“the dream was haunting me: standing behind me, present and yet invisible, like the back of my head, simultaneously there and not there.” feat @olivia marshall & birdie cadburry
{outfit} La musique vibre. Elle résonne dans tous ses pores. Chaque intonation réveille ses sens mais abatte un peu plus son cerveau. Comme si elle en avait. Il est inexistant, il ne fonctionne plus, elle l’a trop embué pour ça. Tant mieux. Elle ne veut plus s’en servir. Ce n’est pas dans ses priorités. Elle n’a jamais songé, réfléchi, souhaité être quelqu’un de raisonnable. Et pourtant, on le lui a demandé de l’être. Plusieurs fois, sans lui demander son avis. Ça l’a tailladé, la gamine. Elle n’est pas aussi forte qu’elle y parait. Elle essaie juste de survivre dans ce monde, de profiter de chaque seconde de chaque minute de chaque heure. Survivre. Elle se met à crier plus fort, en même temps que les autres, sa voix se perdant le chaos de l’endroit. On ne l’entend pas, on l’engloutit et c’est tant mieux. Elle ne veut pas commencer à entendre sa conscience. Ou sa voix interne. Ou qu’importe comment on appelle ces foutus trucs dans la tête. Birdie a les bras en l’air, le minois levé vers le ciel, autrement dit le plafond qui se perd dans tant de couleurs que sa vision en est électrifiée, et elle a le sourire béat. Ce foutu sourire con que l’on aborde quand on a sûrement trop bu. Quand les verres se sont enchaînés plus vite que les mots. Elle n’a pas d’ardoise, on paie pour elle. Parce qu’elle est charmante comme ça, la Cadburn. Elle ne dévoile rien, elle sourit, elle languit, elle charme et elle se fait payer une tournée. Puis deux, trois jusqu’à arriver à dix. Probablement. Peut–être, elle n’en sait rien, elle n’est pas la matheuse de la famille. Elle ne compte pas, elle lit. Elle n’élucide pas le mystère de la planète ronde, elle essaie d’écrire. Dans sa cabosse en tout cas. Des romans, elle en a écrit par centaines. Seule elle a eu les privilèges de les lire. Autrement, en tant que seule lectrice, elle n’ignore pas la qualité des récits. Mais le public n’est pas prêt pour ses idées.
Birdie râle parce qu’on lui écrase l’orteil. On ne fait pas gaffe, elle ne fait pas plus attention alors elle entrechoque un tibia. En gueulant et furieusement cette fois parce qu’elle veut se faire entendre. L’oiseau joyeux fait place à celui qui mord parce qu’elle n’aime pas ce genre d’inadvertances. Pas envers elle. Elle veut une simple excuse, elle récolte une insulte. Typique. Alors Birdie tape le genou. L’autre ne s’écroule qu’à peine, se reprenant. Et il lui agrippe la tignasse. Cette envolée de boucles blondes folles qui finisse dans la main d’un inconnu. Alors Cadburry tape plus haut. En plus dans le centre, exactement à l’endroit précis où elle sait que ça fait mal. Et dieu seul sait que ça fait mal. Elle grimace alors que l’autre se cambre, et cette fois ne se relève pas de suite. Il continue à l’insulter, cependant, alors c’est Birdie qui le prend par la tignasse. Elle relève sa tête vers le sien, « déguerpis d’ici avant que je te finisse » qui siffle entre ses lèvres. Elle ne paie pas de mine, la gamine. Elle est folle, parait–il, parce qu’un jour, un moment dans sa vie, elle finira bien par payer de se comporter comme ça. Elle qui est petite, elle qui est frêle, elle qui n’a au final que son excentricité pour la sauver. Son joli visage de poupon lui évoque sûrement bien des claques. Mais son caractère et son comportement lui ramènent inlassablement bien plus d’emmerdes. Elle ne peut pas s’y empêcher. Surtout pas ce soir. Ni les autres d’ailleurs. Les évènements se sont enchaînés, elle a eu d’autres disputes, d’autres désespoirs, d’autres peines. Elle s’est perdue un peu en cours de route et sa trajectoire vers ces lieux assourdissants. Transpirants de corps, d’âmes en perdition, délirants au possible.
Il la traite de folle mais elle a déjà le dos tourné, le sourire aux lèvres. Elle le perd assez rapidement parce que ses amis d’un soir ne sont plus sous son nez. Eux aussi ont dû déguerpir. Sans la prévenir. D’habitude, elle s’en fiche. Mais ce soir, Birdie a les entrailles qui s’ouvrent. On l’abandonne. On l’a toujours abandonné. Elle finit par être bousculée de partout car plantée en plein milieu d’une foule mouvante. Dansante, en pleine euphorie. La sienne est redescendue et elle aurait presque envie de se cacher. D’aller crier en plein désert peut–être. On l’entendra sûrement mieux qu’ici. Pourquoi est–ce que l’absence d’inconnus lui fait si mal ? La terre tourne un peu, elle chancelle, elle commence à avoir les retombées d’éthanol ingurgité. Elle ne vibre plus, à part de l’intérieur. Et ce n’est pas une danse qu’elle aime, Birdie. Heureusement qu’elle est pieds nus. Heureusement qu’elle a abandonné ses chaussures, quelque part. La jolie blonde titube vers une porte près du bar. Qui reste close alors elle peste, elle s’acharne, elle tape du poing. On lui dit que c’est la réserve, ou les coulisses, ou quelque chose comme ça. Elle s’en fiche, elle comprend juste que la sortie n’est pas là. Elle est où, alors ? Le labyrinthe se forme dans sa tête et Birdie pourrait presque se mettre à pleurer en pensant qu’elle est coincée. Dans cet endroit qui lui donne le tournis, dans sa propre enveloppe corporelle avec lequel elle n’a jamais su danser. Les épreuves n’ont pas été moindres et l’ont marqué, partout.
Elle sort son téléphone, le dos toujours à la porte. Elle voit des prénoms mais hors de question de les appeler eux. Ces noms qu'elle adore et qu'elle chérit bien trop pour leur faire subir son état actuel. Le retour de bâton, de karma, de cette pression involontaire qu'elle a sur ses épaules. Même son frère passe à la trappe, il n’aura jamais les reins solides pour ce genre de situations. Olivia. Liv. Elle déglutit. Elle est inspectrice, elle saura trouver la sortie du labyrinthe. Sa gorge sèche malgré le liquide ingurgité, elle enclenche la conversation. Sûrement qu’elles ne s’entendront pas. Mais Olivia entendra la musique. « LIIIIIV, suis perdue, le labyrinthe est fermé, vois pas la sortie, je crois faire une crise de stress, d’angoisse, de panique, je sais pas, je suis pas docteur mais ça va pas, du tout, du tout, tu peux venir, Liv, s’il te plait, dis moi que tu vas venir, dis ? » Birdie ne distinguera pas la réponse parce qu’elle est trop enivrée et que ça bourdonne bien trop dans ses tympans pour qu’elle puisse y déceler le moindre son extérieur. Alors elle continue à crier dans l’objet, en la suppliant de venir, encore et encore, parce que c’est elle ou elle crève ici.
Même si appeler Olivia dans ce genre de moments où la Cadburn n’a aucun contrôle n’est sûrement pas la plus brillante des idées. Un murmure de la raison, malheureusement inexistante chez Birdie. Alors elle n’y fait pas attention. Au merdier dans lequel elle s’embourbe en appelant la flic.
Elle semble crever de toute façon parce qu'une main atterrit à sa gorge. Brusquement. Encore une fois. Y a un sentiment de déjà-vu là. On la plaque contre la porte et elle en lâche son téléphone. Birdie a le sang qui monte, les tympans qui vibrent mais ce n'est plus une musique agréable. C'est une voix à sonnette, mauvaise, sifflante. Le foutu retour de bâtons, un type qui n'aime pas se faire encastrer par plus petit et plus féminin que lui. « Je crois qu'on va remettre les pendules à l'endroit, ma jolie. » Et elle a beau plaqué sa main sur son visage, rien n'y fait.
Liv, Liv, Liv. Au bout de trois fois, elle devrait apparaître, n'est-ce pas ?
