A ma descente de l'avion qui reliait Perth à Brisbane, je m'étais octroyé quelques jours de congé, juste assez pour me laisser le temps de m'installer dans mon nouvel appartement et de prendre la température de Brisbane, tout en acquérant une voiture d'occasion pour pouvoir me déplacer librement. Même si cela faisait plus de huit ans que je n'avais plus mis les pieds dans la région, j'avais néanmoins su trouver l'un ou l'autre bar sympa pour passer mes soirées et une salle de sport pour me tenir en forme. J'étais donc bien occupé et ces quelques jours de tranquillité filèrent bien trop vite, me rappelant qu'il était temps de revenir aux affaires ; ma nouvelle affectation à la police de Brisbane. C'était une belle journée qui s'annonçait, comme souvent sur la côte est de l'Australie, et même si le soleil amorçait déjà son ascension dans le ciel quand mon réveil sonna, je dois avouer que j'étais un peu nerveux à l'idée de retourner dans des bureaux. Cela faisait des années que j'étais sur le terrain, si longtemps infiltré que j'avais même faillit oublier parfois de quel côté de la ligne j'étais, alors, revenir à un rôle plus classique ne m'emballait pas spécialement. J'étais amoureux de l'adrénaline, j'aimais l'action, le risque, et compulser des dossiers ou auditionner des témoins n'étaient pas vraiment des activités dont j'étais fan. Alors, après une douche rapide et un petit-déjeuner réduit au strict minimum, oui, je n'étais pas fan des repas matinaux...à part les petits-déj' allemands à base de saucisses, oeufs, et autres saloperies carnivores qui prennent beaucoup trop de temps à préparer pour moi, j'étais devant ce bâtiment à l'apparence claire qui serait ma nouvelle base d'opérations. J'étais en avance, comme un lycéen bien élevé, mais bon, c'était juste pour le premier jour, bien évidemment, je n'étais pas forcément connu pour être d'une ponctualité toujours indéfectible. En tant que membre de l'équipe anti-gang, je ne portais pas l'uniforme classique des agents de terrain, certes, j'en avais un pour les cérémonies protocolaires, mais mon uniforme quotidien, je ne l'avais plus mis depuis que j'avais intégré la même brigade à Perth.
Le planton à l'entrée analyse tranquillement ma lettre du service du personnel actant ma mutation à Brisbane, le visage aussi expressif qu'une moule attachée à son bateau. Avec l'amabilité d'une porte de prison, il finit par me rendre le papier et m'indique le panneau du sous-sol avant de replonger devant son écran d'ordinateur où je suppose, se déroule la partie de poker de l'année vu la concentration qui lui déforme les traits et qui lui donne un air ahuri. Même pas besoin de le remercier...et après on s'étonne de l'image de la police aux yeux du contribuable australien...
Les bureaux de la brigade anti-gang ressemblaient à ceux de tous les autres districts ; à savoir, un foutoir impossible, des bureaux recouverts de dossiers, des murs et des panneaux recouverts comme dans les films, des photos, des fils de laine et des élastiques partout sur des plans de la ville et des luminaires aussi chaleureux que l'architecture stalinienne. La plupart des bureaux étaient vides, les gars étant principalement sur le terrain. Le capitaine de l'unité, Adam Rivers, était déjà terré dans un bureau, sous une lampe de bureau, la chemise froissée et l'air particulièrement fatigué.
Ben tiens...encore le genre qui pionce au travail...on se croirait dans les séries télévisées.
Je frappe à la porte et le quadragénaire au visage fermé me regarde avec une expression perplexe. Il m'invite à entrer et je lui tends ma lettre d'affectation en me présentant.
-Ah ouais, je me souviens...Flake c'est ça ?
-Flawkes monsieur, lieutenant Jayden Flawkes.
-Ouais bon...vous allez prendre le bureau en face de Dornan, là-bas. J'ai cru comprendre que vous sortez d'une grosse mission, exact ?
-Tout à fait capitaine.
Je sentais encore par moment la douleur de ma cicatrice à la poitrine, là où Elena avait tenté de m'exploser le coeur. Trois années de ma vie qui s'était terminée dans le sang.
-Bon...on va pas se mentir, je vais pas te taper directement sur une affaire, les gars ont pas le temps de vous rencarder sur leurs affaires, alors, pour commencer, tu vas lire les dossiers qui traînent sur le bureau pour prendre la température de la faune locale. C'est pas aussi gros que ton cartel à Perth, mais on a quelques gangs intéressants par ici, apprends leurs noms et la gueule de leurs membres, on en reparle après...
Putain c'est quoi l'embrouille...me dit pas que je vais bosser comme un archiviste à attendre que le Père Noël veuille bien me donner une affaire potable...
-On t'a déjà fait faire le tour de la maison ?
-Pas encore eu cet honneur, capitaine.
-Y a pas d'honneur à ça. Je t'en prie, tu peux aller voir. Rez-de-chaussée, le service proximité, plainte et section locale de recherche. La crim au premier, les moeurs à l'arrière, les stup et les autres au second. Ah ouais, la cuisine, l'armurerie et le stand de tir sont au rez-de-chaussée, entre la section roulage et le bureau des services d'intervention. Tu peux disposer Flak.
-Flawkes capitaine...
Mon supérieur me lance un regard des plus affectueux et je sais déjà qu'il ne m'apprécie pas. Au moins, je ne risquais pas de devoir partir en vacances avec lui. Il veut déjà se débarrasser de moi quelques heures en m'envoyant à l'aventure dans les différents services, principalement déserts à cette heure de la matinée. Les rares collègues que je croise se montrent polis et courtois mais n'ont pas trop de temps à m'accorder. J'erre sans but, passe d'un service à l'autre comme un touriste, j'observe à gauche et à droite, jusqu'à arriver devant le labo, juste à côté des bureaux de la criminelle. J'ai toujours été attiré par les labos, ils ont un côté énigmatique et très rangé qui me plait beaucoup. Je rentre sur le territoire de la scientifique...
