Tous ceux qui ont été admis à ROA ont reçu un courrier apparemment, mais il faut que j’aille sur place pour régler les derniers détails. C’est quoi les derniers détails ? Je suppose que c’est pour nous donner la liste de tout ce qu’on a le droit de prendre (ou non) dans notre sac, pour nous expliquer tout le fonctionnement du jeu, et puis surtout aller signer notre contrat. Mais on va quand même pas rencontrer tous les gens du casting, si ? Ils vont tous nous réunir comme ça, avant que le jeu commence ? Pourquoi pas après tout. J’ai rendez-vous à 18h, et j’y suis dès 17h55. Cinq minutes d’avance ça va c’est raisonnable. On m’indique l’étage 3 quand je me présente à l’accueil, et on me dirige dans une salle d’attente. J’avoue que je stresse un peu. Mais au moins, si on est tous réuni et qu’il faut se socialiser avec les gens, je pourrais toujours me jeter sur Grace. Je suis pas perdu. Quelles étaient les probabilités pour que, parmi tous les habitants de Brisbane, mon ancienne belle-fille fasse partie du casting aussi ? J’espère sincèrement ne pas tomber sur elle en tous cas, je la veux pas en binôme. Elle est beaucoup trop casse couille, et elle est infirme en plus. Non seulement elle va me ralentir, mais en plus elle va faire chier pendant 5 semaines à me prendre la tête sur tout et sur rien, comme au bon vieux temps. Non, non, non, décidément, je veux pas d’elle dans mon binôme. Je crois que je vais soudoyer la prod pour ne pas être avec elle.

Alors que ça fait une bonne dizaine de minutes que j’attends, assis sagement sur ma chaise en train de jouer à Candy Crush, un homme sort de la pièce où je suis censé me rendre quand on m’aura appelé. C’est certainement un candidat lui aussi, et je lève machinalement les yeux vers lui pour voir à qui je pourrais avoir affaire. Sa barbe a poussé, ses cheveux aussi paradoxalement (c’est pas être censé l’inverse quand on vieillit ?), mais j’en suis sûr et certain, c’est ma Jackouille. Ce même Jack avec qui on a fait les 400 coups au lycée, celui avec qui j'ai découvert les plus grosses cuites et les plus gros bad trip. « Jack ? Putain mais qu’est-ce que tu fous là vieux, c’est vraiment toi ? » que je gueule en me levant et en me rapprochant de lui pour mieux le dévisager de près. « Bordel, mais ça fait un bail ! T’es plus imberbe dis-moi ! » que je finis par lui dire en lui tapotant sa joue une fois que je me suis assuré qu'il me reconnaisse, lui aussi.

@Jack Epstein @May Glitters

Y'avaient de ces gens que tu croisais dans ta vie et qui y entraient vite, bien, naturellement. Des gens qui y restaient pour toujours sans que jamais tu te poses la moindre question à savoir d'où ils viennent, de comment ils vont. Ils vont et viennent d'ailleurs, partent et repassent. Ils laissent une trace sans que jamais leur absence ne les efface, et même si au final t'es comme Jack, c'est-à-dire pas foutu de tenir le contact par téléphone (il sait jamais c'est quoi leur indicatif régional, ici), par mail (lol, ouvrir un ordinateur lui donne la nausée, ouvrir gmail serait toute une épreuve), par lettre (le calvaire serait à la pauvre personne devant lire ses pattes de mouche), par pigeon voyageur (qu'il finirait sûrement par nourrir de tant de bouts de pain que le pigeon arriverait plus à voler), le naturel revient vite au galop.

Bref, Greg, c'était ce genre de personnes.
Un type lambda rencontré lors d'un échange étudiant qui est devenu en un claquement de doigt rien d'autre que le meilleur pote que Jack ait pu avoir de sa piteuse adolescence. Celui qui lui choppait des clopes incognito avec son charme de merdeux, celui qui le pointait du doigt quand le principal cherchait un coupable. Celui avec qui il a cassé ses premières guitares d'une rage qu'il ne se connaissait pas, celui avec qui il a bu ses premières bières en rêvant à plus, à tellement plus, à refaire le monde et le leur avec.

Puis la vie les a catapultés d'un côté et de l'autre de la planète. Et le hasard veut qu'aujourd'hui, ils se grattent des retrouvailles aseptisées dans un couloir trop climatisé. « Jack ? Putain mais qu’est-ce que tu fous là vieux, c’est vraiment toi ? » « Nope, erreur sur la personne, l'âge ça te rend aveugle en vrai. » ils sont cons et ils sont plus jeunes, ils sont trop vieux pour se gueuler dessus et certainement trop vieux aussi pour se piquer comme des enfants dans un lieu public où ils doivent faire bonne figure. Il fait quoi ici, d'ailleurs, Greg? Oh Jack, fait 1 + 1 veux-tu.

