Ce n’était pas la première fois et ce ne sera pas la dernière fois que tu te retrouvais à l’Emporium Hôtel sans n’y avoir jamais dormi. C’était dans cet hôtel en plein centre de Brisbane que l’université aimait réserver des chambres pour les invités qu’elle faisait venir pour des conférences. C’était souvent ton rôle d’accueillir les conférenciers, même quand ils n’intervenaient pas dans ton département. Tu avais tout de même dit stop quand on te proposait des collègues qui s’intéressaient aux domaines scientifiques parce que ces derniers voulaient souvent parler de leurs recherches et tu n’avais rien à leur dire. Mais pour tout ce qui touchait aux humanités, tu faisais parti du comité d’accueil. La journée avait été longue. Tu avais couru d’un cours à un autre et quand tu avais un peu de temps, tu allais écouter les conférences qui se déroulaient dans le grand amphithéâtre de l’université. C’était un grand évènement, il y avait de nombreux journalistes. Cet évènement était mis en place tous les ans par l’université, un grand colloque de sociologie sur le monde moderne et c’était toujours très intéressant à écouter même si tu ne comprenais pas toujours toutes les références. Vous aviez ce genre d’évènement aussi en histoire de l’art mais ce n’était pas toujours organisé dans ton université malheureusement. Tu avais été chargé d’accueillir quelques conférenciers, des hommes et des femmes dont c’était le premier voyage à Brisbane et ils avaient donc tout à découvrir. Lors de leur premier jour, tu leur avais présenté l’université et puis il y avait eu le cocktail d’accueil le soir. Aujourd’hui, c’était leur deuxième jour sur un évènement qui durait trois jours. Demain, il y aurait la soirée de remise des prix alors cela ne t’avait pas laissé beaucoup de temps pour leur faire visiter la ville. Mais ce soir, dès qu’ils avaient eu terminé leur conférence, ils t’emboitèrent le pas alors que tu leur fis découvrir les lieux emblématiques du centre-ville de Brisbane. C’était toujours amusant pour toi de jouer au guide touristique car tu t’étais rendu compte que ce que tu considérais comme des monuments et lieux totalement banals ne l’étaient pas aux yeux de beaucoup. Tu avais pu le voir lorsque tu avais découvert Paris, tu n’avais pas de mal à comprendre que des Français ou plus généralement des Européens soient surpris de découvrir Brisbane. C’est une fois la nuit tombée, quand ils commencèrent à montrer des signes de fatigue que tu les ramenais à l’hôtel. Ils étaient très sympathiques et tu avais donc passé une bonne soirée.
Une fois dans le hall de l’hôtel, certains se dirigèrent de suite vers les ascenseurs pour regagner leurs chambres alors que d’autres te proposèrent de boire un dernier verre. Tu n’hésitas pas longtemps à les suivre. Tu aurais aimé rentrer chez toi, tu avais des choses à faire mais ce n’était pas très sympathique de décliner et puis … C’était un moyen de briser certaines habitudes et de ne pas penser à la lettre que tu avais envoyée à Evelyn et qui se trouvait pour l’instant sans réponse. Tu essayais de ne pas trop y penser mais c’était plus fort que toi. Cette lettre était une branche d’olivier, un moyen de renouer le dialogue dans une relation qui s’était effondrée par ta faute en grande partie. Et puis tu ne voyais toujours pas beaucoup Moïra ce qui te laissait peu de distraction finalement. Donc un petit verre de plus avec des hommes sympathiques et intelligents que tu ne reverras sans doute jamais après demain, ce n’était pas désagréable. Vous vous installiez dans un booth et tu pris place sur la banquette en commandant un verre de vin. C’était ton deuxième verre de la soirée et tu n’en prendras pas un autre. L’alcool était quelque chose que tu avais appris à aimer, à aimer un peu trop d’ailleurs. Rien que l’idée que tu puisses devenir totalement alcoolique te terrorisait assez pour te forcer à ne pas en abuser. Au bout d’une heure, ils finirent leur verre et te quittèrent en te souhaitant une bonne nuit. L’hôtel ne se trouvait pas à côté de ton loft mais cela t’importait peu. Tu savais déjà que tu commencerais un Uber pour rentrer. Ton verre était encore à moitié plein et tu décidais de prendre ton temps pour le terminer. Le brouhaha discret des conversations qui avaient lieu dans le bar de cet hôtel accompagnait tes réflexions solitaires. Ton regard se posa pendant plusieurs minutes sur le contenu de ton verre que tu faisais couler d’un côté à l’autre du verre et quand tu relevais les yeux, ton regard se posa sur une personne que tu n’avais pas imaginé croiser ici à une heure aussi tardive. Pourtant, tu ne devrais sans doute pas être surpris. Jacob t’avait assez répété qu’Olivia n’était jamais à la maison et qu’il n’était pas rare de la voir découcher. Est-ce qu’elle dormait à l’hôtel ? Tu n’en savais rien et cela ne te regardait pas. Pourtant, tu ne la lâchais pas des yeux. Tu en étais incapable car la conversation que tu avais eue avec un collègue dernièrement dans un bar de la ville te revint à l’esprit. Il s’était vanté d’une conquête féminine magnifique et plus tard dans la soirée, il l’avait pointée du doigt car elle était là. Au départ, tu avais cru qu’il s’était trompé ou que tu n’avais pas vu la bonne personne mais il te l’avait confirmé, c’était bien Olivia qu’il avait eu dans son lit. Le mariage de ton ami n’allait pas bien, tu le savais mais tu ne pensais pas qu’ils en étaient là. Pourtant, tu n’avais rien dit à Jacob. Tu ne savais pas pourquoi exactement mais quelque chose te disait que c’était un sujet que tu devais aborder avec Olivia avant d’imaginer en parler à cet homme qui l’aimait comme un fou, qui souffrait le martyre et tout cela en silence, en refusant de voir la réalité en face. Le regard d’Olivia finit par croiser le tient et tu ne sais pas ce qu’elle y vit mais quelques minutes plus tard, un verre à la main, elle venait prendre place en face de toi. « Bonsoir Olivia. » Lui dis-tu le plus simplement du monde. Depuis le décès de leur fille, tu n’avais fait que croiser Olivia. Vous aviez échangé des banalités et rien d’autre. Tu avais essayé de faire plus mais toutes tes tentatives avaient été réduites à néant alors tu avais arrêté tout simplement. « Je ne m’attendais pas à te croiser après ma journée à jouer le guide touristique. Il n’y a aucun doute je préfère être enseignant. » Lui dis-tu avec un petit sourire sur les lèvres. « Qu’est-ce qui t’amène par ici ? » Ne pus-tu t’empêcher de lui demander. Le ton que tu avais utilisé n’avait rien d’accusateur, au contraire même il était simplement curieux. Il y avait des milliers de raisons qui faisaient qu’Olivia pouvait être ici et tu n’avais pas l’esprit assez vicieux pour l’accuser d’être ici pour tromper son mari. Si la situation avec Margot t’avait appris une chose, c’était qu’un mariage était bien pus compliqué que l’on pouvait le penser …
Olivia Marshall & @Marius Warren (juillet 2019) ✻✻✻ Je clignai des yeux, attentive, concentrée sur cet index que je posai sur le bord du verre avant de le faire glisser pour suivre sa courbe, dans un mouvement lent et assuré. Je resserrai finalement mon autre paume autour de lui et l’inclinai légèrement sur le bar vernis. Je pouvais presque apercevoir mon reflet floué dans la surface cuivrée de l’alcool dansant mais ce n’était pas ce sur quoi je m’attardais. Les cristaux du lustre au-dessus du comptoir se fondaient dans l’ambre liquoreux du whisky et je plissais les yeux en leur découvrant des miroitements violets, bleus, rouges, à chaque nouvelle inclination. Leurs facettes se remaniaient sans perdre de leur éclat et la plus faible lumière des spots pourtant tamisés semblait capable de leur arracher de nouveaux reflets infortunés dans lesquels mes songes venaient se fondre. Le rire coquet de Ruth à quelques mètres de moi suffit à briser leur charme et je m’emparai finalement du verre, faisant cesser la danse des pigments bigarrés. Les affèteries de la secrétaire ne surprenaient personne, pas même Edwin Jorkins, héros de la soirée, présupposé tout désigné à en faire les frais aujourd’hui. Je sentais ce dernier, pourtant, perdre de sa patience au fur et à mesure des battements de cils et des compliments détournés. Je soupçonnais Ruth de ne pas supporter l’alcool aussi bien que je ne le faisais, songeais-je en étouffant les effluves de mon ironie douceâtre de celles du fond de mon verre. Sa posture, d’ordinaire presque rectiligne, s’affaissait au fil des minutes, s’appuyant contre l’acajou du bar et dodelinant de la tête de droite à gauche puis de gauche à droit, dans un mouvement doux et indolent qui, chez elle, était sans doute l’expression la plus ostentatoire d’une ivresse alanguissante. Les soixante ans dépassés mais l’étincelle dans le regard digne des jeunes premières tandis qu’elle le posait sur celui qui avait été son supérieur, celui qui ne le serait plus à compter de cette semaine, la retraite à quelques heures, et qu’elle ne comptait pas laisser filer sans lui témoigner de toute sa gratitude - et plus - pour ces années passées à ses côtés. Elle ne s’y prenait pas bien selon moi mais lui aurais-je dit même si mon avis avait été demandé ? Bien sûr que non, l’affabilité disparue de mon regard depuis plus d’un an déjà. Ne leur présentant que mon profil indifférent, je me contentais de l’écouter d’une oreille distraite décompter à présent les jours la séparant elle-même d’une retraite dont elle espérait le pot de départ aussi élégant que celui-ci, un verre de mousseux à la main, réitérant des félicitations presque élogieuses à l’égard de celui-ci qui, le savais-je, considérait cette mise au placard comme une punition redoutée à la suite d’une longue vie de labeurs et de succès professionnels.
Il finit par l’éconduire, la raccompagnant au bout du bar comme si l’idée venait d’elle-même, l’alcool lui rougissant les joues, prête à rentrer car il fallait nourrir ses oiseaux, et je levai quelques doigts dans l’air, daignant ainsi attraper au vol les quelques salutations lancées dans ma direction auxquelles je ne pris pas la peine de répondre davantage. Seule la toux rauque de Jorkins, de retour à mes côtés, parvint à attraper mon attention alors que je le discernai du coin de l’œil essuyer ses paumes moites sur le devant de sa veste. « Ce qu'on peut dire comme conneries, parfois … », pesta-t-il pour ce qui paraissait être à lui-même, le regard pourtant fixé sur mon visage. « Des centaines d’affaires résolues, mais on ne m’a jamais autant félicité que pour cette foutue retraite. » Il avait le grognement facile mais sa frustration était réelle et j’acquiesçai à cette dernière d’un haussement de sourcils silencieux. Malgré une certaine fragilité des os lui ayant tout de même coûté un col du fémur cassé l’année précédente, nul n’ignorait son esprit aussi vif et incisif que celui de la plus jeune des recrues, l’expérience vieille de cinquante ans finissant de le rendre redoutable. Indispensable à mes yeux dans les couloirs de n’importe quel commissariat ou palais de justice mais, encore une fois, nul ne m’avait demandé mon avis, n’est-ce pas ? « Comme si je l’avais méritée, comme si ce n’était pas juste … » « … des grades qu’on acquiert à l’ancienneté. » finis-je de concert avec lui, le souffle éraillé comme surpris d’être réveillé après de longues minutes de silence. Comme le fait de mourir, rajoutait-il fut un temps. Il avait arrêté depuis. Depuis un an et quatre mois. Un sourire complice, bien que vague, naquit sur mes lèvres et j’inclinai enfin mon visage dans sa direction pour le regarder. Cela faisait des années que je l’entendais prononcer cette même devise, l’esprit vif peut-être mais la rabâcherie enracinée. « Merci d’être venue, Marshall. » Je me redressai en accueillant mon verre de nouveau abreuvé, acquiesçant avec détachement lorsque les doigts noueux d’Edwin vinrent presser mon épaule. J’étais venue. Cela se limitait à ça en effet, n’ayant été qu’une ombre dans les réjouissances, bien plus figurante que véritable actrice. Mais il savait lui, que cela signifiait déjà beaucoup ces derniers temps, que je ne l’avais fait que pour lui. « Bien sûr. » me contentai-je de répondre en haussant les épaules, comme si l’évidence avait été simple, comme si mon absence pour l’honorer n’avait pas effleuré mon esprit bien plus de fois que l’inverse. « Tu sais où me trouver en cas de besoin. Ma porte sera toujours ouverte si tu la passes avec une bouteille de ce cru. » Son menton vint désigner distraitement le contenu de mon verre, du sien qu’il s’occupait à vider en une lampée avant de le reposer sur le comptoir dans un bruit sonore, annonçant son départ. « Vos conseils ne sont pas donnés. » « Ils les valent. » Son œil pétilla en rencontrant le mien sans qu’aucune autre raillerie ne me vienne en tête face à cette vérité et je l’observai s’éloigner, la chevelure grisâtre ondulante comme dernière vision alors que le hall de l’hôtel semblait le happer l’instant d’après.
Tu restes un moment ? Bien sûr que je restais. Qu’il n’avait pas pris la peine de demander, la réponse lui paraissant évidente sans qu’il n’en ait le mobile. Ou pas dans son entièreté. Sans doute m’imaginait-il m’attarder en ce lieu encore quelques longues minutes, une heure peut-être, un soir de semaine comme il y en avait de trop nombreux désormais, ne prenant plus la peine de retrouver le chemin de chez moi, de chez nous, liquidant au fond de mes verres ce que de nombreux anonymes imagineraient n'être que quelques fatigues existentielles ou soucis d’argent. Ce n’était pas ça, Jorkins le savait. Il ignorait par contre ce qui me retenait ce soir particulièrement, ce qui me fit rouler des épaules imperceptiblement et sans y penser, comme pour les délester d’un poids. Un poids se manifestant par la présence physique d’un regard posé sur mon dos, l’un que je retrouvais l’instant d’après en me retournant finalement vers l’homme que j’avais déjà aperçu il y a plus d’une demi-heure. Mes prunelles capturèrent l’espace nous séparant avant de se laisser porter jusqu’aux siennes et je me mordis l’intérieur de la joue en m’emparant de mon verre à peine entamé pour me redresser avec souplesse, étirant mon dos lorsque les talons de mes chaussures rencontrèrent de nouveau le sol usé. Dans la lumière feutrée du bar de l’hôtel, je m’avançai au travers des conversations assourdies se faisant et se défaisant dans l’indifférence la plus totale avant de m’arrêter aux abords de sa table. « Bonsoir Olivia. » Mon verre vint se poser sur le rebord de la chaise la plus proche alors que je restais debout, face à lui. « Salut Marius. » lui répondis-je sur le même ton, l’habitude guidant nos voix lorsque celle-ci avait pourtant disparu depuis de nombreux mois à présent, par ma faute peut-être. Sans doute. « Je ne m’attendais pas à te croiser après ma journée à jouer le guide touristique. Il n’y a aucun doute je préfère être enseignant. » Son sourire dénotait mais apparaissait tout de même et je me laissais aller à renchérir, la voix presque basse couverte par les lignes de basse monotones s’échappant des enceintes du mur. « Ils avaient l’air pourtant conquis, tu devrais songer à une reconversion. » Des banalités peut-être. Une facilité que je ne lui avais pourtant pas accordée lorsqu’il s’y était essayé auparavant, préférant ne rien engager pour ne pas dériver, préférant voir le mal, toujours, plutôt que d’espérer le bien, impossible. « Qu’est-ce qui t’amène par ici ? » Partout plutôt que chez moi. « Par ici, un collègue que j’estime part à la retraite dans quelques jours. Il a tenu à nous faire ses adieux dans un cadre un peu plus chaleureux que la salle de pause lugubre du deuxième étage. » Je marquai une pause avant d’hausser les épaules. « À ta table, je n’en sais encore trop rien pour tout t’avouer. » Je laissai mes doigts s’enrouler autour du dossier de la chaise, lissé par les mains fébriles de milliers d’autres clients. « Tu m’y acceptes quand même ? » Le quittant des yeux une seconde, je prenais place tout en lui demandant, paradoxe affirmé mais plus subtil qu’il n’y paraissait.