La police scientifique...ceux qui en chient des barres parce que les séries télé les décrivent comme des super scientifiques aux résultats instantanés et à l'efficacité proche du sans faute. La réalité est bien moins glorieuse ; trouver un indice qui, comme par hasard, ne peut avoir qu'une provenance hyper précise relève du fantasme. Les lieux sont déserts, mais je ne peux pas résister à l'envie d'approcher tous ces appareils. Centrifugeuses, étuves, spectromètres de masse, éprouvettes, boîtes de Pétri. Mon regard se pose sur les différents appareils près desquels quelques rapports traînent en attente de finalisation. Je tourne quelques pages sans rien comprendre aux valeurs affichées jusqu'à ce que j'aperçoive cette petite lumière...vous savez, ce petit éclat qui attire votre regard, une saloperie rouge qui clignote juste au-dessus d'un petit interrupteur qui vous murmure "clique moi dessus ! Clique moi dessus !" à chaque pulsation lumineuse. J'essaie bien de l'ignorer mais ce spectromètre d'absorption atomique m'attire comme une jolie fille abandonnée dans un bar, je le regarde...une fois...deux fois...trois fois. Je n'y tiens plus, je me déplace jusqu'à cette machine qui a l'air de valoir le PIB d'un pays africain et observe l'affichage numérique "RDY"...RDY comme...ready ? Personne à gauche, personne à droite, mon doigt presse le bouton. La machine, sortie de sa léthargie, commence à lâcher toute une gamme de sons plaintifs, j'appuie à nouveau pour couper le spectromètre mais évidemment, la situation commence à déraper, les sons deviennent similaires à ceux d'un animal de la savane qui agonise. La coque de polymère commence à vibrer, j'ignore si c'est normal mais l'odeur qui commence à s'en dégager m'indique qu'il est temps de mettre un terme à mes expériences hasardeuses. Le personnel du labo n'allait pas tarder à arriver. Je n'avais plus le choix...pour l'arrêter, il fallait arracher la prise d'alimentation comme la dernière des brutes. Je dégage la chaise de bureau et entreprend de me faufiler dans cet enfer de câble afin de mettre fin au supplice de la bête de technologie.
Bordel...et comment je sais sur quel câble je tire ?
J'en avais isolé deux, deux câbles qui pourraient correspondre à l'alimentation du spectromètre fou. Il suffisait de choisir, un peu comme des films avec les démineurs...à part qu'ici, les deux câbles étaient noirs. Même pas moyen de faire une petite blague sur les couleurs, rien.
Bon ben...quand il faut...
"On ne tire sur aucun câble !"
Cette voix, je ne m'y étais pas préparé, je sursaute, allant écraser ma tête sur la table au-dessus de moi dans un "boum" sonore.
Aie aie aie aie...
Je bats en retraite aussi vite que possible pour sortir du fourbi de câblage dans lequel je m'étais empêtré. Je finis par retrouver ma liberté pour voir une femme blonde, la quarantaine, qui pianote sur un ordinateur à côté du spectromètre.
Evidemment...espèce de crétin...le pc...tu ne pouvais pas y penser ? Bordel Jayden...
"Je peux savoir qui vous êtes ? Et surtout, pourquoi vous vous amusez à toucher mes joujous ? Vous savez, c'est comme ça qu'on fout le feu ou qu'on fait exploser un bâtiment. En touchant à des choses qu'il ne faut pas."
Les reproches partent à la vitesse d'une rafale de mitraillette. Et vu le mécontentement de son visage au moment où la machine s'arrête, j'en déduis qu'elle est du service et comme tous les scientifiques, elle n'aime pas que les petits cons comme moi viennent foutre leurs pattes sur leurs "joujous" comme elle dit. Je me passe la main nerveusement à l'arrière de la tête, mentir pour m'en sortir risquait d'être un jeu très dangereux. Et puis, c'était pas mal comme premier contact, mentir tout de suite, c'était un peu partir sur de mauvaises bases. Mais sincèrement, est-ce que j'avais une chance qu'elle croie à mon histoire sans me prendre pour un fou ? Parfois, le mensonge est la manière la plus humaine de ne pas passer pour un crétin fini.
-Euh...Jayden Flawkes, de la société Watson Grave's Solutions, solutions informatiques depuis 1969. Nous sommes occupés à améliorer l'informatique du service anti-gang à l'étage en dessous et suite à un problème routeur récurrent qui semble provenir de cet étage, il m'a été demandé de faire le tour des services pour détecter la panne réseau.
Je n'avais aucune idée de comment se comporter les nerds informatiques lorsqu'ils intervenaient dans des services étatiques. J'avais passé les trois dernières années en infiltration, en essayant de ne plus ressembler à un flic mais à un foutu sociopathe mafieux, j'espérais juste que cette scientifique n'allait pas remarquer l'ersatz d'hybrides que j'étais en ce moment pour y voir qu'un technicien paumé. Je reprends :
-Et en passant devant le labo, je suis rentré, parce que vous avez de beaux appareils...et là, il y avait cette lumière rouge...qui m'invitait à appuyer dessus, vous savez, comme lorsque Morpheus propose la pillule bleue ou la rouge à Néo dans Matrix...ben voilà, et puis...bah...j'ai appuyé dessus, votre bébé est parti en vrille et vous m'avez trouvé en train d'envisager une solution pour préserver tout le monde. Evidemment, tout était sous contrôle, je n'allais pas foutre le feu à la baraque...normalement...
