Ok, j’ai abusé. Je regarde les verres devant moi et je ne sais plus compter. 1, 2, 3, 6, 12. Non, c’’est pas ça. Mais y’a quoi après le 3 bon sang ? Je viens en soulever un pour voir qu’il est vide. Loan est parti je-sais-pas-où et je ne sais même plus pourquoi je bois autant. Il s’est passé quoi ? C’est tout brumeux dans ma tête. C’est comme si j’étais dans Pirates des Caraïbes sur une barque avec des gens moches et qui sentent pas bon. Je voulais rentrer chez moi, revoir mes enfants. A la place, je regarde le serveur qui me tend un verre d’eau. Oui, c’est plus sage effectivement. L’eau, c’est bien. J’aime pas me baigner car pour se baigner faut être en maillot de bain et je suis pas jolie mais l’eau c’est bien. Et j’étais contente de ne pas avoir mon téléphone car j’aurai fini par envoyer des messages bizarres aux gens. A Mira, Irina, tout un tas de -ra. Je soupire à nouveau bruyament avant de porter le verre à mes lèvres et grimacer. Les cocktails ont meilleur goût. J’en prends un autre avant de descendre du tabouret. Et je ne tombe pas, hourra. Je constate qu’il y a moins de gens. Ils sont passé où tous les autres ? On leur a jeté une cape d’invisibilité sur la tête. Je m’approche donc d’un garçon qui est tout seul et qui est perdu. Enfin, il semble perdu le monsieur. « C’est la seconde étoile sur la droite et tout droit jusqu’au matin pour retourner au pays imaginaire. » Sans le regarder, je vins me laisser tomber -oui, carrément- à côté de lui. « Aieuuuh, sur le coup ça m’a semblé être une bonne idée mais ça fait mal aux fesses. J’avais des bleus partout mais pas sur les fesses. Bah voilà qui est fait. » Je porte le verre à mes lèvres pour prendre une gorgée. Mon cerveau me dit aussi de jeter un coup d’œil vers le monsieur. Mais j’ai pas envie. « Je sais pas ce que tu fais ici mais moi je… » malgré moi, je tourne la tête pour croiser un regard familier. Et tomber à la renverse. En arrière. Pas en avant sinon je serai tombée sur lui. Mon verre s’échappe de mes mains et va se briser au loin. Et je suis triste. Il est mort. « Super je suis encore par terre. En vrai dans une autre vie, j’étais une vache car je passe mon temps à manger le sol. Mais c’est bien une vache. C’est joli, non ? » Je demande ça plus pour moi que pour lui. « Tu sais, je t’évite pas. Enfin si mais je veux pas que tu me cries dessus à cause de mon déménagement. Donc je me dis qu’en te parlant pas, j’aurai pas de cris et pis voilà. » Si seulement, j’avais conscience à quel point je me tournai en ridicule. Mais non. Merci l’alcool.

Une seule soirée.
Une seule soirée qui l’avait fait passer par toute une étendue d’émotions et de sentiments, les mêmes contre lesquels il essaie de lutter en participant à cette émotion. L’angoisse. Le malaise. La fuite.
L’amour, surtout.

Il l’avait vue, dans la foule autour de la piscine et comme toujours, son cœur s’était serré. Pas sous l’effet de la surprise, même si c’en fut une, assurément. Mais parce qu’il continuait à la voir à travers elle et qu’il vient justement ici pour enfin apprendre à se détacher d’elle. Pourtant, il devrait le savoir, depuis le temps. Il devrait savoir qu’elle est devenue une part trop importante de lui au fil des années pour parvenir à s’en détacher et que tous ses efforts pour y parvenir ne sont que des illusions dans lesquelles il s’empêtre. Surtout qu’il ne s’agit plus de facilité ; ce n’est plus sa présence physique dont il doit se passer – la seule chose qu’il est parvenue à faire jusqu’ici – mais bien de se libérer de son emprise psychologique. Il n’y a pas de manuel pour cela et Kieran est perdu quant à ce qu’il doit faire, incapable de demander conseil auprès de qui que ce soit : il aurait fallu révéler la vérité en premier lieu et c’est forcément plus compliqué lorsque le principal intéressé n’est lui-même pas capable d’ouvrir les yeux. Pourtant, ils sont bien ouverts, ses grands yeux bleus, à chaque fois qu’il les pose sur Eve. On lui reproche trop souvent de fuir le regard des autres ; il n’arrive pourtant pas à se détacher de celui de la jeune femme. Il essaie de le déchiffrer, de l’interpréter, non pas parce qu’il veut y trouver la solution aux tourments de la blonde, mais parce qu’il veut égoïstement y déceler l’indice qui saura l’aider à la dissocier d’elle. Ou à l’associer définitivement à elle. Il ne sait pas vraiment, Kieran, sa conscience fait d’ordinaire office de balance, mais il ne peut compter sur elle durant cette aventure. C’est lui, uniquement lui et il ne supporte pas cela. Son inconscience arrive à son terme, après une semaine à avoir été en pilote automatique pour mieux accepter le bouleversement d’un tel jeu dans son quotidien d’ordinaire bien rangé. Il commence à s’habituer à son nouveau mode de vie pour les prochaines semaines (il l’espère) et il parvient de moins en moins à lutter contre cette petite voix dans sa tête qui veut reprendre sa place.

Kieran s’est arrêté sur le chemin du retour après avoir été observé les étoiles pendant deux longues heures. Il aurait pu y rester plus longtemps, mais il n’y avait plus aucun participant à l’émission et le raccourci qui s’est fait dans sa tête l’a obligé à rejoindre les autres pour ne pas être puni d’être le dernier encore dehors. Pourtant, il aurait pu y passer la nuit. Il n’a jamais été compliqué dans ses goûts, Kieran, il s’émerveille encore devant peu de choses, dont des étoiles. La tranquillité de la nuit, aussi. Il est bavard, il a besoin d’être entouré, mais ce soir il a surtout le besoin d’être laissé seul avec ses pensées. Peut-être pour que je revienne ? Et il ne se sent pas prêt à rejoindre l’hôtel tout de suite, raison pour laquelle il s’arrête en chemin. Pour la première fois de sa vie, le silence ne le dérange pas. Pour la première fois de sa vie, il aurait souhaité de tout son cœur que celui-ci se poursuive encore de nombreuses heures. Pour la première fois, il aurait préféré ne pas entendre la voix d’Eve, d’ordinaire une véritable mélodie à ses oreilles. « Toi, tu ne m’as pas reconnu. » Qu’il finit la phrase de la jeune femme, d’une petite voix, avant que ses yeux s’écarquillent lorsqu’elle tombe à la renverse et qu’il se lève aussitôt pour essayer de lui tendre la main. Il est trop tard, mais celle-ci reste tendue pour aider la jeune femme. Si elle le souhaite. Puisqu’elle ne voulait pas te voir, je te rappelle, pourquoi voudrait-elle de ton aide ? « Si tu le dis. » Il murmure lorsqu’elle parle de vache, avant d’entrouvrir légèrement la bouche de surprise suite aux propos de la jeune femme. « Tu penses que j’en suis capable ? » Il l’interroge, le visage neutre pour ne pas cacher la peine que lui provoque cette hypothèse. « Tu penses vraiment que je pourrais te crier dessus, Eve ? » Tu penses vraiment que je suis comme mes parents, Eve ? « Pourquoi je devrais te crier dessus ? » Il demande, un peu sceptique. Elle mentionne son déménagement, mais ce n’est pas une raison pour lui. Il pense aussi à ce mot qu’elle a prononcé plus tôt dans la soirée. Mais ce n’est toujours pas une raison suffisante. Parce qu’il y a jamais de raison suffisante pour justifier d’un tel comportement, du moins lorsqu’il y est concerné dans le rôle de la voix qui porte. Dans celui qui reçoit les plaintes, il a toujours considéré qu’il y avait des raisons valables.

@Eve Zimmer  

C’est à ce moment-là que j’aurai dû aller me coucher. En vrai, j’aurai rentrer dans la chambre que je partageai avec Ezra et chercher le sommeil. Parce que si j’avais été saine d’esprit, j’aurai compris que j’étais saoule comme un cochon. D’ailleurs pourquoi un cochon ? On ne sait pas. Je n’ai jamais vu des cochons en train de boire. Ça n’a aucun foutu rapport. Non mais c’est vrai. Aucun. Je viens donc me laisser tomber. Oui, oui, laisser tomber. Bam, comme une baleine qui se laisse retomber dans l’eau. les éclaboussures en moins. « Toi, tu ne m’as pas reconnu. » Mais hein ? C’est qui ? « t’es qui ? Jésus ? » Non mais en vrai, pourquoi est-ce que je sors ça ? On ne sait pas. Parce qu’en vrai, Jésus est mort. Ou alors il s’est ressuscité à nouveau. Le mec il nous dit de boire du vin. Je crois en lui tous les jours si c’est ça. Non mais parce que le vin, c’est chouette. Enfin être en état d’ébriété -oui, j’arrive à penser à ce mot alors que mon cerveau baigne dans l’alcool- c’est sympa le soir-même. Mais demain j’allais avoir mal aux cheveux. Quoiqu’ils sont assez courts donc la douleur ne devrait pas être si grande que ça. Ou si. Je n’en ai aucune idée. Je me contente de parler, parler, parler. Mais qu’on me fasse taire. D’ailleurs on me fait taire quand je tombe à la renverse en croisant Kieran. Et le tu ressembles à mon ex me revient bien en mémoire. Ah, cette maudite phrase à la con qui aura eu le mérite de me faire déprimer sur moi-même et de me faire réfléchir au fait de changer de pays. « Tu penses que j’en suis capable ? » Attends, wait for it boy, tu parles de quoi ? Non mais parce que t’as bien conscience que j’ai autant de lucidité que Kim Kardashian quand elle a décidé de se reproduire ? « Tu penses vraiment que je pourrais te crier dessus, Eve ? » Ah oui, me crier dessus. Mais pourquoi tu me poses cette question. Mon cerveau est atrophié. Je veux juste retrouver mon arbre et mes gosses, rester chez moi, retaper ma ferme, adopter un kangourou que j’appellerai Jack et qui sait, peut-être restaurer une mosaïque. Une vie simple merde. « t’as un regard de chiot. Non mais c’est vrai. Tu ressembles à mon bébé chien. » J’ai bien conscience que dire ça à un mec, ça fait pas plaisir. Mais well, il m’a comparé à son ex. Je viens donc saisir sa main. Elle est toujours aussi grande. Et sur le coup, mon cerveau ne pense plus à sa main. Jésus, aide-moi à revoir les choses claires please. « Pourquoi je devrais te crier dessus ? » Mais c’est qu’il insiste le bougre. Ok nous sommes partis pour la rétrospective de ma vie depuis la dernière fois où nous nous sommes vus. Allez, la séance va commencer. Bouffer le popcorn ou des bigorneaux, voici ma vie nulle. « Alors voyons, trop de raisons. T’as demandé un cours accéléré sur la vie du cochon d’inde. Attention mon gars, mets ta ceinture. Ouvre tes oreilles, cesse de me faire ce regard triste parce que hello, je vais avoir envie de te faire un câlin mais je ne devrais pas. » Non c’est clair que non. Il faut couper le cordon les gars. « Donc déjà le mec de qui j’aurai pu potentiellement tomber amoureuse m’a comparée à son ex après trente secondes de rendes-vous. Ce qui a eu le don de me plonger dans une profonde déprime car bon qu’on se le dise, boy, aucune femme n’a envie qu’on lui dise ça au premier rendez-vous. Donc la tête dans les nuages, je n’ai pas subi une agression. » Et je lui montre mon doigt. « Mais deux agressions. La première par un taré au refuge qui m’a poussée et BIM la cheville dans une attelle, yes. Enfin ça m’a permis de rencontrer mon arbre qui m’a dit que la vie à la campagne c’est pas mal. Donc, yes je vais mettre de la distance entre toi et moi parce que je ressemble pas à ton ex. Je suis unique en mon genre. Un vrai cochon d’inde humain. Et bon voilà. » Je me dandine sur place avant de venir me racler la gorge. « Ensuite, seconde agression bah GHB dans mon verre. Sauvée par Superman qui lui a cassé les dents de devant et qui m’a plus ou moins convaincue d’apprendre à botter des derrières. » Et je dois tellement avoir l’air théâtrale. Je sais raconter des histoires. « Ensuite mon fils est tombé malade. On ne sait pas ce qu’il a, ce qui fait que je suis ici. Devant toi alors que je me suis dite que je n’allais plus te recroiser par un, tu m’as brisé le cœur et deux, je me demande sans cesse si c’est moi que tu vois ou si c’est elle. Yes. On adore. Donc je me suis inscrite sur les conseils de ma belle-mère. Je suis tombée avec un mec charmant. Merci, les hommes ne sont pas tous des enfoirés. Je me suis faite happer par une voiture. » Je soulève mes cheveux, dévoilant ma blessure. « Ouais je sais c’est moche. J’ai fini dans un fossé les quatre fers en l’air comme une tortue. Eeeet, je me retrouve encore en face de toi. Alors je sais pas si t’as entendu un traitre mot de ce que j’ai dit ou si tu me comparais encore avec l’autre femme mais bref je vais sans doute crever avant la fin parce qu’un cochon d’inde ça se fait toujours écraser. Et well, je serai capable de me jeter sous une voiture pour te laisser gagner. » Me voilà essoufflée face à lui. J’ai omis Zeke, tiens. Mais bon, on verra ça pour plus tard. Si je ne suis fuis pas en courant.
Elle est où la sortie putain ?