Olivia Marshall & @Birdie Cadburry ✻✻✻ Une petite blonde, frêle et l’air inoffensif mais capable de vous retourner l’endroit en un claquement de doigts. Ce à quoi s’appliquait-elle probablement déjà, d’ailleurs, en vue des bribes de mots interceptés avant que la communication ne s’interrompe brutalement. Le physionomiste de l’endroit, n’en ayant visiblement que le nom, avait échangé un regard à peine concerné avec son collègue chargé de la sécurité avant qu’ils ne se résignent tous deux et simultanément à hausser les épaules, me dégageant le passage et m’autorisant – sans que l’idée de leur demander une quelconque permission n’ait pourtant effleuré mon esprit – d’aller vérifier par moi-même si j’y tenais tant que ça. Une petite blonde, capable de vous retourner l’endroit. Une petite blonde en piteux état certainement, ne pouvais-je m’empêcher de penser alors que je pénétrai dans l’arène, m’enfonçant sans hâter dans les dédales familiers de l’endroit réinventé de luminescence entrecoupée de morceaux d’obscurité absolue. Je m’arrêtais durant l’un d’eux, immobile au cœur de la lice, les semelles de mes chaussures ancrées au sol baigné de flaques de fluorescence croupie, laissant mes yeux s’égarer sur les visages transcendés, les ombres bousculées, exaltantes, noctambules électrisés comme des insectes piégés, les enceintes hurlantes, les basses bondissant avec fracas contre nos souffles emportés. Oh, Birdie. Je dégageai d’un mouvement d’épaule sec la silhouette s’effondrant à moitié sur la mienne en levant les yeux au ciel, le plafond bariolé de toutes parts, écartelé de lambeaux spasmodiques, semblant prêt à se fracturer sous l’assaut de mines éparpillées dans une carrière. Si seulement. Le silence pour la retrouver, la gamine qui n’en était plus une, celle que je n’avais pu m’empêcher d’appréhender comme tel la première fois ; turbulente et frénétique, souriante et belliqueuse ; l’impression restée depuis lorsqu’elle avait pourtant prouvé le reste et l’étendue de ce qu’elle maintenait sous la surface, simple lueur pourtant brillante de profondeur encore irrésolue, sûrement irrésoluble. Plus brillante que nombre des êtres entassés en ce lieu, à n’en pas douter, mais peut-être aurait-elle dû : douter. Juste cette fois, de la suffisance de cette vérité pour défier l’obscurité émanant de l’endroit, celle la gardant dissimulée à mon regard. Le mouvement retrouvé, je jouais de nouveau des coudes pour traverser la marée humaine, indifférente aux bras s’accrochant aux miens, aux tentatives de m’entraîner dans la ferveur, à celles n’écopant également de ma part qu’un regard froid et dissuadant puisque tout autre élan dans leur direction ne semblait éveiller en moi que l’ineffable évidence de la perte de temps. N’était-ce pas là pourtant tout ce que je recherchais au creux de ce genre de nuits ? Inutile d’aller aussi loin dans la généralité, je m’y forçais encore quelques instants plus tôt, l’appel de la jeune femme survenu au cœur d’un autre lieu de perdition. Birdie le savait, sûrement. J’osais l’espérer pour elle, présumer avoir été la destinataire de son appel à l’aide pour cette raison uniquement plutôt que d’imaginer les autres, plus tristes, plus inquiétantes. Celle surtout de n’avoir personne d’autre à appeler que moi, personne d’autre à attendre que moi.
Quand on touche le fond, on rebondit, l’impulsion aidant pour regagner la surface. Mensonge : quand on touchait le fond, on s’assommait, la collision terrassante, suffisamment pour n’avoir la force de se présenter qu’à ceux déjà au sol, déjà vaincus. Elle avait visé juste, je pouvais lui accorder, ma seule présence ici comme preuve de son instinct toujours debout malgré la panique logée au fond de sa voix, discernable entièrement, elle, à l’inverse de ses mots. Je soupirai en m’éloignant de la foule, le regard tourné vers le rassemblement au pied de l’escalier menant à l’étage réservé. Celui d’où montait, bien qu’assourdie sous le chaos envahissant, une clameur exaltée. Une petite blonde, capable de vous retourner l’endroit. Je n’allais pas lui en vouloir de me donner raison, de me faciliter la tâche. Je n’allais pas lui en vouloir de laisser son excentricité attraper mon regard, visible dans les rainures du mur, mur contre lequel j’aurais pu jurer la voir enclavée, retenue contre son gré. Je fronçai les sourcils en dégageant le passage, diminuant les mètres nous séparant, incapable de les abolir d’un coup alors que sa chevelure lumineuse m’était reconnaissable à présent, sans un doute, piégée entre les doigts de l’homme penché au-dessus d’elle. « Hé ! » La voix, la mienne, s’éleva au-dessus de la foule, petite mais compacte, immobile surtout, les pieds noyés dans la vase et l’inaction méprisable sans que cela n’ait rien de surprenant. Je les connaissais, ceux-là, la soif dévorante les forçant à se consacrer uniquement à la dive bouteille, en abusant suffisamment pour que l’un d’eux ne finisse par se sentir invincible, les verres pleins ranimant la haine de l’inconnu, de l’anonyme d’hier devenant l’ennemi d’aujourd’hui. Birdie en l’occurrence. Je les connaissais les autres aussi, avides jusqu’à l’ivresse du spectaculaire éclatant au creux de chaque nuit et dont il fallait se délecter au rythme fou de leur jubilation obscène pour le drame, la violence, l’excès. La voix en conséquence, rauque et éraillée sans doute, n’ayant pas envie de lutter, pas maintenant, pas ici, froide, noircie par l’effort et le tabac. Mais la voix ; il n’aurait pas dû s’y tromper, s’en détourner en l’entendant, laisser la bouteille attrapée à l’aveugle exploser contre le mur à quelques centimètres du visage de Birdie ; grave et autoritaire alors que je laissai l’un de mes pieds s’écraser contre le creux de son genoux, l’obligeant à ployer une seconde suffisante pour dégager, de l’autre pied, le verre brisé lâché au sol.
Il pouvait se redresser et laisser son coude claquer à l’aveugle contre mes côtes, je m’habituais à tout, faisais face au reste, l’emphase comme à sa violence, l’argument comme à son excès. Je n’y cédais pas, ou pour plus que cela, mais changer mes armes était dans mes cordes alors que je profitais de son élan pour attraper son bras, le tordant au profit d’un angle douteux avant de le rabattre dans son dos, l’immobilisant à défaut de le faire taire, les jurons s’échappant de sa gorge déployée comme les ricanements de celles du public alcoolisé. Aucun son de la mienne néanmoins alors que j’imaginais aisément la lueur de rage profonde et aiguë s’emparant de ses prunelles enivrées me demeurant invisibles, le dos courbé que je lui forçai à redresser en raffermissant ma prise, le silence soudainement de retour car il réalisait, enfin, le bras incapable de supporter une autre de ses rébellions sous peine de se briser sans un bruit. Je laissai ma main libre glisser dans la poche interne de sa veste, à la recherche d’un portefeuille ou de ce qui pouvait y ressembler, en extirpant une carte uniquement que je découvrais être son permis au travers de l’obscurité. « On se calme. » finis-je par intimer, la voix calme à quelques centimètres de son oreille, le regard vrillé sur le papier me révélant son identité avant que je ne le remette à sa place, tapotant l’emplacement avec une désinvolture feinte. La voix féminine surtout à laquelle il ne s’était peut-être pas attendu, le frémissement remontant le long de sa colonne vertébrale en témoignant. Sale nuit pour sa virilité revendiquée. Je m’en moquais bien, de son orgueil comme de sa personne, aucun ne méritant ni mon attention ni ma véhémence, l’intention seulement étant de le maîtriser en attendant la sécurité, celle qui venait à tarder, celle qui n’arrivait qu’après pour la deuxième fois déjà en ce lieu au cours des dernières semaines. Mon regard passa au-dessus de l’épaule de l’homme pour s’attarder, plissé, sur le visage de Birdie dissimulé sous de lourdes mèches blondes, comme pour ne pas faire face à celui que j’immobilisais pourtant face à elle. Les apostrophes des cerbères retardataires surgissant au travers de la foule, je laissai échapper à l’attention de la jeune femme : « Si tu ne frappes pas, on peut peut-être s’arrêter là ? » Qu’elle décide, et vite, de croire en mon ironie noire ou non car je relâchais l’instant d’après ma prise, lui faisant miroiter quelques secondes de liberté de mouvement avant que la sécurité elle-même ne se charge de l’empoigner. J’arquai un sourcil en observant les doigts crispés du physionomiste se poser sur mon avant-bras et je ne pris pas la peine de m’en dégager. « N’essaie même pas. » Il ne fallait pas. Pas lorsque je l’avais prévenu, lorsqu’il me connaissait suffisamment à force de me voir passer le seuil de son antre pour avoir l’excuse de ne pas m’avoir prêté attention, me forçant à montrer les dents pour qu’il n’ait pas à le faire, sa paresse semblant tout à coup disparaître une fois l’accalmie revenue. « Ton boulot, c’est de virer celui-là. Et me laisser m’occuper d’elle. » Je le laissais analyser la situation lui-même, me détournant de lui pour relever le menton de Birdie, dégageant de l’autre main les quelques mèches révélant en leur dessous l’estafilade rouge barrant son arcade. « On sort d’ici. » Je ne demandais pas, j’imposais. Dis moi que tu vas venir, dis ? Je n’avais rien dit, je ne promettais plus rien. Cela ne m’empêchait pas de me montrer et d’intimer.