Une référence à un film, rien de mieux pour passer pour un technicien informaticien qui n'y connait rien en spectromètre, histoire de peaufiner le déguisement. J'arbore mon sourire le plus innocent en y ajoutant une bonne dose du gars un peu gêné. Bien évidemment, il est hors de question d'avouer mon grade si jamais je devais être découvert, parce que si cela remonte qu'un lieutenant de l'anti-gang faisait des conneries dans les labos de la scientifique, Rivers allait vraiment vouloir ma peau, mais plus au sens littéral du terme qu'au figuré.
Grands dieux, il fallait espérer qu'elle ne soit ni capitaine, ni commissaire ou encore au-dessus parce que là, l'avion pour Perth m'attendait déjà. Il était temps d'arrêter de fanfaronner un peu.
-Je suis désolé d'avoir touché à votre machine m'dame.
Petit sourire en coin, je baisse les yeux comme si j'étais intimidé par cette femme, qui, il fallait le reconnaître, possédait un charisme qui transparaissait sans peine. Elle devait être plus qu'un agent lambda, le contraire aurait été étonnant et m'aurait poussé à me demander comment les ressources humaines faisaient pour choisir leurs leaders.
-La bonne nouvelle, c'est que l'erreur réseau ne vient pas de votre labo. Je pense que je vais aller voir aux moeurs. On m'a dit qu'ils avaient quelques serveurs en souffrance, ça peut venir de là.
Voilà Jay...c'est bien...doucement...en arrière, recule...recule...encore quelques pas et tu pourras partir...en espérant ne jamais avoir à revenir.
La clé pour une infiltration réussie, est la préparation. Il faut se concentrer, se laisser investir, laisser infuser l'avatar qu'on voulait incarner pour devenir ce personnage et être apte à faire face aux imprévus qu'entraînaient des situations délicates comme l'infiltration. Simplement, cette fois-ci, je m'étais fait avoir, j'avais baissé ma garde parce que je ne m'étais pas attendu à devoir tenter de mentir à mes propres collègues. Surtout qu'en termes de mensonge, à moins d'incarner véritablement un rôle, je n'étais pas le plus convaincant. Et apparemment, la policière en face de moi semblait être du même avis. Je me mords l'intérieur de la lèvre en réalisant que mon histoire est bancale, et qu'elle le sait. Putain quel piètre flic je fais depuis que j'ai remis les pieds à Brisbane, c'en est risible.
"Notre réseau va très bien. Et on ne vous a pas appris de ne jamais toucher les boutons ? Même si ça semble vous attirer ?"
Je pousse une grimace en l'entendant, oui bien sûr que je sais qu'on ne chipote pas aux outils des autres, que ce matériel coûte aussi cher qu'une voiture de service et que les flics de la scientifique sont comme des petits despotes sur leur territoire et n'aiment pas que les autres viennent foutre leurs mains sur leurs affaires, comme si elles leurs appartenaient. Que ce soit ici ou à Perth, le débat était toujours le même, la scientifique était de mauvaise humeur dès qu'on mettait un pied sur ses terres.
-Ca se pourrait qu'on ne me l'ait jamais dit. Après tout, je n'ai jamais été très obéissant quand j'étais gosse. Et puis, votre bouton là, il éclaire jusqu'au Mexique, c'est difficile de ne pas avoir envie d'éteindre ce truc, Lieutenant Priest, enfin... Future capitaine Priest.
J'ai encore le petit air arrogant que je porte toujours sur le visage quand j'essaie de me sortir d'une situation merdique. J'ai bien compris que l'air contrit ne passera pas, alors, je me comporte comme le connard que je sais être. Et en plus...
"Et je suis en charge de tout le laboratoire. Et je veille aux bons soins de mes outils. Oh oui. Vous pouvez être désolé."
Encore mieux, c'est la responsable de la scientifique...évidemment, je ne pouvais pas tomber sur un de ses larbins qui aurait fermé sa gueu**, il fallait encore que je me fasse intercepter par une pote à cet enfoiré de Rivers. Et en plus, elle me prend pour un con en me toisant de haut. J'ai dit que j'étais désolé, je n'ai pas besoin de ta confirmation, madame je suis bientôt capitaine. Et là, en bonne garce, elle pousse l'intercom, histoire de rajouter au confort de la situation.
"Rivers. T'as un informaticien qui fait une maintenance sur ton service ? ... Laisse tomber."
Evidemment, il ne fallait pas demander à Rivers de faire preuve d'un peu de tact ou d'intuition. Je ne pouvais pas lui en vouloir, mais je ne pouvais pas m'empêcher de le trouver encore plus antipathique. Il aurait fallu un miracle pour se dire que le blaireau qui traînait à la scientifique pouvait être son nouveau lieutenant non ? Bon, désormais, ça allait être sportif pour sortir de là, encore plus avec le "claac" du verrouillage des portes. Putain, c'est qui qui a eu l'idée de foutre un verrouillage sur les labos ? Ils sont parano ou quoi ? Faut sérieusement être taré pour pouvoir se verrouiller de l'intérieur.
Le lieutenant Priest veut la jouer serré là. Serait-ce le sketch du mauvais flic ? D'ici à le croire, il n'y a qu'un pas.
"Avant que je ne vous passe les menottes, vous allez me raconter la vraie histoire de votre présence ici. Je redemande donc. Qui êtes vous. Et que faites-vous ici ? Ou vous préférez peut-être que je vous passe les menottes et que nous ayons cette discussion dans une salle d'interrogatoire."