Jacob et Olivia, Olivia et Jacob. Deux prénoms que tu avais appris à associer au fil des années et puis à dissocier depuis deux ans maintenant. Tu connaissais Jacob depuis l’enfance, vos trois années de différence ne vous avaient pas empêché de devenir très proches. Vous plaisantiez tous les deux que vous étiez le frère que lui n’avait jamais eu et celui que toi tu aurais aimé avoir. Tommy était ton cadet de plusieurs années et vous n’aviez jamais été sur la même longueur d’ondes. Avec les années, vous aviez réussi à trouver un sujet sur lequel accorder vos violons, ce sujet c’était ta nièce, Moïra dont tu ne voulais que le bonheur. Et cela voulait dire mettre ta fierté et tes blessures de côté et essayer d’enterrer la hache de guerre pour construire quelque chose de nouveau. Tu ne savais pas si vous arriveriez un jour à le faire car pour l’instant, tu n’avais pas vu Tommy ou Moïra depuis plusieurs mois, tu n’avais de leurs nouvelles que par tes soeurs ou tes parents. Avec Jacob par contre, rien n’avait jamais été compliqué. Votre amitié avait coulé de source et ça depuis le début. Tu l’avais souvent suivi dans ses conneries, l’entraînant dans les tiennes en grandissant. Il y avait eu les premiers amours, les défis à la con, la séparation quand tu étais parti une année en France mais aujourd’hui, tu pouvais dire sans mal que toutes les épreuves traversées par votre amitié vous avait permis d’en sortir grandi. A la fois individuellement et dans votre dynamique. Et au milieu de cette amitié, il y avait eu Olivia. Tu avais vu Jacob tomber amoureux et tu n’avais pas essayé de le retenir malgré tes réticences. Cela n’avait rien à voir avec Olivia que tu avais rapidement rencontrée et qui t’avait parue très sympathique. C’était dû à ton histoire personnelle et l’incapacité de croire que tout pouvait se dérouler aussi facilement. Pourtant, rien n’était venu se mettre sur leur chemin. Pas la lassitude de la plupart des couples, pas une trahison, rien. Leur amour les avait portés jusqu’au mariage et tu avais été le spectateur de cette magnifique histoire, apprenant tous les jours un peu plus à connaître celle qui partageait la vie de ton ami. Mais aujourd’hui, de ce bonheur grisant, il ne restait que des vestiges. Il restait Olivia d’un côté, Jacob de l’autre, tous les deux incapables de se retrouver et au milieu, il y avait cette maison dans laquelle ils étaient obligés de se croiser. Tu n’étais rentré de Paris que depuis un mois quand l’accident a eu lieu. Tu t’en souviens comme si c’était hier. Le coup de téléphone paniqué de ton ami, la course vers l’hôpital et le choc … Cela faisait quelques mois à peine que Margot venait de perdre sa fille et tu ne t’étais toujours pas remis de cette nouvelle là. Pourquoi fallait-il que ces couples heureux se voient arracher la perle de leurs yeux ? A partir de cet instant, tu avais assister à ce que tu avais pensé impossible auparavant, à l’éloignement de ce couple si uni et amoureux, à leur souffrance chacun de leur côté alors qu’ils étaient incapables de se retrouver. Les tentatives de Jacob étaient restées vaines et Olivia s’éloignait un peu plus de l’homme qui n’attendait qu’une chose, qu’elle rentre à la maison. Alors, plus d’un an plus tard, tu faisais de ton mieux pour soutenir ton ami en ayant l’impression de n’en faire jamais assez.
« Salut Marius. » La voix d’Olivia te ramena dans le présent. Tu avais l’impression de replonger dans un souvenir lointain car tu n’avais pas entendu le son de sa voix depuis très longtemps. Trop longtemps. En temps qu’ami de Jacob, tu avais fini par te dire qu’elle ne souhaitait pas te voir et que c’était mieux ainsi. Pourtant, pour une raison qui t’échappait, elle était en train de prendre place en face de toi ce soir. Tu ne pus t’empêcher de te dire qu’elle devait vouloir quelque chose car si ce n’était pas le cas, tu ne voyais pas de raison pour qu’elle s’éternise. Pour détendre l’atmosphère et parce que tu voulais faire comprendre à la jeune femme devant toi que tu n’étais pas une personne hostile, tu fis une petite blague sur ta présence dans le bar de l’hôtel : « Ils avaient l’air pourtant conquis, tu devrais songer à une reconversion. » Un sourire se dessina sur ton visage, amusé. Dans d’autres circonstances, tu lui aurais fait remarquer que pour le savoir, c’était qu’elle avait dû t’observer du coin de l’oeil depuis un moment car cela faisait plusieurs minutes que tes camarades t’avaient quittés te laissant seul, dans tes pensées avec ton verre de vin. Tu gardais ta bouche fermée cependant, c’était mieux de laisser les banalités se terminer au plus vite. Alors que le silence s’installait, tu finis par lui demander ce qu’elle faisait ici. « Par ici, un collègue que j’estime part à la retraite dans quelques jours. Il a tenu à nous faire ses adieux dans un cadre un peu plus chaleureux que la salle de pause lugubre du deuxième étage. » Tu n’avais pas vraiment prêté attention à ce qu’il se passait dans le bar quand tu y étais entré mais il y avait du monde et un petit attroupement vers la direction qu’elle t’indiqua. Tu pris une gorgée de ton vin avant qu’elle n’ajoute : « À ta table, je n’en sais encore trop rien pour tout t’avouer. » Tu avais du mal à croire qu’elle ne savait pas pourquoi ses pas l’avaient menés vers toi. Mais tu avais appris en questionnant tes élèves qu’une approche frontale n’était pas souvent une bonne stratégie pour faire parler les gens. Alors si Olivia ne voulait pas te dire ce qui l’amenait à ta table tout de suite, tu avais le temps de la laisser y arriver. « Tu m’y acceptes quand même ? » C’est en levant un sourcil que tu la regardais s’installer avant même que tu n’aies pu lui répondre. Cela n’avait aucune importance, tu ne comptais pas lui dire non de toute manière. « Très volontiers, si tu as besoin d’une pause. Je ne connais aucune blague sur les policiers et encore moins ceux qui partent à la retraite. » Affirmas-tu avec un sourire. Tu présumais savoir pourquoi elle se trouvait en face de toi mais ce n’était qu’une illusion. Toi, tu avais envie de savoir pourquoi elle trompait son mari qui l’attendait chez eux pour qu’ils puissent tous les deux affronter la terrible épreuve que la vie avait mise sur leur chemin. Mais tu n’allais pas non plus poser cette question. Même si tu aurais préféré ne jamais savoir qu’Olivia visitait le lit d’autres hommes, tu ne comptais pas lui faire de reproches. La vie était bien trop compliquée pour que tu te le permettes et tu ne connaissais pas assez Olivia et ce qu’elle traversait pour lui faire des leçons de morale. Toutefois, elle devait savoir le mal qu’elle faisait à son mari avec ce comportement, même si pour l’instant ce dernier n’en savait rien du tout. Et tu ne comptais pas lui faire encore plus de peine, la situation était déjà bien assez difficile comme ça. « J’ai l’impression que l’on ne s’est pas vu depuis longtemps … Comment vas-tu ? » Question banale à laquelle Olivia répondra de manière toute aussi banale ou ne répondra rien mais c’était une manière comme une autre de briser la glace car tu te rendais compte qu’à part son adultère et son métier, tu ne savais plus rien d’Olivia Marshall. « C’est peut-être la première fois depuis que l’on se connaît que nous sommes en tête à tête. » Constat qui permettait de meubler le silence mais qui n’en restait pas moins vrai. Jacob avait toujours été là ou d’autres amis si l’occasion de se retrouver était plus festive. Olivia était avant tout la femme de Jacob, tu n’avais jamais vraiment cherché à lui donner un autre titre que celui-là et elle devait certainement te surnommer l’ami de Jacob. Des connaissances tout au plus mais Olivia tenait dans ses mains, sans le savoir, la possibilité d’un bonheur retrouvé pour Jacob car tu en étais persuadé, ton ami ne pourra retrouver le sourire et un peu de bonheur que s’il la retrouve elle, son âme soeur.
Olivia Marshall & @Marius Warren (juillet 2019) ✻✻✻ Dans son sourire volontaire comme dans le mien, inapparent, s’égarant sur nos visages mais ne manquant pas de s’y étouffer, une faille et une réserve y étaient perceptibles. Je tirais à peine le fauteuil du lounge pour m’y laisser m’asseoir avec une assurance presque désinvolte, le dos droit pour ne pas rencontrer le dossier, mes doigts fins et tièdes acceptant de délaisser mon verre, allié de ce soir et des autres, sur la table nous séparant pour résister à l’envie de le finir sur le champ et devant témoin. Et quel témoin, pensais-je silencieusement en laissant mon regard s’attarder sur le visage familier de Marius en face de moi. Je songeais déjà, et sans le laisser paraître, à ce qui allait suivre, à ce que je venais d’accepter d’enclencher en me rendant jusqu’à lui, en délaissant pour la première fois depuis des mois ce rituel de courtoisie établi par ma faute, sans aucun doute, sans qu’il n’ait cherché à s’y opposer, écopant ainsi de toute l’amertume de ma reconnaissance. « Très volontiers, si tu as besoin d’une pause. Je ne connais aucune blague sur les policiers et encore moins ceux qui partent à la retraite. » Courtois, oui, semblait être devenu le mot le plus adapté pour décrire ce qui nous rassemblait désormais. Et nous n’avions jamais été intimes, étant avant tout l’ami le plus proche de Jacob, mais rien de cette nouvelle dynamique ne semblait pourtant se rapprocher de l’entente plus informelle et plaisante nous liant autrefois. Aucun indice, ce soir encore, de notre précédente relation ne se manifestait dans nos agissements respectifs et j’inclinai lentement la tête en appuyant mes avant-bras sur le bord de la table. « Me voilà soulagée. » acceptai-je de répondre à la suite, le sourire invisible aux commissures de mes lèvres mais perceptible, bien que caustique, au fond de mon regard alors que je me pliais une nouvelle fois aux convenances de nécessité. J’aurais pu comprendre toute réserve de sa part comme la mienne n’avait fait qu’accueillir chacune de ses tentatives précédentes. J’aurais pu comprendre un départ prématuré et aux raisons justifiables et à la hauteur de la politesse qui était la sienne mais, devais-je l’avouer, je venais de lui ôter bon nombre de ses possibilités en prenant place sans attendre son accord. Et pourquoi donc ? Des mois déjà que ma volonté de m’éloigner de tout visage autrefois familier semblait porter ses fruits. Des silences comme seuls destinataires des mains tendues dans ma direction, garants de mon incapacité à percevoir ou accepter le moindre signe d’attention ou de sympathie à mon égard. Je ne cherchais pas celle de Marius non plus, ce soir encore. Sans doute s’en apercevrait-il bien assez vite si ce n’était pas déjà le cas, l’expression sur mon visage insondable, comme un fragment de moi-même ne suffisant pas à déchiffrer le résumé des chapitres précédents.
Ma gorge se serra, suppliante presque de pouvoir exhaler les effluves empoisonnés d’une fumée qui tardait à venir et j’entrecroisais mes doigts sur le bois verni de la table pour leur ôter l’illusion d’une cigarette convoitée. « J’ai l’impression que l’on ne s’est pas vu depuis longtemps … Comment vas-tu ? » Bien, très bien. J’inspirai avec retenue sans rien laisser paraître alors que mon regard se chargeait d’attraper le sien sans ciller, inclinant lentement la tête car il me paraissait clair qu’il ne désirait pas savoir, pas réellement, se pliant simplement à la clause d’affabilité étant la sienne. Mal, très mal. Peu importait la réponse dans le fond, aucune des deux ne franchirait la barrière de mes lèvres car je ne les y autorisais plus, par orgueil sans aucun doute. Par crainte, peut-être, de laisser transparaître la moindre ébauche de sincérité susceptible de trahir le reste, faisant éclater de manière insidieuse le mur dérisoire construit avec tant d’ardeur entre moi et les autres. « J’ai cru comprendre t’avoir raté à la maison il y a quelques semaines, oui. » Quelques mois, quelques semaines, quelques jours. Je n’en savais trop rien en vérité, toutes les possibilités me paraissaient possibles. Je me souvenais des mots de Jacob ce matin-là, m’indiquant la visite de Marius le soir-même sans que je n’arrive à déceler dans son intonation son espoir de me voir rentrer ou un simple désir de m’informer pour rompre le silence avant que je ne parte pour la journée. Peut-être y avait-il eu d’autres occasions depuis sans que je ne le sache. La notion du temps m’importait peu, tout comme celle des personnes invitées au sein de notre maison que je fuyais avec application. « Je n’y passe qu’en coup de vent en ce moment, le travail me prend beaucoup de temps. » Il le savait déjà, ou l’avait deviné, m’autorisant ainsi à prononcer ces quelques mots naturellement, justifiant l’ensemble de mes absences pour raisons purement professionnelles. La majorité s’en retrouvait concernée, le reste demeurant sous un silence placide. « Rien que tu ne puisses pas comprendre de toute évidence … » renchéris-je en laissant mon regard décrire un arc de cercle autour de nous pour désigner sa présence également en cette heure tardive au sein de l’un de ces lieux.
J’ignorais, à vrai dire, ce qu’il était capable de saisir exactement, les informations en sa possession, ce que Jacob se laissait aller à lui confier ou non. J’ignorais ce qui traversait le fond de ses pensées lorsqu’il m’observait de ce regard intelligent apprécié il n’y a pas si longtemps, indiscernable aujourd’hui et m’empêchant de m’y fier totalement. Plus qu’à celui des autres puisque te voilà en train de l’accepter. Je l’entendais, cette voix, me souffler sa logique. Je l’entendais sans l’accepter totalement, ou pas encore, acceptant simplement de me plier à ce besoin m’ayant étreint en l’apercevant de longues minutes auparavant à quelques mètres de moi, celui de rejoindre l’ami de Jacob comme s’il m’était possible, ainsi, de me rapprocher de celui que je ne cessais de délaisser. « C’est peut-être la première fois depuis que l’on se connaît que nous sommes en tête à tête. » Je haussai un sourcil comme pour chercher, dans le fond de ma mémoire, une anecdote susceptible de le contredire pour le principe mais aucune ne me vint sans surprise. Il avait sans doute raison et je laissais échapper un sourire vague en ne résistant pas cette fois-ci à porter le verre à mes lèvres pour ressentir l’âpreté du whisky contre mon palais. Je hochai la tête lentement et silencieusement en reposant le verre sur la table, laissant ses mots se répandre dans l’air surchargé des constats que nous semblions tous deux posséder, des interrogations que nous ne nous laisserions pas nous poser sans préambule. La première fois, oui, la femme de semblant résonner dans son esprit comme le meilleur ami de dans le mien. Peut-être était-ce à quoi avait-il pensé en premier également en me voyant approcher jusqu’à lui : le visage de mon mari, sa stature reconnaissable et sa force tranquille. Sans doute oui, sans que ce constat ne me dérange, bien au contraire. Je l’espérais aussi proche de Jacob aujourd’hui que je n’avais travaillé pour m’en éloigner. Je l’espérais à l’écoute puisque je ne semblais plus capable de l’être, présent à ses côtés puisque je ne lui laissais que le vide de mon absence. « Tu l’as vu récemment ? » laissai-je finalement échapper simplement, le ton démuni de toute hâte puisque j’avais pris mon temps avant de décider ce qui me paraissait le plus naturel de demander, le plus susceptible d’obtenir réponse sans attendre de sa part qu’il ne trahisse quoique ce soit. Jacob. Je n’avais pas besoin de le préciser puisqu’il était là, présent entre nous deux sans que nous n’eussions besoin de l’évoquer par son nom, éveillant en moi ce désir de me défaire, de m’éloigner, de ne pas savoir tout en sachant, toujours, tout en pensant à lui, toujours.
