte crânienne avant de se lever d’un bond étonnamment souple. En le voyant approcher de sa démarche un peu bancale tout à l’heure, je ne l’aurais jamais cru capable d’une telle précision de mouvement. En cas de besoin, il doit savoir fuir ou se battre.

Sans m’attendre, il s’éloigne déjà. Après un court temps d’arrêt durant lequel je me demande si je vais vraiment le suivre, la réponse finit par s’imposer dans mon esprit comme une évidence. Bien sûr que oui ! C’est le genre de rencontre et de personnalité qu’on regrette après les avoir laissées filer entre ses doigts. Alors je bondis sur mes pieds et je rejoins Kyle à grandes foulées, les bras repliés aux côtés du corps comme si je faisais un jogging. Le silence qui nous enrobe tandis que nous parcourons les docks me paraît aussi agréable que naturel. Bientôt, nous avons rejoint la rue et, quelques mètres plus loin à peine, l’enseigne en bois écaillé du McTavish se dresse devant nous. Je ne me souviens pas d’y avoir jamais mis les pieds. Kyle pousse la porte, entre le premier. Je le suis et détaille le décor d’un œil curieux. Il y a beaucoup de boiseries, jusqu’au zinc qui semble avoir été taillé dans un énorme tronc lustré par le vernis. C’est chaleureux et ça sent la bière, ça ne ressemble pas du tout aux endroits beaucoup plus chics où j’ai l’habitude de sortir et je détonne dans l’environnement comme une tache d’expresso sur une chemise blanche. Mon compagnon inhabituel aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Il vient de héler le barman comme si, en entrant dans le pub, nous avions aussi remonté le fil du temps jusqu’aux 19e siècle. Le barman en question n’a pas l’air particulièrement impressionné, mais ça m’arrache tout de même un petit rire tandis que je traîne un tabouret jusqu’à l’endroit qu’a choisi Kyle. Nous venons à peine de nous poser sur nos sièges qu’il se met à me dévisager d’un œil que la pénombre du pub rend encore plus perçant. « Alors dis-moi, qu’est-ce c’est qui t’tracasse comme ça mon gars ? » Pour l’instant, c’est la pinte de Guinness mousseuse que le barman vient de poser devant moi qui me tracasse. Je bois très peu d’alcool et je préfère généralement les cocktails fruités ou, à la limite, les bières blondes, aux consommations plus viriles. Sauf que je me vois très mal commander un Sex on the beach dans ce cas précis. Disons que ça entamerait grandement ma crédibilité en tant que compagnon de beuverie. Je m’en voudrais ne me pas être à la hauteur de ce titre qu’il m’a décerné pour la soirée.

Déterminé, donc, à ne pas perdre la face, je serre les dents et m’accroche à mon égo heureusement démesuré pour me préparer à avaler une grande gorgée de Guinness quand il ajoute : « M’dit pas qu’c’est une go quand même ? » Je relève les yeux vers Kyle, étonné sans vraiment savoir pourquoi. Peut-être parce qu’il a remarqué mon air pitoyablement contemplatif sur les docks ou juste parce que mes problèmes potentiels semblent sincèrement l’intéresser, à en juger par la vigueur avec laquelle il renchérit. « Tabernak… pour sûr qu’s’en est une ! Y’a jamais qu’les go pour vous mettre dans c’t’état, pas vrai ? » C’est à mon tour de soupirer. Ai-je vraiment envie de me lancer sur ce sujet ? Oui. Je n’avais pas l’intention de me vider le cœur, mais puisqu’il a posé la question, j’en ai beaucoup trop envie. « Évidemment que c’est à cause d’une… go. » Ma voix se fait un poil hésitante sur les dernières mots tandis que je reprends son expression, amusé par son vocabulaire coloré. « C’est tellement cliché que c’en est con. » Je prends finalement une gorgée de ma bière, un peu machinalement. L’amertume qui envahit ma bouche me donne envie de grimacer, mais je me retiens. « On travaille ensemble depuis des années, on était de bons amis. On a commencé à baiser, les lignes se sont brouillées. » Je m’arrête le temps de reprendre légèrement mon souffle. Je hoche la tête tandis que je laisse mon regard errer dans le pub vide. « Depuis on sait plus vraiment ce qu’on veut. » Tout en portant mon verre à mes lèvres, j’esquisse un sourire par-dessus le rebord. « Ton chanteur là, celui avec le fisc qui lui prend sa femme, il n’aurait pas quelques conseils ? » La possibilité de recevoir des conseils ne m’enchante vraiment pas autant que celle de voir Kyle se mettre à chanter à tue-tête dans le pub. Je suis convaincu qu’il n’hésiterait pas une seconde et, surtout, que ça serait immensément divertissant.


Dernière édition par Gabriel López le Ven 28 Aoû 2020 - 14:31, édité 1 fois
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Message(#)Vous n'aurez pas ma liberté de troller » Gab EmptyDim 19 Juil 2020 - 2:52