-Voyez-vous Lieutenant Priest, généralement, je préfère jouer avec les menottes dans d'autres circonstances, mais si vous tenez absolument à jouer avec vos menottes, on peut peut-être s'arranger. Je lui lance volontairement un regard faussement charmeur avant de redevenir plus sérieux. Vous m'avez démasqué, je ne suis pas informaticien...en réalité, je suis un dangereux terroriste, je repérais les lieux car mes copains et moi avons l'intention de détruire vos bureaux. Quant à savoir qui je suis, je ne vous ai pas menti, je m'appelle Jayden Flawkes, je passais dans le couloir pour visiter les locaux quand j'ai vu votre méchant petit bouton rouge, brrrrrr. Si vous ne me croyez pas, menottez-moi, au moins, j'aurais droit à un siège et un avocat non ? Ou bien la scientifique outrepasse-t-elle les droits des suspects en les séquestrant dans leurs labos ?
Cette situation me rappelle sans mal les interrogatoires de Marquez...le fer chauffé à blanc en moins. Je n'ai pas envie de rentrer en conflit avec le lieutenant Priest, mais cette situation commence à m'énerver. D'accord, je ne lui ai pas tout dit, mais à part le mensonge de l'informaticien, et du terroriste, ce que j'espérais qu'elle ne prendrait pas au premier degré, je n'avais rien dit de mensonger...j'avais peut-être été juste un peu moqueur. Puis, je me souviens de Claire, de la raison pour laquelle nous avions été séparé si longtemps. Je devais arrêter de faire le con, ranger mon égo et cesser de toujours entrer en conflit avec les gens qui me faisaient face. Le lieutenant Priest était certainement une femme bien, brillante même, et elle faisait que son travail, se foutre d'elle n'était pas forcément la meilleure manière d'entamer une collaboration fructueuse, et dieu savait que je risquais à un moment ou l'autre de devoir collaborer avec elle.
-Bon, lieutenant Priest, je crois que nous sommes partis du mauvais pied. Je suis de la maison, vous voyez ?
Lentement, je relève le pan de ma veste pour dévoiler l'insigne que j'avais attaché à ma ceinture.
- Je suis désolé d'être entré sans permission dans votre labo, et d'avoir touché à votre machin là. Comme je vous le disais, je passais dans le coin et voilà quoi. Maintenant lieutenant, si vous voulez bien ouvrir cette porte, je m'en vais, aucun mal n'a été fait, je vous présente encore mes plus plates excuses et nous pouvons passer à autre chose tous les deux ? Est-ce que ce serait...envisageable pour vous ? ...On vous a déjà dit que vous aviez de jolis yeux ?
Hors de question d'avouer que j'étais lieutenant, il en valait de ma réputation et du mépris que Rivers me réserverait encore pour avoir sali la réputation de son service.
J'étais un sale con. Jusque-là, rien de bien nouveau, j'aimais un peu trop me foutre de la tête des gens, j'étais amoureux de l'action et de l'adrénaline au point d'en devenir tellement imprudent qu'on pouvait aisément se dire que je n'avais pas inventer le fil à couper le beurre. Et pour en rajouter au tableau, je me délectais déjà des rumeurs qui pourraient courir si on venait à savoir que le lieutenant Priest m'avait enfermé avec elle dans son labo. Les gens étaient tellement grégaires qu'ils ne manqueraient pas de se créer un scénario fantaisiste de toute pièce et inventer des rumeurs qui circuleraient dans tous les services. Pour ma part, j'avais l'habitude d'affronter les rumeurs en en rajoutant des tonnes, en en faisant courir moi-même pour leur démontrer l'idiotie de leurs croyances, mais l'humour n'avait pas l'air d'être le fort du lieutenant Priest, je n'étais pas convaincu qu'elle apprécierait ma manière de gérer les choses...tout comme ma manière de gérer la situation actuelle d'ailleurs. Apparemment, ma petite improvisation avec le spectromètre lui reste en travers de la gorge. Je m'étais déjà excusé mais à ses yeux, rien ne semblerait en mesure de lui faire oublier cet incident.
"Quand bien même il éclaire jusqu'au Mexique ou que c'est un bouton qui pourrait déclencher une guerre nucléaire, on ne touche pas ... aux choses qu'on ne connaît pas. C'est le B.A.Ba."
En même temps, si personne n'avait jamais fait preuve de curiosité et d'audace, l'humanité en serait encore à l'âge de pierre. Ce n'était pas une petite pression sur un bouton "interdit" qui allait mettre la journée du lieutenant Priest en vrac quand même.
-Chaque route commence par un premier pas Lieutenant...vous ne devriez pas vous mettre en rogne pour si peu...
J'ai presque envie de rajouter que ce serait mauvais pour son teint de râler mais je suis certain que dans un questionnaire à choix multiple, ce serait la meilleure option pour passer pour un connard, alors, avec lucidité, je me tais. Je hausse les épaules quand elle me menace d'aller chercher les gros durs du poste pour qu'ils jouent avec moi. Là encore, je note que, premièrement, le lieutenant Priest n'est pas d'humeur à rigoler, ou bien souffre d'un manque d'humour, ce qui nécessiterait de la connaître un peu mieux pour vérification...et deuxièmement, qu'elle pense que je vais avoir peur des "lopettes" qui jouent les durs au commissariat...quand vous avez été dans un cartel qui a pour habitude de découper les gens comme des carcasses de boeuf...et quand ils sont encore en vie, le jeu du mauvais flic, ma foi, c'est bon pour les enfants de cinq ans. Vous voulez faire parler quelqu'un, tranchez-lui une phalange à chaque fois que vous posez une question...au bout de la troisième, ils ont tendance à déballer tout ce qu'on veut...au bout de cinq, ils avouent avoir tué eux-même Jeanne D'Arc. Mais dans un souci d'apaisement, une nouvelle fois, je bascule sur le "mute". Cependant, après le contact avec mon cher supérieur, Rivers..."chassez le naturel, il revient au galop", comme dit l'expression, et je bascule à nouvelle fois dans l'ironie en prétendant être un terroriste fou, ce qui me vaut encore une réaction tout en pragmatisme de ma collègue de la scientifique.
