La cinquième semaine de la compétition de Race of Australia débutait et à ma plus grande stupéfaction doublée de satisfaction, Grace et moi faisions toujours partie de cette aventure. Non pas que je doutais en les capacités de ma binôme qui avait démontré à d'innombrables reprises que rien ni personne ne pourrait se placer devant son chemin en vue de franchir chaque étape tout comme le fait qu'elle regorgeait de multiples ressources et d'ingéniosité, mais j'étais plutôt pessimiste quant à ma bonne étoile et soupçonnais que cette dernière nous fasse défaut. Avec félicité, force de travail, d'entraide, de réflexion et de stratégie, nous nous trouvions désormais en demi-finale ; et même si notre objectif premier n'était pas de représenter les grands gagnants de cette édition, j'étais ravi et fier de m'être mené jusqu'à cette étape et d'avoir participé à ces semaines aux côtés de Grace. Ce périple m'avait apporté énormément et en quelques sortes, les réponses que j'avais espérées obtenir en m'inscrivant à ce programme télévisé avaient su s'esquisser sur ma route. J'étais convaincu que ces quelques semaines dans le bush australien m'avait transformé et apporté des outils pour la suite de mon histoire. Puis, j'avais remporté une belle amitié dotée de nombreux enseignements et riches souvenirs avec la photographe.

C'est avec enthousiasme, impatience et nervosité que je me rendais avec ma partenaire et les deux autres équipes en lisse au point de rendez-vous. Bien vite, je compris qu'un saut à l'élastique nous était concocté par la production. De nouveau, Race of Australia promettait et m'offrait une toute nouvelle expérience. Je n'avais jamais même songé à réaliser un tel saut dans toute mon existence et interrogateur, je lançais un coup d’œil à Grace pour savoir si elle s'était déjà risquée à une telle pratique. Bien vite, chaque candidat fut méticuleusement et prudemment attaché et équipé pour épouser le vide. J'inspirais profondément, mon cœur martelait intensément ma poitrine, mes mains étaient moites ; néanmoins, un sourire demeurait figé sur mes lippes. Je m'encourageais mentalement, débutant un compte à rebours et faisant le vide autour de moi dans l'ambition de lâcher prise et sauter.

L’appréhension est grande mais elle n’en montre rien : Grace ne serait pas Grace si elle dévoilait qu’elle avait un peu moins de culot que ce qu’elle voulait bien montrer, et l’image est plus importante pour elle qu’elle ne voudrait bien l’admettre. C’est l’effet qu’ont les productions télévisées sur vous, paraît-il : ça transforme une nana capable de rester douze heures en pyjama à câliner son chat en pleurant en une espèce de badass de James Bond prête à sauter dans le vide avec une corde pourrie tenue par un mec au nez ensanglanté. Et si d’un côté, elle apprécie la perspective, de l’autre, ça signifie aussi qu’il faut qu’elle tienne ses promesses. Et donc qu’elle ne se dégonfle pas.

Elle s’approche donc du vide avec une boule dans le ventre, autant attirée par le vide que révulsée par l’idée de mourir écrasée vulgairement sur un rocher plus en contrebas. “Vous êtes sûr que j’suis bien accrochée, hein ?” Quand on échappe à la mort une première fois, on fait attention durant les événements qui suivent. Fool me once, shame on you ; fool me twice… Quoi qu’il en soit, Grace prend un grand bol d’air, échange un regard entendu avec Isaac, et lui lance par-dessus le vent qui leur bat les oreilles : “Allez !! Prêt ? A la trois ! Je te lâche pas, promis !” Et ça, elle veut bien lui promettre. Si jamais leur aventure se finit là, elle ne l’aura pas lâché d’une semelle. Majoritairement parce que ses ongles sont en train de se planter dans le dos de la main du pauvre jeune homme qui n’en mène pas plus large qu’elle. Dernière grande inspiration avant le saut de l’ange (et pas le dernier, du moins l’espérait-elle), la communion avec le vide. Il suffisait d’un détail technique pour qu’elle meurt, mais elle ne s’arrêterait pas qu’à ça.

Grace plonge dans le vide et oublie sa boule au ventre alors qu’elle remonte dans sa gorge sous forme de cris. Elle a envie de crier des tas de choses, dont Geronimo, AAAAAAAAAAAA et AU SECOURS PUTAIN, mais rien ne sort d’autre qu’un rire éclatant, ravi, épanoui. Jusqu’à, en tout cas, qu’elle se rende compte qu’elle avait brisé sa promesse. Et arrivée en bas, elle regarde en direction du pont avec l’air le plus penaud de la terre. “ISAAC ? CA VA ?”

