L’eau est tiède. Elle est à la même température que l’air ambiant, même air qui sent le chlore, le javel. Mes Converse sont éparpillées parmi les espadrilles des autres, j’ai caché mes pinceaux et mon cahier dans celles d’Auden parce qu’il fait confiance à personne et qu’il a rangé ses affaires là où même moi, je sais pas où elles se trouvent. Il a pris l’eau mon jeans, même si j’ai remonté le tissu sur mes mollets, que j’en ai même libéré mes genoux sans que ça ne serve à rien tant je suis déjà trempée.

L’écho est formé presqu’exclusivement des gouttes d’eau que renvoient mes orteils sur le béton dressant dédales, murs et structures de  l’immense pièce qui abrite la piscine publique d’un collège lambda où on a absolument pas le droit d’être. C’était une idée de Thomas je pense, ou de Suzie?, de s’incruster ici, de se donner l’impression qu’on était des malfrats de bac à sable ou je sais pas. J’ai suivi pour une raison obscure, j’imagine que le fait qu’Auden arrêtait pas de critiquer mes derniers croquis en les narguant autant des teintes que des formes n’a pas aidé à la cause de me distraire quand mes pas diffus suivaient ceux bien plus déterminés des autres. Depuis Pago qu’ils proposent des tas d’activités où je suis invitée de plus en plus, je sais pas trop si c’est par pitié de pas me laisser seule quand eux tous s’entendent si bien depuis le voyage, ou s’ils veulent vraiment que je sois là. J’ose pas poser la question, qui ça étonne.

J’arrête pas de jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule, éternellement certaine d’avoir été suivie, d’avoir attiré l’attention, d’être en proie à aller en retenue, d’être fautive, en tort. C’est un peu toujours  la même sensation que je ressens, vous me direz. Surtout quand Auden rôde, surtout quand il est là, juste là, je la vois sa silhouette de l’autre côté de la piscine, je le vois qui est ici alors que moi je suis installée juste là.

« Tout le monde est parti. » l’écho n’est pas juste des gouttes d’eau qui volent et rebondissent, l’écho vient de ma voix aussi, qui chercher la sienne. Ils sont tous partis dehors ou dans la salle d’à-côté, ils sont tous partis et leurs conversations assourdissantes amplifiés par la pièce aussi. Ne reste que nous, ne reste que lui, ne reste que ses sourcils que je discerne pincés, ne reste que l’inquiétude à la clé.

Tout le monde est à moitié nu mais Ginny a tenu à garder son jean trempé et collant et son pull qui l’est tout autant. Ils ont rigolé, ils ont insisté et elle est devenue aussi rouge que le sont les Converse de Suzie. Pourtant même eux devraient le savoir, aujourd’hui, qu’elle n’est jamais à l’aise lorsqu’un seul grain de peau devient visible sous ses milliers de couches de vêtements en tout genre. J’ai jeté Suzie à l’eau, ça a mis fin aux discussions. Le problème était clos et moi, je n’avais égoïstement pas à m’occuper de Ginny. Elle fait sa vie, elle barbote, elle sourit un peu. Je la vois du coin de l’oeil mais c’est Thomas qui brouille ma vision, lui qui ne cesse toujours de lui tourner autour comme si là était sa place ; il est presque aussi lourd que Suzie qui, elle, n’a pas eu grand mal à se déshabiller. Personne ne lui a fait aucune remarque, à elle.

