Helena finit d’appliquer son eye-liner avant d’adresser un sourire satisfait à son reflet dans le miroir. La jeune femme se donne ensuite rapide coup de brosse et décide de laisser ses cheveux détachés, de grosses boucles lâches donnant du volume à sa chevelure. Elle quitte la salle-de-bains, un grand sourire toujours scotché sur son visage : c’est le week-end et elle se rend à l’anniversaire d’une amie. La semaine s’est achevée la veille, emportant avec elle les heures supplémentaires et le stress de la gestion des intervenants au sein du service civique. La brunette passe dans la chambre, enfile une robe rouge moulante en haut, resserrée par une ceinture noire, et évasée en bas. Elle opte ensuite pour des bottines noires plates. Helena récupère finalement son sac ainsi qu’un sachet contenant le cadeau de son amie. Avant de partir, elle fait un détour par la cuisine et ouvre son frigo. Une grimace lui échappe. Son réfrigérateur contient plus d’alcool que de nourriture. Il est réellement temps qu’elle aille faire les courses et qu’elle oublie quelques temps ses origines ukrainiennes. Helena hausse les épaules, fourre une bouteille de vodka bien fraîche dans le sachet et referme le frigo du pied. C’est parti pour une super soirée !
La jeune femme marche d’un pas vif, décidée à ne pas laisser le froid la pénétrer avant d’arriver chez son hôte. Elle arrive au pied de l’immeuble dans lequel habite la reine de la soirée, et y entre sans hésiter. Alors qu’elle aperçoit l’ascenseur se refermer, elle court pour tenter de l’attraper, espérant arriver à temps. Heureusement, son occupante bloque les portes, permettant à Helena de pénétrer dans l’ascenseur. Cette dernière se fige cependant face à Danika, la regardant un instant, interdite. Elle se place finalement à côté d’elle, son regard bleuté figé sur les portes qui se referment. Dire qu’Helena est surprise de voir ici son ancienne amie est un euphémisme. Cette dernière a perdu son père il y a à peine plus de deux semaines ! La jeune femme ne pensait pas qu’elle serait présente à cette soirée, même si elle savait qu’elle était invitée. D’ailleurs, leur hôte ne doit pas elle-même savoir qui se trouve actuellement dans l’ascenseur de son immeuble. Le ton glacial de Danika fait frissonner Helena.
« Salut Helena. »
La jeune femme déglutit avant de répondre sur le même ton.
« Salut. »
Alors que l’ascenseur commence à monter, Helena prie en silence pour que le trajet soit le plus rapide possible. La jeune femme n’a jamais été à l’aise avec les silences. Elle aime parler, remplir les blancs, s’exprimer, dire ce qu’elle ressent. Elle est spontanée et joyeuse, franche et drôle. Cela ne fait que 3 secondes qu’elle se trouve avec Danika, pourtant elle se sent déjà oppressée et serait même prête à rompre le silence qui entoure les jeunes femmes. Pourtant, si Helena est loyale et amicale, elle a été trop blessée par Danika, trop souvent. En 2017, cette dernière lui a tourné le dos sans qu’elle n’en connaisse jamais la vraie raison. Récemment, à l’enterrement du père de Dani, celle-ci l’a ignoré. Elle lui a même claqué la porte au nez quand Helena s’est rendue chez elle pour lui apporter son soutien et lui proposer d’oublier leurs querelles passées. Alors, si Helena aimerait rompre le silence, elle s’intime de ne pas le faire : non, elle a déjà trop souffert.
Soudain, un bruit inquiétant se fait entendre.
« T’as entendu ? », demande Danika, sa voix laissant transparaître une légère panique.
Finalement, l’ascenseur s’arrête dans une secousse.
« Non c’est pas sérieux ?! Putain. »
Danika s’excite sur les boutons, pendant que le rythme cardiaque d’Helena ralentit petit à petit, la crainte initiale due à l’arrêt soudain s’effaçant. Elles semblent bloquées dans l’ascenseur : ok. Est-ce que c’est grave ? Pas vraiment, pas pour l’instant en tout cas. C’est juste embêtant, et il faudra faire preuve de patience. C’est ce que se répète Helena dans sa tête.