Et ça danse, et ça vrille, et ça balance, et ça vit. Le tumulte alentour démontre que la vitalité est là, que les actions dans le noir ne valent rien, que le mal être d’autrui est transparent, indolore, invisible. Pourtant, Birdie voudrait leur crier à la gueule qu’ils devraient arrêter de vivre, au moins le temps qu’elle aille mieux. Que le temps devrait se suspendre parce qu’elle a été attaquée, parce qu’ils n’ont pas été foutu de le voir, qu’ils ne méritent pas de continuer à vivre comme si rien n’était, tout autant qu’ils sont. Ils sont tous sourds, en plus d’être aveugles, absorbés dans leurs petits plaisirs égoïstes pour se rendre compte de quoique ce soit. Ironiquement car Birdie serait la première à ne pas réagir. Elle serait la première à attendre, à laisser passer, à ne même pas se demander pendant l’espace d’une micro seconde si elle peut – doit – intervenir ou non. Birdie n’est pas de cette veine–là, elle n’est pas téméraire sur tous les tableaux, tout comme elle n’est pas franchement bienveillante. Ironiquement. Alors elle en veut au monde entier, à tous les énergumènes de lui faire subir ce qu’elle fera subir aux autres. C’est vraiment dégueulasse que le karma se décide à se venger de la sorte. Avec un type qui fait une tête de plus qu’elle – injuste – qui a sa main autour de son cou – douloureux – et dont l’haleine pue l’alcool – désagréable. Mais pas aussi désagréable que la proximité même de leurs corps, de son ton sifflant et encore moins du nuage de problèmes qu’il amène avec lui, prêt à gâcher sa soirée sans aucun scrupule.
Le connard se retrouve à briser une bouteille à côté de son visage et Birdie a les genoux qui flanchent, en plus de ses poumons qui se compressent. J’ai besoin d’air, connard. Elle a besoin d’aide. Non, d’air. Les deux. L’aide, elle l’a déjà appelé, non ? Puisque personne ne semble vouloir le faire ici. Va–t–elle réussir à sortir en un seul morceau ? Elle est en position de faiblesse, elle a les souvenirs qui remontent à la surface alors que la situation ne s’y prête pas. Elle devrait réagir, la gamine, elle pourrait essayer au moins. De lui foutre un coup entre les jambes, entre les deux yeux, le mordre, le griffer. Tout faire dans son instinct de survie pour qu’il ôte ses foutues pattes de son corps, qu’il dégage de son champ de vision, qu’il disparaisse de sa vie. Oublier cet épisode, ne plus y repenser, ne jamais en parler. Birdie n’aime pas se sentir faible mais ses membres ne réagissent pas. Personne ne répond à l’appel, même son cerveau est complètement amorphe. C’est qu’elle a souhaité profiter de sa soirée, la gamine. Mais on vient de la lui foutre en l’air parce qu’un égo mal placé fout toujours tout en l’air de toute façon.
Elle la voit avant qu’elle ne l’entende – entendre quelqu’un dans le bruit assourdissant et encore plus la tête embrumée par l’alcool relèverait presque du miracle de toute façon. Une vraie poupée sans réaction qui a à peine le temps de voir que son assaillant est lui aussi attaqué – l’arroseur arrosé, le karma qui frappe de nouveau, le charmeur de serpent qui se fait bouffer par son serpent. Ha ! Tu t’y attendais pas à celle–là. Elle est venue, elle est venue, elle est venue. Elle n’y croyait plus – elle n’y a pas cru pendant une seconde, si peu de foi en l’humanité qui habite en elle. Pourtant elle aurait dû parce que c’est Olivia, quand même. Olivia qui l’éloigne d’elle, Olivia qui prend littéralement la situation en main, Olivia grâce à qui Birdie peut respirer, retrouver de l’air dans sa cage thoracique, laisser ses membres tangués sans avoir à se soucier de son état vital dans les secondes à venir. Elle va vivre.
Cadburry a la tête baissée, pas vraiment de honte – même si elle devrait parce que ça l’est carrément de se sentir aussi attaquable et frêle, démunie ce soir de toute arme susceptible de pouvoir l’aider – mais elle ne veut pas croiser de nouveau son visage à lui. Au pauvre connard que l’inspectrice tient et que Birdie ne comprend pas pourquoi ils sont tous les deux toujours là, pourquoi elle ne l’amène pas ailleurs, qu’est–ce que tu fous, Liv, je veux plus le voir, fais qu’il s’en aille, fous le dehors, Liv. Mais au lieu de bouger, les deux restent plantés devant elle et Olivia a l’air de hausser la voix vers elle. « Si tu ne frappes pas, on peut peut-être s’arrêter là ? » Birdie lève ses yeux vers elle – vers eux – la bleuté de sa vision se focalisant sur les traits d’Olivia pour ne pas se mettre dans un état encore plus pitoyable. « J’aimerai le frapper. Mais plus d’force. » Elle n’en jamais eu. Mais l’illusion dans sa tête lui en donne à force. Pas ce soir. Ce soir, elle a trop abusé de trop de choses, trop d’ivresse, trop de décadence, trop de musique qui résonnent toujours. Birdie tire sur les manches de sa robe, la tête qui redescend, ne faisant même pas attention à sa blessure. Elle ne sent rien, la gamine, bien trop anesthésiée.
Il y a des gens qui arrivent et surtout, Birdie croit voir qu’il est tiré loin de sa vue. Disparu de son champ de vision, la tête toujours baissée mais la rétine qui se soulève quand même, juste pour voir, juste pour analyser. L’air entre un peu plus, un peu mieux dans ses poumons. Tout va bien aller. « On sort d’ici. » Non. « Non. Il va être encore dehors, là. Il va être encore dehors et il va revenir et il va sûrement attaquer encore et il va finir ce qu’il a commencé et– » Et elle reste la lâche qu’elle a toujours été. Peureuse sans avoir peur. Olivia a bien fini par lui remonter le menton et la Cadburn sent ses iris sombres la détailler. Elle a la voix qui ne laisse pas le choix, pourtant, Olivia. Birdie tape du pied contre la porte derrière elle, elle commence à fulminer de l’intérieur, en même temps que l’envie irrésistible de se foutre en boule pour ne plus avoir à réfléchir, à penser, à guider sa carcasse humaine quelque part. « Je veux pas que ça recommence. Pas ce soir, Liv, j’ai pas envie, ce soir, je peux pas, ce soir. » Parce qu’elle est une mauvaise personne, qu’elle laisse tout le monde tomber, que tout le monde va mal, qu’elle ne sait pas s’y prendre et qu’elle n’a jamais rien vu. Absolument rien alors peut–être qu’elle le mérite, tout ce qu’il lui arrive. Pour une fois, peut–être que Birdie sent les armes qui s’abaissent.
Olivia Marshall & @Birdie Cadburry ✻✻✻ Ne servais-je donc qu'à ça ? Me pencher au-dessus des autres comme une ombre menaçante et leur dresser des obstacles comme on posait sa main au milieu d'une fourmilière afin d'observer l'ordre devenir chaos ? Ou le chaos devenir ordre, en l’occurrence. Douce ironie que j’étais forcée d’appliquer ce soir puisque Birdie m’avait appelée pour cela, puisque les choix ne s’étaient guère présentés à moi en arrivant pour constater le bras oppresseur calé tout contre sa gorge, l’air lui manquant et la menace grandissante. Menace que l’homme en question n’était résolument pas décidé à éteindre, le corps tout entier ne cessant de trembler sous la rage l’habitant, incapable sûrement de véritablement savoir s’il s’agissait de son souffle court et des vertiges dus à la douleur que ma prise provoquait, ou s’il voulait au contraire simplement repartir à la charge et jouer avec mes armes afin qu’elles ne deviennent siennes. Erreur. J’étais en bien meilleure forme, sans surprise, et bien plus ouverte au combat qu’il ne l’était. Il l’ignorait de toute évidence, l’alcool se chargeant de gonfler son ego et de préserver, malgré ses dents serrées et son visage tordu par la douleur, les bribes d’un sourire satisfait que j’aurais pu rêver d’arracher de ses lèvres un autre soir ; pas celui-ci. Pas assez bu, ou pas assez désespérée. « … plus d’force. » Je déchiffrais les derniers mots au milieu du tumulte sur les lèvres bleutées de Birdie, ceux qui ne me rassurèrent pas, qui ne lui ressemblaient pas. Plus de force pour quoi ? Faire ce que je l’avais toujours vu faire ? Du bruit, du grabuge, justice pour elle-même peu importe que cela ne paraisse pas toujours légitime ? Allez, Birdie. Ce n’était pas la chose à dire mais la colère avait du bon parfois et ce n’était pas la flic qui parlait. La colère faisait vivre et permettait à nos poings de se lever pour éviter les coups avant d’en asséner de plus violents encore. Sans colère, on perdait, et rapidement. Était-ce cela qui lui était arrivé finalement ? Cela qui l’avait mise dans cette situation ? Ma proposition de lui rendre ses coups suintaient peut-être l’ironie, elle n’en demeurait pas moins réelle. Un désir de la tester peut-être, de dissimuler l’appréhension ou la précaution, l’inquiétude même. Il y avait eu du feu là où j’observais l’envie chuter au creux de ses prunelles et je ne m’attendais pas à la trouver ainsi, minuscule tourbillon de maux et de stigmates qui ne prenaient pas la peine de cesser de tournoyer maintenant qu’elle était libérée de toute emprise.