Ce n’est pas le fait qu’elle l’évite – même si elle prétend le contraire – qui l’attriste.
Ce n’est pas le fait qu’elle fut si déçue de le voir ici qu’elle en a fait un malaise qui le contrarie.
Ce n’est pas le fait qu’elle l’ait visiblement maintenu éloigné de sa vie qui l’affecte.
C’est ce qu’elle vient de lui dire qui lui cause la plus grande peine.

Deux fois.
Elle l’a associé à la colère, deux fois. Comme si ce sentiment lui est si caractéristique qu’elle doit se préserver d’un excès de rage en anticipant sa réaction, parce qu’elle a peur. De lui.

Ce n’est pas grand-chose, pourtant. Il ne devrait pas réagir ainsi en vue de l’état de la jeune femme qui est très loin d’être normale. Elle est visiblement alcoolisée plus que de raison ; ses propos sont incohérents, sa démarche titubante, son débit ralenti et ses mots mal employés. Pour ces raisons, il ne devrait pas accorder de crédit aux propos de la jeune femme. Il devrait lui tendre son bras, la raccompagner dans sa chambre, s’assurer qu’elle bénéficie du repos dont elle a besoin. Il devrait faire toutes ces choses et probablement qu’il l’aurait fait dans d’autres circonstances.

Mais elle vient de le dire. Il pourrait crier et ça lui fait peur.

À quel moment a-t-il renvoyé une telle image à la jeune femme pour qu’elle en arrive à de telles conclusions concernant une conversation qu’ils n’ont même pas eue ? Quelles sont les indices qui l’ont laissé penser cette dramatique hypothèse le concernant ? Quels sont les gestes qu’il a émis pour qu’elle interprète les choses de cette façon ? Il perd pied, panique légèrement, se veut silencieux. Elle ne répond pas. Parce qu’elle est alcoolisée, probablement. Ou parce qu’elle s’imagine tous les scénarios qui peuvent suivre sa réponse. Comme tu le faisais plus jeune, Kieran, pas vrai ? Il ne veut pas la laisser revenir, cette petite voix. Il ne veut pas lui donner du poids qui lui permettrait de réfléchir à certaines actions passées, les siennes et celles des autres. Pourtant, c’est ce qu’il se passe alors que cette fois, ce n’est pas son ex qu’il voit à travers Eve ; c’est lui. Lui quand il n’osait pas parler devant ses parents biologiques, par peur des conséquences. Parce qu’ils criaient et qu’il avait peur d’eux. Alors il se taisait. Comme il se tait maintenant, dans l’attente de la réponse d’Eve.

Et elle sonne le glas de toute sa volonté. Elle aura tenu une semaine.
« T’as un regard de chiot. Non mais c’est vrai. Tu ressembles à mon bébé chien. »
Et tu ne l’as pas volée, Kieran.

Je t’ai manqué ?

Ma présence l’empêchait de réfléchir ; il m’avait mis de côté pour ne pas que je le perturbe comme je le fais au quotidien. Il n’aime pas quand je suis dans sa tête, Kieran, parce que je l’oblige à voir les choses, à ouvrir les yeux.
Comme à cet instant, lorsque j’essaie de le raisonner : c’est une pique blessante, mais elle n’est pas gratuite. Il ne peut pas en être blessé.
Parce qu’être comparé à un chiot, c’est mieux que de l’être à un ex, pas vrai ?
Il le sait au fond, mais cela ne l’empêche pas d’avoir l’impression d’être victime d’un uppercut. Il l’aide à se relever, plonge sa main dans sa poche aussitôt l’acte accompli, soutient son regard, alors que celui-ci traduit de son incompréhension.

Il ne comprend rien, Kieran. Elle est saoule et elle est saoulée, qu’il ne cesse de se répéter. Dans d’autres circonstances, il pourrait rire de ses comparaisons, de son état, de son discours qui l’aurait amusé. Pas quand celui-ci pointe, seconde après seconde, tout ce à quoi il ne supporte plus d’être confronté.

Lui-même, pour commencer.
Les blessures vécues par un être cher, en second.
Et finalement, l’abandon d’un même être cher.

Il essaie de suivre son discours qui n’est guère des plus lucides. C’est difficile, même pour lui qui parle sans-cesse. C’est décousu. C’est blessant, surtout. Mais tu le mérites, Kieran, souviens-toi.
Elle aurait pu. Elle aurait pu tomber amoureuse de lui. Et je sens que cela l’achève, je sens qu’il lutte contre l’effondrement. « Eve, je suis dés-. » Mais elle ne lui laisse pas le temps qu’elle enchaîne. De toute manière, elle le sait déjà, même si ça ne suffit pas, même si ça ne suffira jamais à rattraper la maladresse de ses mots. J’ai essayé, il ne m’a pas laissé. Il aurait dû se taire, ce jour-là. Il aurait dû rester dans sa mémoire comme le type bizarre qu’elle aurait oublié et non comme l’ami qui a voulu rester en se justifiant. Il a essayé ; ça n’a pas fonctionné. Ça n’aurait jamais pu fonctionner avec une telle justification. Il se mord la lèvre alors qu’il essaie d’emmagasiner toutes les informations. Ses agressions, son fils, le cœur qu’il lui a brisé, le fait qu’il est un enfoiré et sa méprise, encore et toujours.

Ça lui fait mal à Eve, et c’est bien normal. Je le comprends, et je pense que moi-même je n’aurais pas apprécié une telle comparaison. Mais c’est de Kieran dont je dois m’occuper, c’est lui qui me préoccupera toujours plus que les autres et je suis inquiet pour lui. Il essaie de garder bonne figure, d’afficher un visage neutre, mais je sens qu’au fond il a l’impression d’être lacéré de part et d’autre. Elle ne lui a pas permis de se préparer à autant de révélation, à autant d’accusations et de culpabilité, alors que d’ordinaire il essaie d’anticiper pour ne pas se retrouver dans une telle situation.

Ce n’est pas seulement une question de malaise qu’il ressent, il est véritablement bouleversé par tout ce qu’il vient d’entendre. Son corps tremble comme une feuille même s’il s’efforce d’essayer de se concentrer pour stabiliser tout son être. Le physique, avec ses mains qui jouent nerveusement entre elles et sa respiration qui s’accélère, menaçant de le faire basculer dans une crise de panique à chaque instant. Son estomac qui est étrangement dans sa gorge et ces poids sur ses épaules qui le tassent. Mais c’est de la tristesse, je le sais, même si Kieran refuse de l’admettre. Et puis, il y a tout le psychique. Surtout. Il est en vrac, Kieran, aussi désorganisé que les propos d’Eve, ses pensées aussi rapides que son débit. « Je t’ai entendue, Eve, j’ai tout entendu. » Il annonce dans un premier temps. Si ça ne tenait qu’à lui, il n’aurait jamais repris la parole, mais je suis retour pour lui donner l’impulsion nécessaire. Je ne sais pas réellement si cela fonctionne, mais il en a besoin. C’est toujours mieux que ce qu’il pourrait offrir, de son côté. « Je suis désolé, Eve. Je suis tellement désolé pour tout. » Il s’excuse, comme toujours. Mais aujourd’hui, je ne lui en veux pas, parce qu’il est nécessaire qu’il le fasse. « Pour ton fils, pour ce qu’il t’est arrivé, pour tout le reste. » Pour lui, surtout. Je sais que tu n’es pas un méchant garçon, Kieran, malgré tout ce qu’il se passe autour de toi qui pourrait donner l’impression contraire. Je sais que tu es plus perdu qu’autre chose, mais c’est un fait : tu es le méchant de cette histoire, aujourd’hui. Et malgré toute mon affection pour toi, malgré mon envie de te protéger, je ne peux pas prétendre que la vérité n’est pas celle-ci. « Ne te jette pas sous une voiture, s’il te plait. » Il dit par la suite, et je voudrais l’empêcher d’ajouter ce qui lui brûle les lèvres : mais ça ne fonctionne pas et il m’échappe. « Je tiens à toi. » Qu’il précise et je m’agace silencieusement de sa faiblesse. « Et c’est pour ça que je vais te raccompagner dans ta chambre. » Pardon ? « Enfin, pour que tu puisses te reposer, tu n’as pas l’air bien et je ne sais pas si tu pourras rentrer toute seule. » Il se mord la lèvre et j’essaie de lui faire réaliser qu’il n’a pas à revenir sur le sujet si cela lui permet de se préserver, qu’il peut jouer au sourd si cela l’arrange. Mais il n’est pas ainsi, Kieran, et il a besoin de se justifier. « J’ignore si tu te souviendras de cette conversation demain, mais je le redirai autant de fois qu’il le faudra, je suis désolé. Désolé pour cette phrase stupide. » Qui n’était pourtant qu’un constat, dans le fond. « Et désolé pour le mal que je t’ai causé, que je te cause encore. Ça n’a jamais été mon intention. » Non, il aurait voulu tout l’inverse pour elle, il aurait encore pu, il y a une heure, lui décrocher les étoiles qu’il vient d’observer.