« Bordel, mais ça fait un bail ! T’es plus imberbe dis-moi ! » « Et tu le deviens tristement toi, les cheveux c'est plus ce que c'était. » ses doigts se perdent dans les mèches ébènes d'un meilleur ami d'une autre vie qui l'est instinctivement encore dans celle-ci. « On est pas censés parler à personne pendant qu'on attend d'être appelés - » et depuis quand il suit les consignes, Epstein? « - mais cligne des yeux une fois une seule si t'as rempli un formulaire secret pour t'inscrire à un truc secret. »

J’avais rencontré Jack au lycée, ça fait vraiment une éternité qu’on s’est pas recroisé. Il était venu pendant 3 mois sur Brisbane, mais 3 mois ça nous a suffit à faire toutes les conneries du monde. En 3 mois, on est devenu le duo iconique, c’était mon partner in crime, celui avec qui je me sentais invicible. Et puis il est reparti chez lui, moi je suis jamais allé au Canada, et lui il est jamais revenu ici. Enfin, je crois. En tous cas, j’ai pas eu de nouvelles. J’ai pas cherché à en donner non plus, mais c’est pas pour autant que je l’avais oublié. Plus d’une fois je me suis dit qu’il fallait que je le recontacte, mais ces résolutions là, ça s’en va comme c’est venu. Je pensais pas le retrouver sur le sol australien, et encore moins ici. Je me retiens pas de me rapprocher de lui pour lui tapoter sa joue poilue, il se retient pas non plus de passer sa main dans mes cheveux brushingués pour l’occasion. « Et tu le deviens tristement toi, les cheveux c'est plus ce que c'était. » « Oh ça va, la ferme. Ils sont magnifiques mes cheveux. R’garde moi ce poivre et sel parfait que j’ai. » J’en suis fier de mes cheveux blancs, on m’a dit que ça me rendait plus craquant encore.

« On est pas censés parler à personne pendant qu'on attend d'être appelés - mais cligne des yeux une fois une seule si t'as rempli un formulaire secret pour t'inscrire à un truc secret. » Comment ça on n’a pas le droit de parler aux gens ? Je savais pas moi. Peut-être que j’ai mal lu le papier qu’on a reçu, certainement en fait. Ce genre de trucs qui fait trois pages et qui est pas du tout agréables à lire, je passe souvent au-dessus. Même si ça me concerne directement. « Quoi ? C’est secret ? Ok, bon… » Je lui fais un clin d’œil au ralenti, exagéré, mobilisant tous mes muscles faciaux, avant de me marrer comme un gamin. « Ca fait combien de temps que t’es là ? T’as pas eu idée de me contacter, non, c’était trop te demander ? P’tit con va. » que je dis en m’éloignant un peu de lui pour taper à plusieurs reprises le haut de son épaule de ma paume. « Toi aussi tu participes à ROA du coup ? »

« Oh ça va, la ferme. Ils sont magnifiques mes cheveux. R’garde moi ce poivre et sel parfait que j’ai. »
« Ça fait plus neige et neige mais si tu l'dis qui suis-je pour juger. »

Touché, si touché que c'en est presque pas drôle. Il ricane comme un vieux con Jack, un vieux con qui retrouve sa jeunesse entre deux vannes et deux autres. Il pourrait avoir vieilli de mille ans qu'il puerait toujours le charme et le charisme Greg, mais il le sait trop bien, autant le ramener à terre, les cheville bien ancrées au sol. C'pour son bien qu'il se dit Epstein, le sourire qui creuses ses fossettes.

« Quoi ? C’est secret ? Ok, bon… »
« Ben j'pense, j'suis pas sûr. Faudrait demander, mais si on demande et que ça l'était on est à chier.  »

Ils sont à chier et ils en ont rien à faire, les deux goguenards en plein couloir qui baisseront certainement pas la voix pendant leurs retrouvailles. C'est le genre d'occurence qui n'arrive que dans les films, mais la climatisation grince et que les néons piquent les yeux et ils sont bel et bien là pour vrai. Ça l'étonne même pas en plus Jack, de croiser Greg ici. C'est le genre d'aventure dans laquelle ils se seraient lancés corps et âme avant. Force est d'admettre que même avec quelques cheveux blancs ils sont toujours les mêmes, finalement.  « Ca fait combien de temps que t’es là ? T’as pas eu idée de me contacter, non, c’était trop te demander ? P’tit con va. » « Je la jouais façon hot and cold, ça a marché ou? » incapable de mettre des mots sur la durée, de dire la vérité, d'affirmer qu'il est là parce que Jude est décédée. Alors il ravale derrière un autre rire et un jeu de sourcils qui dansent maintenant. Au jeu du con, il est bon que quand c'est Greg son adversaire.