Pas même lorsque cela se remit à s’agiter et que l’agresseur fut emmené, ôté à sa vue, mon visage seulement s’y forçant lorsque je rehaussais son menton pour observer les dégâts. J’étais prête à la sortir d’ici comme elle me l’avait demandé et j’étais prête à le faire sans lui demander son avis puisqu’elle m’avait appelée pour cela. Mais je voulais bien croire qu’elle l’avait oublié, depuis. « Non. Il va être encore dehors, là. Il va être encore dehors et il va revenir et il va sûrement attaquer encore et il va finir ce qu’il a commencé et– » Ses yeux voyant, son cœur battant et son absence de volonté consciente de l’impuissance qui avait été la sienne et de sa peur, peut-être. Celle-là même du sein de laquelle elle ne parvenait pas à s’extirper à présent qu’elle en était pourtant libérée, continuant de s’y jeter à corps perdu, n’ayant pour seule extase que l’ivresse que je devinais sienne. « Birdie. » la coupai-je sereinement, la voix calme et ancrée comme mes pieds l’étaient au sol. L'un des siens s’éleva en arrière, au contraire, enfonçant la porte dans son dos alors que je fixais de nouveau sa posture étrange. Je n’avais pas besoin de poser les questions, devinais sa frustration de ne pouvoir échapper aux tourments dont j’ignorais pourtant tout, comprenais sa rage de ne pouvoir profiter du flegme des gens condamnés lorsque c’était tout l’inverse qui paraissait prendre possession de son corps et de son esprit. « Je veux pas que ça recommence. Pas ce soir, Liv, j’ai pas envie, ce soir, je peux pas, ce soir. » Ça ne recommencerait pas, alors. Peu importait ce qu’elle évoquait ainsi, ce qu’elle redoutait. Peu importait s’il suffisait de l’en assurer pour espérer la calmer quelque peu, la rappeler à la réalité. Elle semblait s’en échapper, ses yeux s’égarant autour d’elle avant de se fermer férocement comme pour empêcher d’observer le plafond reculer à mesure qu’elle avançait, comme pour ne plus se croire dans un manoir aux murs infiniment grands, ne cessant de s’éloigner lorsque l’on espérait les atteindre. Je confondais. Bien sûr que je confondais, que j’imaginais son expérience semblable à la mienne lors de soirées similaires. Ne l’étaient-elles pas toutes finalement ? Identiques. À nous de nous y résigner, à ces nuits, à ces façons de les vivre. Ces dernières s’enchainaient et je me montrais désormais à peine surprise lorsqu’elles revêtaient leurs pires aspects. Je pouvais confondre. Ces nuits-là étaient pareilles, toutes pareilles, la seule chose différant devenant le nom de la prison sur les lèvres du détenu. « Il peut toujours revenir, il ne te touchera plus. » Je m’y engageais à cela, assurais de toutes mes forces lorsque ma voix demeurait pourtant calme tout proche d’elle afin qu’elle en saisisse chaque nuance dans le bruit environnant. Je m’engageais à défendre son droit à la sûreté, à ménager autour d’elle l’espace qui était le sien et qui avait été violé, saccagé par une brute enivrée. Je m’y engageais parce que je n’aimais pas cet air qui ne quittait pas son visage et que, si je n’étais pas le meilleur des choix pour savoir l’apaiser, je l’étais pour ce qui était de garantir sa sécurité, physique uniquement.
« Mais t’as raison, on va d’abord faire un détour, le laisser prendre de l’avance. » Il valait mieux, pour lui. Car si Birdie ne retrouvait pas ses forces et l’aplomb qui était le sien pour s’attaquer à plus fort qu’elle, je n’avais pas perdu le mien et n’étais pas certaine de vouloir à ce point tenir au calme auquel je m’étais astreinte s’il venait à renchérir. J’accompagnais mes mots d’un geste lent, la pulpe de mon pouce effleurant son arcade, empêchant le sang s’en échappant de teinter sa pommette également. L’instant d’après, je l’aidais à avancer lentement, sentant à peine le poids de son corps qu’elle faisait pourtant peser contre le mien, cramponnée nerveusement au bras que j’avais passé sous le sien, la démarche perturbée et chancelante comme si les substances ingérées au cours de la soirée lui avait fait oublier jusqu’aux rudiments même de la marche. Il était difficile de se frayer un chemin au travers des silhouettes enserrées, agglutinées au point de n’en former plus d’une, déchaînée, multicolore, aux visages multiples mais au seul et même supplice discernable dans le regard amorphe et résigné à l’euphorie collective. Je dissuadais l’une d’elles de nous suivre à l’intérieur des toilettes que nous finîmes par atteindre, en obligeais une autre à en sortir d’un seul regard froid et refermai la porte derrière nous d’un coup de talon. « David Bryce. » laissai-je finalement échapper en ouvrant le robinet pour humidifier la serviette en papier subtilisée au distributeur. Je la compressais entre mes mains pour en extirper le surplus et approchais Birdie doucement, dégageant de nouveau ses mèches de cheveux mêlées au sang en fronçant les sourcils. Mes doigts trouvèrent les siens pour lui donne la compresse improvisée, désireuse de constater si elle était capable de cela ou non, de se prendre en charge, de réaliser même l’état dans lequel elle se trouvait. « C’est son nom. Et je me ferais un plaisir d’enregistrer moi-même ta plainte contre lui. Maintenant, demain, quand tu veux. » Si elle le voulait. Ça, je ne le dis pas, l’absence de sévérité dans ma voix s’en chargeant à ma place. David Bryce puisqu’il avait un nom et que cela suffisait, parfois, pour diminuer l’objet de l’oppression, la cause de notre angoisse. Sauf s’il s’agissait d’autre chose. Il y a autre chose, n’est-ce pas Birdie ?
La musique fait flancher son corps entier. Il y a le boum et le bim, les cris et les chants. Il y a la fournaise, la chaleur, la vivacité, le flou. Pourquoi il y a autant de monde dans un endroit aussi restreint, aussi petit, aussi serré ? Cela ne devrait pas être permis. De sentir des talons écrabouillés ses doigts de pied. Des épaules qui rencontrent son visage, son dos. De laisser entrer des types qui finissent par vous mettre la main au cou, une volonté sans faille de vouloir laisser sa trace sur elle. Pas ça, non, pas encore, défends-toi, réagis, fais quelque chose ! Tu lui donnes une occasion en or de te pourrir de nouveau. Elle ne veut plus pourrir, l’oiseau. Elle veut qu’on la libère, qu’on lui fiche la paix, qu’on l'oublie. Mais tu ne sais pas te faire oublier. Tu fais tout pour qu’on te voit, qu’on te repère, que l’œil soit posé sur toi. Elle ne sait pas faire autrement, la blonde. Elle ignore comment être discrète. L’invisibilité n’a jamais été son fort. On sait quand elle est là. On l’entend, elle brille, elle crie, elle rit, elle vit. Inlassablement, toujours la même histoire, les problèmes qui se ressemblent et s’empilent. Mauvaise amie, terrible sœur, menteuse, imposteuse, traitre. Meurtrière. Non, non. Birdie presse ses paumes contre ses yeux, avec insistance, avec brutalité. Comme si cela allait changer quelque chose. Faire disparaitre Olivia pour que quelqu’un d’autre apparaisse. Mais non. Quand elle libère ses prunelles bleutées hagards, c’est bien la forme agile et bien plus sobre de la brune qui se matérialise toujours devant elle. L’autre type était parti. Olivia lui a donné l’opportunité de déverser sa colère. Elle aurait dû. Pour une fois qu’on lui donnait l’autorisation. Mais ses poings ont déjà assez frappé. Ses mains ont assez fait de mal. Elle les regarde, ces mains. Tremblantes. Incertaines. Birdie a la tête qui continue à cogner, sa prise tantôt rendant tout… Absolument… Plus intense. Plus coloré. Si d’habitude, elle s’y plait, là, elle a envie de vomir. La musique, la musique la rend sourde. Le mur, s’y raccrocher. La seule chose stable de son environnement. Le mur.