"Et donc, vous avez décidé de vous pointer au labo pour tout détruire. Enfin, je sais pas. Je serais une terroriste, la première chose que j'ferais, c'est d'aller directement à l'armurerie pour piquer les armes. Tant que vous n'avez pas les menottes et que je ne vous ai pas arrêté, je peux vous séquestrer autant que je veux dans mon labo."
Cette réponse me laisse pensif une ou deux secondes, milles et une possibilité de réflexions tendancieuses me traversent l'esprit mais chacune représente un litre d'essence supplémentaire que je pourrais verser sur une situation déjà assez tendue comme ça.
-Personnellement lieutenant, je préfère faire sauter le labo. Se ruer sur l'armurerie, c'est bien, mais vous finirez toujours par tomber sur quelqu'un de meilleur que vous au tir...en première position, en seconde, ou bien la cinquième...ça limite l'impact...par contre, faites sauter le labo avec tout son personnel...vous neutralisez toute la capacité de la police à bénéficier des preuves scientifiques pour résoudre ses crimes...sans parler du remplacement du personnel qualifié car, comme vous me le faites comprendre depuis mon arrivée ici, n'importe quel quidam n'est pas en mesure de se servir du matériel...sans parler du fait que piéger un labo me laisserait une chance de partir d'ici en vie...au contraire d'une visite à l'armurerie.
Par la suite, je lui offre quand même un compliment mais qui a l'air de faire aussi mouche que mon humour. Décidemment, cette femme n'était pas simple à cerner au premier abord...déjà que je devais lui avoir fait une impression calamiteuse.
"Vous savez ... me complimenter ne va pas arranger les choses."
Après, en toute honnêteté, je m'étais quand même douté que la flatterie ne fonctionnerait pas. Le lieutenant Priest n'était pas le type de femme à rougir à un compliment, néanmoins, je n'avais pas été hypocrite pour autant. D'une pression du doigt, mon interlocutrice déverrouille les portes du labo et se dirige en direction de ses cafés.
-Je n'arrange peut-être rien, mais je suis certain qu'on ne vous le dit pas assez souvent...mais vous avez de beaux yeux. Et...non merci, je ne bois jamais de café, mais c'était aimable de m'en proposer.
"Ca aurait pas été plus simple de me dire tout de suite que vous venez d'arriver ? Vous venez d'où ? Je sais que vous venez pas chez moi. Parce que j'aurais reçu un mail pour votre venue. Vous allez dans quel service ?"
Ah ben dit donc, en trois questions, le lieutenant Priest montre plus d'intérêt que n'importe quel autre des collègues rencontrés auparavant. Elle était la personne avec qui le départ avait été le plus mauvais, et pourtant, celle avec qui j'avais déjà discuté le plus. Comme quoi...les apparences...si seulement j'arrivais à la dérider un peu, elle pourrait vraiment se montrer sympa, j'en étais convaincu.
-C'est vrai, ça aurait été plus simple, mais j'avais espéré m'esquiver sans vous faire officiellement mauvaise impression. Mais bon, loupé pour être loupé n'est-ce pas ? C'est mon premier jour à la police de Brisbane. Jusqu'à la semaine dernière, j'étais à l'antigang à Perth. Mais je suppose que vous connaissez un peu Rivers, ma venue en son service ne l'a guère enchanté. Il s'est empressé de m'envoyer faire le tour de la maison au petit bonheur la chance, ce qui m'a amené dans votre labo. Dès lors, je suppose que des présentations officielles s'imposent.
Je lui tends la main, calant un sourire sur mes lèvres.
-Lieutenant Jayden Flawkes, de la brigade antigang. Je suppose que nous aurons certainement l'occasion de collaborer ensemble à un moment ou l'autre, et j'espère que cela se passera un peu mieux que ce matin. A vrai dire, j'aime beaucoup l'humour et la dérision même si je reconnais qu'ici, j'ai dû vous paraître particulièrement stupide...et aussi, je tiens à vous féliciter pour votre future promotion. Capitaine de police, c'est une belle concrétisation. Vous êtes l'épine dans le pied de tous ces vieux débris qui pensent qu'une femme ne peut pas se hisser dans la hiérarchie...et pour ça, vous avez tout mon soutien.
Jayden ne l'avouera pas mais il prend un plaisir malsain à tout ce qui peut placer la hiérarchie rétrograde de toutes institutions en défaut. Il n'était pas spécialement féministe, mais savait que beaucoup de grosses huiles ne voyaient pas d'un bon oeil une femme monter trop haut, alors, quand c'était le cas, Jay n'était pas le dernier à savourer cet instant avec un délice sadique. Pire, il espérait que le lieutenant Priest serait même commissaire un jour, ça foutrait un sacré coup de latte dans les noisettes de tous ces machos rongés d'orgueil.