@Eve Zimmer

C’est déjà pénible de devoir faire face à un flot d’émotions incontrôlées mais en plus, en face de Kieran et bourrée. No es possible. Je n’y arriverai jamais. Je me contente de le reconnaître avec du mal avant de… bah d’exploser en fait. Comme lorsque je m’étais tenue en dessous de l’arbre avec Zeke pour lui prouver que nous pouvions construire quelque chose. Là, j’étais debout face à Kieran, lâchant sa main et je lui faisais un topo complet de ma vie. Je ne pensais pas à mal, vraiment. Je ne suis même jamais saoule mais face à lui, je n’ai plus aucune retenue. Parce que même si Zeke était maintenant mon présent et mon arbre, Kieran aurait pu le devenir. Mais il a préféré me faire LA comparaison que toutes les femmes détestent. Se faire comparer avec un amour passé, well, no. « Je t’ai entendue, Eve, j’ai tout entendu. » Oh par pitié, non. Pourquoi est-il aussi dramatique ? On dirait que je viens de tuer un bébé phoque devant lui. Mais je n’ai rien dit d’autres que ce qu’il m’était arrivé. Ah et le fait qu’il m’avait brisé le cœur. Mais bon en somme, sans doute le cherchait-il ? Je n’en avais aucune idée. je me suis évertuée à me tenir loin de lui. A tout faire pour ne plus l’avoir dans ma vie car cette relation ne pourrait que déboucher sur quelque chose de toxique. « Je suis désolé, Eve. Je suis tellement désolé pour tout. » Pour quoi ? Ça veut dire quoi pour tout ? Non mais qu’on m’explique s’il vous plait. Parce que mon cerveau fait un arrêt sur image. Mais comme lorsqu’il m’a laissé la parole, je le laisse parler en jouant avec une de mes mèches de cheveux. « Pour ton fils, pour ce qu’il t’est arrivé, pour tout le reste. » Bien sûr, il faut parler de Jacob. Je baisse la tête, consciente que les larmes vont affluer. Bande de connasses. Elles sont là et je me retrouve à regarder le sol comme si je pouvais y entrer. Mais je me contente de hausser les épaules. N’est-ce pas ce que l’on fait dans ces cas-là ? On hausse les épaules ? « Ne te jette pas sous une voiture, s’il te plait. » Je vins relever la tête sans comprendre. Je ne voyais pas où il voulait en venir. « Je tiens à toi. » Et elle est là, l’horrible vérité. Alors que je lui clâmai mon affection, trois mois auparavant. Je me contente de blanchir. « T’as deux semaines de retard. » Ma voix n’avait plus rien de doux ou même de conciliant. Ma tristesse, mon désarroi se mura en colère. La boule qui menaçait d’éclater. « T’as pas le droit de me balancer ça au visage maintenant. Pas maintenant que j’ai quelqu’un qui m’attend à mon retour. » Et il me prend pas pour son ex lui. « Tu ne tiens pas à moi, arguai-je plus résolue que jamais, tu tiens à ton ex. Ce n’est pas moi que tu vois mais elle. Et ça n’aurait jamais fonctionné entre nous à cause de ça. » je me retins de pointer un doigt vengeur vers lui mais à la place, je serrai les poings. La colère est ma plus grande alliée depuis toujours. J’ai toujours fait en sorte d’être gentille, douce, conciliante et patiente mais en vrai, j’ai failli finir au fond du trou ou même entre quatre planches.  « Et c’est pour ça que je vais te raccompagner dans ta chambre. » Pardon ? Je le fixe, éberluée avant de froncer les sourcils. Fais gaffe mec, détale tant qu’il est temps parce que tu vas te bouffer une Evelyn en colère. Et personne ne veut voir ça. « Enfin, pour que tu puisses te reposer, tu n’as pas l’air bien et je ne sais pas si tu pourras rentrer toute seule. » Je reste sans voix avant de me reculer. « Non. Je reste là. » Caprice d’enfant bourré sans aucun doute. Mais je me contente de venir croiser les mains sur ma poitrine. Une question vint cependant brûler mes lèvres. « Tu attendais quoi de moi ? Que je m’aplatisse ? Putain mais c’était déjà compliqué. Tu crois quoi ? » Et c’est ainsi que je vais sans doute exposer ma colère à la seule personne qui ne m’a jamais rien fait. En larmes en plus. On repassera pour la bonne soirée finalement. « Mon premier copain m’a demandée d’avorter. Avorter. Il m’a abandonnée alors que j’avais dix-neuf ans. Et mon mari a préféré repartir en mission alors que j’étais enceinte de quatre mois. J’ai accouché deux mois en avance. Mon fils est malade. Et tu vois, je vis et respire pour mes enfants. C’est pas tant que tu m’ais comparé à elle qui m’a fait du mal. C’est ce que j’ai ressenti après. Tu savais très bien que j’avais peur qu’on me voie pour ensuite décider que j’étais mieux invisible et c’est ce que tu as fait. » Les larmes ruisselaient sur mes joues sans que je ne veuille les arrêter. C’était ce qu’il avait fait dans le fond. « J’ignore si tu te souviendras de cette conversation demain, mais je le redirai autant de fois qu’il le faudra, je suis désolé. Désolé pour cette phrase stupide. » Je vins me racler la gorge. Je savais que je me souviendrai de tout. Car je n’oubliais jamais rien. et des fois, je préférerai. « Et désolé pour le mal que je t’ai causé, que je te cause encore. Ça n’a jamais été mon intention. » Je le sais bien, Kieran. « T’es pas un mauvais gars. T’es juste paumé. » Je vins fouiller dans ma chaussette pour en sortir mon paquet de cigarettes et en allumer une. « Je t’ai fait souffrir aussi. Rien que par ma présence. Moi qui ai toujours cru qu’il n’y avait qu’un seul boulet comme moi dans tout l’univers. Il faut qu’on soit deux. » Je tire sur ma cigarette avant de passer une main dans mes cheveux. « J’aurai aimé qu’on se rencontre dans d’autres circonstances. J’y ai pensé. Mais tu ne m’aurais jamais aimé. » Fatalité désarçonnante. « Concernant mon fils, j’ai failli t’appeler quand il a fini à l’hôpital et j’ai renoncé. Mais je suis fatiguée. » Je n’osai lever le regard vers lui. Je me contentai de fixer un point. « Fatiguée de culpabiliser d’exister en ta présence. Fatiguée de culpabiliser tout court. Et je me sens mieux depuis… peu de temps. J’ai envie d’aller mieux et de reconstruire ma vie. » Je vins jeter les cendres de ma cigarette dans les airs. Peut-être que nous arriverions à devenir amis ? Je n’en avais aucune idée mais nous étions si mal partis. Sans doute faudra-t-il en rediscuter quand je serai lucide. Pour le moment, j’avais la tête qui tournait. Qui tournait trop vite. Et je devais concentrer mes derniers efforts pour rester éveillée. Dans cette triste réalité.

Je sais que tu as essayé, Kieran. Je sais que tu as voulu te montrer fort, que tu as essayé de lutter contre ma présence, que tu as repoussé celle-ci de toutes tes forces.
Mais je suis plus fort que toi alors que toi, tu ne l’as jamais réellement été, pas vrai ?
Je sais que l’affirmation te fait mal ; je sais que tu entends encore la voix d’Autumn dans ta tête, de son père et même de son frère que tu considérais comme un ami. Tu n’es pas assez fort.
Et je sais qu’il voudrait s’en offusquer, leur prouver qu’ils ont tort de l’avoir sous-estimé, mais dans le fond, il n’a jamais remis en question leur opinion tant elle lui paraît évidente. Ils l’ont remarqué, son père avant lui l’avait déjà remarqué, alors pourquoi pas lui ?
Pourtant, tu ne devrais pas les écouter, Kieran.
Je sais que je radote, que je dois probablement le fatiguer alors qu’il l’entend si souvent émanant de moi et qu’il remet toujours en question mes paroles qu’il suppose forcées. Mais c’est la vérité. Les autres ne se basent que sur ce qu’il veut laisser transparaître, sur ce rôle qu’il s’est créé au fil des ans, dont il use et abuse, qui fait office de bouclier pour ne pas se laisser atteindre. Il s’est caché derrière une faiblesse maîtrisée pour ne pas reconnaître les raisons derrière sa force – et toute son histoire qui a construite celle-ci et sur laquelle il n’a jamais eu de contrôle. Ce serait assumer celle-ci, ce serait faire une introspection pour laquelle il n’est pas prêt et pour cette raison Kieran préfère nier cette qualité. Croyez-moi, je suis le premier à en être outré, mais je suis aussi le premier à avoir conscience qu’il n’est pas prêt.

Mais la vérité, Kieran, c’est que tu n’es pas prêt pour grand-chose.
Encore moins pour cette confrontation avec Eve.

Il l’a redoutée, parce qu’au fond, elle est évidente. Elle planait sur leurs épaules et sur leur relation depuis qu’il a tenté de se justifier de la pire des manières, depuis qu’il a voulu s’ouvrir pour ne pas la perdre. Une phrase, quelques mots, qui ont pourtant anéanti tout ce qu’ils avaient pu construire auparavant. Il n’aura jamais assez d’une vie pour s’excuser et pour tenter de se faire pardonner, mais il en a conscience.
Mais moi, je ne crois pas qu’il devrait le faire. Je crois que s’il y a une situation où Kieran n’a pas à s’excuser ni à culpabiliser pour le restant de ses jours, c’est celle-ci. Oh, bien-sûr, je n’approuve pas sa manière de faire. Mais j’ai des éléments dont Eve n’a pas connaissance et que Kieran refusera toujours de lui partager. Je sais qu’il ne pense pas à mal et je sais à quel point il souffre de la situation. Alors, à mes yeux, il a le droit de ne pas réussir à se faire pardonner, il a le droit, pour une fois, de penser à lui et de ne pas prendre tous les torts.
Mais tu ne partages pas mon avis, Kieran, pas vrai ? Ce serait bien trop simple si tu étais en mesure de m’écouter et nous n’en serions pas là aujourd’hui.
Devant Eve, à avoir cette conversation qui prend des airs de confrontation.
À l’entendre, cette confirmation.
À l’avoir, ton cœur brisé.