Kyte Savard & @Gabriel López
Il hésite, le gamin, contemple quelques secondes la possibilité de fermer sa gueule et serrer les dents, ravaler son mal-être ou le noyer dans la pinte juste sous son nez. Soupir. Suspense. Et puis ses défenses s’abaissent d’un coup et il rend les armes pour le plus grand bonheur de Kyte. « Évidemment que c’est à cause d’une… go. » Grimace compatissante, hochement de tête compréhensif, le canadien lève son verre à la santé de son compagnon de galère. « Rah, je l’savais. Toutes les mêmes ! » Il lance avant de s’envoyer une grande lampée de Guinness directement dans le gosier. « C’est tellement cliché que c’en est con. » La bière laisse une amertume agréable sur le bout de sa langue et dans le fond de son palais. Rien à voir avec la pisse de chat tiède qu’il récupère dans les fond de cannettes abandonnées sur la plage par ces jeunes touristes écervelés piquouzés à la pura vida. « C’est toujours comme ça ! » Appuyé contre le dossier de son siège, il laisse échapper un soupir de contentement, lève une main l’air de dire : qu’est-ce tu veux mon vieux, c’est la vie. L’autre en face a pas l’air foncièrement convaincu s’il en croit son petit air buté tandis qu’il avale sa première goulée. Encouragé cependant, le jeunot reprend son récit : « On travaille ensemble depuis des années, on était de bons amis. On a commencé à baiser, les lignes se sont brouillées. » C’est l’histoire la plus vieille au monde qu’il lui conte sous les lampes tamisées du pub. Kyte ne compte pas le nombre de fois où il l’a entendue au détour d’un village reclus, au cœur battant d’une métropole, à la croisée des chemins et même au plus profond de la cambrousse. Et pourtant, il ne s’en lasse pas, boit ses mots comme son expression hagarde avec autant d’empressement qu’il descend sa bière. « Depuis on sait plus vraiment ce qu’on veut. » Il est paumé ouai, et pourtant il sourit en portant le verre à ses lèvres. La dérision dans le désespoir, Kyte aime bien cette énergie, la reconnaît dans les tripes. « Ton chanteur là, celui avec le fisc qui lui prend sa femme, il n’aurait pas quelques conseils ? » Kyte secoue la tête, lâche un petit rire. « Lui j’en sais rien. Autant que j’sache pourrait bien être mort. » Il hausse les épaules, désinvolte, fait durer le suspense quelques secondes supplémentaires puis se redresse, l’air complice. « Mais t’fais pas d’bile mon p’tit gars parce que moi j’en ai plein. » Il conclut ses paroles en s’envoyant la fin de son verre, fait claquer sa langue et signe au barman de leur remettre ça. « Moi c’que j’en dis ! » Il se lance sans trop savoir ce qui va sortir, justement. Il se coupe net, le regard dans le vague attiré par le soleil dégoulinant derrière les carreaux rendus opaques par le temps et la graisse des frites maison. Du bout des doigts, il fait rouler pensivement l’extrémité de sa moustache, se perd dans l’instant. Un bref sursaut le ramène à la réalité et c’est la bière placée devant lui qui en est responsable. « A la tienne gamin. » Il trinque en reprenant contact avec le monde des vivants. Les bulles rafraichissantes pétillent dans sa gorge, éveillent ses sens et son inspiration. Porté par l’importance de la confidence qu’il s’apprête à lui partager, le canadien se redresse fièrement. « Au fond c’est juste une go. Complique pas les choses. » Il soupire amicalement, ponctue ses dires d’une grande claque sur l’épaule du trentenaire rien que pour le plaisir de le secouer un peu. Et puis dans un élan de solidarité masculine, aussi. Voyant toutefois qu’il n’est pas totalement en phase avec son conseil pourtant avisé, Kyte se plaque le poing sur le cœur et singe avec emphase : « Ah ouai mais elle, l’est pas comme les autres, hein ? Allons, c’est qu’est-ce tu vas m’dire non ? C’est c’qu’y disent tous. » Une lueur fourbe s’allume dans ses yeux de glace tandis qu’il dévisage l’inconnu pour lui soutirer une réaction. « Alors quoi, quoi ? Sa voix c’est du miel et ses yeux des diamants ? Elle est belle et froide comme une pâle matinée de printemps ? » Il ricane par les narines, secoue la tête, frotte un sourcil du dos de son pouce et  reprend des munitions dans sa bière, un indexe levé entre eux pour annoncer la suite de sa tirade. « Tu sais pas c’que tu veux, et alors ? J’vais t’dire un truc moi mon p’tit : plus tu t’prends la tête et moins t’auras la réponse. » Un trop rare éclat de sérieux vibre dans sa voix tandis qu’il macère dans un genre de purgatoire où le passé ensevelit le présent. « T’es jeune, elle aussi – enfin j’suppose mais au pire on s’en branle. Baise-la autant de fois qu’t’en as envie. Et surtout souviens toi : ça sert à rien d’faire des plans parce qu’la vie, elle s’charge bien d’les avorter pour toi. » Il marque un silence, regarde les restes de mousse danser dans le fond de son verre désespérément vide. Il lui en faudrait un troisième, mais plus que l’envie d’avaler c’est celle de régurgiter qui prend le dessus : « J’l’ai mariée moi la femme que j’aimais. Une vraie furie. Belle dans sa folie. Fascinante comme une avalanche. Et moi à trop vouloir flirter avec son danger, j’ai fini comme un con enseveli les quatre fers en l’air à devoir m’pisser dessus pour tenter d’départager le haut du bas ! Vraiment, j’conseille pas. » Il grogne, plus d’amertume dans la voix que dans les dernières gouttes qui sèchent sur ses lèvres gercées. Et c’est pas assez. Agacé, il repose brusquement le verre sur la table et lève le bras. « Une autre, tavernier ! »
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Message(#)Vous n'aurez pas ma liberté de troller » Gab EmptyLun 31 Aoû 2020 - 3:13

vous n’aurez pas ma liberté de troller


Ma remarque semble avoir amusé Kyle. À mon grand regret, il hoche la tête en rigolant. « Lui j’en sais rien. Autant que j’sache pourrait bien être mort. » Je devrai donc attendre pour profiter de mon numéro musical en plein bar, mais ça ne veut pas dire qu’un silence inconfortable s’installe non plus. « Mais t’fais pas d’bile mon p’tit gars parce que moi j’en ai plein, » m’annonce-t-il, visiblement emballé par mon histoire et la possibilité de me donner son opinion sur le sujet. Il engloutit le reste de son verre d’une longue gorgée pendant que, de mon côté, je continue à boire le mien à petites gorgées timides. Je progresse lentement mais sûrement, j’ai réussi à avaler à peu près le quart du liquide amer. « Moi c’que j’en dis ! » J’attends avec impatience de connaître les perles de sagesse qu’il me réserve certainement, mais le silence s’étire. Saisi d’étonnement, je hausse les sourcils. Le regard perdu dans le vide quelque part par-delà mon épaule, Kyle semble figé, comme un automate dont on aurait retiré les piles. J’hésite à m’éclaircir la gorge ou à agiter la main dans son champ de vision pour attirer son attention, mais quelque chose me retient. Et puis le barman dépose deux pintes bien pleines devant nous et toutes mes hésitations se fondent et disparaissent dans le désespoir qui m’envahit à l’idée de devoir boire un deuxième verre de Guinness. Heureusement, l’arrivée d’une nouvelle ration d’alcool a suffi à ramener Kyle à la réalité. Nous trinquons, lui avec sa deuxième bière et un À la tienne !, moi avec ma première qui tiédit lentement et un Cheers ! poli prononcé du bout des lèvres. Mon compagnon semble avoir bel et bien retrouvé le fil de ses pensées et il me confie fièrement son premier conseil : « Au fond c’est juste une go. Complique pas les choses. » Il en profite pour m’assener sur l’épaule une claque qui se veut sûrement amicale mais qui, une fois de plus, pousse mes vertèbres à s’entrechoquer. Ce sont pourtant ses paroles qui me secouent le plus. Une moue incertaine aux lèvres, je réfléchis à ce qu’il vient de me dire. Est-ce que Zelda est une femme parmi tant d’autres ? Peut-être. Dans l’absolu, elle est sûrement semblable à des milliers d’autres. Mais à mes yeux, elle est incroyablement importante. Elle partage ma vie et moi la sienne depuis presque dix ans. Elle était là dans tous les bons et les mauvais moments que j’ai vécus dans la dernière décennie, même à l’époque du suicide de Grace. Nous n’en étions alors qu’aux débuts de notre relation professionnelle et je m’étais bien gardé de l’impliquer dans mes tourments émotionnels, mais elle m’a énormément aidé quand même. Ne serait-ce que parce que je n’ai pas eu le choix de continuer à avancer pour elle et sa carrière qui commençait véritablement à prendre son envol et qui méritait mieux que d’être sacrifiée sur l’autel de mes problèmes.