Le problème avec Thomas et Suzie c’est qu’ils se lassent vite, bien plus vite que moi encore. D’une mauvaise idée ils passent à une autre, de regards qu’ils pensent discrets ils passent à un “je dois y aller” suivi d’un “moi aussi” et on sait qu’on ne les reverra pas avant le lendemain. La conclusion arrive donc rapidement, lancinante. « Tout le monde est parti. » Sa voix résonne dans la piscine vide de monde et mal éclairée. Les néons se reflètent dans l’eau dans laquelle je continue de jouer encore un peu, dans le même bassin qu’elle, à plusieurs mètres de distance encore. Elle a ce ton que je déteste, celui qui prend des pincettes comme ils le font tous avec moi, de peur que je tombe dans un excès ou dans un autre. Ils ne savent pas lequel encore, seulement que je vais y succomber parce que c’est ce que je finis toujours par faire et que c’est bien connu. Elle a bien vu qu’aujourd’hui je n’ai pas profité de la noyer un temps pour lui dérober un baiser à la volé, ni même pour simplement avoir le droit de la tenir près de moi. Elle a bien vu que je ne me suis pas moquée de ses cheveux qui ondulent à peine ni même de l’eau qui remonte peu à peu le long de son jean. Elle a bien vu que je ne lui ai accordée aucune grimace ni même aucun sourire, pas même un faux. Elle sait que quelque chose cloche parce qu’elle arrive toujours à le discerner, d’une manière ou d’une autre, et que je déteste ce sentiment. “On devrait rentrer aussi.” Pourtant c’est moi qui l’ai emmenée et moi qui la ramènerai, parce que je ne fais pas à confiance à Thomas qui habite pourtant dans le même quartier qu’elle. “Tu peux te baigner avant, si tu veux.” Maintenant qu’il ne reste plus que nous deux, tout est différent. J’ai abandonné les notes élevées dans ma voix, j’ai abandonné les rires faux et les remarques acerbes, j’ai même lâché les sourires en coin qui ne veulent rien dire. On entend bien plus les pompes à eau que le son de ma voix, à vrai dire. Mes pieds battent dans le fond de l’eau sans aucun bruit pour que je me maintienne à la surface sans pour autant bouger de place, repoussant encore et toujours l’inévitable comme si j’allais pouvoir trouver un plan de dernière minute pour sauver ce qui peut l’être. “Et tu devrais trouver quelqu’un d’autre pour faire le projet photo. Billy a un oeil qui part de travers mais étonnamment il s’en sort bien.” Mes yeux restent concentrés sur elle même s’ils sont bien trop loin pour pouvoir l’observer comme je le voudrais, son visage bien trop caché dans la pénombre.

Y'a un moment qui reste pris, qui reste bloqué dans ma mémoire. C'est con et c'est rien, rien du tout pour qui que ce soit d'autre que moi ; mais il a baissé la tête. Il baisse jamais la tête Auden, il garde toujours le regard de qui que ce soit en ligne de mire, le mien comme celui de la planète entière. Il est fort et il est fier, et il est stoïque et rien l'effraie, jamais. Il fait peur à tout le monde quand moi il me fascine et aujourd'hui, alors que rien n'est comme toutes les autres fois, il a fait ça. C'était une fraction de seconde et c'était probablement peu, pourtant à mes yeux à moi c'était tout. C'est assurément ce qui m'a motivée à rester loin, ambiante, à lui laisser de l'air dont il voulait encore moins que moi, un air qu'on partageait qui ne lui fait plus aucun bien, qui brûle mes narines.

Pour l'instant, c'est la faute du chlore si ma voix se casse. C'est la faute du béton si mon corps frissonne. C'est la faute de l'eau qui ne sèche pas assez vite si j'ai la chair de poule. C'est pas la faute, certainement pas, de ses prunelles qui finalement sont braquées sur moi à l'autre bout de la piscine, maintenant que c'est à mon tour de baisser la tête. “On devrait rentrer aussi.” la mauvaise impression ne fait que se confirmer, quand bien même j'ignore pourquoi elle est née je sais que j'ai raison, et je déteste gagner désormais. J'adore gagner habituellement, j'ai l'esprit de compétition des McGrath qui s'enclenche pour toutes les compétitions ridicules que je m'invente contre moi-même. Celle-ci qui me révulse au point où son “Tu peux te baigner avant, si tu veux.” me donne simplement envie de renchérir d'une question et d'une autre.

Je ne sais pas ce qui a changé mais je sais que je n'ai pas le droit de demander. J'ai pas le droit de prendre pour acquis qu'il me dira la vérité. J'ai pas le droit de vouloir lui exiger ça, j'ai pas le droit de le confronter. J'ai encore moins le droit de le faire ici, alors qu'à la moindre seconde on pourrait voir Suzie et sa bande débarquer à nouveau pour prouver toutes ces fois où ils sont disparus et où on les a plus jamais revus. “Et tu devrais trouver quelqu’un d’autre pour faire le projet photo. Billy a un oeil qui part de travers mais étonnamment il s’en sort bien.”