Certains à ta place seraient en train de pointer du doigt, d’accuser, de reprocher. Tu sais que ce n’est pas la bonne approche et tu ne te sens pas en position de faire la morale à qui que ce soit. Oui, Olivia faisait profondément souffrir ton ami. Mais avais-tu besoin de le lui dire ? Le peu de fois où ils se croisaient, ne pouvait-elle pas le lire dans ses yeux, le voir se dessiner sur son visage ? Jacob était un homme fort et qui savait cacher son jeu mais si vous le connaissiez bien, le masque tombait avec une facilité déconcertante. Il suffisait de savoir quels signes regarder pour lire le malheur dans lequel il était plongé. Tu ne penses pas l’avoir vu relever la tête depuis l’accident de sa fille et le comportement d’Olivia ne l’aide pas. Sait-il qu’en plus de ne pas être présente, elle le trompe ? Certainement. Aucun homme n’est assez naïf pour penser que sa femme dort à l’hôtel quand elle ne rentre pas plusieurs soirs par semaine. Mais il ne l’avait jamais dit alors peut-être qu’il le savait tout en ne voulant pas tout à fait accepter cette réalité. Peu importe ce qui poussait Olivia à agir ainsi, la femme qui prit place devant toi n’était pas plus heureuse que ton ami. Elle te sembla tout aussi hantée que lui. Tu te rendis compte à cet instant que tu n’avais vu Olivia qu’heureuse et souriante. Elle avait toujours été une hôte charmante quand tu leur rendais visite et une invitée généreuse. Sans savoir pourquoi, te revint en mémoire son sourire de nouvelle maman. Tu avais été la voir à la maternité, presque aussi heureux que Jacob à l’époque et l’air apaisé et le sourire de la jeune femme s’était gravé dans ton esprit. Tu avais du mal à croire que c’était la même personne qui était assise en face de toi aujourd’hui. Les traits tirés et fatigués, Olivia n’était pas en forme mais tu n’allais pas le lui faire remarquer. Pourquoi fallait-il qu’ils souffrent tous les deux de leur côté plutôt que de s’épauler pour avancer et commencer à guérir ? Tu ne comprenais pas et tu ne comprendrais peut-être jamais. Tous les tords n’étaient pas chez Olivia mais tu étais habitué depuis déjà plus d’un an au récit des diverses tentatives de Jacob pour engager la conversation, le dialogue. Des tentatives qu’il n’avait plus la force de mettre en oeuvre pour l’instant, préférant reprendre des forces pour se relancer plus tard, refusant encore et toujours d’abandonner. « Me voilà soulagée. » C’est presque un soulagement que de voir le début d’un sourire naître sur les lèvres d’Olivia. Enfin, un sourire est un bien grand mot mais tu espères qu’elle a au moins apprécié ta tentative de briser un peu la glace. Avoir Olivia en face de toi te semble complètement fou parce que tu avais l’impression qu’elle avait passé son temps à t’éviter. Certainement pas plus que d’autres mais tu ne l’avais pas vraiment vue depuis des mois. Par contre tu entendais parler d’elle très régulièrement et pas toujours dans des circonstances auxquelles tu t’attendais … Tu as bien conscience qu’en lui demandant comment elle va, tu n’auras pas une réponse honnête. Tu n’es pas certain d’en attendre une mais il faut bien essayer de lancer la discussion, essayer de parler de quelque chose. Et à part le boulot d’Olivia et sa vie avec Jacob, tu ne savais rien sur la jeune femme. Elle comprit ta tentative du moins, c’est ce qu’elle te laissa entendre quand elle te répondit : « J’ai cru comprendre t’avoir raté à la maison il y a quelques semaines, oui. Je n’y passe qu’en coup de vent en ce moment, le travail me prend beaucoup de temps. Rien que tu ne puisses pas comprendre de toute évidence … » S’il y avait une chose que tu pouvais comprendre, c’était le fait d’avoir un métier prenant. Laisser le travail prendre de plus en plus de place dans ta vie était quelque chose que tu avais vécu mais tu en étais arrivé là parce que personne ne t’attendait dans ton loft. Quand tu pousseras la porte, le silence et l’obscurité seront tes seuls compagnons. Et ce soir, quand tu te glisseras dans ton lit, il sera froid et vide. Olivia avait quelqu’un qui l’attendait, tous les soirs dans cette maison qui fut un foyer heureux. Alors il arrivait à tout le monde de rentrer tard de temps en temps, un peu plus souvent quand une affaire ou un dossier vous occupait mais jamais autant que cela. De toute manière, tu savais que son travail n’était pas la cause de ses absences répétées, c’était une autre vérité implicite que vous connaissiez tous les deux. « Il y a toujours un moment où il n’y a jamais assez de travail, où ce n’est pas suffisant. Crois-moi, ça aussi je le sais d’expérience. » Le travail avait été salvateur pour toi à une époque, t’avait empêché de trop penser à Alice et à Tommy mais il était vite devenu insuffisant. Il y avait eu l’alcool et la dépression naissante et puis tu avais ressorti la tête de l’eau. Ton boulot était la meilleure béquille que tu n’aies jamais eu mais il ne pouvait pas tout remplacer, tu l’avais appris de manière brutale. Toutefois, c’était un échappatoire, le temps de se persuader que tout va bien, que l’on gère la situation.
La remarque que tu fis par la suite te surprit toi-même. Tu fis cette réalisation sans vraiment la chercher, sans qu’elle soit préméditée. Mais elle était bien réelle. Olivia et toi n’étiez pas habitués aux têtes à têtes et cela se ressentait profondément alors que vous aviez du mal à trouver des sujets de conversation et à savoir quoi dire. Jacob avait toujours été le sommet de ce triangle que vous formiez sans réellement l’apercevoir. Et encore ce soir, malgré son absence, il était là, entre vous. Alors tu aurais peut-être dû t’y attendre mais tu fus totalement surpris quand elle te demanda : « Tu l’as vu récemment ? » Tu la regardais hébété, n’arrivant pas à croire que ces mots venaient de sortir de sa bouche. Elle te demandait réellement si tu avais vu Jacob récemment ? Il était difficile pour toi de comprendre comment elle pouvait se soucier de son mari, engager la conversation avec toi à ce sujet alors qu’il suffirait qu’elle rentre chez elle et qu’elle lui parle tout simplement. Car derrière cette question s’en cachait beaucoup d’autres. Mais surtout, elle venait de te faire comprendre qu’elle n’était pas aussi indifférente que son comportement le laissait penser et que peut-être, Jacob s’accrochait à quelque chose de tangible. Pour lui, tu l’espérais de tout coeur. « Oui je l’ai vu. Je suis allé le sortir de l’agence pour prendre un verre. J’essaie de le voir quand je peux. » Le fait que tu n’aies personne dans ta vie et que la seule contrainte que tu pouvais avoir été ton travail te permettait d’être assez libre pour t’adapter aux contraintes de Jacob. Mais il était important pour toi de le voir régulièrement pour t’assurer qu’il n’est pas en train de s’enfoncer encore plus dans quelque chose dont il ne pourra plus se sortir. Et au fond de toi, tu as terriblement peur qu’il finisse par être tenté par l’irréparable, des fois seule solution aperçue au bout d’un tunnel. Jacob était plus fort que cela mais combien de temps encore pouviez-vous espérer qu’il tienne ? « Je suis surpris que cela t’intéresse. » Lui dis-tu en toute honnêteté. Ce n’était pas un reproche, plutôt un constat. Tu avais du mal à associer les paroles d’Olivia et ses actes, tu n’arrivais pas à les relier et les comprendre mais peut-être qu’ils lui semblaient raisonnables voilà pourquoi tu ne voulais pas la juger, loin de là. « Qu’est-ce que tu veux savoir ? » Finis-tu par lui demander. Parce que tu as enfin compris ce qui l’a amenée en face de toi. Tu le vois dans ses mouvements mesurés, son regard inquisiteur mais pas trop. Ce qu’elle cherche ce sont des informations, des informations qu’elle ne veut pas ou ne peut pas recueillir toute seule. Tu ne lui promets pas de répondre à ses inquisitions, après tout, elle répond peu aux tiennes mais tu lui permets au moins de poser ses questions.
Olivia Marshall & @Marius Warren (juillet 2019) ✻✻✻ Je me posais la question ; s’il avait été le premier à me voir, si je ne l’avais pas remarqué, moi, parce que j’étais ainsi, parce que mon regard sondait une pièce avant même que je n’y pénètre totalement, s’attardant sur les détails les plus insignifiants aux yeux des autres mais s’imprégnant en moi comme une déformation professionnelle que je ne cherchais pas à arranger : se serait-il levé pour m’approcher comme je l’avais fait ? Je n’avais pas l’air de l’ennuyer particulièrement mais je ne pouvais mentir et ignorer le fait que, la situation inversée, sans doute n’aurais-je pas résisté à l’instinct devenu le mien d’éconduire toute personne susceptible d’interrompre ma routine solitaire et désabusée de ces nouvelles fins de soirées. Je m’y opposais en sachant pourquoi, répugnant presque à me heurter, plus souvent que je ne l’aurais désiré, à cette lueur de compassion dans le regard, ce sourire bienveillant et cette poignée de main apposée, toujours, à un moment ou à un autre, sur l’avant-bras ou sur l’épaule, supposée nous insuffler la force nécessaire pour ne pas perdre totalement espoir. Je détournais le regard car cela n’était pas ce que je voulais voir, car je n’avais pas la force nécessaire pour introduire ces reliefs dans ce schéma construit avec attention, ce schéma qui excluait tout ce qui était susceptible de l’altérer, de le rendre moins dur, précis. Moins accablant et définitif. Pourquoi aurais-je aimé que cela s’atténue, n’est-ce pas ? June n’était plus là ; voilà ce qui demeurait accablant, définitif. Voilà ce qui n’avait pas à être adouci car elle ne reviendrait pas. Et Marius était là, à présent, celui-là même que j’avais évité comme tous les autres car il payait une faute qui n’en était pas une. Celle d’avoir su jouer jusqu’au bout le rôle de l’ami, celui de mon mari, de celui que j’avais apprécié également sans avoir à me donner le moindre mal, d’oncle par procuration au visage bienveillant s’étant toujours penché au-dessus de notre fille, dès son plus jeune âge. J’ignorais s’il pouvait se rendre compte à quel point rien de tout cela n’était facile pour moi, à quel point me retrouver face à lui pouvait encore m’être douloureux malgré la dernière année écoulée, à quel point je ne pouvais me résoudre à lui sourire en le croisant chez nous lorsque tout me donnait encore envie de m’y effondrer. S’il pouvait comprendre qu’il n’y avait qu’ici, finalement, que je pouvais m’installer face à lui sans avoir envie de lui reprocher maintes et maintes choses n’étant pourtant pas de son fait, à lui comme à tous les autres. Qu’il n’y avait qu’ici parce qu’il était toujours plus facile de s’approprier un endroit neutre, l’un de ceux au sein desquels je venais me perdre de plus en plus régulièrement, sans saveur particulière, sans souvenir d’une vie enfuie et qui ne reviendrait pas. Ici, au moins, je n’étais que n’importe quelle flic blasée accrochée à son verre de whisky. Et il était n’importe lequel de ces hommes fatigués mais souriants puisqu’il s’agissait de donner le change lorsqu’une femme s’invitait à leur table. Sauf que ce n’était pas tout à fait vrai, n’est-ce pas ? Bien sûr que non mais cela m’avait permis de l’aborder déjà, le plus ardu restant désormais à venir. « Il y a toujours un moment où il n’y a jamais assez de travail n’est pas suffisant. Crois-moi, ça aussi je le sais d’expérience. » Rien n’avait été facile pour lui non plus, certaines confidences de Jacob me revenant à l’esprit alors qu’il prononçait ces quelques mots. Je le savais honnête, ainsi, ne cherchant pas la connivence là où celle-ci n’avait pas lieu d’être. Je pouvais l’imaginer, lui aussi, chercher l’oubli jusqu’à l’épuisement, espérer le rencontrer au détour d’un dossier un peu plus prenant, un peu moins familier. « Je n’en manque pas, de mon côté. » répondis-je tout de même, balayant ainsi les inquiétudes à peine formulées qu’il semblait vouloir me faire entendre. J’étais déjà consciente du risque qu’il y avait à prendre conscience, trop tard et par temps de solitude, que l’acharnement professionnel n’avait fait que nous éloigner au plus loin des nôtres, au plus loin de nous même.
Peut-être était-ce là le risque que j’étais prête à trouver plus qu’à courir, craignant plus que tout que la violence de ce besoin ne ferait que me conduire très loin de l’homme que j’aimais, incapable néanmoins de me contraindre à faire marche arrière malgré la logique des raisonnements ou les conseils avisés. Ce n’était pas ces derniers que j’espérais recevoir de lui, pas la première non plus que je voulais entendre de ses lèvres. Je ne voulais rien, d’ailleurs, s’il fallait être exact. Rien de ce qui m’amenait face à lui ou de ce qui me poussait à poser ma première question ne relevait de l’ordre d’un désir quelconque mais d’un besoin. J’avais besoin d’entendre Jacob au travers de Marius. J’avais besoin de retrouver cette sensation, même infime, même éphémère, même trompeuse, de pouvoir approcher mon mari, le sentir, le comprendre, le retrouver sans qu’il n’ait à le savoir, sans qu’il ne prenne ce besoin comme une promesse que je n’étais plus en état d’honorer par la suite. J’avais besoin de lui ; j’avais toujours eu besoin de lui ; mais me montrais incapable de le lui montrer aujourd’hui. « Oui je l’ai vu. Je suis allé le sortir de l’agence pour prendre un verre. J’essaie de le voir quand je peux. » C’est bien. Ça l’était, n’est-ce pas ? Que pouvais-je en savoir, après tout. Quelle sorte d’approbation ou son contraire étais-je en droit d’apposer sur quoique ce soit aujourd’hui lorsque chacun de mes actes me semblait condamnable depuis de trop nombreux mois. « Je suis surpris que cela t’intéresse. » Condamnable, oui. Mais pas par lui, songeais-je alors que le sens de ses mots effleura mon esprit pourtant étonnamment indulgent. Marius n’accusait pas, soulevait uniquement, paraissait réellement surpris alors que je laissais mon regard rencontrer le sien. « Tu as l’air. » Je clignai des paupières puis les plissai, suspendant ma main qui tenait mon verre avant qu’il n’atteigne mes lèvres. Je le reposais sur la table sans le lâcher, haussant lentement les épaules sur lesquelles mes cheveux vinrent se fondre, me protégeant sans doute d’un quelconque jugement lorsque je me laissais aller à énoncer ce qui aurait dû rester évident, ce qui l’était. « Ça ne devrait pas, c’est mon mari. » Ce que je trahissais pourtant, chaque jour, en refusant de le retrouver, en refusant de lui redonner cette place car je me montrais incapable de la dissocier de l’autre lui ayant été arrachée, celle du père de notre fille.