Je n’ai pas besoin de verbaliser mon désaccord; il faut croire que mon expression parle d’elle-même. Ou alors ce n’est pas la première fois que Kyle croise le chemin d’un pauvre type paumé dans ses sentiments comme et s’amuse à lui donner ce genre de conseils. « Ah ouai mais elle, l’est pas comme les autres, hein ? Allons, c’est qu’est-ce tu vas m’dire non ? C’est c’qu’y disent tous. » Je ne sais pas s’il essaie de me soutirer une réaction ou une protestation. Dans le doute, je me contente de plisser les yeux, mais ça semble suffire à mon compagnon, qui recommence de plus belle à déclamer sa poésie avec son accent bizarre. « Alors quoi, quoi ? Sa voix c’est du miel et ses yeux des diamants ? Elle est belle et froide comme une pâle matinée de printemps ? » C’est plus fort que moi, je sens un sourire poindre sur mes lèvres. Il y a quelque chose de profondément théâtral et d’irrésistible dans sa posture et sa façon un poil dramatique de réciter ce mélange de clichés bien convenus. J’abandonne finalement la partie et laisse paraître mon amusement. « Ouais, tout ça. Et quand elle chante, c’est comme si toute une chorale d’anges chantait avec elle, » que je rétorque en appuyant mes avant-bras sur la table devant moi. « Tu sais pas c’que tu veux, et alors ? J’vais t’dire un truc moi mon p’tit : plus tu t’prends la tête et moins t’auras la réponse. » Là-dessus, difficile de le contredire en revanche. Nos problèmes à Zelda et moi ont commencé au moment où on a voulu mettre des balises à notre relation pour définir les sentiments troubles qui nous ont poussés l’un vers l’autre pendant notre voyage au Japon. Ce n’est pas comme si l’attirance n’était pas là avant, elle n’est pas apparue de nulle part ce soir-là. Jusqu’alors, nous nous étions simplement contentés de l’ignorer et ça nous convenait très bien.

« T’es jeune, elle aussi – enfin j’suppose mais au pire on s’en branle. Baise-la autant de fois qu’t’en as envie. Et surtout souviens toi : ça sert à rien d’faire des plans parce qu’la vie, elle s’charge bien d’les avorter pour toi. » Je me redresse légèrement sur mon tabouret, frappé par le changement de ton chez mon compagnon. Disparues la légèreté et la taquinerie, sa voix est maintenant pleine d’un sérieux tranchant. « J’l’ai mariée moi la femme que j’aimais. » La douleur qui vibre dans la voix de Kyle me perturbe plus que je le voudrais. À nouveau, je balaie du regard son visage marqué de rides. Sûrement que cette femme en a creusé plus d’une. Assombri par les souvenirs, son regard se perd une fois de plus quelque part entre le passé et le présent. « Une vraie furie. Belle dans sa folie. Fascinante comme une avalanche. » Même si j’ignore les détails de son histoire, ses confidences font douloureusement écho à mes propres souvenirs, à ce mariage raté que j’essaie d’oublier sans vraiment y arriver. « Et moi à trop vouloir flirter avec son danger, j’ai fini comme un con enseveli les quatre fers en l’air à devoir m’pisser dessus pour tenter d’départager le haut du bas ! Vraiment, j’conseille pas. » S’il savait qu’il prêche à un converti ! Au fond, il confirme naturellement les conclusions que j’avais moi-même tirées de mon échec.

Tandis qu’il hèle le tavernier une fois de plus, je pousse du bout de l’index le verre plein que je n’ai pas touché dans sa direction, comme une offrande silencieuse en échange des parcelles douloureuses de sa vie qu’il vient de partager avec moi. Et puis, je bois machinalement une nouvelle gorgée de bière. Cette fois, l’amertume de la Guinness ne me choque pas. Même que ça me semble être la boisson parfaite pour accompagner les mots qui enflent dans ma gorge. « Moi aussi je l’ai mariée ma furie. Pas la princesse aux yeux de diamants, évidemment. L’autre, bien avant. Elle était belle elle aussi. Et folle. Vraiment folle. » J’ai souvent entendu des gens utiliser ce descriptif pour parler de leur ancien conjoint mais, dans mon cas, je l’emploie au sens strictement littéral. Elle aurait eu besoin d’aide. D’un thérapeute compétent ou d’un psychiatre capable de l’aider. Peut-être même d’être internée. Le genre de soutien qu’elle avait à Los Angeles avant que je la convainque de me suivre à l’autre bout de la planète. Malgré l’envie de me détourner, je m’oblige à regarder Kyle droit dans les yeux. Comme pour me punir et me forcer à tolérer le jugement qui naîtra peut-être de mes confidences. Mais j’ai du mal à décoder quoi que ce soit sur son visage indéchiffrable. « Notre mariage a duré quelques années. Je l’ai trompée à gauche et à droite, je ne supportais plus de la voir. Elle était instable, une vraie démone. » Encore aujourd’hui, j’ai du mal à raconter exactement à quel point ses colères me terrifiaient et à décrire l’angoisse viscérale qui m’envahissait chaque fois que je mettais le pied dans la maison. Je n’avais aucun moyen de savoir si j’allais être accueilli par une Grace à peu près normale ou par la furie qui me lançait des couverts par la tête. « J’ai fini par demander le divorce. Elle l’a mal pris. » Mes doigts se resserrent autour de mon verre. Je détourne enfin le regard, me concentre sur la bière opaque et sombre. « Elle s’est suicidée. » Comme mon compagnon l’a fait tout à l’heure, je descends ce qu’il me reste de Guinness. Ça ne chasse pas les émotions désagréables qui me serrent la poitrine, mais au moins l’amertume qui me collait au palais est en bonne compagnie. Avec un soupir, je fais distraitement rouler le verre vide entre mes paumes. « Dans les circonstances, tu comprends que j’ai plus ou moins envie d’officialiser les choses avec Miss Diamant. Sûrement que tu as raison, qu’on devrait juste éviter de trop se prendre la tête. » Poussé par une curiosité un peu morbide, je n’hésite qu’une fraction de seconde avant de poser la question qui me brûle les lèvres : « Il est arrivé quoi à ta furie ? »
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Message(#)Vous n'aurez pas ma liberté de troller » Gab EmptyDim 27 Sep 2020 - 4:02