Je savais que quelque chose clochait, et maintenant il me confirme ce qu'il fera pour que ça ne cloche plus. Il part. Il allait partir, il devait partir, il voulait partir, c'est pas ça qui me surprend. C'était acté et écrit qu'il valait mieux qu'une Académie lambda au fin fond de l'Australie. C'est pas Auden de rester en place, c'est pas lui de se couper de ses rêves et surtout de ses ambitions de voir le monde et d'en faire son immense terrain de jeu, son canevas infini. C'est probablement pour ça que je l'aime encore plus en l'instant, quand le paradoxe de savoir qu'il part fait autant de mal que de bien. Il part et c'est fini, même si ça n'a jamais commencé. Il part et je le comprends et je l'envie, jamais j'arriverai à l'assumer.

Ma silhouette se lève d'un bond d'un seul, le plongeon a tout de dramatique alors que ce n'est que lui qui résonne dans toute la pièce désormais. Sous l'eau, mes yeux s'ouvrent et ils piquent, tout pique, tout fait mal, tout brûle. Mes mèches elles, se collent sur mon visage et sont désordonnées et sont emmêlées, quand je reprends mon souffle en sortant la tête de l'eau. De ses mollets immobiles c'est à son visage impassible que mon attention passe une fois remontée à la surface.  

Jamais je ne lui demanderai de rester, lui qui veut partir.
Jamais je ne le forcerai à me dire ses raisons non plus, celles qui ne seront jamais celles que je veux entendre, assurément.

La seule chose qu'il me reste à lui demander, c'est à quand remontera le compteur, à quel rythme défilera le décompte. Il reste combien de temps, Auden? « Il nous reste combien de temps? »

Les secondes qui passent sont difficiles à supporter, encore plus maintenant que la seule chose qu’on semble savoir faire reste de se regarder dans le blanc des yeux sans rien se dire. Elle est celle à qui je parle le plus depuis que je suis arrivé ici, elle est celle qui a détrôné la plupart des membres de ma famille en nombre de confessions. Elle est la seule que je pourrais laisser gagner cette compétition sans avoir à y réfléchir, si seulement j’en avais le courage. Fuir reste toujours une éventualité possible : plus rapide, plus facile, plus accessible. Je n’avais pas demandé à être admis qu’à Brisbane, j’avais essayé des écoles un peu partout dans le monde entre les capitales et les villages perdus. Brisbane a été la première à me répondre mais pas la dernière et c’est mieux comme ça si je m’en vais et la laisse grandir à son rythme. Elle pense avoir besoin de moi simplement parce que je suis le seul qu’elle connaît mais les choses ne sont pas supposées se passer ainsi. Je ne rends personne heureux, jamais, et elle, le bonheur est tout ce qu’elle mérite.

Je voudrais fuir mais reste pourtant à ma place alors que la brune se rapproche, bien plus dans son élément que je ne le suis. Je souris parce qu’une mèche perdue sur son front semble lui créer une frange et qu’elle a encore plus l’air d’une enfant. Je souris aussi parce que les gouttes d’eau s’accrochent à ces cils et qu’elle est belle, une raison de plus pour moi de ne pas rester et rendre tout plus compliqué encore. « Il nous reste combien de temps? » Une vie, si on le voulait. Deux, si on en avait besoin. Une infinité d’autres, juste au cas où.

Ses genoux se cognent contre mes cuisses alors qu’elle lutte pour rester à la surface et même si j’en aurais généralement profité pour la couler et lui laisser la tête dans l’eau pendant quelques secondes, cette fois ci encore tout est différent. Je n’ai même pas envie de sourire alors qu’elle a tout compris sans que je n’ai à poser de véritables mots dessus. Elle sait pourquoi j’agis ainsi, elle sait pourquoi tout est si différent en ce moment. La brune est loin d’être bête et jamais je n’aurais douté d’une telle chose, elle qui brille à bien des niveaux. “Jusqu’à demain.” Cela fait bien plus longtemps que je sais que je vais partir, bien sûr, mais l’habitude de se voiler la face l’a emportée. Je ne voulais pas lui faire de mal autant que je voulais me préserver moi aussi. Tout aurait été pire encore si elle savait que le nous avait un décompte de lancé.