« T’as pas le droit de me balancer ça au visage maintenant. Pas maintenant que j’ai quelqu’un qui m’attend à mon retour. »
Et je ne suis peut-être pas doté du même cœur que toi, Kieran, mais je me sens impuissant lorsque celui-ci se brise. J’ai mal pour toi, terriblement mal et si je ne peux t’aider à en recoller les morceaux, je peux t’aider à ne pas ajouter de la honte aux multiples sentiments qui te traversent à cet instant. Car je la ressens sur nous, cette ombre, cet effondrement qui te menace. Mais je l’ai dit ; tu n’es pas prêt. Tout comme tu n’étais pas prêt à entendre ces quelques mots.
Quelqu’un l’attend à son retour.
Est-ce que tu peux en dire autant, toi ? Non et ce ne sera jamais le cas.
Mais, ne jugez pas en prétendant qu’il est facile de laisser entrer les gens dans sa vie et qu’il aurait dû faire une place à Eve bien plus tôt.
Vous ne savez probablement pas ce que c’est, d’en faire et d’avoir ensuite à assumer les conséquences d’un tel choix. Kieran le sait et n’a plus envie de s’y confronter. Il a choisi la solution de facilité ; peu importe s’il est amené à regretter celle-ci chaque jour qui passe. « Je... c’est pas... » Vrai. C’est ainsi qu’il souhaite se justifier, mais je l’en empêche.

Parce que c’est la vérité, Kieran. Cesse de te leurrer.
Il la voit à chaque fois qu’il pose les yeux sur Eve. Il sait pourtant que la jeune femme existe à part entière, qu’elle n’est pas elle. Il le sait, à chaque fois qu’il pose ses yeux sur la figurine qu’elle lui a offerte, qu’il entend sa voix dans son casque, qu’il la voit dans son cosplay en fermant les yeux. Elle est si semblable et pourtant si différente. Kieran en a conscience, mais le mal est fait. C’est trop tard.
Elles ne seront jamais plus qu’une, malgré tout ce qu’il prétend.
Alors il encaisse, silencieusement. Il accueille sa voix froide et ses reproches sans sourciller tant ils sont mérités. Il a besoin de les entendre, selon lui, il a besoin d’être mis devant ses erreurs et Dieu sait qu’elles sont nombreuses.

« Tu attendais quoi de moi ? Que je m’aplatisse ? Putain mais c’était déjà compliqué. Tu crois quoi ? » « Quoi ? Non, non, jam-. » Mais elle l’interrompt et s’épanche.
Le brise un peu, aussi.
Un peu comme il l’a brisée, elle.

Alors il se tait, Kieran. Il n’essaie plus de se justifier tandis que les larmes de la blonde coulent le long de ses joues. Et je le sens, que ça le détruit de l’intérieur. Que cela ne fait que confirmer toutes ces choses dont j’ai essayé de le dissuader. Et à cet instant, je la déteste autant qu’il l’aime ; parce qu’elle vient de réduire en poussières tous les efforts dont j’ai été à l’origine. Quelques phrases, un torrent de larmes et ce sont des mois réduits à néant. J’avais enfin réussi à lui implanter l’idée – même s’il n’y croyait pas. Mais la graine était plantée, il ne restait plus qu’à l’arroser pour qu’elle devienne suffisamment imposante dans son esprit, pour qu’il n’ait plus d’excuse pour prétendre ne pas la voir. J’avais l’impression que le plus dur était fait et qu’il cessait de se penser comme un problème.

Mais Eve a parlé.
Et il s’est à nouveau rattaché à cette idée.
Le problème émanera toujours de lui, peu importe ses efforts pour éviter que ce soit le cas.
Eve le met devant toutes ses erreurs, devant toutes ses maladresses et il voudrait tant disparaître. Je les perçois, son agitation interne et son incapacité à émettre un discours cohérent, car aucun mot ne veut sortir d’entre ses lèvres. Mais je veux qu’il s’exprime, je veux qu’il puisse essayer ; je veux qu’il puisse tenter de s’excuser et donner sa version des faits pour ne pas seulement assumer le rôle de l’accusé. Qu’il se fasse défense, aussi. « Tu... » N’a pas le droit. Mais ce serait trop affirmatif, Kieran, pas vrai ? Bon sang, si seulement, pour une fois, tu pouvais assumer tes opinions. Ce serait le moment opportun, mais tu n’oses pas, comme toujours. « Tu n’as jamais été invisible à mes yeux, Eve. » Jamais. Jamais. Jamais. C’est la seule certitude qu’il a et celle que je peux partager. « Je... je ne t’ai pas vue comme tu le voulais, ni comme tu l’aurais mérité. Mais tu n’as jamais été invisible. » Il s’ose, le regard qui se perd sur le sol pour ne pas soutenir celui d’Eve, pour ne pas se heurter à ses larmes qu’il a provoquées. « Tu t’es rendue invisible, quand tu as décidé que nos contacts ne dépasseraient plus la limite du virtuel. » Et il s’en veut aussitôt, d’oser formuler une accusation de la sorte – même minime. Et je sais que je ne peux pas le raisonner. Que je ne peux pas le convaincre qu’il a raison sur ce point ; il ne me croira pas. Parce qu’il ne me croit jamais, Kieran, il ne se croit jamais et tous ses ressentis se basent sur ceux des autres. Eve est en colère contre lui ; il est nécessairement l’unique fautif.
Oh, je sais. C’est le cas.
Mais même si j’ai apprécié Eve autant que lui, je vous l’ai dit, il restera toujours mon unique priorité. Je serai toujours là pour lui ; même lorsque je ne partage et n’adhère pas à ses comportements. Je n’approuve pas le transfert qu’il a fait sur Eve, mais je ne peux pas lui en vouloir. Si vous étiez dans sa situation, peut-être que vous comprendriez et peut-être même que vous cesseriez de juger.
Alors oui, j’en veux à Eve. Je lui en veux d’en parler maintenant, alors qu’elle avait des semaines pour le faire. Il a deux semaines de retard ? Elle en a deux mois, de son côté.

« T’es pas un mauvais gars. T’es juste paumé. » Et si je pouvais avoir de la compassion pour elle, c’en est fini.
Paumé. Paumé. Paumé.
5 lettres et un mot pourtant si douloureux à entendre. Celui qu’on lui associe d’aussi loin qu’il s’en souvienne. Celui que son ex criait à tort et à travers. Elle ne veut plus être associée à elle, pourtant elle fait tout pour l’être, en lui reprochant les mêmes choses, en insistant là où ça fait mal. Parce qu’elle le sait, qu’il n’est pas bien dans ses pompes. Elle le sait parce qu’il l’a dit, parce qu’elle a été la seule auprès de laquelle il s’est confié sur sa souffrance de ne jamais avoir eu une identité propre. D’avoir un prénom, un nom, qui ne veulent rien dire. D’avoir un trou béant à la place d’un historique familial. D’être un numéro parmi les multiples dossiers d’enfants dont on ne veut pas. De s’enfermer dans des schémas toxiques parce qu’il ne sait pas ce qu’il veut, ni ce qu’il peut prétendre mériter. De manquer d’ambition car jamais personne ne lui a montré la voie.
Il est paumé, Kieran. Il le sait, mais il ne l’a jamais affirmé. Parce que ça fait mal, trop mal, de réaliser qu’il ne pourra jamais se trouver.
Et dire qu’il pensait y parvenir durant cette émission. Eve a raison ; il est paumé. Et il le restera toujours.

Il est abattu alors qu’il passe une main sur son visage pour essuyer la larme qui se fraie un chemin. Les hommes ne pleurent pas, tu te souviens, Kieran ? Tu dois être fort. Mais il n’arrive pas à soutenir le regard d’Eve et je n’arrive pas à faire grand-chose pour lui. Parce que sa douleur devient aussi la mienne et bon sang, je vous assure que c’en est insupportable. Je n’ai qu’un bref aperçu du fardeau qu’il porte au quotidien, qu’il me cache, qu’il refuse de me rendre accessible. Mais ce soir les barrières cèdent et je ne fais plus qu’un avec lui. Le souci, c’est que je ne suis pas en mesure d’assumer mon rôle et que Kieran ne peut ainsi pas affirmer sa position. « Tu m’apportes plus que tu ne me fais souffrir. » Peut-être que pour une fois, juste une fois, il n’est pas nécessaire que je m’interpose. Peut-être que pour une fois, juste une fois, tu es capable de gérer la situation. Et si ce n’est pas le cas, ce n’est pas grave ; tu auras au moins dit ce que tu as sur le cœur, Kieran et c’est ce que j’attends depuis des mois. Je veux qu’il lâche prise, je veux qu’il le dise, je veux qu’il puisse se sentir suffisamment en confiance pour le faire.
Dommage que ce soit avec la femme qui le repousse autant qu’il s’est accroché à elle.  « J’aurais aimé, aussi. » Il confesse en tentant de relevant la tête, de poser ses yeux sur elle. Un sourire timide, mais bienveillant, s’affiche sur ses lèvres. Jusqu’à ce qu’elle assène le coup de grâce.
« Fatiguée de culpabiliser d’exister en ta présence. Fatiguée de culpabiliser tout court. Et je me sens mieux depuis… peu de temps. J’ai envie d’aller mieux et de reconstruire ma vie. » « Et pour ça, il ne faut plus que j’en fasse partie. »
L’évidence qui fait mal. Qui le déchire, qui le fait hurler.
Mais il n’en fera rien. Il reste calme, ravale ses larmes et sa fierté.

« J’ai jamais voulu te faire culpabiliser. J’ai jamais voulu que tu t’excuses d’exister. » Au contraire. Mais comment lui le faire comprendre après qu’ils en soient là par sa faute ? Comment rattraper ce qui ne peut pas l’être ? « Je... je sais que tu ne me croiras pas. Mais, je te vois Eve. » Elle ne l’a pas cru la première fois, pourquoi est-ce qu’elle le croirait cette fois-ci ? « Ta voix me rassure. Cette figurine, celle que tu m’as offerte... elle me fait sourire chaque fois que je la vois. Et... enfin. Toutes ces choses que je t’ai dites, que tu sais sur moi, jamais je n’aurais pu les dire à quelqu’un d’autre. Je t’ai donné ma confiance et je-, oui, peut-être que tu ne veux pas me croire, mais je ne regrette pas. »
Oh, Kieran. Que tu sois brisé est une chose.
Que tu sois en colère, je peux l’accepter.
Que tu sois perdu, ma foi, c’est une réalité.
Mais ne mens pas. Ne te mens pas à toi-même.
Parce que je sais, qu’il lui en veut. Qu’il a ce mot qui tourne en boucle dans sa tête, une confidence devenue une arme. Paumé.

« Je donnerai tout pour revenir en arrière et ne pas dire ce que j’ai dit ce jour-là. Tu lui ressembles, mais tu es si différente. Ton sourire est plus sincère, tes gestes plus doux, tes yeux plus mélancoliques. Tu es bienveillante, tu es à l’écoute, il y a toutes ces choses qui font que tu es toi et pas... elle. Et je les vois, même si tu me crois pas. »
Mais il est trop tard. Trop tard pour s’expliquer, trop tard pour se justifier. Il aurait voulu être son présent, qu’elle devienne son avenir, mais ils se conjuguent désormais au passé.
« J’espère qu’il te rend heureuse. »
Lui. Celui qui t’attend à ton retour.
Celui qui a réussi là où je n’ai cessé d’échouer.