« Birdie. » Retour à la réalité. On l’appelle. Olivia l’appelle. Oh, Liv, si tu savais. Mais elle ne doit pas savoir. Alors pourquoi diable choisir cet état, ce moment, cette parenthèse dramatique pour qu’elle vienne ? Des fucking knights in shining armor, Birdie en a. Pourquoi Olivia? Pourquoi la brune au regard sombre et pourtant la plus réconfortante vision qu’elle puisse avoir à cet instant ? Birdie aura le temps et la présence de revisiter ses choix le lendemain. Mais pas ce soir. « Il peut toujours revenir, il ne te touchera plus. » Qu’il revienne. Qu’il tente, qu’il ose, qu’il essaie. Birdie déglutit tout en essayant de se reprendre. De se redresser contre le mur derrière son dos. Solide. Présent. Stable. Des mots qu’elle ne peut guère associer avec sa vie. « Mais t’as raison, on va d’abord faire un détour, le laisser prendre de l’avance. » Cadburry se sent désabusée. Faible. Impotente. Pourtant, elle ne l’est pas. Mais ce soir est différent, il faut croire. Il y a l’empreinte de la flic qui vient se faire sur son arcade et Birdie grimace légèrement ; elle n’avait pas eu conscience. De la douleur. De la plaie. Une coupure de plus. Ils vont être curieux à son travail, évidemment. Elle leur racontera une anecdote stupide, drôle. Héroïque peut–être. Absurde sûrement. Elle noiera le poisson. Comme à chaque fois.
Olivia la guide et Birdie se laisse faire. Elle ne rechigne pas, elle ne résiste pas, elle veut juste sortir. Prendre l’air. Revigorer ses poumons. Redorer son esprit. Là où elle se sent comme chez elle la fait fuir. Pas l’endroit, les gens. Elle manque de chanceler, de tomber, de se renverser plusieurs fois mais Olivia la tient d’une poigne ferme. Mais ce n’est pas dehors qu’elle l’emmène. Pourquoi ? Le laisser prendre de l’avance. Elles atterrissent dans les toilettes et Birdie se retient presque de s’effondrer par terre, pitoyablement, pour coller son visage sur le carrelage dégueulasse mais frais. « David Bryce. » Son dos retrouve la stabilité d’un mur alors qu’Olivia fait quelque chose avant de lui donner la serviette en papier humidifiée. Ses prunelles bleutées, confuses aussi bien par la compresse que par les paroles, tombent sur ses doigts. « C’est son nom. Et je me ferais un plaisir d’enregistrer moi-même ta plainte contre lui. Maintenant, demain, quand tu veux. » Une de ses interrogations a sa réponse. Birdie lève son bras vers son visage, ses doigts portant la serviette vers là où avait appuyé Olivia. Elle se détache, à regret, du mur, pour se diriger vers un miroir. Instable toujours. Son visage est marqué, par l’épuisement, l’euphorie, la peur. Ce dernier sentiment qu’elle haït plus que tout. Birdie a sa lèvre supérieure qui tremble, la rage qui l’envahit, la sécurité des lieux lui permettant de pouvoir reprendre une, deux, trois respirations. Elle tapote ses plaies avec dégoût. « J’aurai dû le castrer. J’ai pas réussi à me défendre. Je suis pas comme ça. Effrayée. » Tétanisée. Mais il était proche, il respirait trop près d’elle, et tout cela, sans son consentement. Elle avait son corps contre le sien, son bras, ses doigts sur sa gorge. Elle aurait pu hurler qu’on ne l’aurait pas entendu. Encore, comme la première fois. Le nez pique, les yeux aussi ; elle refuse. Sa main posée sur le lavabo pour se retenir la démange. Ses phalanges blanchissent sous la pression.
Puis elle finit dans le miroir en face d’elle. D’un seul coup, d’un seul éclat. D’un seul cri.
Elle est pitoyable. « Je veux juste plus le revoir. » Porter plainte servirait à quoi ? Egoïstement, elle n’ira pas. Lâche. Birdie n’a plus sa compresse entre les doigts. Elle a reculé et atterri sur le sol en face, la tête dans ses mains dont elle ne soucie pas l’état. « Me fais pas le revoir. Je le tue si je le revois. » Ce n’est qu’à peine une parole en l’air.
Olivia Marshall & @Birdie Cadburry ✻✻✻ Je détestais avoir à y faire face. À l'impuissance, la défaillance, à l'apathie. Ça faisait mal de la regarder, presque aussi mal que ce qu’elle devait ressentir. Ce n’était pas possible, de toute évidence, pourtant c’était l’impression qui ne cessait de flotter autour de moi, mon regard impossible à détacher d’elle. N’était-ce pas ce qu’elle désirait la plupart du temps, Birdie ? Qu’on la regarde, qu’on la remarque, qu’on ne l’oublie pas ? Elle arrivait à ses fins, toujours, ou ne l’avais-je jamais vu autrement jusqu’à ce soir. À présent, elle semblait vouloir tout autre chose, l’inverse absolu si cela lui était proposé, et c’était justement cela qui rendait la chose impossible, le regard impossible à détourner, le détachement complexe lorsque c’était pourtant tout ce à quoi je tenais de mon côté. Il fallait la regarder, haletante et brisée dans sa robe bleu nuit aux couleurs rendues presque ternes sous les lumières basses et détestables des toilettes pour femmes, ses collants résilles dont l’état, intact, dénotait grossièrement, trahissant les dommages qu’elle venait pourtant de connaître. Il fallait la regarder, oui, et ne pas la lâcher si cela suffisait à lui signifier qu’elle n’était pas la seule à souffrir. Qu’elle n’était plus la seule à subir dans l’indifférence générale. Qu’elle n’était plus seule, tout simplement. Ses cheveux dénoués s’accrochèrent à ses doigts venant se coller à sa plaie, celle qu’elle semblait à peine avoir remarquée avant de s’approcher pour lui faire face, son reflet comme un mirage dans le miroir graisseux de la pièce. L’urgence évanouie, je remarquais à présent, sûrement en même temps qu’elle, de nouveaux détails comme les marbrures autour de son cou, veinures rougies en plusieurs points, tous me donnant envie de regagner l’extérieur avant que leur responsable ne disparaisse pour lui infliger les mêmes suivies de nombreuses autres, bien plus marquantes, bien plus violentes que ce qu’il n’avait eu l’occasion de faire en présence de témoins. Je l’aurais fait, si cela ne signifiait pas l’abandonner à son sort, Birdie qui m’avait appelée, moi parmi tant d’autres. Birdie que je ne retrouvais pas dans son regard assombri par le fard ayant coulé, la flamme de mes prunelles quant à elle n’ayant pas besoin de cela pour danser comme une oriflamme du noir qui la rongeait. Je fronçais les sourcils en m’approchant, tournant le dos au miroitement de ce qui ne lui ressemblait décidément pas en m’appuyant contre les lavabos.