« Dani, arrête de t’exciter sur les boutons des étages, tu vas encore plus dérégler le machin ! »
Helena lève les yeux au ciel, visiblement excédée. Cela n’est pourtant pas dans ses habitudes, preuve que Danika a franchi les limites de sa tolérance. La brunette passe devant son ancienne amie et appuie sur le bouton d’appel d’urgence. Les jeunes femmes patientent de longues minutes avant d’être reliées à un standard. Helena explique à leur interlocutrice qu’elles sont coincées dans un ascenseur, qu’il n’y a plus ni bruit ni mouvement, et confirme l’adresse de l’immeuble. La standardiste leur répond que tous leurs employés sont actuellement sur le terrain en intervention mais qu’elle leur envoie quelqu’un au plus vite, avant de raccrocher. La jeune femme soupire et se laisse glisser le long de la paroi, s’asseyant par terre. Elle sort du sachet la bouteille de vodka encore fraîche, l’ouvre et en avale quelques gorgées. Si elle doit rester coincer plusieurs minutes, voire même plusieurs heures avec Danika ici, il lui faudra du courage liquide. Elle hésite un bref instant mais finit par tendre la bouteille à son ancienne amie.
Alors qu’Helena se laissait glisser le long de la paroi de l’ascenseur et s’installait par terre, résignée, Danika tournait comme un lion en cage. La jeune femme n’aurait jamais pensé qu’on pouvait faire autant de pas dans un si petit espace. La brunette sort de son sac la bouteille de vodka qui était prévue pour la soirée et l’ouvre. Après tout, elle et Danika en ont plus besoin que les invités au-dessus d’eux, et il est même possible que les jeunes femmes ne sortent pas à temps pour profiter de l’ambiance. Helena avale une bonne rasade d’alcool qui lui brûle la gorge. Elle tend la bouteille à Danika, qui n’hésite pas avant de boire à son tour quelques gorgées. Cette offrande ne semble cependant pas suffire pour briser la glace entre les deux jeunes femmes, Danika jetant un regard mauvais à son ancienne amie.
« Tu m’expliques comment tu fais pour être aussi calme ? On va peut-être être bloquées pendant des heures. »
Helena hausse les épaules.
« C’est probable, en effet. Mais je ne suis pas inquiète, je suis juste agacée. Et puisque faire les cent pas et paniquer ne les fera pas venir plus vite, je préfère m’installer tranquillement ici. »
Danika ne semble pas convaincue. Elle donne un coup de poing inutile dans la porte.
« Je savais que je n’aurais pas dû venir. »
Helena se lève et s’apprête à poser sa main sur l’épaule de Danika en signe d’apaisement et de compassion. C’est le moment que son ancienne amie choisit pour lui adresser une nouvelle pique.
« En plus il fallait que je me retrouve coincée avec toi ! »
Un rire jaune s’échappe des lèvres d’Helena qui recule comme si Danika lui avait donné un coup de poing, à elle aussi, sa main toujours en suspens.
« ‘Tain mais c’est dingue ! Tu t’entends ? Qu’est-ce que je t’ai fait Danika ? Ca fait trois ans qu’on n’est plus amies, et je n’ai jamais eu aucune explication à ton comportement de l’époque. Est-ce qu’enfin tu vas avoir l’honnêteté de me dire pourquoi tu m’avais traité comme ça ? »
Helena détourne un instant le regard. Elle aimerait pleurer, et ça l’énerve. Un trop plein d’émotions a tendance à faire couler ses larmes, ce qui peut la discréditer. Elle inspire un grand coup, et ses yeux bleus sont finalement secs et démontrent toute sa colère lorsqu’elle se tourne à nouveau vers Danika.
« Tu m’as traité comme une merde, et tu recommences aujourd’hui ! Pourtant, j’ai fait un pas lorsque ton père est décédé … Parce que je me suis dit que tu ne devais pas affronter cette terrible épreuve seule, et que tu aurais pu avoir envie de partager ça avec une vieille amie, quelqu’un qui te connaissait … »
La jeune femme soupire.
« Alors je suis désolée pour ta perte, mais ça ne te donne pas le droit d’être odieuse comme ça ! Je ne serai pas ton défouloir pour la soirée ! »
Finalement, plus de trois ans après que leur amitié ait été mise sur pause, Helena s’énervait enfin contre Danika. Elle se souvenait encore de cette fameuse à la fête foraine durant laquelle le froid qui s’installait progressivement depuis quelques temps entre les deux jeunes femmes avait fini par briser quelque chose. Ce soir-là, ce n’était pas tant la colère qui avait accablée Helena, mais surtout l’incompréhension, la déception et la tristesse. Pourquoi son amie s’était-elle comportée ainsi ? Pourquoi une amie serait si blessante ? Pourtant, Helena était quelqu’un de fidèle. Elle n’avait d’ailleurs jamais considéré que l’amitié entre les deux brunes était terminée, pensant juste qu’elles avaient appuyé sur le bouton pause, le temps de quelques temps. Ce « quelques temps » avait finalement duré plus de trois ans, et les revoilà aujourd’hui à un tournant. Helena le sentait, celui-ci serait décisif : soit ces instants coincés ensemble amenaient à une ébauche de réconciliation, soit la rupture serait consommée.
Finalement, Danika se laissa glisser contre la paroi de l’ascenseur, cessant de faire les cent pas.