“Allez !! Prêt ? A la trois ! Je te lâche pas, promis !” Ma mâchoire est crispée, je plonge mon regard dans celui de Grace. J'inspire profondément, je refuse de regarder le vide, certain qu'il saura me dissuader de commettre ce fameux saut de l'ange. J'entends Colleen et Jack qui hésitent à quelques mètres et ça n'a rien pour m'encourager à sauter, bien que pourtant, je désire ardemment être apte à m'élancer sans songer au lendemain, d'éteindre dans sa globalité toutes les expériences que Race of Australia nous offre depuis le début de l'aventure.

Nouvel ascenseur émotionnel, la main de Grace quitte la mienne et la silhouette de la jeune femme ressemble à celle d'un grand planeur. J'ai à peine le temps de l'admirer néanmoins que je glisse sur la caillasse dans son impulsion, sans pour autant être parvenu à l'avoir imitée et réalisé le grand saut. Mon souffle se coupe, mon cœur s'arrête, le moniteur à mes côtés m'observe d'un air inquiet qui n'a rien pour me rassurer avant de m'aider à me remettre sur mes deux jambes faites désormais d'un impeccable coton. J'ai l'impression que j'ai même du mal à me tenir debout et je suis pas fier de l'admettre mais je suis totalement terrifié à l'idée de sauter maintenant.

“ISAAC ? CA VA ?” Grace est ce qui me semble une année lumière plus bas et je suis incapable de prononcer le moindre mot. Mes dents se rongent, je les serre tant que bientôt je finirais édenté. J'ai des flashs de la dernière chute de chameau, ce qui est profondément stupide parce que la comparaison est difficilement possible. “Pas trop non,” j'finis par articuler d'une voix tremblante et il est possiblement nécessaire à la Coughlin de savoir lire sur mes lèvres pour avoir compris ce que j'ai voulu lui indiquer. “T'as pensé à quoi ?” Je lui demande, cherchant à tirer courage de son expérience, en quête d'outils, d'astuces. Parce que non, je refusais d'abandonner, même si j'étais totalement figé, crispé et menaçais sévèrement de prendre racines.

La chute est vertigineuse, délirante, et absolument tout ce qu’elle aurait attendu d’un saut à l’élastique : la sensation de voler, de ne faire plus qu’un avec le vent qui vous ballote et vous fouette le visage, d’avoir quitté une dimension singulièrement chiante où vos pieds étaient fixés au sol pour découvrir des capacités qu’on vous avait toujours cachés. Grace exulte, là, dans les airs, avec rien d’autre à quoi penser que la suspension formidable et le sol qui se rapprochent à la fois. Elle n’a rien le temps de voir du paysage autour d’elle jusqu’à ce que l’élastique se tende et la laisse redescendre brutalement sur le sol rocailleux près du lit de la rivière, mais son coeur est rempli et ses exigences comblées.

Jusqu’au mais, parce qu’il y a toujours un mais, dans ces conneries-là. Le mais en question mesure à peu près un mètre quatre-vingt, avait la main trop moite pour qu’elle s’y tienne convenablement. A moins qu’elle n’ait sauté trop tôt pour lui. Ou qu’elle n’ait pas entendu ses protestations. Oh non. Tout ce qu’elle peut faire, c’est attendre bêtement en bas, les yeux levés vers son partenaire d’aventure avec un regard mi-inquiet, mi-coupable. “Pas trop non,” lui renvoie la voix penaude du jeune homme, encore figé sur la plateforme. La prochaine phrase qu’il sort la laisse perplexe, jusqu’à ce qu’elle la comprenne et l’interprète : “...A rien, je crois”, lance-t-elle en retour, soudain paniquée par procuration. Comment on rassure quelqu’un dans cette situation, merde ? Pourquoi Isy était-il si intelligent qu’il fallait qu’il réfléchisse avant de faire des conneries ? “Mais je t’assure que c’est génial, Isy. Tu sentiras pas du tout la chute. Ca passe tellement vite que tu sentiras rien, je te le promets. Et regarde, tout va bien ici !” Rassurer les gens, de manière générale, ce n’est pas son fort. Mais alors dans une situation qu’elle-même ne se pensait pas capable d’affronter la seconde d’avant, toujours toute guillerette de son propre saut, ça complique encore davantage la chose. “Dick ! Fais quelque chose !” implore la jeune femme à l’animateur au nez pété. Il doit avoir l'habitude des gens qui s'arrêtent au dernier instant, ce bougre : c'est son métier, après tout.