« J’aurai dû le castrer. J’ai pas réussi à me défendre. Je suis pas comme ça. Effrayée. » Sa voix était basse, enrouée et cela m’agaçait de ne pas savoir attribuer cela à la strangulation à laquelle elle venait d’échapper ou à son bouleversement. L’une passerait, les heures passant, l’autre menaçait toujours de s’installer plus durablement, de se tapir sans prévenir si on le laissait faire. Il le faisait déjà et elle s’en rendait compte, énonçant à haute voix ce qu’elle avait du mal à comprendre, ce qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer. Birdie attaquait avant d’avoir à se défendre, j’appréciais cela chez elle, cette tendance à déclencher quelque chose sans en connaître l’issue, à aller à l’affrontement pour ne pas se retrouver enlisée. Je faisais de même, le calcul plus établi peut-être de mon côté, celui fait avec les années et m’ayant amenée à la certitude qu’il n’y avait que le chamboulement d’une bataille, le désordre d’une mêlée qui permettaient parfois aux solutions ou portes de sortie de surgir. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » Qu’est-ce qui a changé ? La question n’incriminait en rien, ne reprochait pas davantage. Ce n’était pas à elle de faire quelque chose, d’agir différemment, de se défendre lorsqu’elle n’aurait jamais dû être attaquée en premier lieu. Mais elle s’interrogeait sur le contrôle qu’elle n’avait pas été en mesure de retrouver cette fois-ci, insistant ainsi sur la rareté de sa perte et j’étais prête à entendre qu’elle ne faisait pas cela sans y penser, qu’il y avait autre chose derrière, autre chose l’ayant étranglée aussi fort que l’ordure que je venais de nommer. Il s’était passé quelque chose, de toute évidence. Il se passait toujours quelque chose lorsque tout venait à déborder comme cela, à partir dans tous les sens comme sa voix en avait donné l’air dans le combiné de mon téléphone à l’écoute de son message. Le questionnement resterait sans doute évanescent, aspiré sans pitié par le silence qu’elle laissa de nouveau s’installer en même temps que son regard qu’elle confronta dans la glace et que je suivis, tournant la tête pour le croiser dans le reflet. Une fraction de seconde, il me sembla retrouver l’expression que je m’accordais quelques fois, le fantôme de mes propres jugements jamais bien loin, vil et visible parmi les rainures des murs m'entourant. Elle les retrouvait ici, dans le miroir qu’elle cessa d’affronter brusquement, les éclats volants et une syllabe déchirée plus tard alors qu’elle s’éloignait du tout, trébuchant presque.
« Je veux juste plus le revoir. » Elle ne le reverrait plus, alors. « Me fais pas le revoir. Je le tue si je le revois. » Je ne la forcerai à rien, ou jamais à cela en tout cas. David Bryce était un nom qu’elle pouvait déjà oublier s’il s’agissait de ce dont elle avait besoin. Je m’en souviendrai encore longtemps de mon côté, sans jamais le lui dire, au cas où son avis viendrait à évoluer. « Je connais un truc ou deux pour faire disparaître les corps. Peut-être plus. » Pour s’en tirer sans que ça ne se sache aussi, d’ailleurs. À commencer par ne pas se faire prendre, du sang plein les mains, même si c’était le sien. Je m’étais redressée en voyant la porte commencer à s’ouvrir, les éclats de rire de fin de soirée prêts à s’engouffrer à l’intérieur si je n’en avais pas dissuadé les propriétaires, la main sur la tranche de la porte que je refermais sans préavis sur le groupe de filles trop saoules pour s'en offusquer. « À partir de combien c’est suffisamment tordu pour que ça nécessite d’en parler à notre prochaine séance ? » Je continuais ensuite, poursuivant la voix presque basse mais piquante, le sarcasme pour aller dans son sens, approuver ce que je comprenais, démêler tout ce qui ne cessait de l’étouffer. La manière était détournée mais bien présente également pour lui rappeler ce qu’on partageait, la parole qui n’avait pas besoin d’attendre le groupe de soutien pour se libérer. J’étais là, et je n’étais certainement pas sa plus intime des amies, mais des choses inaudibles, nous en avions dites et entendues. Avait-elle besoin d’en laisser échapper de nouvelles, maintenant ? « Ils auraient dû réagir, tous. » Je me détachai de la porte, la rejoignant de nouveau et sans me hâter, presque désolée de devoir de nouveau pénétrer dans son espace personnel, celui-là même qu’elle venait déjà de se voir ôter quelques minutes plus tôt, celui que j’aurais préféré lui laisser s’il ne me paraissait pas important de vérifier qu’aucune entaille trop profonde ne venait lacérer sa paume après son coup d’éclat. Je la lui rendis ensuite, ne me relevant pas pour autant et me laissant choir à ses côtés, mes avant-bras venant se poser sur mes genoux rehaussés contre ma poitrine. J’en profitais pour énoncer l’évidence, en même temps, celle qu’elle avait besoin d’entendre. De coupable, il y avait l’avéré. Venaient ensuite les autres, ceux qui s’étaient tus, rassemblés, faits petits ou gaussés d’assister à quelque chose sortant de l’ordinaire. « Mais toi, t’as rien à te reprocher, t'entends ? » Les j’aurais dû n’avaient pas leur place et je les faisais taire, refusant de la voir se blâmer un instant de plus pour ce qui ne lui était pas imputable.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? » Birdie mentirait si elle dit qu'elle n'en sait rien. Mais la vérité est tellement plus absurde, terriblement plus dramatique que dans d'autres circonstances, cela serait resté coincé. Pris dans les nœuds de sa propre conscience, celle-là même qu'elle met à l'épreuve dans ces moments-là, quand elle se met à y penser. Ne pas voir que le regard de la culpabilité ne devrait pas être sur elle – et pourtant. On ne demande pas son avis, elle porte le fardeau et la croix malgré elle, quand bien même elle n’y est pour rien. Qu’est-ce qui s’est passé ? lui demande précieusement Olivia. Tout et rien à la fois. Situation de faiblesse qu’elle s’était promise de ne plus jamais connaitre, l’oiseau qui a pourtant toujours su utiliser son bec pour piquer quand il fallait. Instinct de protection plus que de survie – Birdie veut vivre pleinement et non à moitié. Elle n’a aucun contrôle sur rien, mais elle maitrise normalement ces règles–là. On dira qu’elle l’a bien cherché, qu’elle l’avait voulu en se montrant aguichante, séduisante, pétillante. Elle a toujours su étinceler parce que c’est dans sa nature, sa façon d’être. On le lui reprochait déjà quand elle était gamine, à l’école où au lieu de se taire et de se terrer, elle rappelait sa présence de mille et une façons. Birdie n’a jamais été de ceux qui se tapissent dans leur coin, qui laissent le bâton s’abattre sur eux et qui ne bronchent pas. Si elle ne réplique pas, c’est qu’elle n’en voit pas l’utilité. Mais ses griffes ont toujours été sorti quand il le faut – non, pas toujours. La preuve ce soir. Ton armure a craqué, la fissure se forme et tu n’arrives pas à la reboucher. Est–ce que c’est vraiment les jours, les mois passés qui t’ont rendu ainsi ? Birdie a peut–être l’apparence d’une poupée mais personne ne peut jouer d’elle. C’est souvent l’inverse, la petite blonde qui mène son propre monde à la baguette. Il n’y a qu’à voir avec Olivia. Oh Olivia, si seulement tu savais. Elle ne mérite pas ton inquiétude, ta protection et encore moins ta prévenance. La vérité est au bord des lèvres et la Cadburn en veut à son agresseur à cause de qui elle se retrouve dans cette situation. Un pauvre animal apeuré qui a eu un réflexe complètement stupide et qui doit se batailler entre des faits qui pourraient tout chambouler – alors qu’elle a le cerveau en bouillie, mélange de frénésie et d’éthanol, d’adrénaline qui n’arrive pas à retomber et d’incertitudes sur absolument tout. Aussi la question d’Olivia reste dans le silence ponctué du bourdon de la musique de l’autre côté. Elle n’a pas la réponse, elle a juste son apparence miteuse et ses craintes qui ressurgissent de nulle part – avoir appelé Olivia n’aidant en rien, vraiment.
« Je connais un truc ou deux pour faire disparaître les corps. Peut-être plus. » Ya peut–être une esquisse d’un sourire qui s’étale sur ses lèvres séchées, en même temps que ses yeux bleutés qui se relèvent vers la policière. Y a peut–être aussi une vision d’horreur qui lui revient en tête, un flash, le temps d’un battement de cil, juste les minutes nécessaires pour lui faire crisper les doigts entre eux un peu plus. Elle blâmera son agresseur, au nom qu’elle n’a pas retenu. Ce n’est pas important, son identité ne l’est pas. Ce qui l’est, c’est la finalité de son acte, le résultat qui en découle. Pas de corps, plus de corps, plus jamais, non. A cause de lui, elle se rappelle de cela aussi. « À partir de combien c’est suffisamment tordu pour que ça nécessite d’en parler à notre prochaine séance ? » Birdie hausse les épaules, sa tête en arrière contre les dalles du mur, détachant son attention visuelle de la forme d’Olivia qui empêche un groupe de filles de percer leur petite bulle. « En supposant que l’échelle va d’où à où ? Du sifflement dans la rue à l’agression ? Je dirai qu’il faut au moins attendre la prise dans une ruelle, non ? » Il faut un ordre de grandeur et à formuler ses mots, cela suffit à lui foutre une boule dans le gosier, appuyant un endroit sensible où elle sent l’humidité qui monte à ses yeux. Non, pas ça, quand même pas. Birdie papillonne ses paupières rapidement, passant sa main non ensanglantée sur son nez.