Kyte Savard & @Gabriel López
Voilà que le tavernier ignore son cri de la soif. Le front plissé d'ennui, il nettoie frénétiquement son bar comme un maniaque. Pas homme à se laisser intimider pour si peu, Kyte s’apprête à renchérir encore plus fort quand il capte du coin de l’œil un mouvement sur la table. C’est Gab qui lui glisse son verre en offrande du bout des doigts. Bah, qu’il aille au diable ! Il songe en refermant ses doigts autour de la pinte encore fraîche, satisfait tant qu’il a de l’alcool à s’envoyer dans le gosier. Un signe de tête pour remercier son acolyte et il noie son amertume dans une grande goulée. L’autre en fait de même, esquisse une grimace acerbe, se confie à son tour. « Moi aussi je l’ai mariée ma furie. Pas la princesse aux yeux de diamants, évidemment. L’autre, bien avant. Elle était belle elle aussi. Et folle. Vraiment folle. » L’intérêt piqué, Kyte laisse échapper un petit rire tranquille. Folle hein ? Ben voyons, ça aussi c’est qu’y disent tous… ! Sauf qu’une lueur étrange s’est allumé dans les yeux du gamin. Une lueur qui dit que Gab a peut-être vécu un peu plus qu’il n’en laissait paraître au premier abord. Qu’il y a sous cet énoncé pragmatique une balafre encore sensible. Assez pour que ça lui passe l’envie de le chambrer. Alors il se contente d’un hochement de tête et ferme sa gueule. Pour le moment du moins. Parce que si Gab en reste là, sûr qu’il va jacter et même l’asticoter un peu pour lui tirer quelques détails croustillants sur cette belle furie qu’il évoque du bout des lèvres. Heureusement l’autre reprend, lui laisse entrevoir les bribes de leur histoire brisée pour satisfaire sa curiosité. « Notre mariage a duré quelques années. Je l’ai trompée à gauche et à droite, je ne supportais plus de la voir. Elle était instable, une vraie démone. » Une nouvelle vague d’amusement lui secoue les épaules. M’enfin gamin, m’dit pas qu’tu t’attendais à c’qu’elle s’transforme en ange après qu’tu l’as trompée ! Sauf qu’en face l’autre se ronge les sangs. Alors il ravale sa plaisanterie en se mordant les lèvres, feint de retrouver son sérieux pour lui apporter un peu de soutien. « T’fais pas d’bile mon gars, on l’a tous fait ça. » Et lui le premier. Qui diable pourrait rester fidèle à la même femme pendant des années ? Et pourtant, il l’aimait sa Lenore. Il l’aimait même à en crever. Mais cette passion ne l’a jamais aveuglé au point de ne plus voir les autres donzelles. C’est qu’il a jamais trouvé ça mal d’aller faire des galipettes avec la chanteuse de country de passage dans le village, ou d’offrir ses services à une de ces nanas fraîchement divorcées venues dans le nord pour apprendre à skier un peu et s’envoyer un montagnard pour oublier surtout. Mais l’autre en face ne déride pas, alors Kyte garde ses aventures pour lui, trempe dans son verre comme dans les images agréables qu’elles évoquent. « J’ai fini par demander le divorce. Elle l’a mal pris. » M’évidemment qu’elle l’a mal pris ! Tu l’prendrais comment à la fin ? Fallait la jouer fine, lui faire croire qu’elle est la seule et qu’tu bosses juste très dur pour elle… t’es ben naïf toué ! La goulée glisse dans sa gorge, les lèvres s’ouvrent déjà pour déverser sa plaisanterie, mais une sensation bizarre la retient dans son gosier. C’est dans le regard hanté du trentenaire, dans l’affaissement de ses épaules, dans la tension chargée de culpabilité qui alourdit l’atmosphère, picore sa peau, pèse sur son cœur flétri. « Mal pris comment ? » Il demande plutôt, tente de chasser son propre malaise dans le verre qu’il s’enfile jusqu’à la dernière goutte. « Elle s’est suicidée. » Ah. Gab noie son chagrin dans sa bière mais Kyte n’a plus le cœur à le regarder. Songeurs, ses yeux fixent les lueurs du soir qui dégoulinent le long des carreaux. Ses ongles trop longs, noircis par une vie nomade, effritent le bois usé de la table. Ses lèvres se plissent comme pour repousser les souvenirs et sensations qui viennent le trouver, s’infiltrent sous sa peau malgré des années de fuites et la promesse de ne plus jamais y replonger. Parce que l’histoire de Gab fait crissement écho à la sienne, lui évoque ses propres manquements et les émotions avortées trop tôt, noyées dans la gnôle pour ne pas avoir à les creuser. « Ben mon vieux… ! » Il sifflote alors, compréhensif. D’un geste de la main plein du sérieux qu’impose cet aveu, il fait signe au barman de leur apporter une bouteille de whisky et comme s’il comprenait la solennité du moment, l’homme opine du chef d’un air grave. L’air absent, le verre qui danse entre ses mains, l’autre en profite pour tirer sa conclusion : « Dans les circonstances, tu comprends que j’ai plus ou moins envie d’officialiser les choses avec Miss Diamant. Sûrement que tu as raison, qu’on devrait juste éviter de trop se prendre la tête. » Cette fois, Kyte ne retient pas son amusement. Un sourire absent au coin des lèvres, il se frotte distraitement l’arcade sourcilière de son pouce. « Pour sûr qu’j’ai raison. » C’est qu’avec sa Lenore, il a bien appris sa leçon. Alors les femmes, depuis, il a jamais pu leur donner son cœur en entier. Oh, il les aime, à sa façon. Et sa façon c’est quelques heures au coin du feu, quelques baisers parfois embrasés par la passion. Mais il les aime au présent. Jamais dans le passé, encore moins dans l’avenir. Chaque rencontre ancrée dans les moments qu’ils partagent. Il lui aurait bien conté ces histoires volées au temps, vanté les louanges d’une existence sans attache, la joie du marin qui découvre les bras d’une femme différente dans chaque port. Mais non bien sûr, le citadin a sauté tête la première au fond de son puit maudit et maintenant voilà qu'il veut de la compagnie ! « Il est arrivé quoi à ta furie ? » La question allume une colère froide dans les yeux de Kyte. Le visage se ferme, et l’idée de lui apprendre la décence en lui balançant son poing dans la gueule chatouille un instant ses phalanges. Sauf qu’au fond, ce qui l’énerve le plus c’est pas tant la question, mais les émotions qu’elle éveille chez lui. Des ressentiments qu’il pensait avoir enterrés depuis longtemps. Alors plus que de cogner c’est l’envie d’en parler qui le prend et le surprend. « J’ai jamais su. » Sans prévenir, ses épaules s’affaissent tandis qu’il écarte les bras, impuissant. « Un soir on s’est engueulés sévère et j’suis parti m’enfiler des bières au local pour m’calmer. Quand j’suis revenu la baraque était en feu. La môme dehors. La femme dedans. » Le froid du nord se glisse sous ses vêtements, gèle sa peau, froisse ses membres. Une odeur de brûlé envahit ses narines. Il la chasse en mettant le nez sur la bouteille de whisky. Perdu dans les images vivaces de cette nuit damnée, il n’avait pas vu le barman arriver. Les yeux fermés, il inspire la morsure de son arôme pour y échapper. « J’l’ai pas sortie assez vite. L’était pas calcinée ni rien, c’est la fumée qui l’a eue. » Il y a de la distance dans son regard, de la dureté dans ses mots, une précision brute dans le mouvement de son poignet alors qu’il remplit leurs verres du liquide ambré. « C’est la première fois que j’la voyais si paisible. Jamais pu oublier s’t’image. » Et sans prévenir le gosier se serre, la voix se brise, l’œil luit à la lueur des bougies, plantées sur des bouteilles de Jack Daniels en coin de table. Il se détourne, s’éclaircit la gorge pour ravaler la vile tristesse, retrouver sa dignité. « A nos furies ! » Il déclame d’une voix forte, lève la bouteille vers le plafond avant de l’incliner pour verser deux shots symboliques à celles qu’ils ont aimé. L’alcool se déverse sur le sol, coule entre les lattes, imprègne le bois usé, répand son odeur chaleureuse et curative dans l’atmosphère. « Pourvu qu’elles ont trouvé la paix qui leur manquait ici. » La bouteille glisse sur la table et s’immobilise près de la fenêtre. Sans plus lui prêter la moindre attention, Kyte porte son verre à ses lèvres, laisse le liquide brûlant couler dans sa gorge, purifier ses pensées, désagréger ses émotions. La chaleur se répand dans sa poitrine et jusqu’au bout de ses doigts usés. Satisfait, il laisse échapper un soupir de contentement, fait claquer son verre sur la table et sa langue contre son palais. « Moi c’que j’en dit, c’est qu’tu t’inventes des excuses. » Il lance sans préambule, bien trop content de réorienter la conversation sur les déboires légers du dit Gab et de sa Castafiore angélique. « Ta Miss Diamants là… si jamais y’avait un truc qui tournait pas rond dans sa caboche tu l’saurais depuis. M’est d’avis qu’c’est pas une connerie de loyauté envers ta furie qui t’retient non plus. » Il pique, provocateur, fait rouler sa moustache entre son pouce et son indexe pendant qu’il réfléchit à haute voix, sans chercher à épargner son compagnon d’emmerdes et de beuverie : « Alors quoi, quoi ? T’as peur d’la rendre cinglée elle aussi ? D’pas savoir garder ta queue dans ton futal ? » Son mouvement s’arrête tandis que la réponse lui percute brutalement l’esprit et ses yeux de glace accrochent les orbes bruns du trentenaire comme pour en sonder les profondeurs. « Ou alors t'as peur qu’ça s’passe trop bien. D’vouloir plus. D’pas pouvoir gérer si tu t’devais la perdre à la fin. »
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Message(#)Vous n'aurez pas ma liberté de troller » Gab EmptySam 14 Nov 2020 - 5:13