Ça ne devrait pas, non. Mais il avait tous les droits finalement d’être surpris et, malgré la mauvaise foi dont je faisais preuve en répliquant ainsi, j’espérais au fond qu’il soit capable de discerner ce qu’il y avait d’enfoui, ce que je ne me laisserais pas aller à évoquer moi-même. « Qu’est-ce que tu veux savoir ? » Un sourire sans joie vint se dessiner sur mes lèvres avant de s’estomper sans doute tout aussi rapidement, tristement amusé peut-être d’être aussi prévisible ou le félicitant au contraire d’avoir su lire en moi. Tout. J’avais toujours voulu tout savoir de lui, après tout. C'était encore le cas, il n’y a pas si longtemps ; il y a de cela une vie. « Rien que tu ne penses pas devoir me dire. » m’entendis-je pourtant souffler en déliant mes doigts de mon verre, la voix calme, presque basse si l’on venait à la comparer aux éclats de rire de la table voisine. « Je respecte le fait qu’il y ait des choses que tu ne veuilles pas trahir, des confidences peut-être auxquelles je n’ai pas ma part. » Je fronçai les sourcils imperceptiblement, reconnaissant ce à quoi il était pourtant douloureux de faire face, jour après jour, chaque nouveau où je ne parvenais pas à retrouver ma place auprès de lui nous condamnant un peu plus à cette vérité. « Ce n’est pas un reproche, j’en suis sûrement la première responsable … Et ça me rassure, en un sens, qu’il ait quelqu’un comme toi à ses côtés. » Je relevai mon regard dans le sien en inspirant avec mesure, le coude apposé sur la table et la pulpe de mon index venant effleurer une seconde ma lèvre inférieure, songeuse peut-être car l’incompréhension de Marius était concevable et s’intensifierait sans doute au fil de mes mots tant ceux-ci lui paraitraient évidents mais ils ne l’étaient pas. Plus aucun ne l’était désormais, nous concernant, Jacob et moi. « Je suppose que j’aimerais simplement savoir … comment il va. » Quelle réponse espérais-je obtenir en me laissant aller à cette simple interrogation ? Bien, je voulais qu’il aille bien. J’avais besoin qu’il aille bien, mais cette réponse, comme pour moi, sonnerait faux, mensongère. La vérité, dans ce cas, celle qui me rapprocherait de lui, peu importe son coût. M’aviser de le lui demander moi-même brûlerait sans doute les lèvres de son ami et je l’épargnais d’un conseil que je ne saurais suivre : « Comme je te l’ai dit, ce n’est pas facile pour moi d’être à la maison en ce moment. » Je reprenais nos mots prononcés il y a quelques instants, les dévêtais de leurs justifications inutiles pour en revenir à leur sens premier, brut, honnête : ce n’était pas facile, non, et rien ne me paraissait plus injuste que de ne pas parvenir à guérir auprès de celui que j’aimais, forcée à panser mes plaies ailleurs que dans ses bras.
Le travail comme échappatoire … Voilà un scénario que tu connaissais à la perfection. Ton métier d’enseignant à l’université t’avait permis d’échapper de nombreuses fois à la réalité qui t’entourait. Tu avais arrêté de compter le nombre de fois où tu t’étais réveillé sur le canapé de ton bureau, entouré de devoirs d’élèves ou de premières versions de thèses. Tu t’étais même mis à garder des vêtements de rechange dans ton bureau pour que personne ne le remarque. Mais ça, c’était avant. Depuis ton retour à Brisbane, tu étais toujours aussi pris par ton métier mais tu ne le laissais pas prendre autant de place. Même si tu ne voyais toujours que très rarement Moïra, même si Beth te parlait à peine, tu ne voulais pas retomber dans ce cercle vicieux. Alors le soir, quand tu voyais les personnes nettoyer les locaux, tu savais que c’était ton heure. Ta vie ne s’était pas réellement améliorée depuis que tu avais pris ce nouveau rythme mais au moins, tu n’avais plus l’impression de ne faire que travailler, tu n’avais plus la force, ni l’envie de le faire de toute manière. Aujourd’hui, ce besoin de se plonger dans leur travail était peut-être la seule chose que Jacob et Olivia partageaient. Tous les deux essayaient d’oublier leurs soucis en se plongeant dans le travail. Pour Olivia, tu savais qu’elle se laissait également aller dans les bras d’autres hommes mais c’était un détail sur lequel tu refusais de t’arrêter. La souffrance de Jacob était déjà bien assez grande pour que tu ne lui rajoutes une telle confession sur les épaules. « Je n’en manque pas, de mon côté. » Tu hoches la tête, acceptant cette réponse sans ajouter un commentaire. Tu sais qu’Olivia a compris ce que tu essayais de lui dire et tu n’es pas surpris qu’elle ne veuille pas l’entendre. Cela ne fait qu’un an que sa fille a disparu, bien sûr qu’elle ne manque pas de travail. Toi, cela faisait quinze ans que tu essayais d’oublier, tu avais eu le temps de te fatiguer. Mais tu restais persuadé que sur le long terme, ce n’était pas la solution et tu espérais qu’Olivia ne se réveillerait pas trop tard de cette période car, même si son travail était important pour elle, l’était-il assez pour qu’elle ne se retrouve plus qu’avec ce dernier au bout du tunnel ?
Parce que tu n’avais jamais connu Olivia sans Jacob, que tu n’avais jamais réellement eu de conversation avec la belle brune en dehors de son mari, il était évident qu’il allait faire son apparition dans votre échange. Cette soirée était pour toi remplie de surprises car tu ne t’étais pas attendu à ce qu’Olivia soit celle qui lance le sujet. La surprise s’était naturellement dessinée sur ton visage car tu ne pensais pas qu’elle viendrait te parler de Jacob. Tu trouvais cela un peu gros quand même vu qu’elle passait son temps à le fuir et le tromper si tu en croyais les dires de ton collègue. Mais pourtant, la réalité était bien celle-là, Olivia te demandait si tu avais vu Jacob récemment. Lui mentir ne te traversa pas l’esprit et il se trouvait que tu voyais son mari régulièrement. Inconsciemment, il était important pour toi de lui dire que Jacob n’était pas seul, que tout le monde ne l’avait pas abandonné. Pas comme elle en quelques sortes. Mais sa question te laissait penser que le comportement d’Olivia ne reflétait pas très bien ce qu’elle ressentait encore pour son mari. « Tu as l’air. » Pouvait-elle réellement être étonnée de cela ? Avec le comportement qu’elle te donnait à voir depuis un an ? Tu ne la jugeais pas, tu ne savais pas comment tu réagirais à sa place mais elle devait s’attendre à ce que vous interprétiez ce comportement comme du désintérêt. « Ça ne devrait pas, c’est mon mari. » Tu levais un sourcil en l’entendant prononcer ces mots. Elle se fichait de toi ? Elle n’en avait pas l’air en tout cas … Bien sûr que Jacob était son mari mais tu ne savais pas s’il avait encore droit à ce titre en dehors du papier qu’ils avaient signé à leur mariage. « Il paraît en effet. » Dis-tu en haussant les épaules. Tu te demandais souvent comment ils n’avaient pas encore divorcé et même si tu ne donnais jamais ton opinion à ce sujet, tu savais que certaines personnes de l’entourage de Jacob lui avaient fait comprendre qu’il avait assez attendu. Mais Jacob était quelqu’un de déterminé et de têtu, s’il était persuadé qu’Olivia pouvait lui revenir, il ne laissera pas tomber. « Tu as une drôle de manière de le montrer. » Cela, elle ne pouvait pas le nier. Même si elle ignorait que tu savais pour ses infidélités, ce que tu savais de son comportement suffisait à être condamnable. Mais encore une fois, tu essayais de rester le plus neutre possible parce qu’Olivia était une femme hantée par ses démons, par sa souffrance et cela vous amène à faire des choix peu rationnels la plupart du temps.
Décidant de ne pas tourner autour du pot bien longtemps, tu finis par lui demander ce qu’elle désirait savoir. Parce qu’il était clair désormais pourquoi elle était venue te voir. Oh elle aurait pu t’éviter, elle l’avait fait à merveille ces derniers mois alors une fois de plus ou une fois de moins … Mais elle était venue, c’était elle qui s’était approchée alors cela voulait forcément dire quelque chose. Ta question ne la surprit pas et tu fus soulagé qu’elle ne cherche pas à nier que c’était ce qu’elle était venue chercher. Tu n’avais pas envie de jouer à ce jeu avec elle. « Rien que tu ne penses pas devoir me dire. Je respecte le fait qu’il y ait des choses que tu ne veuilles pas trahir, des confidences peut-être auxquelles je n’ai pas ma part. Ce n’est pas un reproche, j’en suis sûrement la première responsable … Et ça me rassure, en un sens, qu’il ait quelqu’un comme toi à ses côtés. » Cela te rassure de l’entendre dire ça mais tu n’avais pas du tout eu l’intention de trahir ton ami de toute manière donc elle aurait dû s’accommoder de tes réponses peut-être vagues et pas toujours très précises. Oui tu étais là pour Jacob mais ce n’était pas de toi dont il avait besoin. Pas uniquement de toi en tout cas. Quand tu passais à l’improviste chez eux et qu’il ouvrait la porte, tu voyais la déception dans son regard quand il ouvrait et que c’était toi et pas Olivia. Mais cette réponse ne répondait pas à la tienne. Que voulait-elle savoir exactement ? « Je suppose que j’aimerais simplement savoir … comment il va. Comme je te l’ai dit, ce n’est pas facile pour moi d’être à la maison en ce moment. » Comment il va ? Comment pensait-elle qu’il allait ? Jacob n’allait pas bien, c’était un constat que n’importe quelle personne avec des yeux pouvait faire. Il s’enfermait dans son travail, ne souriait plus comme avant et s’enfermait dans une culpabilité que les absences d’Olivia ne faisaient qu’accentuer. Oui, elle avait perdu sa fille mais lui aussi. Et il avait été au volant ce soir-là. C’était un accident mais cela ne servait à rien de le répéter à Jacob, une partie de lui s’en voudra toujours. Alors non, il ne va pas bien et encore, il ne sait pas tout ce à quoi Olivia occupe son temps quand elle n’est pas à la maison. Même s’il doit s’en douter à force de ne pas la voir rentrer. « Comment penses-tu qu’il va Olivia ? » Ne pus-tu t’empêcher de lui demander en secouant la tête. Tu pourrais lui mentir, lui affirmer que Jacob se porte comme un charme mais cela la pousserait peut-être à continuer à avoir ce comportement sans queue ni tête auquel tu n’arrivais à attribuer aucune logique. « Comme toi il s’enferme dans son travail pour essayer d’oublier. Jacob est un battant, il n’abandonne jamais alors il essaie de guérir, il essaie d’avancer mais il ne pourra jamais vraiment le faire tant que tu ne seras pas à ses côtés. » Parce que Jacob et Olivia, c’est avant tout une unité. Un bloc dont les deux morceaux ne peuvent pas aller bien l’un sans l’autre. « Alors non, il ne va pas bien mais pouvais-tu t’attendre à autre chose ? Je fais ce que je peux pour l’aider mais ce n’est pas de moi dont il a besoin. » Tu ne demandais plus de nouvelles d’Olivia à Jacob depuis longtemps, tu savais qu’ils passaient des semaines sans se parler et que ce constat, en plus de tout le reste, était ce qui faisait souffrir Jacob plus que tout. « Est-ce que ça t’aide au moins ? De le fuit comme s’il était responsable de tous tes maux ? » Ne pus-tu t’empêcher de demander. Parce que si ce n’était pas le cas, à quoi rimait cette mascarade ?
Olivia Marshall & @Marius Warren (juillet 2019) ✻✻✻ Marius avait l’air surpris de ce que je me permettais de demander, ce que je m’autorisais à laisser percevoir ; ils l’étaient tous lorsque cela arrivait. Peut-être comprenait-il ainsi qu’il y avait finalement plus que ce que je m’acharnais à présenter à chacun, que les remparts érigés tout autour de moi dissimulaient bien d’autres choses que je n’étais pas en état d’assumer au grand jour et surtout, surtout des souvenirs de toutes sortes, comme les pièces du puzzle que j’étais devenu et que personne ne pourrait jamais plus reformer entièrement car j’en avais subtilisé de trop nombreuses pour les cacher, les brûler, les recouvrir de cendres. Il était injuste de le forcer à faire face à celles-ci, à celles qui trahissaient mon besoin de retrouver mon mari, qui ne parvenaient tout de même pas à témoigner du centième de l’amour que je lui portais toujours, que je lui avais toujours porté, qui suffisaient pourtant à le plonger dans le trouble que je pouvais lire sur le visage de Marius parce que cela ne coïncidait pas avec l’image qu’il s’était faite de moi ces derniers mois. Et je m’observais jouer avec les mots au lieu de l’aider à y voir clair, user d’ironie sombre et d’évidences qui n’en étaient plus, lui rendant encore plus difficile la tâche de deviner en quelle matière insolite étais-je faite. « Il paraît en effet. » Ses yeux se plissèrent et, bientôt, les miens en firent de même alors que ses épaules se haussant ne firent que raidir un peu plus mes doigts autour de mon verre. « Tu as une drôle de manière de le montrer. » Il osait, Marius, n’y allait vraisemblablement plus par quatre chemins pour exprimer le fond de sa pensée, cette dernière ne paraissant pas clémente à mon égard, au contraire. Je n’étais pas surprise, dans le fond. Pas surprise qu’il en sache plus qu’il ne l’avait laissé paraître ces quelques fois où nous nous étions croisés sans échanger plus que quelques mots avant que je ne m’esquive. Il savait ; toutes ces fois où je m’étais échappée en laissant son ami, seul, derrière moi. Il savait puisqu’il avait sûrement été celui désigné pour lui tenir compagnie lorsque la solitude s’était faite trop pesante, pour le rassurer lorsque les doutes au sujet de notre mariage s’étaient faits trop menaçants. Depuis quand avait-il décidé d’arrêter ? De le rassurer. Depuis quand portait-il sur moi le regard qu’il me destinait à présent, sévère et critique ? « J’ignorais devoir montrer quoique ce soit. » À qui que ce soit. Je n’eus pas besoin de compléter de la sorte, mon regard vrillé dans le sien s’en chargeant à ma place alors que je luttais contre la fierté qui était la mienne pour ne pas mettre un terme à une conversation que nous n’avions pas encore débuté, qui m’était plus essentielle que je n’étais capable de lui montrer.
« Comment penses-tu qu’il va Olivia ? » Je voulais qu’il me dise qu’il allait bien, qu’il irait mieux, que si l’absence de notre fille ne cesserait jamais de le tourmenter, la mienne ne l’anéantissait plus autant qu’au premier jour parce que je n’étais pas capable de le soulager en revenant vers lui. Je voulais qu’il me mente, finalement, à bien y réfléchir puisqu’il n’avait encore rien dit mais que ses insinuations m’enserraient déjà le cœur à ne plus pouvoir en respirer. « Comme toi il s’enferme dans son travail pour essayer d’oublier. Jacob est un battant, il n’abandonne jamais alors il essaie de guérir, il essaie d’avancer mais il ne pourra jamais vraiment le faire tant que tu ne seras pas à ses côtés. » Mais il était trop tard à présent pour revenir sur mes mots, piégée face à ceux de Marius qu’il ne tentait pas de rendre moins abrupts, moins douloureux à entendre. J’avais tourné le dos au tout ou rien qui gouvernait pourtant nombre de mes décisions ces derniers temps. Je m’étais montrée prête à me contenter d’un petit peu en approchant Marius ; un petit peu de mon mari, un petit peu de ce qui l’animait, de ce qu’il ressentait, de ce qu’il vivait, Marius comme intermédiaire. Voilà ce qui m’avait menée jusqu’à cette table ce soir, imaginant son meilleur ami capable de m’offrir quelques centaines de secondes en plus pour survivre, pour respirer, une poignée d’images pour nourrir ma mémoire, apaiser mon cœur, me souvenir de ce que je délaissais, oublier le manque. Trop facile, Liv. Marius ne le disait pas ainsi mais les mots résonnaient tout de même à mes oreilles. « Alors non, il ne va pas bien mais pouvais-tu t’attendre à autre chose ? Je fais ce que je peux pour l’aider mais ce n’est pas de moi dont il a besoin. » Les phrases s’enchaînaient, les questions également mais je ne les redoutais pas. Après tout, il était légitime de les poser, les rhétoriques également car même elles ne semblaient plus posséder de réponses satisfaisantes. « Est-ce que ça t’aide au moins ? De le fuir comme s’il était responsable de tous tes maux ? » Mes sourcils se froncèrent cette fois-ci, la danse de mes doigts sur le contour de mon verre s’interrompant alors que je remontais mon regard dans le sien, plus froid que je ne l’avais prévu. « Si je te dis que oui, tu perdras ton air moralisateur ou c’est peine perdue et on arrête là ? » Les mots, également, plus tranchants que je ne l’aurais voulu mais pourquoi continuais-je d’en attendre plus de moi, n’est-ce pas ? Ce qui ressemblait à des attaques ne pouvaient qu’éveiller la riposte de ma part, le désir de rappeler les limites ne devant pas être franchies.
