“Isy. Ravi de te rencontrer aussi.” Isy, s’appelle le garçon. Joli monsieur, d’ailleurs, avec tous ses membres et apparemment une bonne forme physique. Un enthousiasme certain, aussi, ce qui n’est pas pour déplaire à Grace - elle s’est promis de laisser sa compétitivité à la maison et de juste prendre cette aventure comme une expérience et une bouffée d’air frais, mais la perspective d’obtenir un assez bon score reste alléchante, malgré tout. Elle jette un oeil rapide aux autres binômes, dont certains sont déjà partis : dans l’ensemble, des tronches tout sourires posées sur un corps relativement sain (c’est-à-dire qu’elle est la seule éclopée et ça commence à devenir vexant), à l’exception de quelques frustrés qui grapillent avec rage aux premières secondes qu’ils viennent de manquer. Grace les regarde avec une moue dédaigneuse à peine masquée, visant davantage son ancien beau père, Greg, que les autres. Elle a de la chance de ne pas être tombée sur lui. Quant à sa chance véritable d’être tombée sur le dénommé Isy, elle reste à prouver, mais elle estime ses chances comme plutôt bonnes.

En tout cas, Isy répond avec tout l’enthousiasme possible à sa proposition - et les voilà partis, flanqués de leurs cameramen, mettant les voiles sur Brisbane pour une durée de cinq semaines (et peut-être moins, ne jamais mettre la charrue avant les boeufs) côte à côte. Avec cette durée, ils avaient plutôt intérêt à bien s’entendre. “J'te propose qu'on aille vers cette voie pour faire du stop.” Isy, lui, a d’ores et déjà sorti la carte de son sac et propose déjà des solutions, proactif au possible. C’est officiel : ce partenaire d’aventures lui plaît. “Génial, on y va.” Ils partent de bon train et de bonne humeur, et Grace n’a aucun souci des autres binômes potentiels. Le stop la connaît moins que les bus, mais au moins saura-t-elle lire une carte si jamais leur conducteur potentiel ne connaissait pas le coin. A propos : “Tu connais, toi, Charleville ?” lance-t-elle en rehaussant une bretelle de sac sur son épaule droite. Elle est plus heureuse que jamais d’être partie quelques semaines avant dans le bush avec Jada : si elle n’a jamais visité la ville, au moins la connaît-elle de nom - le beau panneau à l’intersection de l’A2.

Arrivés sur la rue indiquée par Isy, Grace se poste sur le bord de la voie et lève un pouce avec un air d’habituée. “C’est ton vrai prénom, au fait, Isy ?” Ils allaient passer du temps ensemble, autant commencer à être indiscrète dès maintenant. “Qu’est-ce qui t’a fait t’inscrire à l’aventure ?”

Mon sac à dos se balance contre le pli de mon bras, ma carte est soigneusement dépliée sur mes paumes et tandis que j'emboîte le pas de Grace afin que nous prenions nos distances du petit groupe d'aventuriers, je lui suggère une orientation particulière, que j'estime judicieuse pour la suite. Je n'ai pas spécialement envie d'entrer un conflit avec l'un des binômes lors d'une chasse à l'auto. Bien sûr, je ne me leurre pas, j'ai conscience que nous serons très probablement amenés à nous battre au coudes à coudes pour hisser des triomphes si notre participation à ce jeu s'avérait assez longue ; mais en tout début d'épreuve, je pensais judicieux que l'on mène notre petit bonhomme de chemin sans devoir déjà militer contre d'autres équipes.

“Génial, on y va.” Elle acquiesce de bon cœur, le sourire sur mes lippes s'accentue. Elle n'a pas l'air contrariante, Grace, et ça me plaît. Je me surprends au rôle de pseudo moteur du début de notre escapade, quand j'avais déclaré aux castings que j'étais à la recherche d'un leader. M'imposer ne faisait pas partie de ma nature, bien que j'étais capable de démontrer mes opinions et argumenter mes positions lorsque le sujet me tenait à cœur. Durant les prises en charge paramédicales, mon expérience d'infirmier et mon sang-froid ainsi que ma réactivité me procuraient naturellement un aspect directif. Mais hors blouse blanche, j'étais plutôt effacé. “Tu connais, toi, Charleville ?” Je hoche la tête en signe de dénégation. “Non... Et toi ?” Si je n'avais pas eu de mal à désigner le point sur la carte, jamais ne m'étais-je aventuré si loin de Brisbane ou de Laidley. “Tu es de Brisbane ?” Je questionne, curieux.

Arrivés à notre première destination, Grace se poste sur le rebord de la route et lève un pouce avec assurance. Sa confiance m'arrache un léger rire amical, joyeux. “On dirait que tu as fait ça toute ta vie !” Et à ce moment-là, je perçois une bipolarité parfaite chez l'australienne : sa main repliée d'un côté, qui nargue les préjugés en susurrant aux gens qu'elle part avec un frein, vérité qui composera possiblement un leurre aux radicaux, un élégant ocelle ancrée dans la chaire de Grace qui nous fera passer sous le radar des adversaires les plus directs. “C’est ton vrai prénom, au fait, Isy ?” Je range ma carte après avoir mémorisé les directions me paraissant les plus stratégiques. “Non, mais tout le monde m'appelle comme ça.” “Qu’est-ce qui t’a fait t’inscrire à l’aventure ?” Sa curiosité me fait sourire et bien qu'intimidé de prime abord par la présence des caméras, la pensée que notre conversation ne fera certainement pas partie du montage me délie la langue. “Je me suis dit que c'était un bon moyen de... Retrouver qui j'étais.” Je ne cherchais ni la popularité, ni la richesse ; seulement l'épanouissement et le bonheur : rien qui tiendrait en haleine les téléspectateurs. Après les derniers drames que j'avais essuyés et qui m'avaient réduit à un chantier de démolition priant une reconstruction, j'espérais que sortir de ma zone de confort comme je le faisais en participant à Race of Australia me permettrait ce salutaire retour aux sources qui m'aiderait à être en paix avec qui j'étais comme ce que j'avais vécu. “Et toi ?” Je demande, l’œil complice, avant qu'un véhicule ne ralentisse à notre hauteur. “Oh, on dirait qu'ils vont peut-être s'arrêter pour nous !” Je conjecture, me rapprochant de la silhouette de mon acolyte.

dé positif : le conducteur se stoppe et accepte d'embarquer les deux aventuriers et leur petite équipe.
dé mitigé : le conducteur se stoppe mais il leur faut le convaincre de dériver de son itinéraire initial pour pouvoir prendre place dans son véhicule.
dé négatif : le conducteur refuse de participer à l'émission.