« Ils auraient dû réagir, tous. » « Mais toi, t’as rien à te reprocher, t'entends ? »
Elle la laisse s’occuper de sa main. Elle la laisse entrer dans son espace parce que c’est Olivia. C’est une femme qui a acquis malgré elle l’affection d’une Birdie fausse et mensongère. La Cadburn joue un double jeu absolument répugnant, un jeu où elle a fini par se laisser avoir. Avoir de l’amitié pour l’inspectrice n’avait pas été dans ses projets. La faire venir au moment où elle n’est pas dans une position de contrôle non plus. Cela est sûrement le début d’une longue liste d’erreurs que Birdie fera quand même. « C’est toujours ce qu’on dit. » C’est ce qu’on lui dit là. C’est peut–être ce qu’on lui aurait dit y a des dizaines d’années. « Si j’ai rien à me reprocher, pourquoi je me sens coupable quand même ? Salie, honteuse, trahie ? Lui va continuer sa vie comme rien n’était mais moi, je sursauterai dès qu’on voudra poser la main sur moi. J’aurai envie de m’enterrer, de me faire oublier, de décoller cette peau qui se rappellera de son empreinte, de son odeur. » Birdie regarde sa main ensanglantée, jouant avec ses phalanges. Elle parle au conditionnel mais ce n’est pas une hypothèse. Elle a vécu tout cela. Elle est passée par–là. Elle pensait l’avoir enfoui au fond d’elle–même. Oublié à défaut d’en être guérie. Mais quand elle relève ses pupilles océan sur Olivia, c’est bourré d’une sincérité non feinte, mélangée à une humidité certaine qu’elle ne peut contenir. « On se sent à la fois la coupable et la victime. Enfin, c'est ce qu'on m'a dit. » Et quand elle dit ‘on’, elle pense à ‘je’. Son ‘je’ d’il y a dix ans, naïve à souhait avant d’être brisée. Voilà ce qui a changé. Voilà ce qu’il s’est passé, Olivia.
Olivia Marshall & @Birdie Cadburry ✻✻✻ Elle fermait les yeux et ce n’était pas le noir qui l’accueillait mais la symphonie macabre de la réalité. Tu es encore là. Je pouvais le deviner au branlement de ses prunelles sous ses paupières fébriles, à la manière dont elle n’arrivait pas à les garder closes plus de quelques secondes à la suite, forcée de les rehausser pour constater, finalement, qu’elle était toujours là, oui. Elle n’était pas la seule à désirer être ailleurs. Elle ne l’était pas à venir s’y perdre tout de même, à courir volontairement s’enfermer dans ce genre d’endroits pour ne plus avoir à réfléchir à ce qui se trouvait à l’extérieur. Ou peut-être n’était-ce que moi ; quelle importance ? Que moi et mon besoin brutal de courir à la perte, d’accélérer le mouvement afin de vivre plus vite, m’élancer plus vite, tomber plus vite, avant que quoique ce soit d’autre n’ait la chance de me voir chuter par leur faute. Birdie n’en donnait jamais l’air, s’efforçant à s’agiter pour qu’on ne la voie jamais à l’arrêt, qu’on ne se questionne pas, surtout, de ce à quoi elle ressemblerait finalement le jour où la course s’arrêterait et les frivolités aussi. Elles cessaient, ici, se suspendaient sans faire de bruit, laissant l’occasion à tout le reste de finalement apparaitre à grands fracas. Et je continuais de penser ne pas être la personne idéale pour recevoir le désordre et le discipliner, pour faire taire ce qui ne demandait qu’à hurler. Il fallait écouter pour cela, et je ne demandais qu’à agir. Je proposais déjà de punir le crime, de cacher les corps, récoltais un sourire néanmoins, comme si elle acceptait de prendre cela avec second degré, celui que l’on invoquait tous pour amoindrir ce qui ne pouvait être dit. « En supposant que l’échelle va d’où à où ? Du sifflement dans la rue à l’agression ? Je dirai qu’il faut au moins attendre la prise dans une ruelle, non ? » Je restais en retrait, adossée à l’encadrement de la porte, observant ses traits plus calmes mais loin d’être sereins, sa tête inclinée en arrière, ses prunelles qui avaient abandonné les miennes, m’empêchant d’y lire l’ironie qu’elle semblait de toute façon incapable de convoquer à sa guise. « Un simple feu grillé ferait l’affaire, pour moi. » Un stop non respecté ou une priorité ignorée ; une embardée imprévue. S’il fallait énoncer ce qui remuait à l’intérieur, ce qui nous aveuglait dès lors que l’on venait à espérer le repos, je m’y pliais sans même froncer les sourcils, récoltant les images de nos némésis respectives pour les semer sur nos silences communs.
Je pensais voir les siennes, désormais, et les chevrotements qui avaient redoublé de plus belle sous la pulpe de mes doigts ne me donnaient guère l’occasion de douter, de me donner tort. Je relâchais sa main frêle avant qu’elle n’ait le temps de me le demander d’elle-même, avant même peut-être qu’elle n’ait eu le temps de se rendre compte du contact auquel j’aurais préféré ne pas avoir à l’obliger, que d’autres avaient déjà pris la liberté de lui imposer. Car c’était ça, n’est-ce pas ? C’était ça et je détestais avoir à le déceler avant qu’elle n’ait décidé d’elle-même si elle désirait le confier ou non, si elle s’en sentait capable ou non. J’entendais les aveux avant qu’ils ne surviennent, amadouais ou poussais à bout les porteurs pour que ceux-ci soient entendus et pris en compte. Certains n’avaient pas vocation à être arrachés pourtant. Certains n’appartenaient qu’à ceux qui en souffraient. « C’est toujours ce qu’on dit. » On lui avait déjà dit, alors, avant ce soir. Elle le confirmait. Ce n’est pas toujours ce qu’on dit, Birdie. C’est ce que l’on devrait toujours soutenir, néanmoins. « C’est parce que c’est vrai. » La faute à celui qui oppressait, qui brisait et ne laissait rien d’autre derrière lui que la douleur en chape de plomb. La faute aux autres dont le silence reniait et bardait de honte qui n’avait pas lieu d’être, le non-dit comme un défi qui finissait de disperser les morceaux déjà tranchants. Je n’étais pas la mieux placée pour être à ses côtés ce soir, j’en restais persuadée. Je ne ferais pas l’erreur pourtant de souffler sur la flamme avant même qu’elle ne jaillisse, de renchérir sans attendre, trop empressée de prendre le silence comme du vide entre ses mots. Elle le comblerait, ainsi ou autrement. Elle le comblait déjà, selon moi. « Si j’ai rien à me reprocher, pourquoi je me sens coupable quand même ? Salie, honteuse, trahie ? Lui va continuer sa vie comme rien n’était mais moi, je sursauterai dès qu’on voudra poser la main sur moi. J’aurai envie de m’enterrer, de me faire oublier, de décoller cette peau qui se rappellera de son empreinte, de son odeur. » Elle finissait donc de colmater le rester, n’effleurant que la surface comme je pouvais l’imaginer, celle qui lui laissait pourtant déjà dans le regard les reflets d’un marécage. Combien de temps à s’empêcher de prononcer ces mots ?