Et si Marius était l’ami de Jacob, si son besoin de s’ériger en son défenseur était légitime, si je comprenais qu’il prenne son parti et que je n’en attendais pas moins de sa part, je n’acceptais pas le jugement, de quiconque, que celui-ci soit faussé ou non et je ne savais pas par où commencer pour lui signifier à quel point le sien me paraissait truqué, mutilé. « Si tu penses que je le fuis pour aller mieux, tu ne sais pas de quoi tu parles. Ce n’est pas un problème en soi mais ne fais pas semblant de pouvoir te l’imaginer parce que les jugements qui vont avec ont tendance à me crisper. » Peu importait à quel point mes mots pouvaient sonner durement, ma voix demeurait calme, presque douce, n’ayant pas besoin de plus pour signifier à quel point le sujet que nous abordions enfin demeurait sensible. Marius se trompait en effet, s’il pensait que je me privilégiais, moi, en m’éloignant de la sorte, s’il pensait que le besoin de partir n’était qu’une envie égoïste et non pas un besoin s’étant imposé à la façon d’un lent vertige sur lequel je n’avais eu aucune prise, l’image de notre chute ne cessant ne me hanter à mesure qu’elle nous faisait tomber. Et je savais qu’il disait vrai, le croyais lorsqu’il me racontait la souffrance de Jacob mais ne pouvais m’empêcher de prédire qu’elle pourrait être plus grande, plus dévastatrice si je décidais de donner pour reprendre ensuite, n’étant plus capable de l’assumer. Alors je partais, et cela faisait mal mais cela pourrait être pire. Voilà ce dont je devais me contenter aujourd’hui. Voilà ce que je me surprenais à penser lorsque je continuais à m’égarer chaque soir, prête à replonger dans ce monde entier n’étant plus qu’une terrible collection de témoignages, me rappelant que notre amour perdurait mais que nous en avions perdu le fruit. « Tu as raison sur un point. Jacob est un battant et s’il ne va pas bien, il fait en sorte de ne pas le montrer. » Cela non plus, Marius ne pouvait pas le nier. Je l’avais toujours admirée, sa résilience, la trouvant spectaculaire, devinant pertinemment à quel point il désespérait de ne pas la savoir contagieuse à présent que je ne faisais plus que la rejeter. « Qui aurait l’indécence de s’écrouler face à ce genre de force, n’est-ce pas ? » Je n’avais pas la sienne, ces derniers mois étaient parvenus à le montrer. Ce n’était pas une surprise, je n'avais jamais prétendu la posséder face à la perte de notre fille. « Tu as l’air de t’être fait ta propre opinion mais il n’a pas besoin de ça, crois-moi. » Il n’avait pas besoin de moi mais de sa femme, de celle qu’il avait aimé, celle qu’il avait épousée, celle avec qui il avait eu un enfant, celle qui s’était éteinte en même temps que celui-ci. Et je ne savais pas comment lui rendre.
Ça y est, vous aviez terminé de tourner autour des sujets qui vous brulaient la langue. Ta relation avec Olivia n’avait consisté qu’à échanger des banalités et des phrases de convenance par le passé. Parce que toi, tu étais l’ami de Jacob avant toute autre chose et tu avais appris à apprécier la femme de ton ami mais vous n’aviez jamais passé assez de temps ensemble pour vous construire une relation bien à vous. Votre entente n’était pas feinte, elle était bien réelle mais elle était superficielle plus qu’autre chose. Tu trouvais cela ironique que la première fois où vous brisiez cette habitude, c’était à un moment où Jacob et elle ne se parlait plus et dans un endroit où jamais tu n’aurais pensé croiser Olivia un soir en pleine semaine. Mais ce que tu pensais d’Olivia avant l’accident et la réalité de la vie de tes amis aujourd’hui étaient deux choses bien distinctes. Même si tu acceptais de ne pas tout comprendre dans la vie, tu étais quelqu’un qui avait besoin de comprendre certaines choses. Et le comportement d’Olivia ne faisait pas du tout sens avec les questions qu’elle te posait. Pourquoi venir te voir pour prendre des nouvelles de Jacob ? Pourquoi ne pas les prendre directement à la source ? S’attendait-elle à ce que tu lui dises que tout allait bien alors que tu voyais ton ami se détruire tous les jours un peu plus de l’intérieur ? Non, tu étais incapable de le faire. Même si tu respectais les choix d’Olivia, tu ne les comprenais pas. Tu ne la jugeais pas, si elle allait se réconforter dans les bras d’autres hommes, elle devait avoir ses raisons mais elle ne pouvait pas penser qu’elle était en train d’aider Jacob en faisant cela, ce n’était pas possible. Ta remarque sembla la surprendre. Peut-être que jusqu’ici personne n’avait osé lui présenter les choses de cette manière. Tu ne regrettais pas de l’avoir fait, au moins pour qu’elle l’entende. Sa réponse par contre ne te surprit pas : « J’ignorais devoir montrer quoique ce soit. » Tu lèves un sourcil quand elle prononce ses mots. Vraiment ? Elle pensait réellement ne pas avoir à le montrer à quiconque ? Tu ne parles pas de toi bien entendu, Olivia ne te doit strictement rien et c’est bien normal. Par contre, tu sais que Jacob attend des signes, il serait prêt à se raccrocher à n’importe quoi alors il ne lui faudrait pas grand chose. bien que le fait qu’elle demande de ses nouvelles, de manière détournée et sans vouloir l’avouer mais qu’elle en demande quand même, cela lui suffirait. Mais tu ignorais si tu parleras de cette rencontre à ton ami ou pas. Lui feras-tu plus de bien ou plus de mal ? Tu ne réponds rien, de toute manière, lui faire comprendre qu’elle devrait parler à Jacob aura certainement l’effet inverse.
Puisqu’elle t’avait demandé des nouvelles, tu lui donnais des nouvelles de Jacob. Plus tu avançais dans ton discours, plus tu vis son visage se fermer, se crisper. La déception de t’entendre dire qu’il n’allait pas bien était là. Qu’attendait-elle au juste ? Que tu lui mentes ? Que tu lui dises que tout allait bien dans le meilleur des mondes ? Que Jacob se reconstruisait sans elle ? Tu n’arrivais pas à comprendre ce qu’Olivia attendait de toi mais tu voulais lui faire passer un message. Peu importe ce qu’elle pensait, Jacob était incapable de se reconstruire sans elle. Tu y avais cru d’abord. Tu t’étais dit que ton ami était plus fort que tout cela et qu’il arriverait à se reconstruire en dehors d’Olivia. Mais le temps avait passé, plus d’un an désormais et désormais la réalité était la suivante : Jacob ne se reconstruira jamais sans Olivia. Pour de multiples raisons, la première étant certainement qu’il aura besoin de lui entendre dire qu’elle ne le tenait pas responsable de cet accident, une culpabilité dont tu essayais de le soulager sans réel succès. « Si je te dis que oui, tu perdras ton air moralisateur ou c’est peine perdue et on arrête là ? » Tu soupires légèrement avant de te passer une main sur le visage. La dernière chose que tu voulais c’était être moralisateur. Malheureusement, défendre Jacob et essayer de faire comprendre son point de vue à Olivia semblait te condamner à cette position. Tu ne cherchais pas à dire à Olivia comment agir, tu voulais juste qu’elle voit les choses sous un angle nouveau. Et tu essayais de comprendre ce qui la motivait à agir ainsi, cherchant les pièces pour compléter un puzzle sur lequel tu n’as aucun droit. « Si tu penses que je le fuis pour aller mieux, tu ne sais pas de quoi tu parles. Ce n’est pas un problème en soi mais ne fais pas semblant de pouvoir te l’imaginer parce que les jugements qui vont avec ont tendance à me crisper. » Tu n’avais jamais eu la prétention d’essayer de te mettre à leur place. Tu ne pouvais pas comprendre, ce n’était pas possible. Et tu ne voulais pas juger Olivia, tu voulais comprendre. Parce que tout ce que tu voyais ces derniers mois, c’était un Jacob éprouvé, un Jacob qui cherchait un signe, quelque chose de la part de sa femme qu’il continuait à aimer comme un fou alors qu’elle s’abandonnait dans les bras d’autres hommes. Mais là encore, c’était peut-être sa manière à elle de l’aimer à lui. Enfin peut-être, c’était difficile à comprendre. « Je ne pourrai jamais imaginer ce que vous traversez. Et tu es libre de faire ce que bon te semble. Mais tu ne peux pas ne pas savoir que cela impacter Jacob et qu’il ne va pas bien. Si te dire cela fait de moi un moralisateur alors soit. J’ai juste besoin que tu l’entendes. » Peut-être que si tu avais mieux pris le temps de connaître Olivia dans le passé, tu comprendrais ce qui la motivait aujourd’hui, pourquoi elle réagissait ainsi. Mais avec des ‘si’ on refait un monde et cela ne sert à rien de s’attarder sur ce genre de regrets. Alors à la place, tu pris une gorgée de ton verre et tu regardais Olivia jouer avec le sien avant qu’elle n’ajoute : « Tu as raison sur un point. Jacob est un battant et s’il ne va pas bien, il fait en sorte de ne pas le montrer. Qui aurait l’indécence de s’écrouler face à ce genre de force, n’est-ce pas ? Tu as l’air de t’être fait ta propre opinion mais il n’a pas besoin de ça, crois-moi. » Tu fronces légèrement les sourcils mais tu n’ajoutes rien. Tu réfléchis aux propos d’Olivia. Jacob a besoin d’elle, c’est sûr et certain, tu n’as aucun doute à ce sujet et tu n’arrives pas à comprendre pourquoi cela lui semble être une mauvaise idée. Jacob ne montrait pas sa souffrance, certes et Olivia la montrait trop, peut-être mais jamais Jacob lui tournerait le dos pour cela. N’avaient-ils pas besoin l’un de l’autre pour avancer ? N’étaient-ils pas tous les deux en train de couler plutôt qu’autre chose ? Olivia semblait penser qu’elle serait incapable de donner à Jacob ce qu’il attendait d’elle. Mais justement, il n’attendait plus rien d’elle à part sa présence, à part une chance de reconstruire quelque chose après que leur monde se soit écroulé. Ils avaient tous les deux changés mais est-ce que cela voulait dire qu’ils ne pouvaient pas se reconstruire à deux ? « Jacob sera la dernière personne à te juger si tu t’écroules. Nous ne sommes pas tous faits pareil. Il m’a vu m’écrouler, m’enfoncer et jamais son amitié n’a vrillé. » Il avait toujours été là pour toi, dans les bons moments mais aussi dans les mauvais. « Ne soit pas trop dure envers toi-même. Tout ce que Jacob attend c’est une chance, une chance de vous reconstruire. » Tu laissais le silence prendre place entre vous avant d’ajouter : « Et peut-être d’entendre de ta bouche que ce n’est pas de sa faute. » Tu oses, encore une fois. Cette bataille contre la culpabilité de Jacob, tu ne la gagneras pas tout seul. Alors tu espères, contre toute attente qu’Olivia pourrait être une alliée dans ce combat.
Olivia Marshall & @Marius Warren (juillet 2019) ✻✻✻ Je l’observais soupirer et secouer la tête, pincer ses lèvres et abaisser ses paupières de dépit. Je le sentais rejeter mes accusations avec toute la patience dont il était capable. Il était prêt à nier, je le pressentais, s’apprêtait à affirmer n’être ni en désaccord ni désireux de corriger mes sentiments à l’égard de Jacob. Il n’en avait ni les facultés ni les ambitions, n’est-ce pas, s’interrogeait uniquement. Se demandait à quel moment avait-il été si facile pour moi de m’éloigner autant de quelqu’un qui ne désirait seulement que mon bien. Il n’avait pas besoin de formuler tout cela, je l’entendais déjà, le lisais dans tous les aveux que son corps exprimait à sa place. Et il s’attendait sûrement à ce que cela soit mon tour à présent de confesser le reste, de lui confier que les incohérences auxquelles il souhaitait m’exposer étaient désormais trop ancrées pour être réparées. Les remords, les reproches et de nouveaux chagrins avaient été déjà libérés, j’avais ouvert les portes de notre enfer personnel et ne disposais pas des forces nécessaires pour les refermer. Il y avait des jours où je me disais, heureusement. Heureusement que je ne réussissais pas, pas encore, à chasser mon mari, à le lasser, à le blesser à un tel point qu’il décidait de s’en aller pour sa propre survie. Heureusement que je continuais d’échouer, ou qu’il continuait de vouloir surmonter ce que je lui imposais plutôt. Heureusement qu’il se maintenait auprès de moi, qu’il persévérait à s’opposer à mes propres désirs d’autodestruction. Il y avait des jours comme ça, oui, des bons jours. Et puis, il y avait les autres où cela ne faisait que m’accabler un peu plus de recevoir cet amour, où je ne savais plus quoi faire de ce dernier, pas parce qu’il ne demandait rien en échange, non. Mais parce que ce que je devais donner en échange était trop immense justement, inatteignable. Parce que pour l’accepter, pour l’embrasser, je devais être capable de le mériter, de redevenir celle qui avait disparu en même temps que June. Marius me regardait, me scrutait presque, et je devinais qu’il tentait lui aussi de retrouver la femme qu’il connaissait, même un peu, même de loin. Celle qu’il avait vue aux côtés de son ami lorsque nous nous retrouvions pour une soirée chaleureuse ou une journée au grand air. Je me souvenais de ces moments moi aussi, me remémorais les temps d’antan, quand tout avait du sens, que l’avenir était à nous. J’y pensais comme s’il s’agissait d’autres néanmoins, nous regardais avoir été. Condamnés à ne plus être. « Je ne pourrai jamais imaginer ce que vous traversez. Et tu es libre de faire ce que bon te semble. Mais tu ne peux pas ne pas savoir que cela impacter Jacob et qu’il ne va pas bien. Si te dire cela fait de moi un moralisateur alors soit. J’ai juste besoin que tu l’entendes. » Pourquoi ? Pourquoi avait-il soudainement besoin de me placer en face des dégâts que je faisais ? Espérait-il venir en aide à mon mari en agissant ainsi ? Ou nous sauver tous les deux, nous, notre couple, notre mariage, notre vie. Ça n’était pas de sa responsabilité, qu’il se soulage de son poids. Le cynisme amer qui était le mien me soufflait même que ça n’était vraisemblablement plus de la mienne non plus, vu la manière dont je m’en délestais.
Il y avait des jours, souvenez-vous les bons jours, où je me disais qu’il aurait été plus simple que Jacob me laisse faire. Plus facile de me réveiller un matin, constatant que tout semblait aller mieux, qu’il semblait aller mieux sans moi. Cela commencerait par une matinée où il descendrait sans me réveiller, une soirée où il ne rentrerait pas en négligeant de m’avertir. Cela continuerait avec un voyage impromptu, un changement au sein de la maison effectué à mon insu, une conversation entendue au détour d’une pièce durant laquelle je l’entendrais rire, pourquoi pas. Cela finirait ainsi, n’est-ce pas, lorsqu’il ne me resterait plus que ce sentiment abrutissant et rassurant de constater que mon déclin, et le mien uniquement, mon absence ne laissait finalement aucun vide, dans son cœur ou dans sa vie. Que son quotidien irait sans moi. Mais les bons jours étaient peu nombreux finalement et Marius venait certainement d’éradiquer les quelques rares capables de survivre. « Jacob sera la dernière personne à te juger si tu t’écroules. Nous ne sommes pas tous faits pareil. Il m’a vu m’écrouler, m’enfoncer et jamais son amitié n’a vrillé. » De nouveau, les odeurs et les éclats de voix autour de nous revinrent à mes oreilles. Soudainement, je fus capable d’entendre en sourdine la musique d’ambiance se répandre dans l’air calfeutré. Tout cela parce que ses derniers mots me permirent une respiration, une moins douloureuse, à l’entendre évoquer sa peine, son histoire. Parce qu’à évoquer sa chute, nous laissions la mienne de côté l’espace de quelques secondes. Voilà à quoi j’en étais réduite, trop souvent pour que je continue de m’estimer. À espérer que les douleurs d’autrui s’expriment elles aussi, prennent un peu plus de place pour l’enlever à la mienne. « Ne soit pas trop dure envers toi-même. Tout ce que Jacob attend c’est une chance, une chance de vous reconstruire. » Je laissais échapper un rire silencieux, presque, un rire que j’aurais tant aimé voir s’échapper d’entre mes lèvres, embrumé, vaporeux de la fumée d’une cigarette dont j’avais désespérément envie pour accompagner mon verre se vidant dangereusement. Vous reconstruire. « Tout le monde semble avoir ce mot à la bouche … » Ce n’était pas de la faute de Marius s’il n’était pas le premier à l’employer, s’ils l’utilisaient tous comme si le dire revenait à le faire, comme s’il ne s’agissait que de cela. La reconstruction, cela impliquait quelque chose de concret, quelque chose sur laquelle nous avions du pouvoir, quelque chose qui ne nécessitait que d’avoir à sa disposition les bons outils, les bons matériaux. Des briques, du ciment et de l’huile de coude, à vous maintenant.