C’est moins étrange qu’elle ne l’aurait imaginé, de se faire suivre par des caméras. Son quotidien y est sûrement pour beaucoup, qu’importe l’étrangeté actuelle d’être l’observée plutôt que l’observateur ; mais Grace trace son chemin aux côtés d’Isaac avec une assurance certaine et sans trop de regard sur leurs accompagnateurs. “Je connais que de nom, en fait. Mais je suis passée pas loin, il y a pas longtemps, peut-être que ça pourra nous servir.” Peut-être que les gens chez qui elle et Jada avaient logé voudraient bien à nouveau l’accueillir, par exemple. Elle se pousse à faire une liste quand Isy relance, lui demande d’où elle vient : “De Gold Coast. Pas très loin donc. Ca va faire un an que j’ai emménagé. Et toi, t’es du coin ?” L’accent, en tout cas, ressemble terriblement au sien - peut-être ce sera une avance, si Isy connaît mieux Brisbane qu’elle. Son avantage à elle se trouvera sûrement davantage dans le bush.
Ils se postent sur le bord de la route, Grace déjà son pouce en l’air et Isy lui lance un compliment, qu’elle ne manque pas de recevoir avec un large sourire plein de fierté : “J’ai mes habitudes.” Comme quoi, même après près de cinq ans sans bouger, presque autant d’années passées à lever son pouce partout dans le monde, ça marque durablement.

“Je me suis dit que c'était un bon moyen de... Retrouver qui j'étais.”

Bon, l’inconvénient, c’est que maintenant, le bras se fatigue plus vite. Elle accueille la réponse du jeune homme avec un hochement de tête qu’elle veut parfaitement détendu, alors que son bras tire déjà. C’est con, parce qu’elle n’en a pas vraiment un second de disponible. Retrouver qui il est. Grace détaille le jeune homme, l’espace de quelques secondes - qu’est-ce qu’il peut bien fuir, pour se réfugier ici ? “Tu sais quoi ? Je crois que moi aussi”, déclare-t-elle avec un demi-sourire un peu plus réservé. Se confier sur le pourquoi du comment, par contre, lui semble un peu plus délicat, en présence de deux inconnus susceptibles de relayer la conversation au pays entier.
Ils s’interrompent quand un premier véhicule ralentit dans leur direction - le refus est tout aussi cinglant que l’espoir était soudain. Elle comprend, quelque part - prendre deux inconnus est louable, mais en rajouter deux avec des caméras, ça devient plus délicat, surtout avec une gamine à l’arrière. “On peut pas vous abandonner, du coup ?” questionne une Grace implorante aux cameramen, qui lui répondent d’un rire las (les remarques comme ça, ils doivent s'en prendre à chaque tournage).

Le prochain véhicule qui s’arrête, c’est un camionneur : du marcel trop court au mulet seyant, pas de doute, les clichés sont réunis. “Bonjouuur, on va à Charleville, au croisement avec l’A71. Y a moyen de s’y rendre ?” Le type leur jette un regard interloqué et, une demi-seconde, Grace se demande si elle n’aurait pas mieux fait de demander à quelqu’un de plus présentable.

dé positif : il accepte et les emmène jusqu’à dalby.
dé mitigé : il accepte, mais se montre extrêmement louche et multiplie les questions étranges.
dé négatif : il accepte mais les perdra sur un coin paumé de l’A3, soit à l’opposé de leur direction.

Mon organisme est sur le qui-vive, mes sens en alerte. Elle est singulière, cette forte dose d'adrénaline qui motive mon corps à s'élancer à corps perdu dans cette aventure. Je voue régulièrement des coups d’œil à ma binôme, m'assurant que nous nous orientons bien dans la même direction, soucieux de préserver un esprit d'équipe sain puisque c'est bien à deux que nous pourrions aller loin dans ce voyage si la chance nous souriait.

Réduisant la distance entre nos personnes et la voie que j'avais suggérée pour commencer à faire du pouce, nous faisons plus amples connaissances. L’œil des caméras nous capte, l'infirmier employé par la chaîne ferme la marche du groupuscule, distrait. “Je connais que de nom, en fait. Mais je suis passée pas loin, il y a pas longtemps, peut-être que ça pourra nous servir.” J'adresse un sourire à mon interlocutrice en hochant la tête à l'affirmative. Toutes informations étaient bonnes à prendre. Curieux, je la questionne sur ses origines et elle m'apprend être de Gold Coast, une ville située à proximité de Brisbane. “De Gold Coast. Pas très loin donc. Ça va faire un an que j’ai emménagé. Et toi, t’es du coin ?”  “Ça fait... Seize ans que je vis à Brisbane...” J'explique, calculant rapidement la somme des années écoulant le présent au jour où j'avais élu domicile dans la grande ville australienne. “De base, je suis d'un petit village en campagne. Laidley.” Peu connu, peu peuplé. Si je portais une affection particulière en ce lieu qui m'avais vu naître et grandir, je demeurais néanmoins satisfait de ne pas y résider et de pouvoir mener une vie comme je l'entendais grâce aux richesses et à l'anonymat qu'offre Brisbane. Le regard des autres et le manque d'opportunités avaient rapidement tendance à me peser, dans ma ville d'origine.