vous n’aurez pas ma liberté de troller


Pour la première fois de la soirée, je me dis qu’il aurait mieux valu que je me taise. La nonchalance de Kyle disparaît, remplacée par un éclat dangereux qui s’allume dans son regard et me fait bien comprendre que j’ai touché un nerf encore trop sensible. Ça ne devrait vraiment pas me surprendre. Je n’ai pas particulièrement apprécié de raconter ma propre histoire. J’aurais probablement dû m’abstenir de lui demander de se soumettre à la même torture. En même temps, je ne peux m’empêcher de penser que, dans ce genre de situation, une confidence en vaut habituellement une autre. Et je n’avais pas envie de souffrir seul. Pendant un instant, j’ai vraiment l’impression que tout ce que ma curiosité m’apportera, c’est un nez cassé. Les muscles tendus par l’attente, je pousse finalement un soupir de soulagement discret dans ma bière quand les épaules de Kyle se détendent. « J’ai jamais su. Un soir, on s’est engueulés sévère et j’suis parti m’enfiler des bières au local pour m’calmer. Quand j’suis revenu la baraque était en feu. La môme dehors. La femme dedans. » Merde. Même si je n’en connais qu’une parcelle, son histoire me paraît déjà mille fois pire que la mienne. La gorge un peu nouée, je parcours du regard son visage ridé. Je comprends mieux tout à coup d’où viennent les crevasses sur sa peau parcheminées et, surtout, que les histoires qu’elles racontent ne sont pas toutes agréables. « J’l’ai pas sortie assez vite. L’était pas calcinée ni rien, c’est la fumée qui l’a eue. » Malgré moi, une sombre image s’impose dans mon esprit. Celle de Kyle, agenouillé sur le sol, le corps inanimé d’une femme sans visage entre les bras. Je n’ose même pas imaginer le dommage qu’une telle découverte peut causer. Je me demande souvent ce que j’aurais pu faire différemment. Si j’aurais pu prévenir la tragédie. Mais au moins, ce n’est pas moi qui ai eu le malheur de trouver Grace morte dans sa baignoire, entourée d’une flaque écarlate à moitié coagulée. J’ignore sincèrement si je serais encore ici si c’était le cas ou si j’aurais plongé dans la folie à mon tour. « C’est la première fois que j’la voyais si paisible. Jamais pu oublier s’t’image. » C’est une maigre consolation pour lui que je n’ai malheureusement pas eu le bonheur de connaître. Dans son cercueil, Grace ne m’avait pas parue paisible. J’avais l’impression qu’un demi-sourire torve déformait ses lèvres figées. Sur la photo, j’étais certain que son regard me suivait à partir de sa prison de papier glacé. Sûrement que c’est ma conscience torturée qui me faisait imaginer des choses, mais j’aurais juré qu’elle revenait me juger d’outre-tombe. Je ne suis toujours pas totalement certain, même aujourd’hui, qu’elle ait vraiment réussi à trouver la paix.

Tandis que mon compagnon tend le bras pour remplir nos verres, je me demande ce qui est pire : vivre pour toujours avec l’incertitude, comme Kyle; ou, comme moi, avoir douloureusement conscience de ce qui s’est passé et ravaler quotidiennement ses regrets. « À nos furies ! » clame-t-il tandis que l’odeur de whisky vient me chatouiller les narines. Je n’y trouve évidemment pas la réponse à ma question, mais je perçois au moins dans ses effluves une promesse d’apaisement temporaire. « Pourvu qu’elles ont trouvé la paix qui leur manquait ici. » Lentement, je hoche la tête en pinçant les lèvres. « Dieu sait qu’elles l’ont mérité, » que je marmonne en portant le shot à mes lèvres. L’alcool me brûle la bouche puis la gorge en descendant, me réchauffe enfin l’estomac en y atterrissant. Malgré la grimace d’inconfort que je n’arrive pas totalement à réprimer, le whisky me paraît bien meilleur et, surtout, plus réconfortant que la Guinness amère. « Moi c’que j’en dit, c’est qu’tu t’inventes des excuses. » Avec notre retour dans le passé, j’avais presque oublié ces conseils qu’il avait promis de me donner. Pas lui, visiblement. Je plisse légèrement les yeux tandis qu’il continue fièrement. « Ta Miss Diamants là… si jamais y’avait un truc qui tournait pas rond dans sa caboche tu l’saurais depuis. » Il n’a pas tort. S’il est vrai que la situation a empiré après notre mariage, j’avais déjà remarqué depuis longtemps les sautes d’humeur et le caractère instable de Grace. Je l’ai épousée en sachant que je ne m’embarquais pas dans un voyage long et paisible et en dépit de ces zones d’ombre qui m’inquiétaient. Je n’ai rien vu de tel chez Zelda et pourtant, je la connais depuis bien plus longtemps que j’ai connu mon ex-femme. « M’est d’avis qu’c’est pas une connerie de loyauté envers ta furie qui t’retient non plus. » Tout inconnu soit-il, il a vachement bien cerné ma situation. Encore une fois, il a totalement raison. J’avais déjà du mal à me montrer loyal envers Grace de son vivant, je n’allais certainement pas m’emmurer dans mon deuil une fois qu’elle est partie. « Alors quoi, quoi ? T’as peur de la rendre cinglée elle aussi ? » Visiblement, l’alcool qu’il consomme à grandes lampées ne gruge en rien son implacable lucidité. J’ai même l’impression qu’il prend un malin plaisir et une certaine curiosité à mettre le doigt sur mes peurs et à appuyer directement sur la blessure, comme les gosses qui s’amusent à griller des fourmis à la loupe dans la cour d’école.