Je serre les poings. Si les ongles de Grace contre le dos de mes mains ont laissé des traces encore visibles, celles que je suis en train d'infliger à mes paumes risquent de perdurer davantage. Je ferme les yeux momentanément, j'ai du mal à respirer et à mes côtés, le moniteur qui m'a aidé à me relever plus tôt après ma glissade sur la caillasse s'ose à me demander si je vais bien. J'ai l'impression que mon cœur va jaillir hors de ma poitrine, que mes poumons font le minimum syndical et tout le reste de mon organisme est plongé dans un état tanguant entre celui d'alerte et celui de choc. Je ne cesse pas de me répéter de ne pas faire de crise d'angoisse, que c'est certainement ni le lieu, ni le moment. Sauf que sentir les caméras braquées sur mon portrait n'aide absolument pas. Je ferme les yeux avec plus d'intensité, à m'en rider le minois tout entier, comme si j'allais pouvoir effacer la situation et disparaître de la réalité par la sorte. Mais il sera crucial d'ouvrir les yeux pour sauter parce que de toute évidence, je ne veux pas pâtir d'un nouveau faux départ.

“...A rien, je crois” j'entends Grace me répondre et je l'observe comme si elle me parlait martien. La culpabilité me ronge parce qu'il y a Grace qui a démontré une énième fois être une source intarissable de ressources comme de courage. Je grommelle quelques jurons et ouvre les yeux. Je refuse toutefois d'observer le vide, celui que je convoite. Un rire jaune file entre mes lippes, parce que stupidement, j'en viens à trouver ça tellement ironique d'avoir plus de courage à attenter à ma vie en 2018 qu'aujourd'hui à suivre ma binôme. Pourtant, Grace est de confiance. J'ai absolument aucune confiance entre ROA et leur manière de traiter leurs participants - cf molosse, arrestation, chameaux - mais ça ferait mauvais genre si je perdais la vie aujourd'hui, n'est-ce pas ? “Allez, allez, allez,” je me répète, j'ordonne presque à mes jambes qui sont devenues du ciment désormais. J'aurais pas pu glisser jusqu'au vide, non ? Ca aurait pas pu se passer comme ça ?

“Mais je t’assure que c’est génial, Isy. Tu sentiras pas du tout la chute. Ca passe tellement vite que tu sentiras rien, je te le promets. Et regarde, tout va bien ici !” Je souris doucement, péniblement, mais sincèrement malgré tout. Mon rictus n'a rien d'assuré mais j'apprécie la volonté de mon binôme ainsi que sa bienveillance à mon égard.  “J'suis désolé Grace...” je réponds, toujours soudé au sol. Elle y est, mon envie de sauter. Elle commence à faire flamber mes entrailles. Cependant, mon corps est totalement immobile, mes muscle sont tellement contractés que je sais même plus comment mettre un pied devant l'autre. “Dick ! Fais quelque chose !”  “J'arrive pas à bouger,” j'informe, comme un patient qui donne des éléments sur son état à son docteur. Et c'est tellement vrai que même desserrer mes poings, j'en suis incapable.

Aussitôt le vol effectué, la redescente est immédiate : Isy est resté en haut, Isy n’a pas réussi à sauter, et c’est sa faute car elle l’a lâché. Elle ne l’a pas consulté comme elle l’aurait dû avant de faire le grand saut, elle a lâché sa main sans résistance quand le jeune homme l’a laissée partir, et ultimement, elle a fait l’aventure solo. C’est absolument typique de sa part, et en même temps, c’est absolument tout ce qu’elle ne voulait pas. La connexion qu’elle partage avec Isy lui suffit à se sentir mal d’avoir profité de l’expérience seule, quitte à perdre du temps sur la suite : ce sont des choses qui ne se pressent pas, pour lesquelles il faut être éminemment prêt, et jamais ils ne pourront vivre cette expérience ensemble. Mais la déception viendra après : pour l’instant, c’est la panique qui l’envahit alors qu’Isaac est coincé là-haut, tout seul - enfin, presque tout seul, mais Dick ne se rend pas vraiment très utile non plus.

“J'suis désolé Grace...”