Sincère, je ris avec enthousiasme et complimente l'assurance de ma partenaire qui se positionne sur le rebord de la route, bras en l'air, digne d'un cliché pour un fascicule à l'attention des plus farouches baroudeurs. “J’ai mes habitudes.” Un rictus malicieux étire mes lippes, le mystère enveloppant Grace se découvrant d'une part, s'étendant de l'autre. “T'as parcouru beaucoup de route dans ta vie ?”

L'une des interrogations primordiales ne tarda pas à être formulée : mes motifs incitant à s'inscrire à cette folle compétition. Je marque une pause, fais de l'ordre à mes pensées et choisis soigneusement mes mots pour indiquer, timidement, que je ne suis pas en quête de gloire mais plutôt de sérénité. Grace hoche la tête en guise de réponse, me détaille, l'air songeur.  “Tu sais quoi ? Je crois que moi aussi.” Un fin sourire tendre fend l'une de mes joues. Partir avec la même optique était un point non négligeable à mes yeux et une certaine pression s'envolait de mes épaules devant cet aveu dévoilant que l'australienne n'avait pas pour unique et véhément objectif d'empocher la somme d'argent dédiée aux vainqueurs de Race of Australia et écraser quiconque se positionnerait sur sa route. “Peut-être que c'est l'une des raisons pour lesquelles ils nous ont mis ensemble.” Je n'avais pas formulé explicitement ce que j'aspirais à tirer de cette participation lors de mon casting, mais je n'avais pas non plus démontré un goût féroce pour apparaître sur des écrans de télévision ou alimenter goulûment mon compte en banque.

Un premier véhicule ralentit et si un large sourire plein d'espoir naît spontanément sur mon portrait, celui-ci s'estompe aussi vite devant le refus catégorique du conducteur de nous laisser grimper dans leur automobile. Je hausse les épaules, résigné ; un bref rire s'extirpe de ma gorge devant le commentaire de mon acolyte et la réaction en résultant chez nos accompagnateurs. “Bon, allez, au pire, on ouvre les paris sur le combientième automobiliste acceptera de nous prendre ?” Chanceux, peu de temps nous fut accordé à ce nouveau loisir : un camionneur marquait son arrêt à nos pieds. “Bonjouuur, on va à Charleville, au croisement avec l’A71. Y a moyen de s’y rendre ?” L'homme nous considère avant d'ouvrir la portière de sa voiture. J'hésite quelques instants, incertain face à ce manque de communication du conducteur, mais finis par prendre place sur la banquette arrière avec Grace, un caméraman et l'infirmier, le deuxième des caméramen sur le siège passager saisissant déjà quelques images. “J'vais vous laisser à Dalby. Vous participez à un jeu ?” “C'est super, merci beaucoup ! C'est Race of Australia.” Je remercie sincèrement et indique, tout en calculant mentalement que cela nous faisait deux heures trente de route de grignotées sur les huit à parcourir. “On a de la chance,” je prononce à l'attention de Grace, jetant un coup d’œil à l'heure affichée dans la voiture. “On devrait y être avant 19h00” Heure à laquelle nos bippeurs nous sommeront de stopper toute route et planter notre tente ou trouver refuge chez l'habitant. “Largement, mon pote !” assure, confiant, l'automobiliste avant de reprendre place sur la voie et s'élancer fièrement. “Il y en a combien, contre vous, des joueurs ?” Le camionneur demande, intrigué. “En tout cas, c'est bien la première fois que j'ai autant de valeur dans mon camion !” Il lorgne sur l'équipement de tournage puis son œil azuré apparaît dans le rétroviseur à notre attention. Je sourcille discrètement, bien que ris brièvement poliment en réponse. “Selon l'heure à laquelle on arrive là-bas, on peut voir si on reste à Charleville ou si on essaie d'aller un peu plus loin” je suggère sur un ton neutre à la brune. Ça ne me dérangeait pas spécialement de devoir m'arrêter un peu n'importe où sur la route, mais peut-être n'en était-il pas de même pour Grace. De plus, rester à Charleville et essayer d'y dénicher un logement voire un repas offert par l'habitant pouvait être un avantage pour la suite de la course, sachant que grâce à cet automobiliste, nous devrions parcourir une avantageuse distance. “Hey mais attendez ! Race of Australia, c'est une course !” percuta l'australien, ses cheveux mi-longs plaqués dans son cou. “Faut que j'appuie sur le champignon ! Et j'connais un raccourci !” Il s'exclame, l'oeil vif, le ton pressé.

Spoiler:

Elle lève les yeux vers le ciel, effectue un rapide calcul pour savoir comment présenter les choses : “J’ai pas mal voyagé pendant six ans. À l'étranger surtout, mais un peu dans le bush aussi.” Très rapidement : la dernière visite, en fait, celle qui avait conclu son aventure internationale avant qu'elle soit clouée sur le sol australien pour une durée indéfinie. Elle ajoute, comme un détail : “J'y suis retournée récemment aussi, avec une amie, pour un projet photo. Je suis photographe.” Un voyage a priori anodin d’à peine deux semaines qui avait davantage contribué à la perdre dans ses propres pensées. Comme souvent, face à Jada, confrontée un peu trop à un passé qui lui échappait toujours plus. “Tu fais quoi, toi, d'ailleurs ? Attends, je veux deviner.” Ses yeux se reportent à nouveau sur le jeune homme : propre sur lui, jeune, en forme, physique bien entretenu. Ça pouvait tout et rien être. “Je te verrais bien prof. Ou dans le social en tout cas”, finit-elle par lâcher, une fois sa petite analyse menée.