Je ne savais plus où j’en étais. Ma participation à cette aventure n’était clairement pas une bonne idée. J’étais déjà épuisée avant même le son du départ. Je tenais à peine debout. Je ne savais plus trop où j’en étais. Pendant des mois, j’ai nagé dans le flou. Pendant des mois ? Non pendant des années. pendant des années, je me tenais debout devant la fenêtre de ma vie et je regardai les autres vivre. Je les regardai tomber amoureux, être heureux, faire des enfants en bonne santé. Je les regardai aimer, être aimée. Là où j’ai échoué. Je n’ai pas su me faire aimer. Je n’ai pas su m’entourer des bons garçons. Le premier n’a su que me détruire, m’abandonnant à mon sort enceinte désespérément seule. Une petite femme qui restait à regarder les autres, qui espérait qu’on l’aime. Mais ce jour n’est jamais venu. Expatriée à des milliers de kilomètres. J’ai cru. L’espoir. L’espoir de rencontrer quelqu’un qui pourrait m’aimer, qui pourrait me donner ce que je recherchais. La sérénité, l’apaisement. « Il vous faut quelque chose de sain, m’avait dit mon psy. » Mais pendant des années, je n’ai vécu que dans les tourments de ma douleur. Un premier amour parti, un second arraché, le troisième avorté. Tout effacer pour mieux recommencer. Les gommer de mon existence. Je me suis rendue sur la tombe de Jacob, tombe que je savais vite puisqu’il n’était jamais revenu afin de lui dire adieu. Un au revoir propre en bonne et due forme. Je voulais réécrire les pages de mon histoire. Je suis restée assise de longues heures sur cette herbe humide, avec mon carnet à la main et réfléchir.

Je peux voir malgré la brume instaurée par l’alcool que je lui fais du mal. J’ai toujours su lire dans tes beaux yeux bleus Kieran. Le seul souci étant que je ne peux pas me noyer avec toi. Je n’en ai pas envie. « Je ne sais pas nager, dis-je plus pour moi-même que pour lui, si jamais on se noie, je ne pourrais pas m’en sortir. » J’étais fatiguée. fatiguée de me battre contre tout le monde, de porter mes proches à bout de bras, d’essayer de tout réparer. J’en avais pourtant fait mon métier. Là était ma douce ironie, Kieran. Je ne voulais pas te réparer. J’aurai aimé que toi tu le fasses. Je viens donc agrandir le trou qui s’insurge dans mon esprit en tirant sur ma cigarette. Regardant les cendres s’éparpiller au sol, je tentais de réprimer mes larmes. Viles, traitresse. J’avais le sentiment de lui faire du mal sans même le vouloir. Je ne parvenais pas à retenir mes mots, mes paroles. Je ne contrôlai plus rien. je ne contrôlais plus mon cerveau malade. Ni même les réactions de mon corps amaigri.

« Tu n’as jamais été invisible à mes yeux, Eve. » Bien sûr que si. Je refusai d’écouter sa voix si grave qui me berçait le soir. Je refusai de laisser les mots s’imprimer dans mon esprit brisé. Je refusai de faire confiance à nouveau. Je fis donc un pas en arrière avant de venir essuyer mes larmes d’un revers de main, fuyant son regard. Je ne voulais pas parler de ça, c’était trop douloureux. Mais on m’avait dit de me battre, de faire face. De ne plus laisser les autres me marcher sur le pied. Je devais saisir les armes, m’en servir pour faire entendre ma voix. Je voulais que l’on me voie une bonne fois pour toutes. « Je... je ne t’ai pas vue comme tu le voulais, ni comme tu l’aurais mérité. Mais tu n’as jamais été invisible. » De nouveau, je sens ma main qui s’agite, trahissant mon hyperactivité, mon désarroi. La crise d’angoisse qui menaçait d’imploser. Qui menaçait au-dessus de notre tête comme un gros nuage noir. Le monstre ombrageux qui dormait depuis quelques temps vint relever la tête pour essayer de prendre à nouveau possession de moi. Mes lèvres demeurèrent closes. J’étais fatiguée.

« Tu t’es rendue invisible, quand tu as décidé que nos contacts ne dépasseraient plus la limite du virtuel. » La pique me fit chanceler légèrement alors que toute couleur quitta mon visage. Je me rattrapai tant bien que mal à quelque chose qui trainait là alors que mon cœur s’emballa malgré moi. « j’ai fait ça pour te protéger. Tout ce que j’ai fait, c’était pour te protéger. » De moi. C’était largement sous-entendu. J’étais si fatiguée. Epuisée. Je vins passer une main sur mon visage blanc avant de ne pas pouvoir retenir un sanglot bruyant qui s’échappa de ma gorge. Je vins donc me laisser choir au sol, ramenant mes genoux contre mon corps frêle avant de venir enfouir ma tête pour cacher mes sanglots. Je détestai pleurer en public. Je crois même ne l’avoir pas fait après le décès de mon mari. J’ai tout fait pour résorber la plaie, pour la cautériser toute seule. Ma main tremblante s’attarda sur mon pull que je tirai de toutes mes forces.

« Tu m’apportes plus que tu ne me fais souffrir. » Un nouveau gémissement de douleur sortit d’entre mes lèvres alors que je frappai du pied. « C’est faux et tu le sais bien. Arrête de me mentir deux minutes. Je suis peut-être naïve mais je suis pas complètement débile. » Je vins prendre une profonde inspiration. Il fallait que je calme le monstre. Il fallait que je calme le raz-de-marée qui menaçait de m’emporter. Je ne voulais pas qu’il me balaie devant lui. je ne voulais pas que tout recommence comme lors de ma rencontre avec Mira. Et pour ça, je devais reprendre la maitrise de mes émotions. Bats-toi. « Je suis malade, ok. Je suis agoraphobe. C’est sérieux, je suis une thérapie depuis deux ans et demi pour ça. C’est pour ça que… que… que… » Et le revoilà le disque rayé. L’incapacité à produire des paroles convenables. Je la sentais qui grandissait cette frustration. « Que je ne voulais pas te revoir. J’avais peur. J’étais terrorisée et je le suis encore. C’est pas de ta faute. C’est juste moi. » Je suis cassée et personne ne veut me réparer, pensais-je. Les gens me laissent en débris sur le bord de la route. On m’abandonne à mon sort.

« Et pour ça, il ne faut plus que j’en fasse partie. » J’ose me tourner vers lui. Je peux lire le désarroi sur son visage. Doucement, je vins me redresser avant de venir m’approcher. Timidement. Ma petite main trouva doucement la sienne. Mes doigts enfantins vinrent se nouer aux siens qui faisaient sans doute trois fois la taille des miens. « Je n’ai jamais dit ça. » Ma voix se voulait plus douce alors que je pris une profonde inspiration. « Je… je vais pas t’abandonner. Je ne peux juste pas… je ne peux pas être elle. » Mon regard se redressa alors que j’osai croiser le sien. Nos yeux semblables vinrent s’accrocher un instant alors que je caressai distraitement sa main de la mienne. « J’ai jamais voulu te faire culpabiliser. J’ai jamais voulu que tu t’excuses d’exister. » J’osai rompre la connexion avant de venir regarder mes pieds. « Je n’ai jamais dit que c’était de ta faute. » Je savais que j’étais en partie fautive. Que si nous étions dans cette situation tous les deux, c’était entièrement moi la fautive. Qui n’avait pas voulu approfondir la connexion. « Kieran si on s’était revus, je t’aurai sans doute sauter dessus. Je suis trop impulsive. Et tu n’étais pas prêt. » Je vins me montrer de la tête aux pieds. J’étais un fardeau. Un vrai fardeau. « Je... je sais que tu ne me croiras pas. Mais, je te vois Eve. » Un petit sourire vint naître sur mes lèvres. Mon cœur se gonfla malgré lui alors que mes yeux vinrent briller de nouvelles larmes. Je vins détourner la tête pour cacher mon visage ravagée. Cet œil au beurre noir que je possédai, cette blessure assez imposante à la tête.

« Ta voix me rassure. Cette figurine, celle que tu m’as offerte... elle me fait sourire chaque fois que je la vois. Et... enfin. Toutes ces choses que je t’ai dites, que tu sais sur moi, jamais je n’aurais pu les dire à quelqu’un d’autre. Je t’ai donné ma confiance et je-, oui, peut-être que tu ne veux pas me croire, mais je ne regrette pas. » J’osai m’approcher à nouveau pour venir coller ma tête contre son torse massif. Mes mains fébriles vinrent serrer sa taille malgré moi. Peut-être que dans d’autres circonstances, nous aurions pu être heureux. Le destin s’était joué de nous. Il s’était montré rieur. Je n’osai bouger un cil, le laissant parler. me laissant bercer par sa voix rauque. « Je donnerai tout pour revenir en arrière et ne pas dire ce que j’ai dit ce jour-là. Tu lui ressembles, mais tu es si différente. Ton sourire est plus sincère, tes gestes plus doux, tes yeux plus mélancoliques. Tu es bienveillante, tu es à l’écoute, il y a toutes ces choses qui font que tu es toi et pas... elle. Et je les vois, même si tu me crois pas. » Peine à croire. Peine à accepter les compliments. Je secouai la tête à la négative. Non, Kieran, je ne suis pas tout ce que tu dis. « Je me déteste tellement si tu savais. » De ne pas réussir à tenir le coup, d’être si mauvaise envers nous. Je m’écartai doucement avant de sécher de nouveau mes larmes. Un rire sarcastique sortit de ma gorge. Sans réfléchir, sans vraiment penser à mes conséquences, je vins me mettre sur la pointe des pieds alors que mes lèvres effleurèrent sa joue. L’une de mes mains vacantes caressa distraitement sa joue. « J’espère qu’il te rend heureuse. » Je m’osai à rougir à cette affirmation alors qu’un sourire vint se greffer sur mes lèvres sans que je ne le veuille. « Je… » Très éloquent encore une fois. On applaudit la débile « C’est pas… c’est pas encore mon copain mais j’ai chanté. » Je repensai notamment à cette soirée où j’avais fredonné pour la première fois des paroles de chansons pendant un raid entre Kieran et moi. « Je regrette rien. Si pardon j’ai un regret, j’aurai dû te dire ce que je ressentais dès le début. Je comptais le faire et quand t’es venu me trouver pour me dire que je lui ressemblais. J’ai débattu longtemps avec le monstre qui vit en moi. Parce que oui, y’a un monstre en moi. Il m’envoie des vagues dans la figure. Et j’avais pas envie que tu partes en apprenant à quel point j’étais toc toc. J’avais peur que tu m’acceptes pas. Comme les autres...» Je pouvais la sentir cette eau qui menaçait de couler à nouveau. « Je suis cassée. Complètement cassée et personne a voulu me réparer. Tu m’as laissé toute seule affronter mes démons. Je sais je t’ai pas dit pour mon agoraphobie mais j’avais honte. » Ma voix mourut dans ma gorge alors que mes doigts pianotaient sur ma cuisse. Prémice d’une angoisse profonde. « Je suis désolée d’avoir été méchante. »
Et cela me faisait une peine immense. J’avais le sentiment d’avoir été injuste. Une méchante madame. Je vins tirer sur mes cheveux alors que ma tête rentra dans mes épaules comme une tortue, pour cacher. Cacher celle que j’étais. Et que j’avais tout cassé sur mon passage.
Une fois de plus.