Le ton étouffé du jeune homme lui parvient à distance, transporté par l’écho du vide de la falaise et Grace sent ses poings se desserrer à mesure que le découragement l’envahit. Elle ignore absolument comment le rassurer, comment lui dire que tout ira bien, qu’elle est avec lui et qu’elle promet qu’ils en sortiront sains et saufs. Ce ne sont pas des choses qu’elle sait promettre, encore moins pour quelque chose d’aussi entièrement nouveau. “Bordel à queues, Dick !” lance-t-elle au pauvre moniteur, excédée par le flegme ominprésent de celui-ci. N’est-ce pas leur job, d’aider à rassurer les plus récalcitrants ? Pourquoi c’est à elle, cent cinquante mètres en dessous, de s’y coller ? “Ecoute, Isy, c’est pas grave, okay ? Si tu y arrives pas, on laisse tomber. On ira boire des bières et trouver notre mp3. C’est débile comme épreuve.” C’était quand même sacrément cool, mais elle n’allait pas remuer le couteau dans la plaie. “Mais essaie. Ferme les yeux, hurle que tu peux le faire, et laisse-toi aller. Je te rattrape en bas, je te promets.”

La douleur commence sournoisement à s'immiscer, conséquence de demeurer aussi raide. Mon palpitant sauvageon continue à fracasser ma poitrine comme s'il avait décidé qu'il valait mieux pour lui de finir sa vie hors de ma cage thoracique, vu ce que je faisais de mon corps. J'aimerais poser une main sur ma poitrine pour essayer de compenser la douleur, ou même essuyer la sueur qui commence à perler sur mon front et reprendre un minimum de contenance sous le soleil vorace australien, mais il n'y a rien à faire, me voilà réduit au stade de statue de pierre. Sauf que je ressens tout, j'ai l'impression de vivre un réel cauchemar ou la personne a perdu tout contrôle sur son corps mais en ressens toutes les douleurs et a conscience de ce qui se passe autour de lui. A ce moment-même, on pourrait absolument me faire n'importe quoi que je ne saurais me défendre ni réagir.

Je me risque à poser mes iris émeraudes sur ma partenaire et me hurle dessus intérieurement. Allez, Isy, tu peux pas la laisser. Tu peux pas ne pas sauter quand elle vient de réaliser une véritable prouesse. T'as juste à avancer, à te lancer, à l'écouter. Elle a bien dit que ça faisait pas mal, que c'était génial. Y'a des gens qui font ça pour le plaisir, mince. Itziar l'a fait y'a pas si longtemps et elle a dit que c'était même mieux que sa dernière partie de jambes en l'air. “Ecoute, Isy, c’est pas grave, okay ? Si tu y arrives pas, on laisse tomber. On ira boire des bières et trouver notre mp3. C’est débile comme épreuve.” Je hoche la tête derechef en signe de dénégation. Non, je lâchais pas l'affaire, je passerais la nuit ici s'il le fallait, je mourrais sur cette falaise, mais je sauterai. Je lâcherais pas les bras. J'étais minable, j'arrivais pas à sauter, mais je tournerais pas le dos à cette chute. “Allez putain...” Je grommelle et enfin, un pied se débloque, crisse contre le sol, le gratte de tout mon poids mais il avance.  “Allez,” j'répète comme si j'me prenais pour un hypnotiseur avec mon propre organisme, ou comme un de ces personnages qui enchantent les serpents avec leur musique.  “J'arrive !” Je lance à Grace, avec mon allure risible à pas de fourmi, d'un ton ressemblant énormément à un enfant qui galère mais prévient son parent qu'il est bien en route, qu'il fait de son mieux, de l'attendre, de pas plier bagage tout de suite. “Mais essaie. Ferme les yeux, hurle que tu peux le faire, et laisse-toi aller. Je te rattrape en bas, je te promets.” Pas trop sûr pour le coup de me rattraper en bas, cependant. Ça m'inquiète même plus qu'autre chose, j'ai plutôt peur qu'elle finisse ratatinée sous mon poids ou avec un coup de corde ou j'sais pas quoi. “Euh, tiens toi à distance quand même s'te-plaît.” je sollicite, nouvelle once de terreur apparaissant dans mes yeux en m'imaginant ma binôme en rondelles séchées au soleil. “Dis-moi, dis-moi quoi hurler.” Machine que je suis. Penser à rien, j'peux essayer, mais il me faut des directives là. J'ai du bon sens pour être réactif aux urgences dans le cadre de ma profession, mais mon crâne est aussi bourré de procédures et protocoles.