La deuxième fois est la bonne : un camionneur s'arrête pour eux et accepte de les déposer à Dalby. Une faible avancée pour une seule journée, mais Grace doute que leurs concurrents performent beaucoup mieux qu'eux – après tout, chacun doit se débrouiller avec ce qu'il a, c’est-à-dire pas grand-chose. La photographe remercie le grand camionneur à la voix étonnamment légère et à l'air extrêmement jovial d'accepter de transporter tout ce cargo avec lui, consciente de demander presque la lune. L'automobiliste, lui, semble particulièrement ravi. “Il y en a combien, contre vous, des joueurs ? En tout cas, c'est bien la première fois que j'ai autant de valeur dans mon camion !” Rire en concert des intéressés. C’est Grace qui répond : ils sont huit, elle les présente, prend soin de demander à leur équipe leurs prénoms. Le bonhomme se présente en retour, jovial : Dennis, sur les routes depuis toute sa vie, rudement content d'avoir de la compagnie. “On devrait pas arriver trop tard, en théorie”, retourne la jeune femme à son acolyte. Dennis semble entendre et part à toutes berzingues sur les routes à l'extérieur de Brisbane. Jusque-là tout va bien.

Tout va tellement bien, en fait, qu'ils se rendent à peine compte que leur conducteur fait fausse route et prend les mêmes itinéraires plusieurs fois de suite sans savoir comment s'orienter. “T’as idée de comment on peut faire pour se loger ce soir ? Généralement, les bars, c’est des bons repères pour trouver des bonnes âmes, mais ça implique de dépenser.” Perspective peu agréable, parce que s'ils veulent s'acheter un repas relativement garni en plus, il va falloir se serrer la ceinture au maximum. “Tu connais d'autres participants, toi ?” questionne-t-elle distraitement autour de deux conversations sur la pratique du voyage. Elle ne veut pas uniquement causer stratégie et de toute façon, elle en est bien incapable.

@Isaac Jensen

L'aventure et les sensations qu'elle invoque m'incite à sortir de ma zone de confort sur de multiples volets. Si j'avais rencontré Grace à Brisbane dans les circonstances habituelles de mon quotidien, elle se serait confrontée à un homme beaucoup plus réservé et assurément moins curieux. Néanmoins, les délais ricochaient incessamment contre les parois de mon crâne : six semaines de jeu, des journées se terminant à 19h00, 8 heures minimum pour atteindre Charleville via la route... Si je faisais des calculs mentaux très fréquemment dans le cadre de ma profession, voilà que je ne cessais de conjecturer sur nos trajectoires et les scenarii potentiels issues de ces dernières.

“J’ai pas mal voyagé pendant six ans. À l'étranger surtout, mais un peu dans le bush aussi.” “C'est génial, ça !” Je commentais, admiratif. “Tu as été où, à l'étranger ?” J'interroge, mon regard posé sur la circulation. “J'y suis retournée récemment aussi, avec une amie, pour un projet photo. Je suis photographe.” Je m'apprêtais à confier à ma binôme que je me rendais assez souvent dans le bush dans le cadre des Royal Flying Doctors, mais je ne m'y éternisais jamais, compte tenu des missions qui m'y menaient ; toutefois, l'australienne fut plus rapide que ma prise de décision et enchaînait : “Tu fais quoi, toi, d'ailleurs ? Attends, je veux deviner.” Je ris doucement, lui laissant le loisir de se prêter à ce jeu tout en étant très intrigué quant à quelle carrière elle m'imaginait endosser. “Je te verrais bien prof. Ou dans le social en tout cas” Je hausse les sourcils, considérant sa réponse. “Ha ouais ? Qu'est-ce qui te fait penser ça ?” Je me tournais de manière à faire davantage face à mon interlocutrice, pouce parallèle à la chaussée. “Je suis infirmier, mais t'as pas totalement tort. Je suis souvent maître de stage pour les étudiants et en quelque sorte, on doit faire du social.” Et la chance se présentait de nouveau de parler du bush, n'est-ce pas ? “Je suis dans les Royal Flying Doctors aussi et on est régulièrement appelés pour intervenir dans le bush. Tu y restes longtemps, quand tu y vas ?”

Un généreux camionneur se stoppe, accepte généreusement d'être leur moyen de locomotion vers Dalby. Deux heures minimum de grattées si tout se passe bien sur leur itinéraire, j'étais ravi et nous estimais chanceux. Grace et moi semblons toutefois appartenir à la catégorie de personnes prudentes sur le futur, car si j'envisage que nous arrivions avant 19h00, la brune m'indique “On devrait pas arriver trop tard, en théorie”. Un sourire nerveux épouse mes lèvres et je pose mon regard à travers la vitre, la chaleur devenant exponentiellement étouffante dans l'habitacle.

“T’as idée de comment on peut faire pour se loger ce soir ? Généralement, les bars, c’est des bons repères pour trouver des bonnes âmes, mais ça implique de dépenser.” Je réfléchis, agréant avec la photographe mais conservant en mémoire le fait qu'à eux deux, ils ne disposaient que de 10$. “On peut voir selon l'animation qu'il y a sur place. Se greffer à des petites fêtes ou les barbecue dans les jardins est souvent fructueux.” L'alcool rend les gens généreux, même s'il restait sage de ne pas veiller trop tard pour la suite du voyage. “Tu connais d'autres participants, toi ?” J'acquiesce. “Je me suis inscrit avec une amie d'enfance, nous avons été pris tous les deux.” C'est que la petite population de Laidley aurait de quoi être fière s'ils ne font pas trop fausse route ou ne sont pas éliminés trop vite. J'inspire profondément et énumère : “Mon cousin, l'ex de mon ex et un ancien collègue... Le monde est petit.” Je hausse une épaule, peu impressionné par le fait d'avoir des connaissances dans l'aventure. “Et toi ?” Sur ce sujet, je favorisais voir les projectures sur l'artiste plutôt que moi. “Ton projet photo...” Je commence, analysant la route et captant les quelques indications que délivrait fièrement Dennis au cameraman à ses côtés, “Il portait sur quoi ?”