Les mots que j'ajoute sont à peine audibles et destinés à ses seules oreilles. “Tu dors chez moi ?” Mes doigts glissent entre ses mèches plus glacées que jamais, elles qui s’accordent avec les lèvres de la jeune femme lesquelles virent peu à peu au violet. Mon pouce passe dessus tout en pensant stupidement qu’il a le pouvoir de les (la) réchauffer. La piscine était une mauvaise idée, de toute façon, comme tout ce qui inclut Suzie et Thomas. C’est leur marque de fabrique plus encore que la mienne. “J’ai le billet aller. Pas le retour.” Je ne sais pas combien de temps je m’en vais, c’est là la seconde annonce que je devais lui faire, celle qui ne ferait que enfoncer le clou de la première. Je ne sais pas quand est ce que je reviens et je sais encore moins si.

“Jusqu’à demain.” c'est déjà plus que ce que je pensais. Il a pas d'attaches nulle part Auden, il peut partir où il veut, il peut faire ce qu'il veut. Il n'a besoin de rien ni de personne et si c'est de la jalousie là, qui gruge à l'intérieur, elle est passagère et elle fuit aussi vite qu'elle est arrivée, quand ne reste qu'une immense fierté mal placée de le voir s'envoler. C'est à ça que je me rattacherai, quand ce sera vide, immensément vide ici sans lui. C'est à ça que j'accrocherai tous mes doutes et toutes mes questions, l'absence de réponse qui sonnera bien plus comme une conclusion que comme une relance. Il part et il a le droit de le faire, il part et il mérite de le faire. Autant j'arriverai jamais à trouver les bons mots pour lui dire de rester, autant j'aurai jamais le droit de le lui demander.

“Tu dors chez moi ?” une dernière fois. Ça sonne comme des adieux et ça en est sûrement, son “J’ai le billet aller. Pas le retour.” le confirmant amplement. C'est pas son genre de faire des plans non plus, et lorsqu'il en fait c'est que pour mieux les casser après. Il n'a jamais voulu s'enraciner à Brisbane comme il a toujours voulu voir le monde, l'arrêt ici n'était qu'en attendant. En attendant quoi, ça, c'est l'interrogation que je ne me poserai jamais, que je n'oserai jamais cataloguer non plus. On attend quoi on le sait pas, mais on attend on sait faire que ça.

Et moi, j'attends que ses doigts aient fini de tracer des lignes invisibles sur mes joues pour sentir un peu de chaleur, brève, vivace et éphémère, caresser mon épiderme. J'attends que son souffle se perde sur ma joue quand mes orteils se perdent contre ses mollets. J'attends que la dernière ondée se calme sur les parois de béton de la piscine, j'attends que les quelques gouttes chlorées sur les rebords des murets carrelés aient fini de sécher. J'attends, j'attends, et j'attends encore ; un jour, la douleur d'attendre fera bien moins mal que celle de passer à autre chose. Je pense, j'espère, je crois, je gère. Pas, rien du tout.

« Oui. » ma voix est enrouée. je ne sais même plus à quand remonte la dernière fois où j'ai parlé. « Je... oui, je vais dormir chez toi. » la précision est obsolète autant que la réponse. C'est devenu le modus operandi, c'est devenu une habitude et je n'aurais jamais dû m'y habituer. C'est devenu un nous quand on voulait simplement se cacher, c'est devenu un nous quand il n'a jamais voulu le voir exister. Il part à cause de ça, il part à cause de moi, et jamais il ne le dira. « Mais je veux pas que tu me réveilles quand tu t'en iras. » je serai réveillée, je dors jamais. Je passerai la nuit à garder les yeux fermés mais à enregistrer chaque bruit chaque parfum chaque silence chaque secret chaque fissure, et pas que celles sur son plafond. Quand il se lèvera ce sera encore pire, chaque gramme qui quittera le matelas délestant de son poids sera compilé et calculé, mémorisé et nié. Mais je veux pas qu'il me le dise, je veux pas que mes yeux trouvent les siens, je veux pas qu'il y ait d'autres baisers volés, je veux juste ce baiser-là. Celui qui remplace son souffle sur mes lèvres, celui que mes lèvres d'ailleurs, elles initient avec toute la douceur dont je suis capable en tentant de nager à la surface au mieux, au pire.