Je crois que tu déteins sur moi, Kieran.

Oh, j’imagine sans difficultés ce que vous pensez face à cette affirmation.
Comment est-ce possible, puisque nous ne faisons qu’un ?
Ce n’est pas le cas. Je vis en lui ; mais je suis ma propre entité et il est la sienne, sans quoi nos opinions ne divergeraient pas autant, sans quoi Kieran n’en serait pas là où il est aujourd’hui : car je me serais interposé bien avant, car il m’aurait écouté. Mais nous prenons des chemins distincts, parfois nous nous retrouvons sur ceux-ci, mais jamais nous ne le poursuivons ensemble. Il fait sa vie ; j’essaie de dicter la sienne et croyez-moi qu’il ne s’agit pas d’un travail facile. Traitez-moi de prétentieux, mais je persiste et signe ; s’il m’écoutait, il ne s’effondrait pas intérieurement comme il le fait à cet instant.

Car si Eve fait face à un jeune homme calme, dont la sympathie habituelle a certes fait place à une neutralité fermée, qui écoute et qui pèse ses mots, je sais ce qu’il ressent réellement, Kieran.
Et ce n’est pas beau à voir.
Parce qu’il y a tout qui est remué en lui et, inévitablement, qui menace de s’effondrer. Je sais. Vous allez me dire que ce n’est pas surprenant, pour que je sois celui qui narre sa vie, c’est qu’il y a forcément un problème là-haut, que Kieran n’a de toute évidence pas toute sa tête. Je ne peux pas vous contredire sur ce point, je peux seulement vous suggérer de ne pas être aussi catégorique dans votre jugement et d’envisager la façon dont vous réagiriez si vous étiez à sa place. Si toute votre vie n’était qu’une succession d’épreuves, d’échecs, d’abandons, d’abus. Est-ce que vous pourriez vous vanter d’être sain ?
C’est bien ce qui me semblait.

De la même manière, ne jugez pas son comportement. Je suis le seul à en avoir le droit ; parce que j’ai des cartes en mains que vous ne possédez pas – que vous ne posséderez jamais. Et encore ; je vous l’ai déjà confié : Kieran n’est pas dans une totale transparence avec moi, même si j’aspire à obtenir sa confiance afin de débloquer les chapitres qu’il me manque.
Et de toute évidence, mon jugement ne peut pas être catégorique ; je suis supposé être là pour lui, comment puis-je prétendre mener ma mission à bien si je pointe tous les défauts de son attitude, tous les reproches que celle-ci implique ? Parce qu’il n’est pas totalement stupide, Kieran, parce qu’il m’entend, me perçoit et que ma volonté n’est pas de le détruire, mais bien de le reconstruire.

C’est certain, je ne trouve pas que sa manière d’agir envers Eve soit saine, c’est même tout l’inverse. Je n’approuve pas le transfert malsain qu’il fait, je n’approuve pas grand-chose de tout cela, à vrai dire. Dès le départ, j’ai essayé de le retenir, de lui faire comprendre qu’il ne pouvait faire d’Eve un dommage collatéral dans le chemin de sa reconstruction. Mais comme bien souvent, il ne m’a pas écouté. C’est assez surprenant pour un type qui passe sa vie à écouter les autres, pas vrai ? D’autant plus que, contrairement à eux, je ne te veux de mal, Kieran.
Oh, je sais ce que tu essaies de me faire comprendre. Qu’Eve non plus ne te veux pas de mal, malgré chacun de ses mots qui plante un poignard dans ton cœur. Pourquoi ne parviens-tu pas à ouvrir les yeux, Kieran ? Pourquoi est-ce que tu persistes à chercher des excuses ? Je sais que tu es le principal fautif dans toute cette histoire, je ne te ferai pas l’affront de te laisser faire usage du déni dans cette situation, mais je ne peux pas non plus accepter que tu prennes tous les torts. Parce qu’elle te blesse, Eve, bien plus que tu ne veux l’admettre.

« Et tu sais aussi bien que moi que c’est dans le cas. » Je lui souffle, ou peut-être est-il pris d’une impulsion si naturelle qu’elle m’en surprend et me fait croire qu’elle vient de moi. Je sais que tu voudrais être dupe sur la question, Kieran, mais je ne peux pas te laisser y croire, même Eve le perçoit. La question n’est pas de savoir si vous allez vous noyer ensemble, mais quand tu l’emporteras avec toi. Parce que tu es déjà en train de couler, Kieran et personne n’essaies de te rattraper. Pas même moi ; parce que je crois que c’est ce dont il a besoin pour mieux remonter à la surface. Si vous pensez qu’il a déjà touché le fond, je vous assure qu’il en est très loin. Traitez-moi de sadique si vous le souhaitez, mais je ne me satisfais pas de la situation, son asphyxie n’est qu’une chimère et je ne le lâcherai que lorsqu’elle sera devenue concrète.

Et elle le devient, à mesure que les secondes s’enchaînent. À mesure qu’il essaie de partager ce qu’il a sur le cœur, de s’ouvrir. Vous voyez, c’est le problème avec Kieran : il est bavard et c’est un aspect bien trop souvent mis en avant le concernant. Mais il ne s’agit que de futilités. Lorsque vient le moment de se dévoiler, il se braque ; il contient tout. Il a appris à agir ainsi, grandissant dans un environnement qui ne lui permettait pas d’être lui-même, où la confiance ne pouvait être accordée – peut-être est-ce pour cela que, désormais, il l’accorde à qui le souhaite, sans jamais se questionner quant à savoir si autrui la mérite ou non. Il la donne, pour compenser toutes ses années où il ne le pouvait pas. Et ça me fend le cœur pour lui, à chaque fois que celle-ci est malmenée. Oh, je sais qu’Eve ne pense pas à mal. Mais elle le malmène, elle broie ces bribes de lui qu’il lui a confiées, qu’il ne pourra jamais récupérer. Elle les réduit en poussières, rendant concrète la peur la plus profonde de Kieran, parce que dans le fond, si elle le fait, c’est pour une raison qui est évidente : elle se débarrasse de tout ce qu’il représente, elle l’abandonne comme tant d’autres avec elle.

« Je n’ai pas besoin d’être protégé. »

Est-ce que tu crois réellement à ton mensonge, Kieran ? Est-ce que tu peux réellement y croire alors que mon rire raisonne dans ta tête, que ma présence va à l’encontre de ton affirmation ? Je suis là, Kieran, bien réel quoi qu’on en dise, dans le seul but de te protéger. Mon travail n’est peut-être pas un succès, mais c’est mon rôle ; quoi que tu puisses en dire. Ce n’est pas celui d’Eve, ce n’est pas le tien. Et je me moque, Kieran, mais au fond, je suis aussi peiné que toi. Parce que j’ai failli à ma mission, parce que si je souhaitais réellement te protéger, je t’aurais empêché de ressentir ce que tu ressens pour Eve. Je t’aurais empêché d’agir comme tu l’as fait. Je t’aurais empêché de t’accrocher à ce happy end auquel tu n’as pas le droit. Et je ne le dis pas de gaîté de cœur, Kieran, le mien, s’il existait, serait tout autant brisé que le tien à cette affirmation. Mais tu es rêveur ; et je suis réaliste. Je sais que tu veux croire que le meilleur reste à venir et je crois seulement qu’il existe, mais qu’il ne sera jamais tien. Eve représentait ce meilleur, tu t’en es persuadé du moins et je ne sais pas réellement où se situe la vérité entre ce que je perçois et ce que tu penses. Je crois que, une fois, je dois te laisser le bénéfice du doute et ne pas envisager le pire – tu es optimiste, Kieran, pourquoi est-ce que tu voudrais te faire tant de mal ? Pourquoi est-ce que tu voudrais le faire volontairement ? Ça ne te ressemble pas. Mais je sais que j’ignore tant de choses sur toi et que, finalement, je ne sais pas ce qui te ressemble.

Il fait un pas en avant pour rattraper Eve qui tombe au sol ; je l’empêche de lui tendre la main. Je suis plus rancunier que lui et s’il fonce tête baissée dans le piège, je refuse qu’il ne cède aussi facilement. Elle ne croit pas un traître mot de ce qu’il dit ; alors qu’il essaie de s’ouvrir. Elle sait, pourtant, à quel point cela lui est difficile depuis quelques mois. Que là où il n’avait aucune difficulté à partager ses sentiments, il n’y parvint plus. Alors non, elle ne peut pas remettre ceux-ci en question lorsqu’il s’ose à les dévoiler. « Tu n’es pas dans ma tête pour pouvoir dire ça. » Qu’il s’offusque.
Pardon, que je m’offusque.
Car il ne faudrait pas qu’Eve s’imagine prendre ma place ; raison pour laquelle je lui rappelle où est la sienne. Mais Kieran, lui, n’en penses pas un mot. Tout ce qu’il retient, ce sont que ses sentiments sont invalides : si Eve le prétend, il s’agit de la vérité. Et je la déteste pour semer la graine du doute dans l’esprit de Kieran, pour agir comme tant d’autres avant elle ; pour mettre en évidence que les autres savent toujours mieux que lui. Je n’attendais pas cela d’elle et j’en suis déçu. « Désolé. Je ne... je ne voulais pas être... blessant. » Et il s’excuse, Kieran, alors que je lui ai soufflé de ne pas le faire. Et tous mes efforts sont réduits à néant parce qu’il boit les paroles d’une belle blonde, la seule qui a su lui faire ressentir quelque chose de réelle après tout ce temps. Tu es si faible, Kieran.

Tellement faible que tu la laisses jouer avec tes doigts, alors que je sens ton mal-être.
Pourquoi tu fais ça, Kieran ? Pourquoi tu la laisses jouer avec ton corps de la même manière qu’elle a joué avec ton cœur ?

« Je ne te demande pas de l’être. » En es-tu sûr ? Son regard se perd sur ce contact avant qu’il ne croise ses yeux et qu’un frisson le parcourt.
Je la déteste. Je la déteste de te faire ça, de te repousser pour mieux s’accrocher à toi, pour mieux te toucher comme elle le fait alors que tu luttes de toutes tes forces pour ne pas laisser ton malaise l’emporter. Parce que dans le fond, tu apprécies tout ça. Alors qu’elle sait à quel point cela t’es devenu difficile.
Elle joue, mais tu ne remarques rien, pas vrai ? Aveuglé que tu es.
Dans le déni, aussi, alors que tu devrais la supplier de le faire ; de t’abandonner. Ce serait bon pour vous deux. Mais il ne le fera pas. Je sais qu’il ne le fera pas, parce que c’est là sa plus grande peur et qu’il préfère encore être malheureux que délaissé.