« Et peut-être d’entendre de ta bouche que ce n’est pas de sa faute. » Ah, et il y avait ça, aussi. Je ne bronchai pas, tressaillis à peine, résistai à l’envie de frotter ma tempe moi aussi comme l’avait-il fait auparavant, ne pus faire autrement que de suspendre mon geste néanmoins, cessant de jouer machinalement avec le contour de mon verre. Car il évoquait là sans doute la plus grande déchirure qui existait entre nous, une que je savais s’agrandir chez Jacob, s’élargir au fur et à mesure des jours où je ne parvenais pas à aborder ce sujet. Une lézarde, oui, qui s’était déplacée lentement de lui, à nous, au gré des jours, des heures, des nuits. « Mais ça, tu lui as déjà dit. » N’est-ce pas ? Je sous-entendais peut-être ainsi que cela suffisait. Que cela devrait suffire. Nous savions tous les deux que cela n’était pas le cas, peu importait à quel point j’avais pu l’espérer ces derniers mois, pour Jacob. J’espérais qu’il se relève sans moi, qu’il se pardonne sans moi, qu’il vive sans moi. J’espérais toutes sortes de choses injustes pour ne pas avoir à être celle qui devait l’aider à les obtenir. Car j’étais incapable, moi, de me relever sans elle, de vivre sans elle, de pardonner à qui que ce soit. Même à celui que je ne tenais pas pour responsable, à celui qui n’était pas coupable, à celui qui souffrait autant que moi de n’avoir personne d’autre à blâmer. Ce n’est pas de ta faute, Jacob. Bien entendu que ça ne l’était pas, que je n’avais jamais pensé à lui en vouloir. Mais prononcer ces quelques mots le soulagerait-il réellement ? Qu’ils soient sincères ne suffirait pas à faire disparaitre sa culpabilité, comme l’on retirait un brin d’herbe d’un vêtement. N’est-ce pas ? Si je demandais, c’est ce que je savais. Lorsque je demandais, c’est que je me trompais. « Je sais qu’il ne va pas bien, bien sûr que je le sais. » Je fus étonnée de m’entendre poursuivre, de ne pas couper court à cet échange devenant trop intime. « Il ne va pas bien, je ne vais pas bien. Et je n’ai aucune idée de ce que je suis supposée faire pour que nous allions mieux. Je ne sais même pas si nous sommes supposés aller mieux. » Pourtant, je ne m’interrompis pas. « Mais c’est ce que tout le monde attend de nous. C’est ce qui est censé arriver à présent, la reconstruction, la résilience, l’absolution même … » finis-je vaguement, un geste de main l’étant tout étant dans sa direction puisqu’il venait de l’évoquer, cette dernière. « Ça n’est peut-être pas mon fort, non. C’est même l’inverse de ce à quoi je m’emploie chaque jour, dans mon métier. » Un flic, ça n’acquittait pas, ça ne graciait pas. Un flic, ça trouvait le coupable, ça l’amenait face à la loi. Je n’étais plus que flic désormais, puisque je n’étais plus mère et que je ne savais plus être épouse. « Tu y es parvenu, toi. » Et cela aurait dû sonner comme une interrogation plutôt qu’une affirmation mais j’étais sans doute là aux frontières de ce que j’étais capable de me permettre lorsqu’il s’agissait de m’attarder, de continuer à lui parler comme si j’en avais besoin. Marius y était parvenu, à avancer et à aller mieux. Il s’était écroulé selon ses mots, puis s’était relevé. L'instant d'après, mon regard lui soufflait : Comment ?
La souffrance est peut-être universelle mais elle n’est pas ressentie par tout le monde pareil. Chaque individu est unique et ce caractère unique de chaque personne fait que chacun réagira face à la souffrance de manière différente. Tu ne connaissais pas très bien Olivia malgré le fait que tu l’avais fréquentées régulièrement depuis sa rencontre avec Jacob. Mais tu savais une chose sur elle, ce n’était pas quelqu’un d’irrationnel, ni quelqu’un qui ferait souffrir Jacob quand elle avait un autre choix. Tu ne pouvais t’empêcher de penser qu’elle s’était persuadée que la vie qu’elle s’imposait, la vie dans laquelle elle s’enfermait jour après jour, était la meilleure chose pour elle mais aussi pour Jacob. Toi, ce que tu voulais lui faire comprendre c’était que non, ce n’était pas le cas. Peut-être t’y prenais-tu très mal, tu ne le niais pas. Tu n’avais jamais été la personne la plus à l’écoute de ses émotions, la personne la plus sensible à celles des des autres. Mais tu faisais du mieux que tu pouvais et Olivia ne t’avait pas frappé et ne s’était pas encore enfuie donc tu comptais cela comme une victoire. Certains diront que c’était à toi d’être énervé, à toi de crier mais ce n’était pas parce que tu connaissais les tromperies d’Olivia que tu voulais les lui balancer à la figure. La femme que tu avais devant toi était toujours aussi mesurée qu’auparavant, elle avait juste perdu la joie de vive qui la caractérisait à l’époque. Olivia ne t’avait jamais ouvert la porte avec autre chose qu’un sourire, un vrai sourire. Te réfugier chez Jacob, c’était mettre entre parenthèses la vie pourrie qui t’attendait à l’extérieur. La perte de leur fille, tu l’avais ressentie aussi fortement que quand Tommy était venu récupérer sa fille et que soudainement tu n’avais plus pu voir Moïra, plus du tout. C’était pour que cela ne se reproduise jamais que tu étais prêt à faire des concessions auprès de ton frère que tu n’aurais jamais envisagées auparavant. Mais Olivia ne pouvait pas revenir en arrière, il n’y avait plus de concession à faire dans son cas, sa fille les avait quittés, laissant derrière elle un champ de mines dont les explosions ne semblaient pas vouloir s’arrêter. Même si tu n’étais pas en train d’accabler Olivia, tu ne pouvais pas faire semblant. Tu restais l’ami de Jacob et tu ne pouvais pas t’empêcher de lui rappeler à quel point il n’allait pas bien. Tu es resté quelques fois chez lui et tu l’as regardé, le regard perdu dans le vide, comme s’il l’attendait. Si tu n’avais pas fini par racler ta gorge pour rappeler à Jacob que tu étais là, tu étais à peu près certain qu’il ne t’aurait pas remarqué. Et cela te faisait peur, terriblement peur parce que tu ne voulais pas que Jacob perde goût à tout. Tu n’avais pas eu assez de courage pour mettre fin à tes jours à l’époque mais là où tu avais échoué, d’autres étaient courageux et tu ne voulais pas que Jacob devienne un de ces derniers. Tu n’avais pas l’impression qu’il se dirigeait vers ce geste pour l’instant mais la situation durait depuis longtemps déjà, quand est-ce que la corde allait casser ? Tu n’arrivais pas à savoir si Olivia sous-estimait Jacob ou pas. Peu importe ce qu’elle avait fait, peu importe ce qu’elle comptait encore faire, peu importe ce qu’elle ressentait, tu savais que ce que Jacob voulait c’était l’avoir elle, près de lui. Elle avait changé mais lui aussi, plus qu’elle ne le voyait certainement. Alors ça aussi tu essayais de le lui faire comprendre. Même si tu avais l’impression que cela tombait dans l’oreille d’un sourd, tu avais envie de croire que prononcer ces mots pourraient peut-être un jour changer quelque chose. Et puis tu prononçais, presque sans t’en rendre compte le mot qui fâche. Tu vis comment Olivia se redressa comme si tu l’avais frapper. Se reconstruire … C’était ce que vous attendiez tous de la part des deux amoureux, ce que vous espériez pour eux surtout mais ce qu’ils semblaient incapable de faire. « Tout le monde semble avoir ce mot à la bouche … » Parce que personne ne pouvait s’empêcher de le prononcer en fait. Tu restais silencieux, tu n’avais pas envie de lui faire du mal, simplement de la faire réfléchir. Tu pouvais comprendre qu’étant plongée dans cette douleur extrême, elle n’arrive pas à ressentir autre chose et que même penser à une reconstruction lui semblait risible. Toi, tu lui assènes le coup fatal quand tu lui signifies que ce dont Jacob a surtout besoin c’est d’entendre de sa bouche qu’il n’est pas coupable. Elle ne semble pas surprise ce qui te laisse penser qu’elle y a au moins songé. Que cette question de culpabilité la hante autant que lui mais peut-être pas pour les mêmes raisons. Tu n’as jamais cru qu’Olivia s’éloignait de son mari parce qu’elle le considérait comme le responsable de l’accident qui les avait fait basculer. Et encore aujourd’hui, alors qu’elle se trouve devant toi, tu n’y crois pas une seconde. « Mais ça, tu lui as déjà dit. » Tu laisses échapper un rictus avant de secouer la tête. Evidemment que tu le lui avais dit. Tu ne savais même plus combien de fois, tu étais comme un vinyle bloqué sur le 33 tours. Mais ce n’était pas de ta bouche qu’il avait besoin de l’entendre. « Mais ce n’est pas ce dont il a besoin. » Lui réponds-tu simplement avant de prendre une gorgée de ton verre. Tu restes ensuite silencieux, laissant Olivia réfléchir aux paroles qui suivront. « Je sais qu’il ne va pas bien, bien sûr que je le sais. » Je fus étonnée de m’entendre poursuivre, de ne pas couper court à cet échange devenant trop intime. « Il ne va pas bien, je ne vais pas bien. Et je n’ai aucune idée de ce que je suis supposée faire pour que nous allions mieux. Je ne sais même pas si nous sommes supposés aller mieux. Mais c’est ce que tout le monde attend de nous. C’est ce qui est censé arriver à présent, la reconstruction, la résilience, l’absolution même … Ça n’est peut-être pas mon fort, non. C’est même l’inverse de ce à quoi je m’emploie chaque jour, dans mon métier. » Tu essaies de cacher la surprise que tu ressens à l’entendre prononcer ces mots. Tu ne t’attendais pas à une confession, loin de là. Elle a raison, peut-être que la pression que vous mettez sur eux est trop importante. Mais vous aviez tous peur de cette spirale infernale, celle qui vous enferme au fond d’un puit et vous empêche de remonter, brisant jour après jour chaque fil de cette corde de laquelle ils dépendent. Tu joues avec ton verre quand elle ajoute : « Tu y es parvenu, toi. » Tu manques de le renverser alors que tu relèves les yeux, surpris. Tu ne l’es pas qu’elle sache, bien sûr que Jacob lui en avait parlé. Mais Olivia avait toujours fait comme si elle ne savait rien et tu n’avais pas envisagé que ces mots puissent sortir de sa bouche un jour. Tu sentis ton rythme cardiaque s’accélérer alors que la honte s’emparait de toi. C’était idiot car s’il y avait bien quelqu’un qui serait mal placée pour te juger, c’était bien Olivia mais malgré tout, c’était une période de ta vie dont tu n’étais pas fier. « Il y a des jours où je pense que oui et d’autres où c’est plus difficile. Tu ne te remets jamais complètement je pense. La dépression me guette chaque jour, c’est difficile de ne pas céder. » Dis-tu en haussant les épaules. Tu ne voudrais pas qu’elle pense que tout était rose dans ta vie. Que tu avais tiré un trait sur cette période et que tout était terminé. Il y avait une raison pour laquelle tu ne buvais plus qu’un verre d’alcool de temps en temps, une raison pour laquelle tu te forçais à sortir même quand tu n’en avais pas envie. C’était un combat de tous les jours. « Un jour, je me suis réveillé dans mon appartement. On aurait dit qu’une tornade était passée par là. Au milieu des meubles retournés, sur un matelas au sol, ma soeur était assise, appuyée contre la table-basse. Son regard ce jour-là, je ne l’oublierais jamais. Quand je me suis regardé dans le miroir ce jour-là, je n’ai pas pu soutenir mon regard. Et parce que je n’étais pas assez courageux pour en finir, j’ai pris la voie du lâche qui est en réalité la plus difficile. Il n’y a pas de recette miracle Olivia mais c’est en m’appuyant sur mes proches que j’ai pu sortir la tête de l’eau, que j’ai réappris à patauger puis à nager dans cette grande étendue d’eau qu’est la vie et où des dangers nous guettent à chaque tournant. » Tu n’étais même pas certain d’avoir jamais parlé de cette expérience en ces termes avec personne mais tu te devais d’être parfaitement transparent avec Olivia. Jamais tu ne pourrais comparer ta peine à celle qu’elle traversait mais chacun souffre à sa manière … « Tu as le droit de ne pas aller bien. Mais tu as aussi le droit de vouloir aller mieux. Ne pense pas aux autres. Ta vie, ta souffrance, elle t’appartient complètement. Ce que tu en fais ne dépend que de toi. Les autres peuvent juger, personne ne peut comprendre ni ce que tu ressens, ni ce qui se passe avec Jacob. Même moi. » Précisas-tu car tu ne te pensais pas bien supérieur aux autres.
Olivia Marshall & @Marius Warren (juillet 2019) ✻✻✻ Était-ce aussi simple pour tout le monde, désormais, de voir clair en ce qui se jouait entre mon mari et moi ? Étions-nous devenus ce couple à la dérive, ce mariage proche de l’effondrement que des tiers observaient de loin, n’osant pas admettre publiquement prendre les paris sur ce qui nous arriverait mais ne s’empêchant pas de le faire en eux-mêmes, à couvert ? Selon moi, ils le faisaient tous, bien entendu, et serais-je honnête que je ne qualifierais pas l’instinct de pernicieux ni même de cruel, seulement d’humain et d’inconscient. Je refusais pour autant d’être de celles à participer à leur jeu, à satisfaire leur curiosité, les aidant par la même occasion à affiner leurs pronostics. Je tenais à mon silence et à la fierté se logeant dans mon regard comme à la dernière de mes reliques. Ils pouvaient se montrer compatissants, autant qu’ils le désiraient, tous ne faisaient que s’inscrire dans une partie dont ils ne percevaient pas la complexité. Mais Marius se présentait à moi et je devais l’admettre, j’ignorais jusqu’où son ignorance continuerait-elle de m’épargner et à quel point Jacob avait tenu, lui aussi, à taire ce qui nous arrivait, à dissimuler ce qui nous séparait, à me protéger, moi, de ce que quiconque d’autre que lui condamnerait aussitôt. Le plus proche de ses amis se tenait devant moi et j’y décelais là une opportunité malsaine de le découvrir, de m’en approcher puisque de mon mari, je ne faisais que m’éloigner. Et cela, Marius le savait. Je le devinais percevoir les fêlures d’une histoire qu’il touchait à peine du doigt et je le sentais trouver cela violent, ce mariage se débattant sur des attentes ou des exigences, des absences, des besoins et des désirs blessés. Il trouvait cela tragique, certainement, mais il n’y avait pas sa part. Je prenais la fuite, moi aussi, pour ne plus en être responsable. « Mais ce n’est pas ce dont il a besoin. » Mes sourcils se levèrent, armés d’amertume. Tu ne vas pas en plus me dire ce dont mon mari a besoin ou non. « Il pense que je lui en veux ? » Cela paraissait plus fort que moi, pourtant, de l’interroger, d’en demander plus sur ce que nous n’abordions jamais entre nous. Jacob se flagellait pour ce qui était arrivé, je le lisais en lui à chaque fois que nos regards se croisaient. Mon incapacité à le rassurer et à lui ôter ce poids signifiait-elle pour lui que je le blâmais à mon tour ? Était-ce ce qu’il pensait, également, Marius ? Que j’étais cette femme accablant son mari lorsque je n’étais que celle incapable d’assumer à quel point je m’étais montrée soulagée, soulagée et reconnaissante, en apprenant qu’il allait s’en sortir ce soir-là, sans trop de séquelles. C’était ainsi que je m’étais sentie, oui, quelques secondes avant d’apprendre que notre fille, elle, succomberait certainement à ses blessures : reconnaissante. Et depuis, je ne permettais à aucun de mes mots de me rappeler cette terrible réalité.