“Honduras, Angleterre, Italie, Écosse, Laponie finlandaise, Chine, Tibet, Mongolie, et pas mal de jolies plages un peu partout : Thaïlande, les Fijis, Barbados, Grèce… Mais c'était moins sympa. Trop brillant.” Elle énumère ses destinations, sans oublier ses trois premières années en tant que photographe pour modèles : ses années avec Jessian n'avaient été que les prémices de sa passion mais elles n'en avaient pas été moins importantes à ses yeux. Au contraire, elles lui avaient permis de trouver sa voie et de confirmer ses envies : du politique, du dénonciateur. Le Tibet, le Honduras, tout ça c'était venu après. Une conséquence des premiers voyages sous les plus beaux palmiers du monde, sûrement un trop-plein de luxe face à une population à deux pas de là qui crevait la faim. Elle revient au plus récent : le bush, avec Jada. Une incursion dans sa passion d’avant, loin de l’AVC et de ses désillusions. Puis elle repique sur Isaac, tente sans succès de deviner son métier : “Je sais pas. T’as l'air de quelqu'un de droit, d'éduqué, et de doué avec les gamins. On t’a jamais dit ça ?” Isy s'avère finalement être infirmier, faisant partie des Royal Flying Doctors – elle ignore ce que c’est mais, au nom, des médecins sans frontières spécial Australie, à n'en pas douter. “Un mois la première fois, deux semaines la seconde. Rien d’énorme, mais j’ai 2-3 bases.”

Les choses s’accélèrent, enfin, pour le duo en pleine discussion passionnée qui porte sur tout sauf le trajet : c’est à peine s'ils pensent à la compétition alors même qu'ils rencontrent Dennis, avec ses grandes mains et son enthousiasme un peu suspect… Vient l'heure de conjecturer sur leurs possibilités d'hébergement : la partie la moins drôle pour beaucoup, mais la plus sympathique pour Grace. Même à l'époque où elle perdait patience à deux heures du matin à chercher un toit, elle avait toujours apprécié le processus, qui signifiait finalement se montrer digne de confiance à un inconnu, souvent d'une tout autre culture… C'était un bond entre les peuples, finalement, et l'idée lui plaisait. Aujourd'hui, il lui plaît toujours. Elle acquiesce à la proposition du jeune homme : se glisser à un événement plus spontané et forcément non payant semble leur option la plus judicieuse. “Ça nous laisse même la possibilité de manger sur place”, renchérit-elle, maintenant plus rassurée avec la visibilité gagnée. Tout se présente bien, elle se permet de repartir sur des sujets plus personnels. “Je me suis inscrit avec une amie d'enfance, nous avons été pris tous les deux.” Elle acquiesce : elle aurait sûrement proposé à quelqu'un si elle n'avait pas voulu se couper de tout d'elle-même. “Une amie de ton village, alors ?” qu’elle suppose, intéressée par l'initiative. “Tu regrettes pas de pas participer avec elle ?” L’infirmier poursuit, cependant : il ne connaît pas qu'elle, puisque de la famille plus ou moins proche est aussi présente. “Putain ! Tu connais le quart des candidats, finalement. Le monde est vraiment petit.” Elle, pour sa part… “Je ne connais que l'ancien compagnon de ma mère. C’est un type bien, mais t’as pas idée de combien je suis heureuse de pas être tombée sur lui.” Et qu'importe si son côté militant l'emportait parfois sur la raison : Greg n'était pas un vieux con parce qu'il était flic, mais simplement parce qu'il était un vieux con. Du genre qu'il ne fallait pas gratter dans ses mauvais jours, ni dans les bons, ni dans les stressants, encore moins dans les remplis.
Quand Isy lui demande davantage sur son projet photo, elle n'hésite pas à élaborer : “On voulait documenter la pauvreté endémique, les inégalités et la condition de la femme, surtout. C’est en cours. Je te montrerai, un jour, si tu veux.” Elle reste vague, son esprit toujours occupé par ce que lui a présenté le jeune homme plus tôt : “Et vous, c’est quel genre d'interventions, que vous effectuez ?”

C'est un palmarès impressionnant que m'énumère Grace, apparemment globe-trotteuse dans l'âme. Elle fait briller mes yeux à mesure des destinations qu'elle cite, ces dernières invoquant des images de paysages dans ma mémoire. Je n'ai eu la chance de quitter le territoire australien qu'une seule fois, escapade qui désormais se ternit de l'amer souvenir d'une destructrice peine de cœur. J'inspire profondément, chasse ces chagrins infligeant encore des plaies béantes au sein de mon entêté palpitant. Je n'ai pas attribué à Race of Australia la vocation de ressasser le passé comme j'en ai le talent, mais bien d'aller de l'avant. En signant mon contrat de participation, je me suis promis de donner une nouvelle chance à ma vie, une nouvelle chance à ma personne, pour récolter à mesure des épreuves, naïvement, les ingrédients de l'épanouissement. “T'aimerais aller où, la prochaine fois ?” Je poursuis mon interrogatoire, avide, quittant mon pays de naissance par l'intermédiaire des périples de la photographe.

Elle me soupçonne professeur ou travailleur social, deux hypothèses qui me font doucement sourire. Grace n'est pas prodigieusement à côté de la plaque, ce que je ne manquerais pas de lui signifier, bien que je suis trop impatient de découvrir ce qui la met sur cette voie en ma personne qu'elle connait que depuis un peu plus d'une heure. “Je sais pas. T’as l'air de quelqu'un de droit, d'éduqué, et de doué avec les gamins. On t’a jamais dit ça ?” Je conserve mon sourire, empruntant un air songeur quelques instants avant de revenir à notre réalité. “Ouais, on me la déjà dit. Enfin, "éduqué", non, mais le reste, oui.” Je lui adresse un coup d’œil amusé et s'entame un ping-pong de questions visant à se découvrir l'un l'autre. “Un mois la première fois, deux semaines la seconde. Rien d’énorme, mais j’ai 2-3 bases.” “Y'a pas mal de gens qui ne tiendraient pas une journée,” je dore l'accomplissement.