« T’as raison. T’as pas mérité que je te traite comme ça. Tu ne m’as jamais rien fait Helena. A l’époque j’ai mal réagi et je crois que j’ai laissé mon égo l’emporter en gardant mes distances. »
Helena rejoignit son ami à terre, prenant une nouvelle gorgée de vodka. Elle fronça les sourcils aux paroles de Danika. Certes, c’était un début, un immense pas en avant, même, mais elle n’avait toujours aucune explication. Et toujours aucune excuse. Elle pourrait passer aisément sur les excuses, c’était Helena, la femme qui croyait aux secondes chances. Néanmoins, elle avait besoin de comprendre. Elle toussota, mal à l’aise, ayant l’impression de marcher sur des œufs. Sa voix était douce, fatiguée, presque résignée.
« Alors pourquoi, Dani ? Pourquoi tu m’as traité ainsi si je ne t’ai rien fait ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi tu m’as repoussé ? »
Danika semblait fatiguée, abattue. C’est d’un ton froid qu’elle évoqua son père. Une nouvelle fois, Helena fronça les sourcils, perdue.
« Merci d’être venue à l’enterrement. C’était pas contre toi. Jessian est venue aussi et je l’ai envoyé boulé. J’avais pas envie de voir des gens après ça. »
Helena soupira.
« Je sais que notre amitié est sur pause depuis quelques temps. Mais les amis se doivent d’être présents dans de tels moments. Ça peut être en te consolant, en t’écoutant, en te changeant les idées, … Juste en étant là. Chacun a sa propre manière de gérer le deuil, et je sais que tu n’es pas du genre à pleurer sur ton lit en attendant que ça passe, mais c’est pas ce qu’on te demande. D’ailleurs, personne ne te demande rien. Dans des moments-là, tu peux être aussi égoïste que tu le veux, et on te passera tout ! »
Helena hésita un instant.
« Tu fais comme tu veux, comme tu le sens, mais tu n’as pas à jouer un rôle pour nous, et on n’en jouera pas avec toi. C’est ça, les amis. »
Les dés étaient jetés. Danika avait toute latitude pour se confier, si elle en ressentait le besoin. Helena, quant à elle, attendait surtout des réponses.
Helena interrogea Dani : pourquoi ? Pourquoi leur amitié a été mise en péril à l’époque ? Qu’est-ce qui justifiait le comportement de Dani ? Parce qu’après toutes ses années, Helena n’avait toujours pas compris ce qu’elle avait pu faire pour mériter cela.
« J’ai peur que si je tente de l’expliquer Helena, tu ne me le pardonneras pas. »
La jeune femme fronça les sourcils, dubitative. La raison était-elle pire que le comportement de la brune ? Helena était pourtant connue pour accorder des secondes chances, pour être la gentillesse incarnée. Elle ne savait toujours pas ce qu’il s’était passé, et pourtant une part d’elle savait déjà qu’elle pourrait oublier et peut-être reconstruire leur amitié. Mais ça, c’était avant que Danika ne poursuive ses explications.
« C’était Keith le problème Helena. C’était pas toi. Enfin c’était vous deux ensemble, mais surtout c’était lui. »
Helena tentait d’analyser les mots que Dani venait de prononcer. Dans un premier temps, elle ne comprit pas. Qu’est-ce que son ex venait faire là-dedans ? Puis tout s’embrouilla encore un peu plus.
« Je ne comprends pas … Tu connais Keith ? »
La voix de la brunette, qui jusqu’ici était calme et perdue, se fit beaucoup plus forte. Sa colère était perceptible et elle jura, ce qui ne lui arrivait pas très souvent.
« Tu connais Keith ?! Mais ça sort d’où, ça, Dani ?! Keith et moi, on est resté ensemble 4 mois. C’est pas beaucoup, c’est évident, mais ça t’a laissé 120 jours pour me communiquer cette information ! Putain ! »
Elle fusillait Dani du regard, mais son amie gardait obstinément le regard baissé. Helena se prit la tête entre les mains, comme si celle-ci allait exploser. Le lien ne faisait toujours pas correctement pour la jeune femme.
« Vous vous connaissiez d’avant ? Pourquoi est-ce qu’aucun d’entre vous ne me l’a dit ?! Ho mon Dieu, est-ce que vous … vous aviez une liaison pendant j’étais avec lui ? »
Helena se releva et se mit à tourner en rond, tapant sur les parois de l’ascenseur, se comportant comme Dani quelques minutes auparavant. Elle voulait sortir d’ici. Elle avait besoin de sortir d’ici. Elle avait tellement la nausée qu’elle ne savait si elle pourrait attendre qu’on les sorte de là.