« Et je t’aurais laissé faire. » Un sourire timide naît sur ses lèvres ; bien-sûr qu’il l’aurait laissée faire. Parce que ses doigts qui jouent avec les siens, sa silhouette qui se colle à la sienne, ses lèvres qui effleurent sa joue et sa main qui caresse celle-ci ; il la laisse faire alors qu’une part de lui ne le souhaite pas et qu’une autre réclame cette tendresse qu’il n’a plus connue depuis des mois. Parce qu’il sait qu’elle est la seule pour laquelle il aurait fait une exception, la seule avec laquelle il aurait voulu redécouvrir la douceur des caresses attentives, des baisers qui ont du sens. Mais qu’il est trop tard ; et pourtant son visage si près du sien lui serre le cœur alors qu’il lutte contre son envie.
Elle joue, mais tu ne veux pas le remarquer pour qu’elle continue, pas vrai ?

« Je me déteste tout autant. »
Et moi aussi. Mais une fois encore, nos opinions divergent. Il se déteste d’être encore une fois à l’origine de l’échec, d’être enfermé dans ce schéma qui veut qu’il n’arrivera jamais à rien. Et je le déteste de se laisser faire de la sorte. Elle joue, Kieran. Comme Autumn jouait avec lui, mais il refuse de le comprendre. Elle le touche, en plein cœur, partout ailleurs, pour le seul plaisir de l’avoir encore un peu pour elle. Elle retourne les reproches contre lui ; formule des regrets pour mieux les retirer, émet des accusations pour mieux le faire culpabiliser. Elle est pareille, dans le fond et peut-être que tu n’avais pas tort, Kieran, de les associer de cette façon. J’ai toujours lutté contre cette idée, mais je crois, au fond, que je devrais aussi t’accorder le bénéfice du doute et reconnaître que tu es bien plus intelligent que tu aimes le prétendre.

« Et tu me laisses toute seule affronter les miens. Tu me balances toute cette vérité maintenant, alors que tu avais tant d’autres occasions. Pourquoi tu as attendu aussi longtemps ? Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi ici ? Pourquoi est-ce que tu me reproches d’avoir brisé ton cœur alors que tu joues avec le mien ? »
C’est ce que j’aurais voulu qu’il exprime. C’est ce qu’il a en tête, aussi, même s’il refuse de l’assumer. Alors il se contente de ce qu’il connaît le mieux et ce sont des excuses qui s’échappent d’entre ses lèvres.

« Je suis désolé. » Il le sera encore longtemps ; mais cela ne suffira jamais. « Désolé que tu aies pensé que je ne pourrais pas t’accepter. Désolé de t’avoir laissé seule avec tes démons. Désolé que tu ne te sois pas sentie suffisamment à l’aise pour me parler. Désolé de m’être trompé autant, que tu doives rétablir la vérité. Je croyais que... » Il baisse la tête, marque un silence alors qu’il ravale sa salive ; hésitant. « Je sais pas ce que je croyais. » Il confesse avec un léger rire nerveux. « C’était stupide. » Tu es stupide.
Je sais, ce qu’il croyait.
Il croyait qu’il y avait quelque chose entre eux. Pas nécessairement des sentiments, mais une confiance, une amitié sincère, une bienveillance mutuelle. Mais il n’y a rien de tout cela, sans quoi elle ne se serait pas cachée comme elle l’a fait. « J’aurais voulu être différent pour toi, Eve. » Qu’il se contente de murmurer, lèvres pincées, tandis qu’un sanglot se coince dans sa gorge et qu’il essuie une larme qui aimerait en appeler tant d’autres.
Il aurait voulu être différent pour elle. Il aurait voulu sûr de lui. Il aurait voulu réussir, il aurait voulu être quelqu’un de bien, celui dont elle avait besoin.
Il aurait voulu être différent pour lui-même, surtout. Et se conforter dans l’idée que c’est possible. Mais ça ne l’est pas et ça ne le sera jamais.

Il allait me détester. Je le savais. Je me détestais pour ce que j’étais en train de lui faire subir. Je me détestais de me trouver ainsi devant lui et le briser en mille morceaux. Quand on vit et qu’on fait corps avec le silence, on apprend à interpréter celui des autres. Et je savais le mal que je lui infligeais. J’aurai du le choisir lui. Mais l’évidence restait la même. Et cela ne me brisait pas le coeur, non cela me transperçait de plein fouet. En sursis. A son contact, j’étais en sursis. Condamnée à mort, prête à la potence. Par affection pour lui. Les sentiments que je lui vouais étaient si forts que je sentais chaque coup de poignard, chaque détresse et que cela me tuait à petit feu. Mais même si j’étais condamnée, je pouvais encore le sauver. N’osant poser mon regard sur lui, les joues baignées de larmes je savais qu’il me détesterait. Et bien que cette éventualité me fasse mal quitte à me tuer, je préférai cela qu’a l’entraîner dans ma chute. Je ne savais pas ce que signifiait mon histoire avec Ezechiel. Si cela se trouve il allait me dire qu’il avait changé d’avis et que je ne méritais pas d’être vue.

Mais dans le fond, je ne le méritais pas. Mon cœur hurlait, mon être tout entier était déchirer de part en part. A l’intérieur je saignais abondamment et je devais faire bonne figure quitte à me faire insulter de garce. J’étais en train de sombrer. « Bien sûr que si. Tu dois être protégée de moi. » Ou de nous. De cette fille qui me ressemblait comme deux gouttes d’eau. De cette femme que je ne connaissais pas. Un sanglot bruyant sortit de ma gorge comme une lente agonie. « J’ai tout fait pour vous protéger. Tous. » et qui me protège dans le fond ? Qui ? « Ça fait deux ans presque trois que je le fais. Je ne suis pas quelqu’un de bien. » J’avais presque hurlé ses mots douloureux. En proie à cette détresse que je n’avais pas ressenti depuis que je m’étais trouvée avec Mira au refuge.

La première vague était presque indolore. Je serrai les poings. Enfonçant mes serres dans ma peau. Cette peau qui avait bien morflé depuis le début de l’aventure. « Je suis maudite. » trois mots. Cette malediction qui me pesait sur la tête depuis le début. « Il... il arrive malheur à toutes les personnes qui m’approchent. Voilà pourquoi je suis restée loin de toi. Tu es si... si pur toi aussi que je ne voulais pas qu’il t’arrive quelque chose. » Personne ne savait ce que c’était. Le déferlement suivant m’emporta un peu alors que je me sentais basculer. Je l’avais accusé de vouloir me noyer je le faisais toute seule. A vrai dire je n’étais même plus dans le monde réel. Je n’entendais plus les mots de Kieran, je ne le voyais même plus. Je demeurai immergée sous l’eau, prête à me noyer. « Il est jamais revenu, chuchotai-je, son corps... il n’est jamais revenu. Et j’ai été incapable de prendre soin de moi. Si bien que même mon propre fils est en danger. » Il fallait que je trouve une ancre. Que je me remette dans le droit chemin. Mes mains vinrent saisir mes cheveux alors que j’essayais de réprimer mes sanglots en serrant les dents.
Kieran, je suis brisée.
Et tu ne peux pas me recoller.

Je ne devais pas me laisser aller. Je ne devais pas craquer. J’étais si fatiguée. Tellement fatiguée. Et j’avais si mal. Je ne supportais plus d’avoir mal. J’osai un regard vers lui et de nouveau je fus propulsée lourdement sur le sol. Mes jambes se dérobèrent tandis que j’atterris lourdement de manière métaphorique tandis que mon corps se mettait debout. Je ne supportais pas ce que je lui faisais endurer. Il ne méritait pas ça. Machinalement j’avais besoin de sa chaleur. Mes mains passèrent autour de sa taille alors que ma tête se cala contre son torse. Mais l’entreprise ne fonctionna pas et je sentis mes doigts trembler tandis que je restai coincée dans mon odieuse réalité.

« C’est la le souci, dis-je d’une voix rauque, tu n’as pas à me laisser faire. Tu dois vivre ce genre de moments et pas les subir. » Je nouai nos doigts, le visage baigné de larmes. Espèrent qu’il soit mon ancre. Mais la finalité était toute autre. Zeke était mon ancre. J’étais née pour le rencontrer. « Je crois aux âmes sœurs. Je crois que tu trouveras la personne qui saura te faire vivre ce genre de moments. Cette personne qui te fera te sentir assez en confiance pour faire le premier pas. Kieran, je ne suis pas digne de toi. Je ne suis même pas digne de partager ma vie avec qui que ce soit. Le souci étant que je ne peux pas me montrer égoïste. Pas avec toi. Tu me détestes sans doute autant que je le fais. Mais je suis sincère. » Je lachai subitement sa main. Sentant le sol s’ouvrir sous mes pieds, titubant un peu pour essayer de me raccrocher à la réalité.
Mais j’étais en train de me noyer.

« Ce n’est pas ta faute. C’est la mienne. » Et le sol s’ouvrît définitivement alors que je tombais à genoux, le corps tremblant. « Tu... tu n’as pas a été différent. Tu es quelqu’un de... de ... » Mes doigts vinrent se refermer sur elles-meme sentant la meurtrissure de mes ongles dans les paumes de ma main. « C’est moi. C’est moi la fautive. J’ai eu du peur de cette malediction. » Je n’osai plus le regarder la tête baissée. Mes joues baignées de larmes. La tête se mit à me tourner de plus en plus. Je mis mes mains sur mes tempes pour essayer de calmer tout ça. Dans un ultime effort, je levai les yeux vers lui. Je vis la larme sur sa joue et ce fut un déclencheur. La vague était gigantesque. Le monstre l’accompagnant dans cette ultime parade. Et je le sentais que je ne faisais corps qu’avec cette ombre qu’il avait plongé dans les tréfonds de mon être avec ses mots. Ma bouche s’ouvrît dans un ultime effort. Le visage sans doute plus pâle que jamais. Éternel fantôme. « Je suis désolée, arrivai-je a dire » Puis l’eau s’abattit sur moi en même temps que ma tête touchait le sol. Que la douleur me lança dans mon œil. Qu’elle rebondit contre l’asphalte.
Et tout devint noir.

Une pensée traversa cependant mon esprit. Kieran allait m’oublier, me gommer, m’effacer.
Car je ne méritais pas d’être vue.
Je méritais mon invisibilité.
Le néant me tendait les bras.
Et je vins l’accueillir comme un vieil ami.

Si seulement j’avais été moins blonde. Si seulement je lui avais moins ressemblé. Si seulement, j’avais repoussé le monstre. Si seulement j’avais appris à nager.
Si seulement...