Retour à la suite de l'aventure. Dans quelques heures, peu importe où nous nous nous tiendrons - en théorie, pour reprendre les termes de mon binôme, à Dalby - nous devrons décider comment passer la nuit et peut-être opter pour quelques aliments. Nos 10$ commun ne nous mèneraient pas très loin, ainsi, il valait mieux compter sur la générosité d'Autrui. Sur la même voie que Grace, je suggère de faire un tour d'horizon une fois sur place question d'éventuellement s'immiscer dans un petit événement spontané et souvent invitant à plus de chaleur et convivialité puis que les hôtes se tiennent à proximité de leur domicile donc possessions. “Ça nous laisse même la possibilité de manger sur place.” J'acquiesce. “Exactement.”

Le sujet des adversaires est abordé. J'énonce promptement les concurrents que je connais, le ratio s'avérant quand même assez élevé. Je hoche la tête à l'affirmative lorsque Grace déduit que l'amie d'enfance que j'évoque est native du même village que moi. “Oui, on est tous les deux de Laidley.” “Tu regrettes pas de pas participer avec elle ?” Un rictus apparaît sur mon visage, témoin de ma réflexion. “J'aurais bien aimé. Ca aurait eu un côté rassurant et m'aurait épargné le stress que la route se passe mal si je ne m'entendais pas avec mon binôme ou autre... Elle est une valeur sûre. Mais d'un côté, je préfère les choses comme elles sont aujourd'hui. Quand je me suis inscrit à ROA, c'était pour me lancer dans une aventure sans regarder derrière moi et sans me rattacher à tout ce que je connais déjà. Être moi, sans influence.” En somme, j'aurais accueilli avec joie la présence de Love dans ce périple, mais la situation actuelle m'allait tout autant. Je lève les yeux vers le caméraman, certain - animé de paranoïa - que mes propos seraient retranscrits à l'écran, question de semer la zizanie entre les binômes. “Tu paries combien que c'que j'viens de dire passera à l'écran ? 5$ ?” J'invite, joueur, au gage, avant de continuer mon listing de connaissances. Nous nous entendons sur le constat que le monde est petit et je ne peux m'empêcher de rire brièvement devant la réaction de Grace quant au nombre d'inscrits qui font partie de mon entourage proche et moins proche. Pour sa part, la totalité des participants ne lui est pas inconnu : un certain Greg figure à son répertoire. “Je ne connais que l'ancien compagnon de ma mère. C’est un type bien, mais t’as pas idée de combien je suis heureuse de pas être tombée sur lui.” La curiosité est férocement aguichée. Grace se réjouit-elle de ne pas être en équipe avec celui qui aurait potentiellement pu être son beau-père parce qu'il n'est plus en couple avec sa mère ? Parce qu'elle le connaît trop bien ? Parce qu'il n'est pas assez bien comme type pour vouloir partager un tel événement à ses côtés ?

Revenant sur le métier de la brune, je la questionne sur son dernier projet. “On voulait documenter la pauvreté endémique, les inégalités et la condition de la femme, surtout. C’est en cours. Je te montrerai, un jour, si tu veux.” “Ça m'ferait plaisir,” je réplique, sincère, avant qu'elle ne m'interroge sur mes propres interventions. Je fronce d'abord les sourcils, incertain. “Aux Flying Doctors, tu veux dire ?” Ayant confirmation de ne pas être hors-sujet, j'explique : “On intervient dès qu'on reçoit le signal de quelqu'un dont l'état de santé est en danger et qui ne peut accéder aux soins à cause de sa localisation, donc surtout dans les régions rurales et très reculées, pour les urgences vitales ou relatives. Mais nous nous déplaçons régulièrement aussi pour les pratiques plus générales pour ces populations qui sont trop reculées, comme celles de l'arrière-pays.” 5 petits pour-cents de la population résidait au-delà du bush, que je n'oubliais jamais. “En quelque sorte, on a tous les deux à cœur le bien-être des Autres,” je constatais ; Grace en démontrant les torts et les maux par son appareil photo, moi en pansant les plaies et administrant des soins. “T'as toujours voulu être photographe ?” Je demande, intéressé par ses choix professionnels.

Où est-ce qu’elle aimerait aller, la prochaine fois ? C’est une question qui l’a toujours tannée à l’époque et à laquelle elle n’a même plus pris la peine de répondre après son accident. Pourtant, curieuse et avide, Grace a bien des embryons d’idées : Corée du Nord (tant pis pour la guerre), Tchernobyl (tant pis pour les radiations), Ukraine, Pérou… Ce n’est pas ce qui manque, les plans tirés sur la commette, seulement il ne lui a jamais été donné de les reconsidérer jusqu’à maintenant. Elle le sait aujourd’hui : si elle arrive à surmonter ces cinq semaines, c’est qu’elle pourra repartir plus ou moins longtemps à l’étranger. Que le ciel redeviendra la limite. Pourtant, à Isy, elle ne répond qu’un timide “Là où le vent me portera, j’imagine”, qu’elle achève d’un sourire mal assuré qu’elle aimerait mystérieux. On était encore loin d’un positif absolu quant à son avenir.

Ils en viennent finalement à parler des personnes qu’ils connaissent dans l’aventure, une fois à bord du carrosse rutilant de Dennis : Isy à lui tout seul rassemble un palmarès plutôt impressionnant. Grace, elle, n’a que Greg, sur lequel elle n’est pas sûre de vouloir compter, ainsi que Kane, qu’elle n’a connu que pendant dix minutes avant le top départ. Rien qui puisse lui servir à l’avenir, donc : Isy, lui, a le potentiel pour les rapprocher d’autres groupes, si besoin est de se fédérer pour s’entraider. “J'aurais bien aimé. Ca aurait eu un côté rassurant et m'aurait épargné le stress que la route se passe mal si je ne m'entendais pas avec mon binôme ou autre... Elle est une valeur sûre. Mais d'un côté, je préfère les choses comme elles sont aujourd'hui. Quand je me suis inscrit à ROA, c'était pour me lancer dans une aventure sans regarder derrière moi et sans me rattacher à tout ce que je connais déjà. Être moi, sans influence.” Isy s’ouvre, bien plus qu’elle n’ose le faire, et ça la rassure, qu’il soit ouvert comme ça. Sa prochaine remarque, elle, détend à nouveau l’atmosphère et lui extirpe un rire beaucoup plus ouvert : “100% sûre que ça va être retranscrit. Avec un jingle tendu et une petite phrase de la voix off, du style : des tensions chez les aventuriers !?” Ca, par contre, elle le devine immédiatement : à moins que la chaîne ait un bon sens de la dérision, ça ne passerait pas.