À la place, je l’interrogeais lui, remarquant sans peine le léger tressaillement de son sourcil et son expression évoluant. Il était vraisemblablement étonné par la teneur de ma question ou la sincérité de mon intérêt. Ou peut-être les deux. Je ne m’en faisais pas pour lui, néanmoins. Marius me semblait être cet homme habituellement si silencieux sur les failles qui le composaient mais dont je ne doutais pas de la capacité à trouver les mots justes, si son avis à leur propos lui était demandé. « Il y a des jours où je pense que oui et d’autres où c’est plus difficile. Tu ne te remets jamais complètement je pense. La dépression me guette chaque jour, c’est difficile de ne pas céder. » Il me le prouvait ainsi, à peine quelques secondes après avoir montré son hésitation, scellant cette dernière sous le sceau du mutisme pour m’accorder ce qu’il pensait pouvoir aider. « Un jour, je me suis réveillé dans mon appartement. On aurait dit qu’une tornade était passée par là. Au milieu des meubles retournés, sur un matelas au sol, ma sœur était assise, appuyée contre la table-basse. Son regard ce jour-là, je ne l’oublierais jamais. Quand je me suis regardé dans le miroir ce jour-là, je n’ai pas pu soutenir mon regard. Et parce que je n’étais pas assez courageux pour en finir, j’ai pris la voie du lâche qui est en réalité la plus difficile. Il n’y a pas de recette miracle Olivia mais c’est en m’appuyant sur mes proches que j’ai pu sortir la tête de l’eau, que j’ai réappris à patauger puis à nager dans cette grande étendue d’eau qu’est la vie et où des dangers nous guettent à chaque tournant. » Son orgueil sans doute mieux placé que le mien lui permettait d’accepter l’irruption soudaine des plus intimes de ses blessures dans l’échange qui était le nôtre et que je venais de faire dériver. Ce n’était pas chose aisée, et je le savais, d’impliquer des témoins dans un drame qui leur resterait étranger malgré tout. Et j’y prêtais attention, silencieuse, comme pour lui signifier ma conscience de l’effort lorsque je persistais, de mon côté, à me murer dans le silence pour avancer droit, quitte à ce que ce soit dans le mur, gardant mes secrets enfouis au plus profond de ce qui me composait. « Tu as le droit de ne pas aller bien. Mais tu as aussi le droit de vouloir aller mieux. Ne pense pas aux autres. Ta vie, ta souffrance, elle t’appartient complètement. Ce que tu en fais ne dépend que de toi. Les autres peuvent juger, personne ne peut comprendre ni ce que tu ressens, ni ce qui se passe avec Jacob. Même moi. » Je hochai lentement et de manière presque imperceptible la tête tant ses mots parvenaient étrangement à rentrer en accord avec mes convictions. Il était facile de donner ces conseils, beaucoup plus épineux de les suivre à la lettre. Marius le savait, et je n’avais ainsi plus besoin d’insister à ce propos.
Mais il y avait quelque chose sur laquelle mon attention demeurait ancrée, quelque chose à l’entente de laquelle je me contentais enfin de finir mon verre, attrapant du regard un serveur à l’autre bout de la pièce sans grande effusion, ce dernier doté sûrement d’un sixième sens capable de déceler dans la salle les personnes de mon genre, celles qui auraient toujours besoin d’un verre supplémentaire. « Tu sais, j’ai toujours détesté l’expression regarde autour de toi, il y aura toujours pire. » commençais-je simplement en même temps, la voix tempérée, plus clémente certainement. Je disais vrai, je l’avais détestée, bien avant ce qui était arrivé à June, l’entendant rebattue encore et encore aux victimes parsemant mes journées de service. Je la conspuais depuis, s’il fallait être honnête, mais sans doute était-ce là l’occasion de peser ses mots. Je ne voulais pas être caressée dans le sens du poil, refusais de me complaire de ces mots mielleux que l’on faisait avaler au reste du monde, comme un poison plongé dans un chocolat fondant : oui, c’est un peu amer, mais ça passera. Ça passera car il y a pire. « C’est évident qu’à choisir, un aveugle préfèrera être borgne. Mais qui a décidé qu’il devait s’agir d’un concours écœurant ? » Et l’on aurait pu croire un instant, aux inflexions de ma voix sobres et au calme presque songeur habillant mes traits, que je me parlais à moi-même. Mais j’inspirais avec mesure, fronçant légèrement les sourcils avant d’ancrer finalement mon regard dans le sien pour poursuivre : « Je sais qu’on n’en a jamais parlé. Mais la manière dont tu t’es relevé suite à ce qui est arrivé est admirable. » Nous ne l’avions jamais évoqué, non, son histoire de laquelle je n’étais pas étrangère car Jacob m’en avait bien évidemment parlé et que Marius ne devait pas l’ignorer. Mais il le faisait à son tour aujourd'hui et l’idée de ne pas réagir en retour, de ne pas lui montrer que cela signifiait quelque chose, ne m’effleura pas l’esprit. Car cela n’était pas le cas et que cela importait, oui. Et que les gens avaient cette tendance à comparer, à minimiser, lorsque l’on touchait à la mort d’un enfant mais que je n’étais pas de ceux-là. « Je l’ai toujours pensé, j’aurais dû te le dire avant qu’on en arrive là, avant que ça ne paraisse être un prétexte pour légitimer mes propres actions. » Comme si lui avoir ôté de la bouche des confessions sur son effondrement le dispensait ainsi de tout jugement à mon encontre. La stratégie eut été réfléchie, certainement, mais n’était pas la mienne. Car il ne s’agissait pas d’un putain de concours, n’avais-je pas commencé ainsi ? Pas en ces termes, à vrai dire, mais l’idée demeurait intacte.
C’était un équilibre à trouver avec Olivia. Un équilibre où vous pouviez parler de Jacob, où vous pouviez parler de cette situation sans que tu ne commettes l’irréparable sans le vouloir. Tu ne t’étais jamais marié, tu ne pensais pas te marier un jour mais tu avais assez de personnes dans ton entourage qui avaient sauté le pas pour savoir qu’aucune personne extérieure à un mariage ne pouvait savoir ce qui se passait vraiment entre les deux époux. Peu importe que tu sois proche de Jacob, tu ne pouvais pas savoir. Alors tu ne voulais pas être condescendant mais en même temps, tu voulais qu’Olivia comprenne que son comportement était en train de tuer son mari à petit feu. Le problème avec Jacob c’était qu’il prenait tellement sur lui qu’il donnait l’impression que jamais il ne s’effondrera, qu’il tiendra toujours bon peu importe ce que la vie mettra sur son passage. Toi, tu fais parti de ceux qui pensent que tout le monde a un point de rupture. Tout le monde finit par arriver à un moment où cela devient insupportable, où on ne trouve plus la force de continuer. Par miracle, Jacob semblait encore avoir des ressources mais tu t’inquiétais de les voir diminuer et doucement disparaître au fil du temps. Ta dernière remarque fait réagir Olivia, plus que ce que tu as pu dire auparavant. « Il pense que je lui en veux ? » Le fait qu’elle te pose la question te surprend mais tu comprends une chose qui t’avait échappée auparavant. Olivia a très certainement justifié son comportement, il s’inscrit pour elle dans une compréhension totale du problème qui l’empêche de voir que les raisons qu’elle doit avoir et qu’elle cache peuvent être interprétées différemment d’un oeil extérieur. Tu ne saurais dire si elle lui en veut ou pas mais son comportement ces derniers mois laisseraient penser que la réponse était plutôt oui. « Mets-toi à sa place quelques secondes. Tu étais au volant de la voiture lors de l’accident, quand tu te réveilles à l’hôpital, tu es au milieu d’un cauchemar. Et plus les jours passent, plus ta femme s’éloigne, moins tu la vois, moins elle te parle. Oublie tout le reste et analyse simplement cela. Quelle serait ta conclusion ? » Tu ne connaissais pas assez Olivia pour comprendre comment elle réagissait, comment elle voyait les choses, comment elle justifiait tout ce qu’elle faisait ces derniers temps. Mais il fallait qu’elle change de perspective quelques minutes. « Je ne sais pas si tu lui en veux ou non. J’aime penser que non mais il sera peut-être utile un jour que tu le lui dises. » Oui, un jour. Ce serait un pas de plus vers un nouveau rapprochement pour eux mais tu commençais à douter que la jeune femme en face de toi cherche réellement cela. Tu espères que tes mots seront bien reçus. Tu ne cherches pas à l’accabler, au contraire, tu as envie qu’elle comprenne ce que Jacob peut traverser. Ce qu’elle fera de ces informations, cela ne regarde qu’elle.
Tu ne t’y attends pas quand Olivia mentionne ce que tu as traversé toi. Ce que tu traverses toujours en quelques sortes. Tu n’es pas surpris qu’elle sache, tu es surpris qu’elle aborde le sujet en vérité. C’est une période dont tu parles peu et dont tu n’aimes pas parler. Seule ta soeur se permet de l’aborder, certainement pour que tu n’oublies pas et que tu ne sois pas tenté de te laisser emporter de nouveau. En ce moment, c’est plutôt pour te faire comprendre que tu as merdé car ta soeur ne te porte pas dans son coeur. Tu devrais sombrer, depuis ton retour à Brisbane, c’est loin d’être facile tous les jours mais tu t’accroches à l’idée que tes efforts finiront par payer. Et peut-être que c’est ce qu’Olivia a besoin d’entendre. Alors tu lui parles de ton expérience, de ce qui a fait que tu t’es réveillé et que tu as repris le dessus. L’élément déclencheur fut le regard de ta soeur sur ce que tu étais devenu. Mais le plus dur restait à venir. S’accrocher au peu de choses qui te restaient à l’époque fut compliqué et c’est une bataille de tous les jours que de ne pas te laisser attirer par le côté obscur de la force. Olivia t’écoute et ne dit rien mais elle t’écoute attentivement. Chaque personne réagit différemment aux épreuves de la vie, à la douleur, à la souffrance. Tu ne sais pas si Olivia pourra s’inspirer de ce que tu lui racontes mais tu sais qu’elle ne se servira pas des confidences que tu lui fais aujourd’hui pour te faire mal plus tard. C’est peut-être l’une des rares choses dont tu es persuadé ce soir. « Tu sais, j’ai toujours détesté l’expression regarde autour de toi, il y aura toujours pire. C’est évident qu’à choisir, un aveugle préfèrera être borgne. Mais qui a décidé qu’il devait s’agir d’un concours écœurant ? » Tu hoches la tête car tu es d’accord avec cette analyse. Ce n’est pas parce que quelqu’un souffre plus ailleurs que cela veut dire que la souffrance que l’on ressent et ce que l’on traverse doit en être diminué. Que d’autres personnes souffrent plus c’est un fait mais cela ne rend pas ce que l’on ressent moins légitime. « Je sais qu’on n’en a jamais parlé. Mais la manière dont tu t’es relevé suite à ce qui est arrivé est admirable. Je l’ai toujours pensé, j’aurais dû te le dire avant qu’on en arrive là, avant que ça ne paraisse être un prétexte pour légitimer mes propres actions. » Tu étais touché par ces paroles. Tu ne cherchais pas l’admiration ou la compréhension de sa part en te confiant. Cela faisait des années maintenant que cet épisode s’était produit et pourtant, il était toujours intact dans ta mémoire quand tant d’autres souvenirs disparaissaient. Tu ne cherchais pas à être admiré ni à être un modèle. Des gens qui se relevaient, il y en avait partout et Olivia finira par se relever aussi, vous ne saviez juste pas ce que cela voulait dire pour elle pour l’instant. « Je ne suis pas certain d’être admirable. J’ai fait ce que j’avais à faire pour continuer à vivre. » Dis-tu en haussant les épaules. Tu n’avais pas grand chose à ajouter à ce sujet alors tu pris la dernière gorgée de ton verre. Olivia t’imita, buvant elle aussi une gorgée de la boisson devant elle. Tes yeux se posèrent ensuite sur son visage et tu hésitais à prononcer les mots qui finirent malgré tout à sortir de ta bouche : « Tout le monde a besoin de ses échappatoires. Pour moi c’était l’alcool et pour toi c’est le lit d’autres hommes. » Tu plongeais ton regard dans le sien pour qu’elle puisse comprendre que tu ne comptais pas lui faire un quelconque chantage avec cette information. Avant qu’elle ne puisse te demander comment tu savais, lui ajoutais : « Tu as visité les draps d’un de mes collègues sur qui tu as fait très bonne impression. S’il avait eu ton numéro il était prêt à me le donner pour me décoincer un peu. » Ce sont les mots qu’il avait utilisés, des mots qui n’avaient aucun sens à tes yeux et un numéro dont tu n’aurais rien fait car le sexe sans aucun sentiment ne t’excitait pas le moins du monde. Et une quelconque intimité avec Olivia t’était inenvisageable dans tous les cas. « Je n’ai pas envie de faire plus de mal à Jacob alors je ne dirai rien. Je n’ai pas envie de le précipiter dans un trou dont il risquerait de ne jamais remonter. J’espère juste que tu sais ce que tu fais Olivia. » Tu ne savais pas comment elle gérait la situation, comment elle espérait s’en sortir, ce que cela lui apportait de coucher avec d’autres hommes mais tu espérais qu’elle mesurait les conséquences de ces actes pour son mari qui l’attendait à la maison.
Olivia Marshall & @Marius Warren (juillet 2019) ✻✻✻ Qu’advenait-il de ces mots que l’on ne disait pas, de ces émotions que l’on ne montrait pas ? Je me demandais s’ils mourraient, tous, en chacun, à l’instant même où ils y renonçaient, ou s’ils s’ancraient en eux, comme pour moi, prêts à se détériorer à l’intérieur. J’avais du mal à réaliser encore que Jacob et moi en étions rendus à cela quand tout, dans notre couple et notre construction, nous avait promis l’inverse. Hier encore, les secrets n’existaient pas, les omissions non plus, nos regards en accord pour saisir ce que l’autre n’avait pas à dire, ce qui se jouait en lui. Aujourd’hui, le gouffre qui se creusait entre nous ne semblait plus avoir de fin lorsque son point de départ, lui, ne cessait de nous revenir à la figure, chaque matin, chaque seconde de chaque nuit. Le silence allant en s’épaississant ne semblait pouvoir être rompu et nous ne faisions que nous retrancher derrière ce dernier. Lui, car je ne lui laissais guère le choix de pouvoir m’approcher. Moi, car il s’agissait sans doute là de la seule manière pour moi de le tenir à distance, lui et tout ce qu’il symbolisait, tout ce qu’il me rappelait, tout ce que je n’étais plus capable d’accepter. Comment étais-je supposée l’aider à supporter l’insupportable, le soutenir et desserrer l’étau de sa culpabilité lorsque la mienne m’étreignait également ? Peut-être qu’en ne l’approchant pas, je ne rajouterai pas à la sienne, voilà ce qu’il aurait fallu que je confie. Le blâme ne lui revenait pas, aucun tort ne lui était reproché. C’était de moi que je continuais de me méfier, de moi et de mes penchants secrets, de mon inclinaison obsessionnelle et funeste de trouver quelqu’un d’autre à qui la culpabilité revenait, le responsable, le vrai. « Mets-toi à sa place quelques secondes. Tu étais au volant de la voiture lors de l’accident, quand tu te réveilles à l’hôpital, tu es au milieu d’un cauchemar. Et plus les jours passent, plus ta femme s’éloigne, moins tu la vois, moins elle te parle. Oublie tout le reste et analyse simplement cela. Quelle serait ta conclusion ? » Et la mienne de conclusion, Marius ? Elle n’était pas moins abrupte, pas moins tranchante. Ces torts étaient les miens et je les connaissais, ne cherchais pas à m’en cacher. Je m’étais montrée évasive, oui, dès le premier jour, injoignable, incommunicable, lointaine. Très lointaine. J’avais laissé à mon mari le soin de prendre la décision que mes comportements impliquaient, que sa tristesse, sa colère ou sa déception lui dicteraient. Son amour-propre même peut-être, j’aurais été prête à le comprendre. Mais Jacob ne réagissait pas, persistait dans sa compréhension, sa patience prête à colmater toutes les failles que je nous infligeais, son sourire attentif lorsque les miens n’existaient plus, ses attentions de nos plus beaux jours pour me rappeler à lui. Jacob ne changeait pas, lui, redoublait d’efforts au contraire pour tenter de nous préserver, de nous voir survivre. Comme si rien n’avait changé. Comme si rien ne le devait. Quelle conclusion étais-je prête à en tirer, de cette stabilité que je ne comprenais pas, de cette résistance que je ne soupçonnais pas ? « Jacob et moi avons des façons très différentes d’envisager les choses, depuis cette nuit-là. Il y a bien longtemps que se mettre à la place de l’autre ne semble plus suffire. » Je répliquais cela, au lieu de lui dire tout le reste. Les confessions n’étaient pas loin, pourtant, ou ne m’avaient jamais semblé aussi proches qu’avec lui ce soir, sans que je ne me l’explique. Mais Marius n’était pas l’inconnu auquel il était plus facile de se livrer, la crainte envolée de se voir juger en retour. Le rappel se faisait, par intervalles réguliers, morsure superficielle qui brûlait ma peau à certains endroits et me retenait au dernier moment. « Je ne sais pas si tu lui en veux ou non. J’aime penser que non mais il sera peut-être utile un jour que tu le lui dises. » Merci, Marius. Sans doute avait-il fini, ou peut-être pas. Mon silence et ce qu'il signifia se chargea néanmoins de l'interrompre, sans animosité aucune au sein de mon regard, l’impression impérieuse laissée néanmoins qu’il ne servait à rien de s’épancher à ce sujet. Notre inaptitude à le résoudre resterait sans doute intacte ce soir encore.