« Toi aussi tu participes à ROA du coup ? »
« Ouaip, je fais leur trame sonore. »

De retour au programme principal et à leur raison commune d'être ici. Il a dit toi aussi, et Jack pointant sur le mille hoche de la tête pour confirmer. Autant rectifier, avant de poursuivre. « Ça fait trois ans, presque quatre. » qu'il est ici, qu'il est revenu, qu'il a pas appelé, qu'il a le coeur brisé. « Tu penses qu'à se parler on bousille nos chances d'être dans la même équipe? » et il conclut aussi vite qu'il l'a lancé, le sujet. « Pas que je voudrais hen, calme ton égo. » vaut mieux rire de tout et de rien, vaut mieux rire tout court enfin.

Malgré toutes ces années qui se sont écoulées, Jack reste mon Jack : il répond toujours présent quand il s’agit de me charrier, de se foutre de ma gueule, ou pour vanter mon beau petit cul. Parce que ça a toujours été notre dynamique au fond, je reste le beau mâle qui appâte mesdames, tandis que sa gueule de bobo peace and love fait chavirer leur petit cœur sensible de romantiques. Les retrouvailles sont plaisantes, absolument pas étranges, on reste les deux cons de l’époque, des vieux cons avec leurs cheveux blancs et la bedaine qui ressort. Evidemment que je lui demande depuis combien de temps il est sur Brisbane, parce que ça me vexerait presque qu’il n’ait pas cherché à me recontacter. Moi, j’ai jamais vraiment bougé d’ici, il aurait rapidement retrouvé mes coordonnées, mais il a préféré laisser le hasard faire les choses, il a opté pour laisser le destin nous mettre sur le chemin de l’un et de l’autre dans cette petite salle de casting pour Race of Australia.  « Je la jouais façon hot and cold, ça a marché ou? » Et le voilà qui joue des sourcils, tout fier d’avoir réponse à tout sans vraiment me donner celle que j’attends. Alors je balaie mes interrogations d’un revers de main, souris à sa connerie quand il contourne une nouvelle fois ma question, il finit par répondre plus sérieusement, reprend son air solennel pour satisfaire ma curiosité. « Ça fait trois ans, presque quatre. » Je sais pas si j’aurais préféré qu’il me mente, mais après tout, pourquoi est-ce que je devrais lui en vouloir ? On était que des ados à l’époque, rien ne l’obligeait à me recontacter, même s’il se doutait certainement que j’aurais plus à lui offrir qu’une simple bière tiède. Alors pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Qu’est-il arrivé à Epstein pour qu’il en oublie de téléphoner à son vieil ami, à celui à qui il avait promis qu’il prendrait une balle pour lui s’il le fallait ? Je pince mes lèvres, l’air faussement compréhensif alors que je dois transpirer le mensonge, mais Jack recentre rapidement le sujet : « Tu penses qu'à se parler on bousille nos chances d'être dans la même équipe? Pas que je voudrais hen, calme ton égo. » Les sujets sérieux il aime pas ça, je me doute qu’il sortira rien de son histoire, de la raison de sa présence ici, du silence qui nous a empêché de nous retrouver, alors je rentre dans son jeu, et fourre les mains dans mes poches en me marrant à sa connerie. « Ils mettraient jamais les doyens de l’émission ensemble. » Parce que c’est bien connu, il faut de l’audience, et ce couple de vieux, ça marcherait pas. A moins qu’on joue les gays en pleine crise de la cinquantaine. « Et mieux vaut pas qu’on se retrouve ensemble de toute façon, tu m’as l’air trop rouillé pour courir. » Sur ces paroles, la blonde du secrétariat appelle mon nom à haute voix, et vient finalement se pointer dans l’entrebâillement de la porte pour nous fusiller du regard quand elle voit deux candidats discuter. « On a toujours dit qu’il ne faut pas faire attendre les femmes, mon devoir m’appelle. » que je me contente de lui dire en haussant les épaules, un sourire espiègle tracé sur mes lèvres. « Te fais pas éliminer dès le premier round, le vioc. » Et je lui tourne les talons sans attendre de réponse de sa part, avec la certitude que cette entrevue est loin d’être la dernière qu’on aura.