Pas sûr non plus que leur appétence actuelle pour les occupations l’un de l’autre ait un quelconque intérêt pour les téléspectateurs, mais Grace s’en fiche : elle aime parler de son boulot, et de son ancien job surtout, autant qu’elle est curieuse d’en savoir plus sur les Royal Flying Doctors mentionnés par son coéquipier. “C’est génial, comme projet”, souffle-t-elle, son sérieux tout retrouvé. “Et nécessaire, surtout. Les quelques fois où j’y suis allée, les infrastructures médicales étaient trop rares. C’est génial, qu’il existe ce genre de programmes.” S’il pouvait y avoir des dispositifs élargis aux communautés isolées, de manière générale, la situation du bush ne serait pas aussi dramatique. “En quelque sorte, on a tous les deux à cœur le bien-être des Autres,” fait remarquer le jeune homme, ce à quoi elle ne peut qu’acquiescer. Sans diplômes ou outils médicaux, forcément, c’était plus abstrait, plus difficile ; mais elle aimait à croire qu’illustrer visuellement les difficultés de ces populations jouait aussi un rôle dans la guérison de leurs maux. “Je sais pas si c’est quelque chose que j’ai toujours voulu faire”, admet-elle à sa question suivante. “J’ai toujours aimé la photographie, oui, mais j’ai jamais sérieusement envisagé ça comme métier avant d’être dedans. J’étudiais le droit, avant, puis je me suis rendue compte que la fac me convenait pas. Et de fil en aiguille…” Elle hausse les épaules, comme si la suite était suffisamment évidente pour être omise. “Et toi, c’était ta vocation, infirmier ?” Elle s’est toujours demandé ce que ça faisait, de grandir en sachant au fond de soi ce qu’on était destinés à devenir.

“C’est sympa, cette route”, marmonne-t-elle un peu plus tard, les yeux de retour sur leur entourage extérieur, préférant largement le béton aux quelques posters pornos affichés dans la cabine de Dennis. Elle se perd dans la contemplation un instant, avant de réagir, devant le panneau qui annonce la route 68 : “Eh, mais c’est pas par là, Dalby, si ?” Elle est presque sûre que c’est sur l’A2, Dalby. “Dennis, scusez-moi, on est toujours sur la route pour Dalby, là, hein ?” Dennis se retourne éberlué, puis un peu penaud. Et merde.

Grace me transporte de parts et d'autres du monde à mesure qu'elle me dévoile son tableau de chasse des pays foulés de son pied. Admiratif, je l'écoute avec attention, m'imaginant au fil des termes les contrées désignées toutes plus différentes et singulières les unes que les autres. Piqué par l'intrigue suscitée, je réclame la suite, son prochain projet, sa future destination ; mais c'est un silence muni d'un sourire mal assuré que m'offre mon interlocutrice. Un air désolé s'affiche avec empathie sur mon portrait, soupçonnant avoir mis le doigt sur un sujet sensible, curiosité qui se heurte soudainement aux portes du malsain. “Là où le vent me portera, j’imagine” “C'est la meilleure des destinations,” je commente, bienveillant et franc. La vie ne s'était pas toujours montrée douce à mon égard, le sentiment de jouir d'un karma excessivement négatif m'étreignait régulièrement et je ne préférais plus m'aventurer à m'imaginer sous quelle désastreuse étoile j'avais bien pu naître. Cependant, j'avais tiré plusieurs enseignements sur la route sinueuse de mon existence : l'on grandit de chacune de nos expériences, même des pires, et l'on demeure aux manettes de notre direction bien qu'un certain amas de péripéties ne relèvent pas de notre chef.

Nous discutons des autres participants à Race of Australia. Mon ratio de connaissances parmi nos adversaires s'avère plus élevé que celui de mon acolyte et honnête, après avoir porté quelques secondes de réflexion face à son interrogation vis-à-vis de mon amie d'enfance, je lui explique être satisfait du tirage des équipes actuelles. Presque certain que la production se réjouira de m'entendre parler avec tant de transparence sur une autre équipe, j'invite au gage, sourire malicieux aux lippes. “100% sûre que ça va être retranscrit. Avec un jingle tendu et une petite phrase de la voix off, du style : des tensions chez les aventuriers !?” Mon rire rejoint le sien et taquin, je gronde faussement : “Leur fais pas tout le boulot !” J'adresse un clin d'oeil complice à la brune et reporte mon attention sur la route de moins en moins fréquentée.

Nous parlons objectifs, passions. Si je me réjouis préalablement de découvrir les clichés pris par Grace armée d'honorables intentions, je lui explique par la suite le rôle des Flying Doctors. “C'est génial, comme projet. Et nécessaire, surtout. Les quelques fois où j’y suis allée, les infrastructures médicales étaient trop rares. C’est génial, qu’il existe ce genre de programmes.” J'agrée avec son avis, extrayant une certaine fierté à participer à ces interventions depuis de nombreuses années. “C'est le genre de programme que je traque, ce sont les situations que j'ai vraiment envie de voir évoluer vers le mieux. Ça donne un vrai sens à la vie, à mes yeux.” Je ne comptais pas mes heures à l'hôpital ou pour toute forme de bénévolat. Je pourrais passer des semaines dans l'Outback à prodiguer des soins paramédicaux qu'elles compteraient comme de simples secondes. Ce n'était pas un travail pour moi, bien loin d'une corvée, d'apporter mes compétences d'infirmier pour soulager les maux et veiller au bien-être d'Autrui. Ça avait toujours été ma vocation et l'une des rares certitudes de ma vie. J'analyse un point commun dans notre altruisme et poursuis ma chasse à la découverte de Grace.