Mal à l’aise, je m’agite sous son regard trop perspicace. Écœuré par la Guinness, je m’avoue finalement vaincu, repousse une bonne fois pour toutes le verre presque vide. « Ou alors t’as peur qu’ça s’passe trop bien. D’vouloir plus. D’pas pouvoir gérer si tu t’devais la perdre à la fin. » Les membres alourdis par l’alcool, je dodeline un peu de la tête, appuie mes paumes sur mes orbites pour tenter de calmer le vertige qui me fait tourner la tête sans que je sache si c’est la bière, le whisky ou les provocations éhontées de Kyle qui en sont responsables. « J’en sais rien. J’ai peur de tout ça et de rien à la fois. C’est comme… » Je m’interromps, soupire lourdement par les narines. Vais-je vraiment me confier à ce mec un peu louche qui m’a trouvé sur le bord de la route ? Oui. Parce que ça me fait étrangement du bien de me délester de ce poids. Surtout qu’on ne se connaît pas. Il emportera avec lui mes secrets et nous ne nous reverrons jamais. « Quand j’y pense, c’est comme si quelqu’un me serrait le cœur. J’arrive plus à respirer, on dirait que je suffoque. De peur, ouais. Mais d’envie aussi. Parce qu’en fait, j’ai jamais autant voulu quelque chose avant et ça me terrifie. » Honteux, j’évite soigneusement le regard de Kyle, me concentre plutôt sur le bois texturé de la table, ses rainures sinueuses comme de minuscules rivières asséchées et ses nœuds sombres. « Elle mérite mieux qu’un mec qui n’ose même pas lui dire la vérité sur ce qu’il ressent. » Voilà la vérité moche que j’esquive depuis des semaines, cette impression de ne pas être à la hauteur. Enfin libérée par l’alcool, elle s’étale inélégamment entre nous. Je voudrais la retenir, la ravaler, mais il est trop tard. Les paroles se sont envolées, je ne peux pas les rattraper. Et c’est bien ce qui m’empêche de prononcer celles que je voudrais tant offrir à Zelda.
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Message(#)Vous n'aurez pas ma liberté de troller » Gab EmptyJeu 19 Nov 2020 - 20:54


Kyte Savard & @Gabriel López
Le silence retombe sur le petit pub. Enveloppant, mais pas pesant. Au loin, un client toussote en s’enfilant son breuvage. Au bar, le tavernier fait cliqueter ses verres qu’il arrange après les avoir nettoyés. Il est tard, les jeunes sont partis faire la fête ailleurs et les plus âgés se préparent à se faire évincer après le dernier verre quand l’établissement finira par fermer. Dehors, la nuit est noire sur le port et l’eau lisse comme de l’huile. Sombre comme les pensées et les affres dans lesquelles Gabriel semble s’enliser. « J’en sais rien. J’ai peur de tout ça et de rien à la fois. C’est comme… » Sa voix est rauque, hantée. Celle d’un homme qui n’a pas l’habitude d’étaler ses doutes sur la voie publique. D’un homme qui se replie habituellement sous le couvert de l’humour pour les cacher. Un reflet de ce qui a aidé Kyte à tenir toutes ces années. Une image qu’il n’a pas tellement envie de regarder. Plongeant dans son verre, il fait mine de se laisser distraire par les éclats ambrés de sa boisson. Les sens happés par les vapeurs du whisky, l’attention tournée vers son compagnon de beuverie et les confidences qu’il retenait, qu’il souffle du bout des lèvres avant de finalement les laisser se déverser. « Quand j’y pense, c’est comme si quelqu’un me serrait le cœur. J’arrive plus à respirer, on dirait que je suffoque. De peur, ouais. Mais d’envie aussi. Parce qu’en fait, j’ai jamais autant voulu quelque chose avant et ça me terrifie. » Le barrage a craqué. Kyte savait que ça arriverait. C’est ce qu’il finit toujours par se passer. Il le voit dans son regard fuyant, fixé sur les entailles creusées dans le bois par les années et les déboires de trop d’individus hagards et abimés. Il l’entend à son ton monocorde, ces mots qui filent trop vite, comme pour emporter avec eux cette vérité qu’il voudrait atténuer. Il le comprend à ses paroles surtout, ces terreurs qu’il dévoile sans plus chercher à les cacher. Comme tant d’autres soirs avant celui-là, Kyte a guetté les signes toute la soirée. Une question par-ci, une petite pique par-là, il a testé la résistance, sondé l’épaisseur de la muraille, convoité les profondeurs qu’elle recèle, gratouillé les brèches pour satisfaire sa curiosité. Jusqu’à ce qu’elle finisse par céder. Et comme tant d’autres soirs avant celui-là, ça ne lui procure aucune joie. Rien qu’un pincement au cœur plein de nostalgie et d’une étrange amertume. De voir que la vie n’épargne personne et s’évertue toujours à distribuer ses blessures. D’expérience, aussi. L’habitude de voir ses amis d’un soir se refermer après s’être ainsi dévoilés. C’est la honte qui finit par les museler. Leur sac vidé, ils ne veulent plus s’attarder, ni affronter le regard de celui qui sait et retient derrière la glace de ses yeux leurs péchés ou leurs regrets. Bon sang, regarde donc l’heure, c’était sympa mais j’dois m’tirer. Qu’il finira par sortir en remplaçant sa présence par une poignée de billets abandonnés à côté de leurs verres vidés. It’s so nice to meet you, let’s never meet again. Comme chantait un gamin sapé comme James Dean sur les écrans de télé il y a quelques années. Au moins, surement que j’pourrai garder la bouteille ! Y’a quelque chose dans le débit d’escargot anémié de Gabriel qui lui fait croire que ce n’est pas homme à s’enfiler seul un whisky dans ce genre. A s’enfiler quoi que ce soit d’ailleurs. Enfin… en dehors de sa princesse aux diamants qui l’émoustille au point de l’étouffer, évidemment. Un sourire étire le coin de sa lèvre et froisse son visage à cette pensée. Il fait passer son amusement et ses petits émois de fin de soirée avec une grande goulée. Et quand Gab ouvre à nouveau la bouche, il est prêt. Sauf que c’est un tout autre discours qu’il finit par lui exposer : « Elle mérite mieux qu’un mec qui n’ose même pas lui dire la vérité sur ce qu’il ressent. » Ses failles exposées, sa vulnérabilité est éclatée entre eux et le trentenaire toujours assis à sa place. Le visage blême, le col trop serré, mais ça ne l’empêche pas de la regarder en face. « T’as plus de couilles que tu l’crois. » Le canadien lance alors avec un haussement d’épaules, comme si l’autre avait pu suivre le cours de sa pensée. Comme s’il était censé comprendre de lui-même qu’être là et le rester, après s’être ainsi dévoilé, c’est pas un truc que tout le monde trouve à sa portée. « Puis bon, ta miss Diamants là… » Il reprend plutôt, remplissant leurs verres comme son espoir de le retenir encore le temps d’une ultime tournée. « C’est une grande fille, pas vrai ? » Un éclat d’amusement réchauffe ses yeux pâles, reflet du sourire complice qui plisse le coin de ses lèvres. Secouant doucement la tête, il tend la main par-dessus la table et aplatit sa paume sur l’épaule du gamin qui, dans le fond, lui plait bien. « Et si tu la laissais choisir un peu, hein ? »  
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Message(#)Vous n'aurez pas ma liberté de troller » Gab EmptyVen 20 Nov 2020 - 14:25