Un peu plus tard, la conversation revint à Dani, son père, l’enterrement. La voix de cette dernière se fit froide, cassante, et elle repoussa une nouvelle fois la proposition d’Helena. La jeune femme n’insista pas, connaissant bien Dani, ou du moins l’ancienne Dani. Elle haussa les épaules.
« Comme tu veux. Quand tu auras changé d’étape, que ta colère aura diminué au profit de la tristesse, parce que ça arrivera, tu sauras où nous trouver. »
Non, décidément, Helena ne comprenait pas. Si Keith et Danika se connaissaient, pourquoi aucun des deux n’a rien dit ? Les occasions ont pourtant été nombreuses ! En quatre mois de relations, Helena ne pouvait compter les fois où elle avait parlé de son amie au policier. Elle s’était également confiée à de multiples reprises sur sa relation avec Keith après de Dani. Pourtant, aucun des deux n’avait saisi l’opportunité de le lui dire. Pourquoi ? Spontanément, Helena pensa qu’ils avaient une liaison. Surprise, Dani releva enfin son regard quand plongea dans celui de son ancienne amie.
« Non non !! Bien sûr que non. Je ne t’aurais jamais fait ça. »
Helena haussa un sourcil, dubitative, et toujours très en colère.
« Ha oui ? Je t’avoue que je ne sais plus … Mon amie ne m’aurait jamais caché qu’elle connaissait mon chéri. Alors non, je ne sais plus de quoi tu es capable. »
La colère et la déception se mélangeaient sur le visage d’Helena qui laissait transparaître toutes ces émotions, tournant comme un lion en cage dans l’ascenseur. Elle avait l’impression de manquer d’air, enfermée ici avec celle qui la faisait à nouveau souffrir, quatre ans après l’épisode qui avait mis fin à leur amitié. Danika devait pourtant sentir que la brunette avait besoin de comprendre, parce qu’elle se lança dans des explications un peu plus détaillées. Mais avec la sportive, il fallait toujours lire entre les lignes.
« On se connaissait. On se connait plus. Nos pères étaient amis, on a grandi ensemble, on s’est entrainé ensemble. Disons que quand j’avais vingt ans nos chemins se sont séparés… Ca a dérapé et on s’est plus jamais trop vu ou adressé la parole depuis. »
Helena dévisageait son ancienne amie sans l’interrompre, cherchant toujours l’explication qui pourrait lui faire comprendre sa réaction à l’époque.
« Je te l’ai pas dit parce que ça devait pas avoir de l’importance Helena … Ca aurait jamais dû impacter notre amitié parce que Keith est pas dans ma vie, il l’est plus depuis sept ans. »
Helena se massa les tempes, en prise à un violent mal de tête. Elle faisait de son mieux pour comprendre, parce que c’était ce qu’elle faisait : elle écoutait, elle pardonnait, elle accordait une seconde chance. Mais là, elle avait du mal. Parce que Dani avait été trop proche d’elle pour lui mentir. Parce que trop d’années s’étaient passées depuis.
« Et pourtant, ça en a eu, de l’importance, puisque c’est ma relation avec Keith qui a mis fin à notre amitié. Ou plutôt ta réaction à notre relation … Donc ça veut dire qu’à l’époque, tu l’aimais encore. Je ne sais pas pour aujourd’hui, mais quand Keith et moi, on sortait ensemble, tu étais amoureuse de lui. »
La brunette soupira, excédée et fatiguée.
« Tu aurais dû me le dire, Dani. Tu sais que j’aurais mis fin à cette relation pour toi, pour ne pas te faire souffrir. A l’époque, je pensais que Keith pouvait être le bon, parce qu’il n’avait pas peur de l’engagement, contrairement à Auden et à tous les autres … Il était si … différent. Mais j’ai rapidement compris que ça ne fonctionnerait pas, et lui aussi. Il n’était pas l’amour de ma vie, et pour toi, j’aurais dit stop sans hésiter. »
Helena avala à nouveau quelques gorgées de la bouteille de vodka qu’elle avait délaissé depuis un moment.
« Tu aurais dû me le dire, mais il y a quatre ans … Reconnaît qu’aujourd’hui, ça fait tard, comme repentir … »
La conversation fut interrompue par un bruit sourd qui fit sursauter la brunette. Une voix résonna ensuite.
« Bonsoir ! C’est la société de dépannage. Je vais commencer les manipulations sur l’ascenseur, ça va faire un peu de bruit. Ça va prendre encore un petit peu de temps, mais vous devriez bientôt être libérées. »
Helena lança un regard vers Danika avant de s’absorber dans l’étude de la composition du breuvage alcoolisé, détaillée sur la bouteille : encore quelques minutes, et elle pourrait enfin s’en aller. Elle irait déposer son cadeau à cette stupide fête puis prétexterait le choc de la panne pour rentrer chez elle.