Est-ce que le fait de se foutre mal avec la scientifique était un argument valable pour que Rivers me foute la paix ? Pas certain, mais une chose était certaine, le premier jour où je posais les pieds dans ce commissariat, j'arrivais déjà à me foutre la responsable du labo à dos. Ce qui voulait dire que les enquêtes risquaient d'être particulièrement compliquées à chaque fois qu'il faudrait bosser avec la scientifique. Le lieutenant Priest et moi n'avions, de toute évidence, pas vraiment le même humour et le moins qu'on puisse dire, c'est que j'avais un peu foiré les présentations. J'aurais préféré rencontrer une collègue à Rivers dans de meilleures circonstances. J'allais devoir tenter de sauver les meubles...encore...ça devenait une habitude un peu trop courante à mon goût ces derniers temps. En tout cas, le fait d'avoir touché à l'appareil à la lumière rouge semble avoir transformé le terrain entre eux en patinoire. Va falloir être rusé pour passer en évitant les mines.
"Me mettre en rogne pour si peu ? Vous vous amusez à toucher à des appareils qui coûtent des millions de dollars. Vous les déréglez. Mais j'me mets en rogne pour si peu ..."
Ouais ben rien qu'à voir sa tête, j'ai plus que l'impression qu'elle va se mettre en rogne. J'avoue avoir l'envie de lui dire qu'elle en fait des masses mais bon, les scientifiques n'ont pas le même recul que le commun des mortels, tout simplement. Essayer de raisonner un rat de laboratoire, c'est comme demander à un mathématicien de prouver qu'un carré est en réalité un cercle, c'est faisable, mais rarissime.
-Oh là, j'ai chipoté à un spectromètre, pas à Air Force One...faut pas s'emballer lieutenant, c'est bon, j'ai compris le message.
Bon, en réalité, pour faire une conversation, il faut être deux, et si je lui fais une mauvaise impression, je suppose qu'on pouvait dire aussi que l'image que j'avais d'elle n'avait rien d'amusant. Bornée, coincée et sans humour...tout ce qu'il fallait pour s'amuser n'est-ce pas ? Je regrette sincèrement d'avoir foutu les pieds dans ce labo et de ne pas avoir passé mon chemin, au moins, les choses auraient été plus simples. Me voilà à devoir justifier comment j'aurais agi en tant que terroriste...pourquoi acceptais-je de perdre du temps pour avec ces bêtises, franchement, je l'ignore. D'autant que la responsable du labo en face de moi ne semble pas se dérider, au contraire.
"C'est pas un mauvais raisonnement. Manque de chance, vous êtes tombé sur moi. Et si vous êtes véritablement un terroriste, vous avez loupé votre chance de tout faire péter."
-Voilà, si j'avais souhaité faire sauter votre labo...ce qui n'est pas le cas.
Mais je ne dirai pas que si j'avais été un terroriste, il y a longtemps que je lui aurai collé une balle entre les deux yeux. Un terroriste ne discute pas, il agit. Chaque seconde à discuter est une seconde perdue où sa couverture risquerait de sauter. Et j'avais un peu trop aimé me comporter comme un terroriste durant mon infiltration, avec ce que ça impliquait d'actes peu éthiques. Mais cela, je n'en parlais jamais, c'était une part du métier qu'il valait mieux taire, même aux collègues. Quoiqu'il en soit, le regard de Delilah se durcit, presque imperceptiblement au moment où je complimente ses yeux. Apparemment, c'est tombé à l'eau. Dommage, elle a de beaux yeux pourtant. Après, je ne vais pas la supplier d'accepter le compliment. Si elle ne veut pas l'entendre, c'est son choix. J'essaie de répondre avec diligence à ces questions qui filent et qui dans d'autres circonstances se seraient trouvées au croisement d'un interrogatoire de la Stasi et d'un entretien d'embauche. Avec, au final, la même impression de part et d'autre ; peu mieux faire en termes de première impression.
Naturellement, j'aurais tendance à abréger et à m'en tamponner si je ne lui plaisais pas. Cependant, cette fois, j'accepte de faire un effort, de ne pas passer pour un enfoiré dès le premier jour mais quelque chose me dit que la mission ne va pas être facile. Sans même faire attention, je laisse transparaître la mauvaise entente que j'ai avec le capitaine Rivers. Encore un responsable qui ne m'apprécie pas...une chose est certaine, je ne serai pas élu employé du mois...
"Ah, c'est sûr que vous êtes pas tombé sur le chef d'unité le plus agréable au monde."
Là, je trouve enfin mon premier point commun avec le capitaine Priest. Nous allons dans le bon sens, c'est déjà ça. Je hausse les épaules, une manière d'acquiescer à ce que me dit mon interlocutrice.
-Le pire dans l'histoire, c'est qu'avant de m'envoyer chier hors de son bureau, je ne suis même pas certain qu'il ait levé la tête de ce qu'il faisait. En matière d'amabilité, c'est clair qu'on a déjà fait mieux...mais s'il assure niveau boulot, je suppose qu'on peut passer au-dessus de ces compétences en management aussi développées que celles de l'homme préhistorique.
A nouveau, je suis incapable de la fermer et de ne pas en remettre une couche sur mon supérieur. Je pourrais craindre que Delilah ne rapporte tout ça à qui de droit mais je sais que d'une manière ou l'autre, ce ne serait qu'une question de temps avant qu'il n'apprenne quelque chose. Blacklisté aujourd'hui ou demain, ça ne change pas grand-chose finalement. Néanmoins, j'espère avoir l'occasion de travailler avec la future capitaine Priest, et cette fois, sans un spectromètre pour foutre le bordel entre nous.
"J'espère aussi. Si vous arrêtez de dire des cracks, ça devrait bien se passer."
-Promis, j'ai compris la leçon, et vu que je ne vais plus chipoter à vos machines, je ne devrais plus avoir de raisons d'inventer des histoires...même si j'avoue avoir beaucoup d'imagination par moment.