La jeune femme me dessine rapidement son parcours professionnel, les études de droit laissées de côté pour se focaliser sur son appareil photo. Un fin sourire étire mes lèvres, fasciné par ces reconversions qui ne font qu'embellir à mes yeux l'histoire de quelqu'un. “Et toi, c’était ta vocation, infirmier ?” Je hoche la tête à l'affirmative, sourire aux lèvres. “Il y a pas d'autre métier que je voudrais faire.” Pas ambulancier, pas médecin, pas dentiste, pas vétérinaire : infirmier. C'était le rôle parfait à mon sens : assez d'études mais pas trop non plus, assez d'opportunités sans de gigantesques responsabilités, mais quand même assez de poids pour les épaules pour faire une différence. Les horaires étaient difficiles, les conditions de travail parfois minables, mais pour rien au monde je ne mettrais au placard mon uniforme. Même si mon objectif premier avait été d'être joueur de football australien professionnel et que mon père avait toujours eu du mal avec mon choix de carrière, je ne regrettais pas avoir concrétisé mon plan B.

Attention de nouveau portée sur la route. Le paysage est certes joli, il interpelle aussi, surtout l'observatrice Grace qui doute que nous empruntons la bonne voie. Route 68... Eh mince. Le regard que leur lance Dennis n'annonce rien qui vaille et j'opte pour sortir ma carte, à la recherche d'une alternative à cette fausse route. “Bon, l'avantage, c'est qu'on a déjà passé Toowoomba...” Je me réjouis après étude en récoltant les éléments passés sur la route, conscient néanmoins que cette avance n'était pas à perdre dans les douteux raccourcis du camionneur. “Okay Dennis... Après la mine de charbon, tu prends la deuxième à gauche...” J'adresse, sur un ton calme et posé, aucunement colérique ou agacé face à l'entreprise de l'australien qui pourrait nous valoir très cher dans la course. Il ne servait à rien de monter en tension, surtout que rester dans ce véhicule - bien que suffoquant - composait un réel avantage. Puis, le roi du mulet ambitionnait de bien faire. Je garde la carte sur mes genoux, veillant soigneusement à guider le garçon et ne pas repartir dans la direction opposée à Dalby ou Charleville. “Qu'est-ce qu'il y a ?” Je demande quelques minutes plus tard, le conducteur ralentissant assez drastiquement.

dé positif : Dennis s'oriente vers un chemin fortement rocailleux, hors plan, qui leur fait gagner du temps sur leur trajet malgré les continuelles secousses.
dé mitigé : Une famille de kangourous s'approche du véhicule.
dé négatif : Un pneu crevé met en état d'arrêt l'équipe.

La personnalité d’Isy s’étoffe face à elle alors qu’ils prennent le temps d’échanger sur leurs vies respectives dans ce monde parallèle totalement incongru : juste deux jeunes adultes, sur la banquette d’un poids lourd, entourés de posters pornographique et d’un chauffeur à mulet à discuter de la difficulté de la vie dans le bush australien et de leurs vocations depuis l’enfance. Le genre de choses que Grace recherchait à tout prix mais qu’elle n’aurait jamais pensé trouver en s’inscrivant à Race of Australia : des rencontres qu’on n’oublie pas, tant elles sortent du commun. Le chose, d’ailleurs, qu’on est bien incapables de prévoir ou de programmer, au risque d’entièrement fausser la démarche. Alors elle savoure, elle apprécie sans retenue cet instant rare et singulier. Jusqu’à, du moins, que son regard ne se reporte sur la route et qu’elle doive brutalement atterrir à nouveau : ils ne sont plus du tout sur la bonne route. Depuis quand ? Impossible de le savoir, mais aucun doute là-dessus : ils ne sont plus du tout à la poursuite de Dalby et s’ils continuent, ils risquent de finir à un port en partance pour la Tasmanie.

“Bon, l'avantage, c'est qu'on a déjà passé Toowoomba...”

Tandis que la jeune femme commence à passer en revue toutes les solutions qui s’offrent à eux avec une panique naissante, Isy, lui, prend les choses en main et apaise la situation, suffisamment pour qu’elle ne dégénère pas en combo arrêt sur la route - sortie avec le sac - courir dans n’importe quelle direction jusqu’à se retrouver. Peut-être est-ce la fatigue, sûrement un début de stress naissant qu’elle avait fait de son mieux pour repousser, mais Grace se sent soudain démunie, là, dans ce coin complètement inconnu du pays, avec une poignée d’inconnus qu’elle ne connaît que depuis quelques heures, en direction d’un lieu encore plus étranger. Isy, remarquablement royal dans son rôle de médiateur, guide Dennis jusqu’à retrouver la bonne route avec brio. Quand, un bon quart d’heures plus tard, Dennis manque de marquer l’arrêt, tous les regards se tournent à nouveau vers lui :  “C’est bon, les gamins. Je reconnais bien la route, par là. Elle est complètement défoncée, mais elle vous amènera à Dalby avec de l’avance, parole de scout.” Le duo échange un regard dubitatif, toute foi en le sens de l’orientation du camionneur maintenant envolée. Pas moyen d’allumer de GPS, pourtant, ni d’attendre une heure pour qu’une autre voiture se pointe : leur seul choix, c’est de faire confiance au conducteur. “C’est parti”, lance Grace, dont le ton enjoué cache très mal la réticence.

Puis, l’accès de stress laissé derrière elle, Grace passera la demi-heure suivante à parler des posters pornographiques qui ornent le camion à Dennis, et s’endormira sur l’épaule d’Isaac jusqu’à l’arrivée à Dalby, à l’heure prévue. “Douze minutes d’avance, les gamins”, claironne même fièrement le conducteur poids-lourd en se garant sur le parking d’une petite station-essence.