« Faut que tu sois assis côté hublot. C'est toujours mieux, côté hublot. » que je souffle, comme un eureka, comme une idée de génie. Comme une connerie de plus, comme une supplication de moins.

Les secondes immobiles font autant de mal que celles qu’on passe à essayer de sauver ce qui peut encore l’être entre nous, quand bien même on sait que cette stupide idée d’un ‘nous’ est désormais entourée par une date d’expiration. « Oui. » Oui ce sera alors. Oui était la seule réponse que je voulais entendre, c’était aussi la seule finalité que je pouvais espérer pour cette soirée. Je m’en vais et elle l’a compris sans que je n’ai à le statuer clairement et aussi égoïste que cela puisse-t-il être je ne demande finalement qu’une dernière soirée en sa compagnie, protégés et cachés derrière les murs de mon chez moi. « Je... oui, je vais dormir chez toi. » De son visage mes mains se posent sur ses hanches et la ramènent contre moi, quelques centimètres à peine alors que je me contente de sa simple présence. Elle sent le chlore et sa peau n’est pas aussi douce que d’habitude, ses yeux sont rougis par les produits chimiques et ça aussi je voudrais pouvoir le guérir, comme si j’avais réellement un quelconque pouvoir de ce genre.

Le rebord du bassin me rentre dans les omoplates. Le métal est froid, il accroche. Mes épaules voudraient retourner dans l’eau pour retrouver un peu de chaleur et pourtant c’est son regard qui me tient encore et toujours immobile, stoïque. Je suis autant préparé à l’éventualité de sortir de l’eau et rouler jusqu’à chez moi, elle à mes côtés, qu’à celle où Suzie et Thomas reviendraient tels des bombes et où la seule excuse possible serait de pousser la tête de la brune dans l’eau pour expliquer cette proximité nouvelle. « Mais je veux pas que tu me réveilles quand tu t'en iras. » Elle n’a rien de nouvelle justement, cette proximité. Ce qui est nouveau par contre c’est le son de sa voix et la supplication que j’y entends bien malgré moi. J’ai tôt fait de l’oublier en répondant à ses lèvres sur les miennes, en complétant son baiser et en en demandant plus encore, jugeant dangereux de le laisser se prolonger dans le temps mais plus encore que de le conclure. Elle aurait tout le loisir de parler de nouveau, de me demander de rester, de me demander de la prendre avec moi. Je sais quelle serait ma réponse tout comme je sais que ce n’est pas un risque que j’ai le droit de prendre ; certainement pas avec elle. Mes mains la retiennent pour qu’elle n’ait pas à lutter pour rester à la surface, elle qui a déjà bien trop de problèmes à s’occuper pour une gamine de son âge. Tout aurait pu être bien plus simple, si on l’avait voulu et si on avait simplement été assez forts pour ne rien débuter, à aucun moment.

« Faut que tu sois assis côté hublot. C'est toujours mieux, côté hublot. » Ne fais pas ça. “On rentre ?” Ca fait trop mal. Thomas et Suzie peuvent aller se faire voir, leur idée était nulle. On a bien plus important à faire, on doit profiter d’une dernière soirée ensemble laquelle ne se conjuguera jamais au pluriel. Une seule soirée et une poignée d’heures avec, c’est tout ce que je nous ai laissés.

***

Il n’y a pas eu de repas préparé pendant des heures, il n’y a pas eu de film pendant lequel je me serais endormi. On est rentrés et personne n’a rien dit, les pas s’étant naturellement tournés vers ma chambre. Un, deux, dix, nos corps s’affalant dans le matelas bien trop mou pour être sain. Mes bras sont passés autour de ses épaules pour ne jamais s’en défaire et la couette s’est retrouvée sur nous, aussi étouffante que protectrice au même titre que mes baisers sur sa peau. Ils ne savent plus que se cacher et errer, eux aussi, désormais bien trop habitués à suivre le même rythme de vie qu’est le mien. S’il n’est pas optimal, je me surprends parfois à être heureux et rien que pour cette raison-ci, je ne pourrai pas m’en plaindre. C’est imparfait et pourtant ça nous correspond et pour cette raison seule, ça me convient. Ca me convient jusqu’à demain matin. “Je ne te réveillerai pas.” Je statue enfin, mes lèvres sur sa mâchoire et mon souffle contre son cou. On sent encore l’eau chlorée, tout est imparfait. “T’aurais adopté tous les chats errants de toute façon, là bas.” Le là bas auquel je ne donne aucun nom pour ne pas le rendre trop réel, préférant continuer à vivre dans un monde rêvé pour quelques minutes et quelques heures de plus, peu importe, je prends ce que j’arrive à dérober.