Mes paroles pro-féministes rencontrent une façade de suspicion. Je suppose que c'était prévisible, après tout, elle doit plus souvent avoir droit au dédain qu'aux félicitations...et puis, MES félicitations doivent avoir l'importance de sa première purée, autant dire, le bas de l'échelle. Mais soit, parfois, un compliment suffit à illuminer une journée, alors qui sait, peut-être que cela suffira à embellir un peu la sienne. Une femme qui réussit à se hisser dans les forces de l'ordre, c'est rare, pour bien des raisons, alors, quand une réussit à le faire, ça mérite d'être remarqué positivement. Néanmoins, je ne m'engage pas plus sur ce terrain, conscient qu'il pouvait s'agir d'un terrain sensible...et vu que je marchais déjà sur des oeufs avec Delilah, je n'avais pas spécialement envie d'en remettre une dose.
"Et Perth ... Nous prête vos services ? Ou bien vous êtes là pour une quelconque punition ?"
La question qu'il risquait d'entendre souvent. C'est vrai qu'un transfert Perth-Brisbane, c'était plus de 4000 km, un peu loin pour un déplacement "normal".
-Je vous rassure tout de suite, en dehors de mes blagues de mauvais goût, je ne suis pas un agent à problèmes. Ma venue à Brisbane, ce n'est pas pour une punition, juste une question de sécurité suite à ma dernière enquête...une mission d'infiltration qui a duré trois ans. Alors, je n'ai pas besoin de vous faire un dessin, quand le dernier acte se termine et que les acteurs se révèlent, on se fait pas mal d'ennemis au passage. D'où mon retour ici, parce que oui, à la base, je suis originaire de Toowoomba. J'sais pas si vous connaissez...c'est pas loin d'ici, un coin un peu paumé...rien de très intéressant à voir au passage...
Doucement, je m'appuie sur le montant de la porte du labo, le regard posé sur les verrous dont je pouvais voir une partie des mécanismes sur la porte. C'était quand même dingue cette sécurité pour un labo.
-Et vous lieutenant, ça fait longtemps que vous êtes à la scientifique ? Ca doit pas être facile tous les jours...entre les gens qui espèrent les mêmes résultats que dans les séries télévisées et les sales cons qui trafiquent les spectromètres...
Ben quoi ? Un peu d'autodérision n'a jamais tué personne...jusqu'à présent...
A écouter le lieutenant Priest, ça fait un sacré bout de temps qu'elle se trouve au service scientifique, et certainement, à la tête du service depuis un bon moment aussi, à veiller sur ses rats de laboratoire, accro aux machines hors de prix. Je n'avais jamais eu de grandes affinités avec ces types, qui avaient des orgasmes rien qu'à utiliser un vocabulaire qu'eux seuls comprenaient. Se rendre compte que leur responsable en chef était une personne "normale" n'en était que plus étonnant. Maintenant, comme on dit, les chiens ne font pas les chats...le lieutenant Priest peut quand même paraître étrange, notamment sur son manque d'humour à première vue. L'histoire du spectromètre semble avoir créé un froid entre nous, là où moi, j'y aurai vu une situation cocasse.
"Bien. J'espère que le message est bien passé !"
-Reçu cinq sur cinq.
On ne chipote pas avec le matériel de la scientifique, jamais. S'il y avait une seule règle à encadrer et à placarder aux murs de ce foutu labo, ce serait celle là. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que Délilah insiste pour bien ancrer cette règle dans la tête de ceux qui y vont à l'encontre. La prochaine fois que le spectromètre aura un voyant rouge, il pourra aller au diable s'il espère que j'appuierai dessus. Après tout, c'était de la faute de cette foutue machine, c'est elle qui m'avait poussé à appuyer dessus. J'avais espéré que ma première impression de mon supérieur hiérarchique ait été erronée mais à entendre le lieutenant Priest, ce n'était malheureusement pas le cas ; Rivers était bel et bien un enfoiré de première catégorie. Le seul point rassurant, c'est que je n'étais pas le seul à avoir droit au traitement d'indifférence qu'il m'avait déjà offert ce matin.
"Ca ne m'étonne même pas. J'ai eu plusieurs de mes collaborateurs qui ont eu affaire à lui. Il fait ça avec tout le monde. Y'a des fois où j'ai bien envie de lui jeter une bouteille ou un verre d'eau au visage. Histoire de voir comment il pourait réagir."
Et bien, le mec est une foutue machine si en plus il se comporte de cette façon avec ses collègues responsables d'équipe de la sorte. Rivers semble être le genre de gars qui en a rien à carrer des relations entre collègues ou de ce qu'on peut penser de lui. Le type est là pour une mission, et rien ni personne ne pourra l'en détourner. Il est ce que j'appelle "one minded track", obtu et incapable de faire preuve d'ouverture d'esprit pour ce qui sort de sa trajectoire à lui.
-A première vue, je ne suis même pas certain qu'un seau d'acide concentré suffise à attirer son attention. Ca ne m'étonnerait pas que le genre humain le dégoûte. Il me fait penser à ces gens qui sont plongé dans une routine et dont rien ne peut transpercer la carapace, ça laisse présager de ses capacités de management. Vous n'imaginez pas comme j'ai hâte d'être traité comme un pot de fleurs...