Tu vois, Kieran, toi qui remets si souvent ma présence en cause, je crois que cette situation est l’illustration parfaite de la raison et de la nécessité de celle-ci.
Je ne suis pas dupe au point de croire que tu boiras mes paroles comme tu bois celles d’Evie ; de penser que tu seras en mesure de t’affirmer sous ma seule impulsion. Je sais que tu possèdes encore de nombreuses barrières qu’il me faudra du temps pour les briser, mais je ne perds pas espoir d’y parvenir un jour.
Pour l’instant, je me contente de te faire réfléchir et c’est déjà pas mal.
Car il parle beaucoup, Kieran, c’est un fait ; mais il ne dit jamais rien. Il pourra vous faire une dissertation sur le régime alimentaire des phascogales, mais il évitera soigneusement de révéler la moindre information personnelle. Beaucoup pensent le connaître, en réalité ils se trompent : comment peuvent-ils connaître quelqu’un qui ne se connaît pas lui-même ?
C’est la raison pour laquelle mes yeux se lèveraient au ciel à l’entente des propos d’Eve si j’étais doté d’une existence physique.  
Car, comme tant d’autres, elle pense être en mesure de lire en Kieran comme dans un livre ouvert. Et je lui refuse ce privilège dont je ne dispose pas moi-même. Hormis ma propre jalousie – ne soyez pas surpris, être le narrateur de ce récit de vie ne me rends pas moins rationnel sur les événements relatés – il s’agit surtout d’une pure vérité. Je l’ai dit, je le répète ; comment tant d’individus peuvent se vanter d’avoir saisi son fonctionnement quand lui-même n’a pas trouvé la réponse à cette énigme, trente ans après son arrivée sur cette terre ?
Il ne dit rien, Kieran. Il ne dira rien. Il se contente de sourire, lèvres pincées, tête baissée et d’acquiescer. Et je peux bien le laisser faire, si cela lui est sécurisant ; mais qu’il ne compte pas sur moi pour prétendre que tout ceci est normal.

Oh non, Halstead. Ça ne l’est pas. Tu peux te laisser aveugler par ce que tu ressens pour la jeune femme, mais ce n’est pas mon cas. On ne me manipule pas avec autant d’aisance et je suis là pour qu’à défaut de t’affirmer, tu ne te laisses pas entièrement faire.
Il ne dira rien à Eve. Il ne dira rien à personne, conservera son ressenti quant à cette conversation pour lui-même. La seule personne avec laquelle il partagera ses sentiments, c’est moi-même. Tant mieux. Je peux ainsi lui partager les miens. Il n’a d’autres choix que de m’écouter et même si je sais qu’il veut souvent me réduire au silence, cela ne marchera pas. Pas cette fois. Parce que je crois qu’au fond, il a besoin d’entendre ce que je vais lui dire. Je pense même qu’il est d’accord, mais qu’il ne l’affirmera jamais.

Eve se joue de lui.

Et je sais que, si j’avais une existence physique, il me frapperait à m’en rendre inconscient pour avoir osé faire une telle supposition. Mais je crois aussi que mes arguments se tiennent et qu’il se doit de les écouter. Car il a toujours besoin de preuves concrètes, Kieran, alors je vais lui en apporter.

Elle décide pour toi.
Et ne me fais pas croire que cela ne te rappelle personne et que cela n’en rends pas l’association plus évidente. Bien-sûr que c’est le cas et que, pour la première fois, je comprends mieux pourquoi elles se confondent autant dans ton esprit. Elles sont pareilles et il ne s’agit pas que du physique. Elles sont similaires jusque dans leurs intentions. Mais tu crois en la bonté de l’une d’entre elles, tandis que la perversité de l’autre devient de plus en plus évidente. Mais qui est qui ? Sur ce point-là, je refuse de t’aider, biaisé par la colère que je ressens envers l’une et l’autre, refusant de trouver des excuses comme tu le fais toujours. Ni à la première, ni à son double. « Bien sûr que si. Tu dois être protégé de moi ». Et je pense que tu le perçois, la manière dont cette affirmation me met hors de moi. Comment peut-elle, après tant d’échanges, considérer que son avis prévaut sur le tien ? Comment peut-elle t’imposer celui-ci, alors même que tu t’es révélé à elle et a admis ta lassitude que l’on décide constamment pour toi ? Tu vois, Kieran, je crois que si tu te donnais les moyens de réfléchir et d’aller au-delà des apparences, la déception n’en serait plus grande et que c’est la raison pour laquelle tu t’y refuses toujours. Il ne faudrait pas qu’Evie trébuche du piédestal que tu lui as érigé.

Elle te fait culpabiliser.
Oh, s’il te plait. N’imagine pas que je suis sans cœur, je me doute bien que là n’est pas son intention ; mais c’est la vérité. C’est ma vérité. Et je vais faire en sorte qu’elle prédomine sur la tienne, Kieran. Je sais que tu ne peux le concevoir, que ce soit Eve ou tant d’autres ; que tu ne comprends pas cette manière de faire, que celle-ci t’échappe au point où tu as simplement décrété qu’elle n’existait pas. Non, les gens ne peuvent décemment pas agir de la sorte et malmener les autres de cette façon ; alors il est improbable que j’émette une telle affirmation.

Elle dénigre tes sentiments.
Et là-aussi, cesse donc de me donner le mauvais rôle alors que tu t’énerves contre cette pensée que je t’impose. Je ne parle pas de tes sentiments amoureux, je ne suis pas un monstre ; je suis créé sur ton modèle et je ne peux pas aller à l’encontre de qui tu es. Bien sûr qu’elle a le droit d’avoir un autre homme dans sa vie, bien sûr qu’elle peut prendre ses distances avec toi, elle a même tout intérêt. Je ne lui en veux pas de ne pas partager tes sentiments et tu ne lui en veux pas non plus – tu sais que l’amour ne se force pas et ce serait incompatible avec ta façon de voir les choses que de lui en vouloir pour cela. Mais elle piétine tes sentiments, en ne leur laissant aucune place dans votre conversation. Tu t’es épanché, tu t’es ouvert, comme jamais auparavant et je serais presque fier de toi, si tu t’adressais à un autre interlocuteur. Si celui-ci ne retournait pas la discussion pour que ce soit ses sentiments qui prédominent sur les tiens et je sais que tu n’es pas capable d’envisager les choses sous cet angle, Kieran, c’est pour cette raison que je le fais pour toi.

Elle joue avec toi.
Elle réclame ton attention après l’avoir ignorée, elle franchit les limites de la distanciation physique imposée par ce rejet, elle se glisse contre toi, elle effleure ta peau. Et tu aimerais trouver cela normal, parce que c’est agréable de l’avoir encore une fois – sûrement la dernière – dans tes bras, mais je sais aussi que cela te questionne. Pourquoi ? Quel est son but ? Je ne le sais pas moi-même et je ne cherche pas à le savoir, je veux simplement que tu comprennes qu’elle n’a pas le droit. Que ton espace vital n’est pas un lieu où tout le monde est le bienvenu, que ton autorisation est essentielle – même si tout le monde s’en fiche de ce dernier détail.

Elle prend le contrôle.
Elle te dicte ta conduite, Kieran, tu ne le vois pas ? Elle oriente la conversation, elle te dit quoi faire ; tu dois compatir et la rassurer. Et j’aimerais tellement que tu ne lui accordes pas ce qu’elle veut, pourtant je ne devrais pas me surprendre alors que tu ne m’écoutes pas – comme toujours.

« Arrête, Evie. Sérieusement, ne dis pas de telles absurdités. » Et il affiche un sourire bienveillant. Et il retombe dans ses travers. Il fait passer les autres avant lui-même, elle passera toujours avant lui. Il compacte ses sentiments et son cœur brisé dans une petite boîte dont il jette la clé pour ne jamais plus la rouvrir et se jette à corps perdu dans la rivière de problèmes qu’est Evie, pour la sauver de la noyade évoquée plus tôt. « Eve, je... » J’aimerais te prendre dans mes bras. J’aimerais te rassurer. Mais je te l’interdis, Kieran et tu me détestes pour cela, pas vrai ? « Tu n’es pas maudite et tu ne m’as pas maudit. Je sais que tu refuses de me croire, mais je sais ce que j’affirme. »

Et je pourrais verser une larme, à cet instant, Kieran. De bonheur, parce que je suis fier que tu emploies ce terme. De rage, aussi, parce que je suis déçu que ce soit auprès d’Eve.

« Je sais que s’il y a quelque chose de bien qui m’est arrivé récemment, c’est... enfin, c’est toi, même si je n’ai pas réussi à te le faire comprendre. » Et qu’il n’arrivera jamais, il songe, tandis qu’il baisse la tête. « Ça n’a rien à voir, Eve, tu ne peux pas te flageller pour ça. » Qu’est-il supposé répondre à de tels constats ? Il ne connait pas la situation, il n’a pas d’opinion à avoir, pas d’avis à émettre.

« Me laisser faire ne veut pas dire que je l’aurais subi, mais que j’aurais eu envie que tu fasses le premier pas. » Il confesse, gêné, le rouge qui lui monte aux lèvres. Ce n’est pas une question de subir, il y aurait fondamentalement eu une question d’envie ; mais elle ne le comprend pas. Elle s’est arrêtée sur sa propre opinion, ne laissant pas le bénéfice du doute à Kieran.

Et je crois que, enfin, tu comprends le message que j’essaie de te faire passer.
Elle a lâché sa main ; tant mieux, sinon il l’aurait fait de lui-même. Parce qu’elle le torture toujours plus, Eve. Parce qu’elle suppose qu’il trouvera cette personne qui saura être son âme-sœur, alors que c’est un concept qu’il ne veut plus comprendre ; pire, qui le terrorise. Et il se braque. Il l’entend, mais il ne parvient plus à réagir. Il y a tant de questions dans sa tête, il y a ma voix qui se mêle à la sienne ; et il ne sait plus qui écouter. Partagé entre lui et moi, partagé entre la raison et l’envie, partagé entre son imagination et la réalité, partagé entre toutes ces choses qu’il ne dira pas et toutes celles qu’il voudrait avouer.

C’est la faiblesse de la jeune femme qui le ramène à terre alors que dans une énième excuse qu’il se refuse d’écouter, elle sombre à terre. « Eve ? » La panique s’entend dans sa voix tandis qu’il n’est pas assez rapidement pour la rattraper et qu’elle heurte le sol. Il s’abaisse, tapote délicatement ses épaules, passe sa main sur son visage en espérant une réaction ; mais rien. « Eve ! » Il répète, plus alarmé, son regard qui tourne autour de lui à la recherche d’âme qui vive pour l’aider dans cette situation. Je te dirais bien de la laisser là, Kieran, mais je sais que cet humour ne serait pas toléré. Et je ne suis pas sans cœur, je ressens ta peur et ton inquiétude, alors je te donne la solution ; et ton regard se porte sur le biper fournit par l’équipe que tu enclenches pour les alerter.

Et ils arrivent en quelques minutes pour prendre en charge la jeune femme, t’invitant à t’en éloigner.
Ça tombe bien, c’est ce qu’elle voulait, après tout.
Quelques mètres, avant de sortir de sa vie.

- sujet terminé -