“On rentre ?” où?

Il fait mal, si mal l'oxymore. Quand on rentre déjà pour qu'il parte ensuite. Pourtant, c'est bien plus facile d'hocher de la tête de la positive, d'enfiler le plus faux et le plus douloureux des masques, celui qui s'additionne au sourire encore plus faux qui prend place sur mes lèvres. J'essaie de le rassurer sur je sais pas quoi et je sais pas pourquoi non plus.

Les tremblements devraient cesser une fois qu'on est dehors à l'air suffocant d'été australien. Ma silhouette qui tangue devrait se calmer, un fois installée siège passager dans une voiture qui a entendu des tas de plans irréalisables et encore plus de déclarations voilées par des blagues ridicules, par des insides par milliers, par des silences multipliés. Ma respiration devrait arrêter de se presser, quand ce ne sera pas ses lèvres que je chercherai pour une énième dose d'oxygène. Jamais, jamais je n'oserai lui faire savoir que si demain on ne sera plus rien, ce soir encore il représente tout.

***

Rien n'a cessé, rien ne s'est calmé, rien n'a arrêté de se presser. Quand bien même il nous camoufle sous couvertures et oreillers, quand bien même il me cache de ses baisers, tout est à refaire la seconde d'après. Il se détache et mes paumes, mes lèvres avides ne cherchent qu'à égoïstement le garder.

“Je ne te réveillerai pas.” réveille-moi.
“T’aurais adopté tous les chats errants de toute façon, là bas.” pars pas.

C'est qu'une suite de parallèles plus cruels les uns les autres quand j'attire sa silhouette par-dessus la mienne pour ressentir quelque chose, juste une bribe, minime. J'en suffoque mais sans ça, à peine j'arrive à inspirer. Il y a des marques que je connais par coeur et des cicatrices que j'ai mémorisées tout autant sur son corps, la pénombre les cache mais je pourrais les réciter aussi bien que tous les noms des peintres italiens qu'il m'a forcée à apprendre avec la bonne consonance, avec le bon ton depuis le premier jour. Il y a des endroits que j'embrasse rien que parce qu'une fois, une seule et isolée, il a soupiré assez pour que je le retienne. Pour que je le mémorise mieux que sa recette de tiramisu qu'il me donne au compte-goutte sans que jamais je n'en sache l'entièreté, éternellement obligée à lui demander d'en préparer puisque jamais je ne pourrai le faire seule. Mes paumes se sont lovées à l'orée de ses omoplates, elles pressent et oppressent, comme si ma propre peau pouvait stupidement marquer au fer la sienne comme il l’a fait avec la mienne. Elle est égoïste Ginny, quand elle aime, quand c'est lui, quand c'est fini.

Ses soupirs se cassent sur les miens, ses gestes débutent là où les miens se terminent. Au creux de sa nuque je noie autant de secrets que d'amour, quand une seconde je me répète toutes ses promesses pour la suivante m'affairer à les biffer, à les nier, à me dire que c'était que maintenant, que c'était même juste avant. Que c'était qu'un jeu, que c'était pas sérieux. Personne saura rien et il ne reviendra pas sont les deux seules promesses que je me répète maintenant, que je tatoue des baisers que j'éparpille à l'infini sur ses lèvres, sur sa mâchoire, sur ses mains. Sur chaque parcelle d'épiderme qui me rappelle qu'il est encore là autant qu'il partira.

« M'oublie pas. » j'ai pas le droit de faire bien des choses et ceci est en tête de liste. Le murmure se perd contre ses lèvres, la supplication a tout d'ingrate et d'impossible. Si l'histoire sait clairement que jamais je ne l'oublierai, elle statue également que pour ça, jamais je ne pourrai penser que l'inverse soit aussi vraie.