vous n’aurez pas ma liberté de troller


Je ne sais pas trop à quoi je m’attendais. À ce que Kyle soit d’accord avec moi, peut-être. Sûrement pas au point de m’insulter, mais assez pour soupirer longuement et confirmer d’un grave hochement de tête qu’effectivement, on a déjà vu plus courageux comme homme. Je crois même que je ne l’aurais pas trop mal pris. Difficile d’en vouloir à quelqu’un qui pense exactement comme vous, même si ça fait quand même plus mal quand la confirmation vient d’ailleurs. Sauf que sa réponse n’est pas du tout celle que j’attendais : « T’as plus de couilles que tu l’crois. » Il a prononcé cette phrase avec tellement d’assurance, la même qui vibrait dans tout ce qu’il m’a raconté ce soir, que j’ai envie de le croire sur parole. Même si je ne vois vraiment pas comment il a pu en venir en cette conclusion. Ce rude encouragement suffit pourtant, l’espace d’un instant, à chasser ma morosité et fait même naître un sourire discret au coin de mes lèvres. « Puis bon, ta miss Diamants là… » Il marque une courte pause, sûrement plus pour se concentrer sur la nouvelle rasade de whisky qu’il verse dans nos verres que pour trouver ses mots. Dans le silence évocateur, j’imagine l’air offusqué de Zelda si elle découvrait de quel surnom on l’a affublée ce soir. Et comment, moi qui ne manque jamais une occasion de l’embêter un peu, je ne pourrais m’empêcher de lui souffler que ça ne sera jamais pire que de porter le prénom d’une princesse capricieuse de jeu vidéo. « C’est une grande fille, pas vrai ? » reprend-il. La question est rhétorique, ce qui ne m’empêche pas de hocher mollement la tête. Non seulement c’est une grande fille, je sais de source sûre qu’elle est plus que capable de m’envoyer promener au besoin.

La patte de Kyle s’abat sur mon épaule mais, contrairement au coup de paluche qu’il m’a plaqué sur l’omoplate tout à l’heure, le contact me semble presque réconfortant. « Et si tu la laissais choisir un peu, hein ? » Une moue dubitative aux lèvres, je balaie distraitement du regard le plafond recouvert de lattes de bois en réfléchissant à sa suggestion. Une fois de plus, je dois me rendre à l’évidence : il a raison, même si ça m’emmerde grandement de le reconnaître. « Mouais… » que je réponds, toujours éloquent, en prenant une petite gorgée prudente de whisky. « L’ennui, c’est que si je fais ça, il y a toujours le risque qu’elle ne me choisisse pas… » Le regard de Kyle, chaleureux malgré ses iris de glace, refuse de me laisser glisser dans l’humour. Ça fonctionne : ma tentative d’autodérision me reste en travers de la gorge et finit par se muer en un froncement de sourcils soucieux. « En même temps, je suppose que si je ne lui en parle jamais, c’est sûr et certain qu’elle ne me choisira pas. » Sûrement que c’est l’alcool qui me joue des tours, mais je jurerais qu’une lueur triomphale s’est allumée dans les yeux de Kyle. Comme s’il était fier d’avoir enfin réussi à me faire comprendre le message qu’il essayait de me passer depuis le début. Toujours avide de superstitions religieuses plus ou moins vérifiables, ma mère dirait sûrement que c’est un ange qui a été placé sur mon chemin pour m’aider à voir la lumière. Même si, avec sa barbe et sa chevelure désordonnées, son apparence négligée et sa capacité à boire de la bière et du whisky comme si c’était de l’eau, il ressemble plutôt à un mauvais génie qui s’amuse à faire le bien au rythme de ses caprices. L’image me donne envie de ricaner. N’empêche, ça pourrait expliquer pourquoi je suis tombé sur lui et, surtout, pourquoi il a écouté avec autant d’intérêt mes pitoyables lamentations amoureuses.

J’ai la tête qui tourne de plus en plus et je sais qu’une dizaine de minutes de marche me séparent encore du confort de ma villa désertée. « Il se fait tard, faudrait peut-être que tu retournes sur ton nuage ? » Je plisse le nez, hésite une seconde, me ravise finalement : « Ou dans ta lampe. » Mon interlocuteur, qui n’a sûrement rien compris à mon délire, n’en laisse pourtant rien paraître. Maladroitement, je sors de ma poche mon portefeuille, en tire quelques billets pour les jeter sur la table. Pris d’un doute, incapable de compter surtout, j’en rajoute deux ou trois autres avant de ranger mon argent. C’est certainement plus qu’il n’en faut, mais je laisse à Kyle le soin de régler nos dépenses. Et s’il y a un surplus, il pourra bien en faire ce qu’il veut, comme pour le reste de whisky d’ailleurs. Les paumes posées à plat sur la table, je tente de stabiliser la pièce en m’appuyant sur la surface solide. « Merci pour… » Ne sachant pas trop comment définir notre échange, je laisse ma phrase en suspens, agite mollement la main devant moi comme si ça expliquait tout. Au prix d’un certain effort, je réussis à me lever. « La prochaine fois, je prends les conseils mais tu peux garder toute la Guinness. » Après tout, commander un sex on the beach devant lui ne pourra jamais être plus humiliant que lui révéler les sombres dessous de mes histoires de cœur. À mon tour, je lui tapote l’épaule deux ou trois fois, puis je m’éloigne sur des jambes plus stables que je ne l’aurais cru. Je sors de la taverne, soulagé de sentir l’air frais de la nuit éclaircir un peu mes pensées embrouillées. Les mains dans les poches, je marche lentement en direction de chez moi. Je ne peux m’empêcher de repenser à ce que Kyle m’a dit, de ressasser toutes les remarques qu’il m’a balancées comme si c’était l’évidence même. En sortant du McTavish, j’ignorais si j’allais suivre ses conseils, mais en poussant la porte de ma villa, je me dis que je serais con de ne pas faire le saut. Après tout, je ne voudrais pas décevoir mon mauvais génie.
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Message(#)Vous n'aurez pas ma liberté de troller » Gab EmptyLun 30 Nov 2020 - 0:40


Kyte Savard & @Gabriel López
Les yeux égarés quelque part sur les poutres au-dessus de leur tête, une moue au coin des lèvres, le trentenaire n’a pas l’air convaincu. Il bougonne, résiste à l’idée, goûte son whisky du bout de la langue. Kyte s’attend presque à le voir grimacer comme un môme, mais il n’en est rien. « L’ennui, c’est que si je fais ça, il y a toujours le risque qu’elle ne me choisisse pas… » Le regard fixe, le canadien le dévisage sans rien comprendre à ce dilemme qu’il s’invente. Car c’est le truc avec les gonzesses : faut se jeter à l’eau tête la première sans savoir si on finira par barboter dans un jacuzzi ou se prendre la glace d’un lac alpin. Pis voyons donc, pourquoi c’est ti qu’elle t’choisirait pas là ? Visiblement conscient de ce non-lieu, Gabriel se reprend : « En même temps, je suppose que si je ne lui en parle jamais, c’est sûr et certain qu’elle ne me choisira pas. » Pour une raison qui lui échappe, le gamin est toujours à moitié à côté de la plaque. Mais au moins, cette fois, il se plante avec la bonne attitude. On va dire qu’c’est déjà ça… Il songe en faisant mine de trinquer à sa remarque, une lueur d’amusement dans les yeux et un petit sourire moqueur au coin des lèvres. S’il était moins chafouin, peut-être qu’il lui partagerait le fond de sa pensée. Il lui dirait alors que sa Miss Diamant, elle l’a déjà choisi. Et que son destin était joué avant même qu’il ne mette les pieds dans ce bar. Parce qu’aucune femme saine d’esprit ne décide de s’envoyer en l’air avec son collègue après l’avoir supporté pendant des années si elle n’a pas envie que leur histoire aille quelque part. Et puis comme ils n’ont vu aucun inconvénient à remettre le couvert, autant dire que les compères sont plus ou moins mariés sans le savoir. Mais il ne le dira pas, non. Parce que ce serait trop facile. Puis faut qu’il porte ses couilles un peu ! Et se fasse sa propre expérience, surtout. Qu’il apprenne de la vie, peu importe la leçon qu’elle voudra bien lui balancer en pleine poire. Alors il fait plutôt danser le whisky sur sa langue, savoure sa brûlure en observant celle des bougies qui se consument toujours sur un coin de la table. Porté par la sensualité de leur danse, il repense à la chaleur des femmes qu’il a étreintes, et comme ça fait une éternité qu’il n’a pas senti un peu de douceur sous ses doigts calleux.