Combien de fois s’y était-elle déjà laissée aller, pour cette légère teinture de l’âme, infime variation dans l’invisible d’elle-même qu’elle me laissait ainsi percevoir, dans sa voix, dans ses yeux. « On se sent à la fois la coupable et la victime. Enfin, c'est ce qu'on m'a dit. » J’acquiesçai silencieusement, les doigts entremêlés et les poings serrés n’ayant pas bougé d’un millimètre. J’acquiesçais au on, au calque nécessaire pour ne pas s’exposer tout à fait, pour ne pas supporter ce qui semblait déjà l’accabler. Je consentais à ces secrets qu’aucun récit ne saurait révéler, jamais dans leur entièreté. « C’est ce qu’ils arrivent à faire. C’est ce qu’ils arrivent à prendre. » Ils qui ne seraient plus nommés autrement que comme ça, puisqu’elle en avait décidé ainsi quelques instants plus tôt déjà. Ils que je mettais au pluriel donc, le doute désormais tu, la mâchoire enserrée sans que jamais rien ne parvienne jusqu’aux inflexions de ma voix. « Ils sont coupables de ça aussi. Eux, et personne d’autre. » Elle ne l’était de rien, pas plus qu’elle ne l’était de ressentir ce qu’elle venait d’évoquer et ce qu’elle gardait encore en elle. Qu’elle pouvait préserver, encore, si elle le désirait ; je laissais au silence reprenant ses droits le soin de le lui signifier. Les secondes pourraient passer, et les minutes aussi, sans que je ne bouge la première du sol douteux des toilettes de ce club. Je ne trouvais aucun intérêt à lui faire avouer ce qu’elle désirait cacher, aucun intérêt à débusquer des maux qui s’enchevêtraient de toute façon déjà sous ses veines bleutées pour se parader devant les regards indiscrets, le mien par exemple. Je trouvais cela déjà injuste pour moi, la règle n'avait pas à déroger pour les autres. Le noir, le vrac, les pertes, je les gardais à l’intérieur, les piégeais dans des forteresses invisibles et sans doute insoupçonnables, sous les fragiles treillis des remparts calcifiés de mon corps déjà bien trop mis à l'épreuve. Birdie en était capable également, je le savais désormais, consciente de l’absurdité de mon estime pour ses aptitudes au double-jeu, bien plus chatoyant que ne l’était le mien, bien plus crédible, finalement. « J’étais en route vers un endroit bien différent d’ici. » Un qui ne sentait pas l’alcool, l’urine et les relents de parfums vaporisés dans l’aération pour camoufler le tout. Un qui sentait plutôt l’iode et le sel marin, la plage déserte à cette heure-ci que j’avais désormais bien trop l’habitude de retrouver au cours de nuits alanguies comme celles-ci à dériver au gré des scansions de la houle, une bouteille dans le vide-poche que je me trouvais disposée à partager cette fois-ci. « On peut y aller. Là-bas ou n’importe où. En parler ou faire tout l'inverse. » Comme elle voulait, où elle le désirait. Selon son choix ; c’était bien ce qui lui avait manqué, ce soir et avant. C’était tout ce que je m’abstiendrais de lui ôter à nouveau. « Dis-moi ce dont t’as besoin maintenant. » finis-je en reportant finalement mon regard dans sa direction, accrochant ses pupilles pour leur donner un point d’ancrage dont elle pouvait s’emparer comme rompre.
« Un simple feu grillé ferait l’affaire, pour moi. » Les réflexes de flic, certainement, où le plus petit délit est toujours celui de trop. Une âme qui ne doit voir que les fautes de l'humanité en permanence, des interrogations transparentes au regard lambda mais qui deviennent des causes aux conséquences diverses, variées, meurtrières. Comme un feu grillé, par exemple. On se dit que ce n'est rien, que ça n'arrive qu'aux autres, qu'il n'y avait personne. Que l'imprudence fut prudente, le risque a été pris spontanément en prenant en compte tous les tenants et aboutissants. Mais cela est faux et un regard brun mais perçant comme celui d'Olivia ne peut que voir au-delà de tout ça. Dans les méandres de son esprit qui a toujours cherché à fermer ses paupières, Birdie ne peut pas prétendre à avoir ce luxe. Ce qu'elle voit plutôt comme un fardeau, l'oiseau volatile qui ne réfléchit jamais plus loin que ce qu’elle connaît. Elle reconnait là le sérieux de son amie, les instincts policières d’une femme qui est à l’opposé d’elle. Est-ce que ce n’est pas un outrage aussi que de la dénommée “amie” ? La question aurait le mérite de se pencher dessus, la réponse n’étant qu’une fatalité de plus certaine dans la vie de la Cadburn. Parce que les bases sont impropres, la réalité n’étant possédée que par la moitié de la relation, qui est à enfouir, à enterrer, à camoufler. Birdie serre ses lèvres, elle plaque son front contre ses genoux, elle souffle, elle inspire, elle respire l’odeur nauséabonde des toilettes d’une boite dont elle a envie de s’échapper. Mais elle est clouée, pour l’instant, tentant de retrouver le sang dans ses veines en fonction pour pouvoir se mettre sur ses jambes.
« C’est parce que c’est vrai. » On lui a fait comprendre qu’elle était la coupable. Que la faute lui revenait. Qu’elle aurait dû savoir, se douter, sentir les choses venir. N’importe quelle personne censée lui aurait mis un avertissement, lui aurait crié de faire attention, que derrière la bergerie ne se cache pas des agneaux mais des loups. Qu’ils rôdent toujours, assoiffés, affamés, abrutis. Abrutis de leurs idéaux, abrutis de leurs drogues, abrutis de leurs pulsions. Ils n’ont pas su se contrôler, ils n’ont pas appris à voir plus loin que ce qui était la fameuse réalité. La vérité qui veut que Birdie en soit ébranlée plus que jamais, et qu’encore maintenant, des années après, elle continue d’en vivre en apnée. Elle a toujours cru qu’elle s’en sort très bien toute seule, elle avait fini par apprendre de ses erreurs, à repousser ses démons mais la fameuse vérité est bien différente ; son personnage s’est construit autour de cela. Son mal être est permanent, le plongeon est foudroyant et dans ces moments-là que l’oiseau souhaiterait ne plus être. Juste pendant un instant, silencieusement, être oubliée. « C’est ce qu’ils arrivent à faire. C’est ce qu’ils arrivent à prendre. » Elle s'aligne sur ses mots, elle généralise autant qu'elle le fait, ne pas vouloir s'impliquer pour se détacher totalement. Birdie avait été le témoin. Elle a préféré prétendre porter le fardeau de celle qui a su mais rien dire plutôt que l'autre. Cette autre croix qui est bien trop lourde à assumer, à prendre conscience, à évoquer. C'est resté enfoui alors que ça aurait dû en être parlé, ça a été ignoré au lieu d'en guérir. Ils ont pris tellement, absolument tout et l'univers entier n'en a jamais rien su. « Ils sont coupables de ça aussi. Eux, et personne d’autre. » Est–ce que c’est pour cette raison qu’elle a aussi mal ? Qu’elle se déteste à être cet animal en cage, qui pourtant sait se défendre, sait piailler, sortir les griffes ? Il suffit d’une fois, d’un moment, d’un geste pour qu’un flash du passé ressurgisse et la ramène à l’épisode qu’elle pensait envolée. Force de constater que cela n’a été qu’un valeureux et magnifique échec, les crevasses de ses blessures étant aussi béantes qu’avant. Elles n’ont pas été guéris mais colmatés avec de la glue de pacotille. Olivia a compris et Birdie ne veut plus en parler. Son crime n’a pas été si horrible que cela, mais elle a choisi de mentir sur des culpabilités qui n’étaient pas les siennes. Se donner le rôle d’un partisan du bourreau, d’un démon humain plutôt que celle de la victime. Parce que Birdie n’est pas de ceux qui se lamentent de leur sort. De ce fait, elle se rend encore plus pitoyable et offre une image erronée, la carte qu’elle a choisie, parce que quitte à jouer un rôle, elle préfère ne pas être impliquée émotionnellement. Tout pour en arriver à la vérité entre les quatre murs de toilettes dégueulasses, aux filles qui gueulent à l’extérieur en tambourinant et la musique lointaine qui fait trembler même jusqu’au béton sur lequel le dos des deux jeunes femmes se reposent. Elle clous son bec, l’oiseau, incapable d’en dire plus aux risques d’avoir les questions qui collent.
Même si au final – « J’étais en route vers un endroit bien différent d’ici. » – Olivia fait preuve d’une discrétion qui lui est propre, totalement sienne et Birdie la remercie silencieusement. De comprendre la traduction entre les lignes et de ne pas en faire découler un interrogatoire qui lui, aussi, aura été justifié par un instinct naturel, un vice du métier dira–t–on. « On peut y aller. Là-bas ou n’importe où. En parler ou faire tout l'inverse. » Birdie passe ses mains sur ses yeux, sur les traits de son visage, las, sa poitrine s’affaissant et se gonflant dans un rythme lent, le temps de reprendre le contrôle. « Dis-moi ce dont t’as besoin maintenant. » Elle hoche la tête par instinct. « Je veux partir d’ici. » Elle ignore où Olivia se rendait. Elle ignore pourquoi Olivia voudrait parler. De ça, de ça ou d’autre chose. Elle n’aurait jamais dû s’imposer auprès de la flic. Elle n’aurait jamais dû jouer un double jeu avec elle. Parce que le risque de s’attacher fut là, qu’elle ne l’a pas vu et que Cadburry a fini par l’être. Elle n’aurait vraiment pas dû se frotter à Olivia.
Mais à ce moment–là, elle lui fait confiance. C’est une femme, de loi, de justice, de pouvoir. Elle ne la laissera pas pourrir et encore moins la forcer à faire ou dire quoique ce soit. Il faut que Birdie en profite tant qu’elle en a encore la possibilité.
Spoiler:
ça peut être la conclusion, tu peux poster encore quelque chose si tu veux mais je propose qu'on cause du prochain sujet et de tous tes scénarios réjouissants que tu as en tête