Chacun de mes gestes est pensé pour l’apaiser elle et seulement elle alors que je reste étrangement muet, au même titre que la brune et le moulin à parole qu’elle personnifie généralement si bien. Ce soir on a peur de parler, on a peur d’en dire trop, on a peur des mots parce qu’ils ne sont encore et toujours là que pour nous faire mal. Peu importe ce qui pourrait traverser la barrière de nos lèvres, cela ne pourrait pas arranger les choses. On pourrait en avoir l’illusion, au mieux.

Cette fois-ci pourtant les gestes sont eux aussi devenus tout autant douloureux puisque chacun d’eux pourrait finalement être le dernier et on ne le sait tous les deux que trop bien. Ce pourrait être la dernière fois que je l’embrasse ici, là bas aussi, juste là encore. Ce pourrait être la dernière fois que mon regard croise le sien d’aussi près, ce pourrait être la dernière fois qu’on a le droit d’être aussi proches et de tant se donner à l’autre sans n’avoir aucun compte à rendre au monde extérieur. C’est sans doute la dernière fois qu’on se complaît dans notre monde merveilleux pourtant fait de dragons mais pas de princes charmants, parce qu’on a pas capté qu’on avait aussi le droit à une happy end. Alors en attendant j’essaye de ne pas y penser lorsque nos corps ne forment plus qu’un et nos souffles avec, mes doigts trouvant refuge dans ses cheveux, mes lèvres à jamais perdues contre les siennes. Je voudrais faire plus, je voudrais faire mieux. Je voudrais lui faire des promesses que je peux tenir et lui prévoir un avenir sur dix, vingt, cinquante ans alors que j’ai déjà oublié l’heure de mon avion demain. Peu importe. « M'oublie pas. » Ses mots me ramènent à la réalité, aussi douloureusement que se fasse.

La danse est terminée et tout ce que je sais faire c’est stupidement venir l’embrasser de nouveau, dérobant le peu d’air qu’elle aurait su trouver, étouffant ses rêves et ses espoirs avec. “Dis pas ça.” Ce n’est pas ce qu’elle voulait entendre et je ne le sais que trop bien. J’aurais pu lui répondre un ‘bien sûr que non’ là où je n’en ai tout simplement pas la force et encore moins le courage. Je me contente d’un ‘dis pas ça’, là où j’aurais pu (dû) ajouter un ‘c’est impossible’, un ‘ça n’arrive jamais’, un ‘t’es stupide Ginny y’a même ma valise qui sent ton shampooing, ça serait trop chiant à laver entièrement pour tout faire partir’. Je me contente d’une demie phrase qu’elle aura tôt fait de comprendre de travers et moi de ne jamais préciser, parce qu’au moins comme ça elle se prépare petit à petit à ce qui arrivera demain. Je me serai détaché d’elles et nos lèvres avec, elle aura passé la nuit à me mettre des coups de coudes et moi à dégager ses cheveux de mon visage parce que j’aurai encore été stupide au point de la serrer trop fort contre moi. On ne sait pas apprendre de nos erreurs, on n’apprendra jamais et encore moins que cela nous implique tous les deux. J’aurais dû y ajouter un ‘je t’aime’, à cette putain de phrase, c’est tout ce que j’aurais dû faire au lieu de me replacer face à elle, son visage entre mes mains et ses lèvres que je garde désormais à quelques centimètres à peine des miennes. “Le double des clés est dans la cuisine, si jamais t’as oublié le tien.” Et si jamais vous vous posez la question, sachez que peu de personnes ont justement une copie des clés. Peu, à tel point qu’elle est à vrai dire la seule. La seule à bien des niveaux, pour le meilleur et pour le pire.

Chaque sensation en vient décuplée, il fait mal autant qu’il fait bien. Chaque expiration brûle, chaque inspiration gèle. Chaque contact pique et soulage, chaque caresse laisse autant d’amour que de colère dans son sillage. J’ai depuis longtemps oublié le masque de celle qui accepte qu’il parte, j’ai depuis longtemps laissé aller la moindre tentative de cacher à quel point son départ ne brusquera rien, rien du tout. Bien sûr que tout va changer, bien sûr que tout est cassé, bien sûr que ses baisers colmatent des fissures qu’ils causent l’instant d’avant, qu’ils raniment l’instant d’après.