C’était le reste qui maintenait mon attention à présent, les confessions annexes, la perception résonnant avec la mienne d’une menace constante capable de nous mettre à terre si l’on n’y prêtait pas garde. Marius s’y employait jour après jour, et si aucun secret ne semblait être facteur de sa réussite, il acceptait également de me confier cette vérité, cette réalité sonnant plus juste que n’importe lequel des discours bienveillants entendus au fil des mois auxquels je ne croyais pas. « Je ne suis pas certain d’être admirable. J’ai fait ce que j’avais à faire pour continuer à vivre. » Je laissai échapper un sourire vague en arquant un sourcil, l’ironie de ce qu’il nous restait à espérer ne cessant de planer au-dessus de nos têtes. « Pas la vie belle, mais la vie quand même … » Puisqu’il s’agissait de cela, désormais. Et puis ensuite ? Était-ce tout ce qu’il nous restait à accepter ? « Tout le monde a besoin de ses échappatoires. Pour moi c’était l’alcool et pour toi c’est le lit d’autres hommes. » Ses mots résonnèrent un instant, repartant l’instant d’après comme ils étaient venus, semblant s’évanouir dans le silence qu’il laissa planer entre nous, son regard venant accrocher le mien sans que je ne parvienne à y lire ce qu’il avait l’air de vouloir me confier. Les confessions s’arrêtaient là, pour ma part. Il venait d’y mettre un terme, sèchement, brutalement. « Tu as visité les draps d’un de mes collègues sur qui tu as fait très bonne impression. S’il avait eu ton numéro il était prêt à me le donner pour me décoincer un peu. » Vulgairement. S’en rendait-il compte alors que son ton demeurait orné de cette éternelle mesure, cette courtoisie insultante venant compresser mon cœur de part et d’autre, crisper mes doigts autour de mon verre, noircir mon regard. Insulter sans y penser, sans même le penser, juste parce qu’il pouvait le faire, qu’il avait trouvé la brèche et que je l’avais laissé s’y engouffrer. Ne s’agissait-il pas là de l’art et la manière de maîtriser une conversation ? Je détestais que celle-ci m’échappe, peut-être bénéficierait-il de son ignorance à ce sujet. Peut-être. « Marius. » Je le coupais instinctivement, mon visage s’inclinant légèrement et décrivant une courbe sans que le reste de mon corps ne suive, celui-ci restant ancré au fond du siège, immobile.
« Je n’ai pas envie de faire plus de mal à Jacob alors je ne dirai rien. Je n’ai pas envie de le précipiter dans un trou dont il risquerait de ne jamais remonter. J’espère juste que tu sais ce que tu fais Olivia. » « Je te conseille de t’arrêter là. » tranchai-je finalement, aussi calmement que froidement. Et la brûlure dans ma gorge n’était pas dû au whisky cette fois-ci, mais au contrôle que j’invoquais pour ne pas sombrer dans son feu. « Et de dire à ton collègue d’éviter de me recroiser un jour. » Il devrait s’estimer chanceux que nous n’ayons pas échangé nos numéros, en effet, que l’envie me passe de le retrouver, lui et tous ses autres copains avec qui les mots avaient eu l’air de s’être échangés, graveleux, insultants, offensants si j’avais eu l’idée sombre de leur accorder la moindre attention. L’envie passerait en effet, car j’ignorais tout de cet homme avec qui j’avais partagé des draps, qu’il n’avait été qu’une souffrance parmi les autres. Gratuite et violente mais pas d’une grande importance, d’un mal que je savais dompter, que je savais éteindre. Quant à Marius, je me méprisais déjà pour ce que je m’apprêtais à lui dire, ne me résignais pas néanmoins à ne pas chercher à rééquilibrer les choses alors que je m’avançais lentement sur le bord de ma chaise, adoptant la position qui était la sienne pour lui faire face, mes avant-bras venant se poser sur la table soudainement trop étroite pour ce qu’il lui fallait supporter. « Mais voilà le plus important. Passe un peu moins de temps à t’inquiéter des torts que je nous fais subir. Un peu plus à t’interroger sur le partage de ces derniers. » L’évoquer me brûlait la langue, le sous-entendre m’écorchait le palais. Mais nombre des nuits de Jacob échappaient désormais à ma connaissance, elles aussi. Elles le resteraient, qui plus est, vides et ombrageuses à mes yeux puisqu’il n’y avait qu’ainsi que je me pensais capable de tenir bon. Mais son ami, son confident, ne devrait-il pas songer à s’y pencher avant de désirer m’enseigner une quelconque leçon ? « J’entends bien que ce soit délicat. L'évoquer risquerait de compliquer votre amitié. » Je me demandais s’il pouvait l’entendre, dans ma voix. S’il pouvait entendre, derrière les barrières s’étant de nouveau élevées, derrière la dureté et l’austérité, les regrets qui ponctuaient mon existence tout entière, depuis des mois. « Ce n’est pas ce que je veux, crois-moi. » conclus-je finalement, négligeant le verre que le serveur apportait à notre table à cet instant, le bruit de ma chaise glissant sur le sol vernis comme seule indication de mon départ, la ligne invisible que je considérais comme tacitement acceptée désormais franchie, scellant le sort de notre conversation.
Quand Olivia s’était approchée, quand elle avait demandé des nouvelles de Jacob, à moitié déguisées, elle s’était exposée à ce que sorte de ta bouche des paroles qu’elle ne voulait certainement pas entendre. Tu te rendais compte que les minutes que tu passais avec Olivia ce soir étaient un temps privilégié quand son mari ne faisait que l’apercevoir la plupart du temps. Tu ne savais pas pourquoi tu avais droit à un tel honneur mais tu décidais d’en profiter pour lui faire passer les messages qui te paraissaient importants tout en ne lui jetant pas la pierre. Personne n’est parfait, Jacob ne l’est pas non plus et elle n’est pas responsable de tous les maux que vit ton ami. En vérité, tu ne penses pas que Jacob la tiendra un jour responsable de quoi que ce soit. Il l’aime trop pour cela et est prêt à tout lui pardonner. Alors ce n’est pas à toi de juger parce que cette histoire, c’est la leur. Tu voulais qu’elle comprenne que Jacob se pensait responsable de ce qui leur arrivait. Qu’il mettait sur ses larges épaules toute la responsabilité du drame qui s’était produit et des conséquences de ce dernier. Tu admirais beaucoup ton ami parce qu’à sa place, tu aurais déjà abandonné depuis longtemps. L’amour qu’il avait pour sa femme était inébranlable et il voulait croire, encore et toujours que les choses allaient s’arranger. Pas redevenir comme avant mais s’arranger. Il recherchait désespérément une nouvelle normalité dans laquelle il pourrait se relever et réapprendre à vivre. Mais pour l’instant, il tâtonnait et il tombait inlassablement, passant plus de temps à genoux qu’il n’en passait debout. Olivia t’écouta, attentive. Tu pouvais lire sur ses traits que les rouages tournaient dans son esprit, qu’elle aurait certainement beaucoup à te répondre si elle laissait les mots passer ses lèvres. Et ce ne fut pas le cas, du moins, elle se contenta de quelques mots seulement : « Jacob et moi avons des façons très différentes d’envisager les choses, depuis cette nuit-là. Il y a bien longtemps que se mettre à la place de l’autre ne semble plus suffire. » Tu ne réponds rien car que peux-tu répondre à ces paroles ? Tu te refuses à être le moralisateur, celui qui lui explique comment elle devrait procéder. Tu n’en sais rien en vérité mais les voir se déchirer, s’éloigner et se faire du mal alors qu’ils pourraient se soutenir te faisait mal au coeur. Tu commençais à comprendre cependant que dans l’esprit d’Olivia se cachait un système de pensées très logique. Son comportement se justifiait et s’expliquait à ses yeux et elle pensait réellement qu’elle était en train d’agir de la meilleure manière possible. Et plus tu t’en rendais compte, plus tu comprenais que si Jacob voulait reconstruire quoi que ce soit avec Olivia, il allait devoir comprendre ce raisonnement pour le challenger, pour essayer de le déconstruire peut-être aussi ou du moins faire comprendre à sa femme sa manière à lui de voir les choses. Tu conclus donc en lui disant qu’il faudrait un jour qu’elle pense à dire à son mari qu’elle ne lui en veut pas pour cet accident car malgré le comportement déroutant d’Olivia ces derniers mois, tu restes persuadé qu’elle n’en veut pas à Jacob, ça tu en es certain.
C’est à toi ensuite de te confier sur cette période que tu avais traversée et qui avait été plus que difficile. Tu avais baissé les bras d’abord, tu avais même pensé à commettre l’irréparable mais tu t’étais ensuite battu. A l’époque pour ta soeur et en t’accrochant à ta carrière, seule source de bonheur pour toi à l’époque. Tu n’étais pas admirable, tu avais fait des choses que tu regrettais amèrement, tu avais blessé beaucoup de monde dans cette spirale autodestructrice dans laquelle tu étais resté pendant des mois. Encore aujourd’hui, tu sentais que le gouffre n’était jamais loin et que si tu t’écoutais un peu trop, tu pouvais y retomber. Pas dans l’alcool, ça tu y veillais mais dans la dépression. Alors tu luttais tous les jours pour trouver des raisons de t’accrocher. « Pas la vie belle, mais la vie quand même … » Tu hoches la tête car y a-t-il vraiment des gens qui peuvent dire avoir eu la vie belle ? Peut-être à un moment précis mais toute leur vie ? Tu n’y croyais pas de ton côté. Vous traversiez tous des épreuves difficiles, la vie pouvait être belle mais pas sur le long terme. Voilà comment tu voyais les choses. Profitant de ce sujet pour lancer les hostilités, il était important pour toi qu’Olivia sache que par le plus grand des hasards tu avais appris qu’elle visitait les draps d’inconnus quand elle ne rentrait pas chez elle. Il n’y avait aucun jugement dans ta voix, juste un constat. A peine les mots furent-ils sortis de ta bouche que tu la vis se figer et son visage se ferma immédiatement. L’air autour de vous se glaça et la tension qui y régnait était palpable. Qu’Olivia ait décidé de fuir et que cette fuite l’entraîne dans les bras d’inconnus pour soulager sa peine, cela la regardait. Le mariage est rarement gage de fidélité, tu l’avais appris sans grande surprise tout au long de ta vie en observant tes proches qui avaient sauté le pas. « Marius. » Un avertissement, un avertissement que tu te lançais sur une pente bien glissante. Cela ne te dérangeait pas du tout, tu l’assumais mais il y avait encore quelque chose que tu désirais lui dire. Tu n’allais pas en parler à Jacob. Pas quand tu trouvais déjà cela miraculeux qu’il soit encore debout. Peut-être le fera-t-elle un jour ? Tu n’en sais rien mais ce ne sont pas tes affaires. « Je te conseille de t’arrêter là. Et de dire à ton collègue d’éviter de me recroiser un jour. » La froideur de ses paroles ne te surprit pas vraiment. Elle n’avait pas le droit d’en vouloir à ton collègue. Pour lui, elle n’était qu’une femme avec qui il avait passé la nuit, il ne pouvait pas se douter que tu la connaissais quand il t’en avait parlé. Lui en vouloir serait injuste. Brisbane n’était pas une aussi grande ville que beaucoup le pensaient, tu aurais pu ne jamais l’apprendre mais cela s’était passé autrement. Tu ne pris pas la défense de ton collègue à haute voix cependant, tu te doutais qu’il chercherait à revoir Olivia et elle l’évitera le plus possible très certainement. « Mais voilà le plus important. Passe un peu moins de temps à t’inquiéter des torts que je nous fais subir. Un peu plus à t’interroger sur le partage de ces derniers. » Tu lèves un sourcil à ces paroles. Etait-elle en train d’insinuer ce que tu pensais qu’elle insinuait ? Tu ne te faisais pas d’illusions, Jacob n’était pas parfait et il avait certainement ses tords dans leur histoire. Votre amitié ne te rendait pas aveugle. Mais s’il y avait une chose que tu ne voyais pas Jacob faire, ni maintenant, ni à aucun moment, c’était tromper Olivia. Il faudrait que la solitude soit bien grande et qu’il ait abandonné tout espoir pour qu’une chose pareille se produise. Elle ne le pensait pas vraiment n’est-ce pas ? Tu n’eus pas le temps de réagir qu’Olivia enchaîna : « J’entends bien que ce soit délicat. L'évoquer risquerait de compliquer votre amitié. Ce n’est pas ce que je veux, crois-moi. » Non, ce n’était certes pas un sujet facile à évoquer mais ton amitié avec Jacob était assez solide pour le faire. Il t’avait vu au plus bas, dans tes pires moments, tu étais vraiment mal placé pour lui faire la morale. Tu comprendrais même qu’il aille voir ailleurs, au moins cela équilibrerait les choses dans sa relation avec Olivia. Parce que ce qui te gênait le plus actuellement c’était que Jacob continuait à se sacrifier pour elle et tu avais du mal à voir ce que cela changeait au final. Mais cela, tu le gardais pour toi. Une chose était certaine, tu avais touché à un point sensible pour Olivia, il était évident que ces actions n’étaient pas totalement assumées, du moins, elle ne les assumait pas autant que fuir leur maison et fuir son mari. Pourquoi ? Tu n’en savais rien du tout. Quand elle se leva et qu’elle tourna les talons, tu ne cherchais pas à la rattraper ni à la rejoindre. Tu ne comptais pas t’excuser, tu estimais qu’il fallait qu’elle sache. Et toi, tu repartais avec des doutes sur ton ami mais des doutes qui te semblaient superficiels car vu l’état d’esprit de ton ami, tu ne le voyais pas tromper sa femme. Que le penser rassurer Olivia sur ses propres actions, c’était une chose mais non, tu n’arrivais pas à y croire. Ce n’était pas que tu ne voulais pas y croire, juste que tu n’arrivais pas à le croire. N’ayant aucune raison de t’éterniser dans ce bar, tu payais l’addition avant de quitter les lieux. Tu seras de retour demain matin pour venir chercher tes collègues, il faut que tu dormes un peu avant cela.