A l'antigang, certes, il ne fallait pas être trop empathique, sous peine de passer sa vie à craindre pour la vie de ses agents ou collègues infiltrés, mais l'inverse n'était pas bon non plus. Et Rivers était de ceux qui voyaient leurs effectifs d'un point de vue statistique, comme des pions qu'on remplace lorsqu'ils sont perdus. Avec eux, pas de "bon anniversaire" ou même de "comment ça va". C'était plutôt du "ah, encore en vie...bon, tu vas bosser là dessus alors". Mon interlocutrice semble partager mon avis à demi-mots, malgré son caractère terre à terre. Délilah Priest ne semble pas du genre à vouloir être pote avec les autres, alors, qu'elle-même reconnaisse le travers de mon supérieur veut dire beaucoup. Néanmoins, son manque d'imagination au boulot me désole. Ce doit être tellement compliqué d'être en permanence pragmatique, cartésien.
-Vous n'en avez peut-être pas besoin à la scientifique, mais croyez-moi, sans imagination, il y a longtemps que j'aurais explosé en cours de route. Vous devriez essayer de temps en temps, ça détend. Et puis...
Sans m'en rendre compte, je deviens pensif, me rappelant de Jorge, ce brave Jorge, immigré mexicain sur le sol australien qui a cru que le cartel ne le retrouverait pas...je peux encore sentir l'odeur du sang, comme un chien affamé.
-Et puis...c'est dingue tout ce qu'on peut obtenir en faisant preuve d'un peu d'imagination...
On m'avait déjà reproché le côté malsain que je pouvais laisser transpirer depuis ma précédente mission. Je ne m'en rendais pas compte mais trois ans au coeur même de la folie des Marquez m'avaient laissé bien plus de marques qu'il aurait été escompté. Heureusement, Delilah arrive à m'arracher au souvenir des images qui se dessinaient devant mes yeux ouverts. Je parle un peu des raisons de mon retour à Brisbane, pas un choix, mais une obligation, parce que le système n'a pas envie de me retrouver avec une balle dans le front. Les funérailles coûtent cher, et la police n'a pas envie de devoir intervenir dans les frais liés à la mort d'un agent en mission. On préfère m'éloigner contre mon gré pour des raisons de sécurité. Je reconnais néanmoins être étonné que le lieutenant Priest connaisse le trou paumé qu'est ma ville natale au nom exotique.
"Donc, si j'comprends ... votre sécurité n'étant plus vraiment assurée, vous voilà dans le coin."
-Exactement, vous avez parfaitement résumé la situation...malheureusement. Je ne sais pas si vous avez entendu parler des arrestations récentes dans le groupe criminel dirigé par la famille Marquez ? Eh bien, c'est dans le cadre de cette affaire.
J'ignorais si la nouvelle s'était répandue jusqu'à Brisbane, mais à Perth, les arrestations avaient fait la une des médias de la côte ouest tant l'influence néfaste du cartel était connue. Bien évidemment, en tant que taupe, je n'avais bénéficié d'aucune gloire ni reconnaissance, simplement la satisfaction du travail accompli et un formulaire de transfert pour Brisbane. Et j'avoue qu'encore aujourd'hui, il m'arrive de penser avec une certaine nostalgie à mes "camarades"du cartel, que j'avais appris à connaître, dont j'avais pu voir le visage au-delà du vernis de la crapule endurcie. Ce qui était effrayant, c'était que finalement, rien ne les différenciaient de nous ou presque. J'esquisse même un sourire en repensant à Elena Marquez...elle me manquait, l'air de rien.
-Il m'arrive, étrangement, de regretter ces jours, à Perth...on ne croirait pas, mais en trois ans, on arrive à voir du bon, même chez les pires d'entre nous...bon, peut-être pas chez le capitaine Rivers, mais lui, c'est un cas à part.
Une petite touche d'humour pour cacher l'amertume qui commençait à laisser un goût de cendres sur mes lèvres et j'embraye avec la question de l'ancienneté du lieutenant Priest à la police.
"Seize ans que je suis dans la police. Et presque autant que je suis à la section scientifique. C'est quelque chose que j'apprécie beaucoup. Et j'me vois pas vraiment ailleurs. J'compte bien continuer comme ça pendant un moment."
Seize longues années dans la police et presque autant à la scientifique, ça en fait de la bouteille. Ca prouve aussi une certaine dévotion et un amour de son travail.
-Eh bien, si vous vous épanouissez dans votre travail, il n'y a pas de raison que vous changiez, en effet. C'est une bonne chose pour les nouvelles recrues, d'avoir une cheffe qui est en place depuis un moment, ça permet d'avoir une personne référence qui connait le job. Quoiqu'il en soit, et même si nous sommes parti de manière un peu bancale, c'est un plaisir de faire votre connaissance, lieutenant Priest. Pour être honnête, vous me semblez exigeante, mais au moins, vous n'êtes pas méprisante comme le capitaine Rivers. Je sais que je peux avoir l'air souvent ironique mais promis, je viendrais plus dans votre labo sans autorisation. Maintenant, peut-être pourriez-vous me faire visiter votre domaine...officiellement...et quand vous aurez le temps bien sûr, je n'ai pas pour prétention de vous imposer ma présence mais puisque le capitaine Rivers m'envoie visiter les lieux, je me dis que ça pourrait être l'occasion pour nous d'entamer une saine collaboration. Qu'en dites-vous ?
Je fais preuve de la plus polie des courtoisies. Après tout, je lui demande de m'accorder un peu de son temps, qui doit être précieux, mais ça, Rivers s'en balance, il ne prendra pas le temps, lui, de montrer les choses, il préfère refourguer la patate chaude à ses collègues, et au pire, ben...je pataugerai au moment de faire appel au labo, ce serait pas la première fois...mais j'avoue que ce serait du gâchis parce que j'avoue, j'ai un bon feeling avec le lieutenant Priest, même si on a pas fait connaissance dans la joie et la bonne humeur, c'est une femme qui a la tête sur les épaules et je suis convaincu qu'il y a beaucoup de choses à apprendre chez elle.