Je m’en veux à la seconde où mes mots s’échappent de mes lèvres, ces mots égoïstes qui ne font aucun sens quand je n’ai rien de mémorable à lui offrir. Quand je n’ai rien qui puisse constituer une véritable raison valable pour lui de rester. Quand je ne l’oublierai jamais, mais qu’il a tous les droits de me rayer de sa vie comme il rayera tout le reste en partant d’ici. Il est libre et il est beau parce qu’il l’est, je ne l’aimerais pas autant si ce n’était pas ça qu’il personnifiait. C’était voué à l’échec et j’ai été naïve de croire que ça en serait autrement, qu’un garçon comme lui voudrait d’une fille comme moi. C’est ma faute et seulement la mienne, et jamais je ne lui en voudrai d’avoir été honnête, d’avoir voulu plus, d’avoir aspiré à plus. Ce qu’il mérite, je ne pourrai jamais le lui donner. Il mérite mieux. Il mérite tout.

“Dis pas ça.” je le dirai plus jamais. Je ne dirai pas que je t’aime et je ne dirai pas que c’est toi, que ça sera toujours toi. Je ne dis plus ça. “Le double des clés est dans la cuisine, si jamais t’as oublié le tien.” « Je vais acheter un gros porte-clé ridicule, comme ça je les perdrai moins. »

Je parle de banalités parce qu’à mes yeux l’univers en entier est banal, quand il n’en fait plus partie. Ses doigts dans mes mèches ne sont que d’éternels rappels que ce soir sera la pire comme la meilleure soirée de ma vie.  

***

Il est parti.
Il ne m’a pas réveillée.

J’ai fermé les yeux deux secondes, deux minuscules secondes. À peine le temps d’oublier quel jour on est, à peine le temps d’oublier à quel point demain fera encore plus mal. C’est exagéré et c’est excessif, je ne ressentais plus rien il y a un battement de paupières et maintenant je ressens tout, à nouveau.

Le silence est pire. Pire que tout. La maison en entier craque de bruits que je ne connais pas, de bruits qui ne font qu’accentuer le fait qu’il n’est plus là. J’ignore il est quelle heure et j’ignore le reste volontairement, c’est plus facile de tout ranger dans la case “déni” de toute façon. Si je joue à l’aveugle, je ne verrai pas les draps qu’il a cruellement laissés lâches, défaits. Je ne verrai pas la pile de vêtements qu’il a oubliés parce qu’il n’a besoin de rien Auden, parce qu’il n’a sûrement même pas de valise, rien que son passeport. Je ne verrai pas la lueur du jour qui point à peine par les rideaux et je ne verrai pas toutes les taches de peinture que j’ai faites sur le parquet de sa chambre quand j’ai décidé que pour peindre c’était ici où la lumière était la meilleure.

Je verrai juste la tasse de café oubliée sur sa table de nuit, celle qu’on a partagée y’a une vie de ça, celle dans laquelle il a mis bien trop de miel pour lui et encore plus pour moi. Celle qui était au centre de menaces comme d’autres, de disputes et de sourires, de piques et de baisers aussi. Celle qui me nargue et qui m’enrage, celle qui se retrouve entre mes paumes une secondes pour s’éclater bruyamment au sol la suivante. Celle sur laquelle je pile, pieds nus, les éclats qui lacèrent ma chair et qui me rappellent à quel point je suis petite et stupide et aveugle et inutile et cassée, encore plus, quand le seul but niais d’ensuite sera de ramasser les morceaux un par un, de les jeter comme on jette les preuves sur une scène de crime.

Mais la tasse n’est pas la seule qui y passe. Le miroir aussi, reçoit son cendrier calé sur le rebord de la fenêtre, cendrier qu’il n’a pas utilisé depuis des semaines déjà. Mon souffle se casse sur mes tempes et mon sang tape contre ma peau, mes pieds tremblent et mes doigts avec. Le silence, c’est ce qui est pire. Alors je le chasse de toutes mes forces, je casse tout pour l’éviter.