« Il se fait tard, faudrait peut-être que tu retournes sur ton nuage ? » La voix le tire de ses rêveries et le ramène au présent. Les sourcils légèrement froncés d’incompréhension, il le dévisage sans broncher, attendant peut-être que les lettres et les mots se mélangent d’eux même pour insuffler un peu de sens à ses paroles. « Ou dans ta lampe. » Œil vitreux, air vaguement satisfait et torse bombé d’une fierté enivrée… ça se fait aucun doute, son compagnon est complètement paqueté. « Si tu l’dis mon vieux. » Qu’il lui répond alors avec un haussement d’épaules. Un sourire vaguement amusé plisse ses lèvres gercées, dessine un peu de bonne humeur pour cacher la noirceur tapie à l’intérieur. Car un nuage ou une lampe, dans le fond, c’est plus joli que les cartons qui l’attendent sous son pont de prédilection. Les yeux rivés sur les carreaux délavés de la fenêtre, le vagabond fait mine de ne pas remarquer les doigts qui fouillent dans le portefeuille, les billets qui tremblotent à la lueur des bougies et s’empilent sur le bois vieilli. La mâchoire serrée, il s’empare plutôt de la bouteille, se verse une dernière lampée pour la route. Pas besoin de rincer l’américain, il tangue déjà comme un vieux rafiot. Jamais pu tenir leur alcool ces foutus cowboys… « Merci pour… » Attiré par son croassement rauque, Kyte relève les yeux vers son ami d’une nuit. Une main agrippée à la table comme à sa vie, il agite l’autre dans les airs avec une expression si peu convaincue que le canadien se déride aussitôt. « Ouai. Pas d’quoi. » Il réplique avec un sourire de côté, lève son verre comme un dernier salut à son honneur, l’amène à ses lèvres, l’engloutit aussitôt. « La prochaine fois, je prends les conseils mais tu peux garder toute la Guinness. » Un petit rire agite sa poitrine et Kyte secoue la tête en passant une main sur son front luisant. « La prochaine fois mon pote, c’est toi qui commande. Faudra au moins ça pour célébrer ta conquête de la belle aux yeux diamants. » Leurs regards s’accrochent, se cherchent, se jaugent enfin. Kyte y lit la promesse de futures rencontres, d’autres verres vidés dans la nuit pour remplir leurs prochains échanges. Car si les mots caressent et embobinent, les yeux ne mentent jamais. Satisfait, il hoche la tête. « J’traîne souvent par l’vieux port où c’est que j’t’ai trouvé. » Il lui lance alors sans trop savoir si l’autre est en état de le comprendre. Une paume vient tapoter son épaule, témoignage d’affection qu’il reçoit et s’empresse de rendre en étalant deux fois sa paluche sur la main délicate. Et puis sans un mot, il s’éloigne. Emporte avec lui sa chaleur amicale mais laisse dans son sillage un bien-être serein, un espoir pour le lendemain, une bouteille bien remplie et quelques billets juteux, aussi. Surpris, Kyte fronce les sourcils et étale les coupures du dos de la main. Hey, l’ami ! Tu sais plus compter ou bien ? Les mots dansent sur sa langue mais il les retient derrière ses dents. Parce que Gabriel vient de pousser la porte du pub et s’éloigne mollement. Les mains dans les poches, la tête dans ses pensées, sans doute occupées par sa précieuse beauté. Parce que s’il peut se permettre de dépenser ainsi sans compter, surement qu’il n’a pas besoin de récupérer la monnaie. Avec un soupir, Kyte fait le compte, laisse un pourboire pour le barman, empoche le reste.    

« J'peux vider mes poches sur la table, ça fait longtemps qu'elles sont trouées ! » Qu’il chantonne gaiement en fourrant dans les siennes les billets restants. « Baisser mon froc, j’en suis capable ! » La voix est plus forte à présent, portée par l’euphorie de ce trésor inattendu. « Personne n’a envie de voir ça, l’ancien ! » Lui lance un type à l’autre bout du bar dans un français impeccable. Ils sont trois à le regarder avec un sourire gouailleur, pas des premières jeunesses, mais encore assez intrépides pour partir à l’aventure à l’autre bout du monde. Bon joueur, Kyte s’empare de sa bouteille et la lève dans leur direction. « Ça s’discute ! » Qu’il réplique avant de s’en enfiler une gorgée. Un instant, il hésite à se traîner jusqu’à eux. S’installer à leur table, partager sa boisson, récolter leurs histoires en échange d’un peu de camaraderie et de fraternité aussi. Étrangement, il n’en a pas envie. Alors il colle deux doigts sur ses tempes et les éloigne d’un petit coup sec pour les saluer avant d’aller retrouver la nuit. L’air est frais, chargé des embruns de l’océan ; la lune, haute dans le ciel. Timide, elle se cache derrière quelques nuages qui lui font comme un voile. Ça a quelque chose de poétique. Quelque chose qui lui plait. Il emplit ses poumons de toute cette pureté, recrache le tout dans un profond soupir. Le pas dolent, il traîne sa carcasse jusqu’aux docks où il élira domicile pour la nuit. Le cul posé sur sa couche de carton, les pieds ballants au-dessus de l’eau qui lèche doucement les blocs de béton, il termine sa bouteille en songeant à celui qui l’a payée, aux paroles échangées et à tous ces souvenirs auxquels il ne pense jamais. Aux nanas qui donnent tout et à celles qui prennent aussi. A la femme qui a planté ses griffes dans son cœur surtout, et qui l’a emporté dans sa tombe. Un petit rire sans joie s’échappe de ses lèvres. « J'emporterai rien en enfer t’façons, quitte à tout prendre pourquoi t’priver ? » Qu’il lance aux profondeurs marines comme à la voûte étoilée. C’est que sa Lenore, il sait jamais trop dans quelle direction lui parler. Le goulot retrouve sa bouche, y déverse son liquide ambré, lui rappelle sa petite chanson. « Mais vous n’aurez pas, non vous n’aurez pas… » Le verre claque sur le ciment écaillé et un sourire vient froisser sa trogne cirée alors qu’il souffle ses derniers mots : « Ma liberté de penser. »
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