Elle arrive à court de réassurances alors qu’elle voit son binôme se décourager. Et elle comprend : sauter dans le vide, pour les gens qui ont peur de la perte de contrôle, du laisser-aller, ou tout simplement de mourir, c’est complètement abandonner toute inhibition. C’est aussi consacrer sa vie et son futur à des moniteurs au nez rougi par le sang du poing d’un candidat à Race of Australia, qui fait à peine gaffe à son environnement et qui doit être en train d’écrire leur nom sur un Death Note (voire de retirer tous les mousquetons d’Isy pour le laisser mourir et se venger en retard). C’est beaucoup de nouveauté, entre autres, et absolument pas sur ses propres accords, sans aucune jauge de la sensibilité et des réticences de chacun. C’est une corde unique qui ne s’accorde pas. Et Grace ne sait pas comment apprendre à Isaac à en jouer.

Pourtant le jeune homme semble reprendre du poil de la bête, galvanisé par ses encouragements. C’est plus que ce qu’elle n’espérait, elle, prête à remonter toute seule et à emmener un Isy déçu boire des bières au premier pub qu’ils trouveraient. Il lui signale qu’elle arrive et ça lui tire un rire ravi. Il lui demande de s’écarter et cette fois, son rire éclate franchement, entre la réassurance et l’appréhension par procuration pour le jeune homme. Et quand il lui demande quoi hurler, elle sait exactement quoi dire : “T’as qu’à chanter Take Me Home, Country Roads.” Quand elle entame les premières notes avec lui, elle est presque sûre que la scène est au comble du ridicule, elle voit presque les commissures des lèvres gercées de Dick se rehausser, mais elle s’en fout. Parce qu’Isy va sauter. Il lui a fait confiance. Et qu'importe s'ils perdent, la victoire se trouve quelque part nichée dans cette évidence.

Nouvelle espèce dans les parages : le Isyterrificatus immobilius. Tel un monstre issu d'un vieux films en noir et blanc d'une bande qui bloque en plus et fonctionne que par saccades, voilà que je me dirige lentement, laborieusement, vers le saint rebord. Dans certains films d'horreur, je pourrais même avoir l'air du tueur qui avance excessivement lentement mais finit toujours pas retrouver ses victimes. Sauf que c'est pas le bon moment pour penser à Jason Voorheese et ses nombreux jeunes assassinés de manière aussi inventives et sanglantes les unes que les autres. Je secoue la tête de gauche à droite, reprenant l'usage de mes verticales en même temps, et plutôt que de percevoir le hockeyeur sanguinaire, j'me remémore le saut majestueux de Grace. J'me sens quand même salement mal d'avoir pas su faire aussi bien qu'elle, d'avoir pas su même sauter encore ici et d'être aux prises avec mon état psychologique à deux balles. “T’as qu’à chanter Take Me Home, Country Roads.” Un rire file entre mes lèvres. “Putain Grace, ce sera la première chanson sur notre MP3, obligé.” Et ma main est enfin posée contre mon cœur. C'est totalement stupide parce que ça me rassure, parce que j'me dis que comme ça j'vais pas créer une prouesse anatomique en projetant mon cœur avant moi dans le vide. Je suis pas quelqu'un de vulgaire de base, mais j'ai pas l'habitude tous les jours de me retrouver dans ce genre de circonstances non plus. La production n'aura qu'à biper les passages +13.

"Almost heaven, West Virginia", j'entends Grace chantonner alors que quand même, j'ai le sentiment de plutôt me rendre vers les enfers. "Blue Ridge Mountains, Shenandoah River. Life is old there, older than the trees, younger than the mountains, blowing like a breeze." Je glisse doucement vers le rebord, mes orteils sont dans le vide, seuls mes talons sont vraiment encore sur la plateforme et je ne sais pas du tout si c'est bien, j'ai complètement oublié comment il fallait sauter, mais tant pis, on fait ce qu'on peut. On m'a bien conseillé de ne penser à rien, après tout. Country Roads, take me home, Je sais pas s'il faut que je respire avant de sauter, j'ai pas envie de poser la question à Grace qui de toute façon, elle, pensait probablement pas à sa respiration avant de faire ce saut de l'ange. Alors, je fais ce qu'il y a de clair, je beugle en quittant enfin la passerelle pour trancher le vide : "TO THE PLACE I BELONG" Pitié que j'ensaucissonne pas Grace au passage.

Nous voilà en demi-finale.
C'est surréaliste, moi qui pensais ne jamais dépasser la première semaine.

J'ai vécu l'élimination de Martin et de Greg comme un véritable coup de massue, pas le choix j'allais devoir retrouver Kelly comme coéquipière. Je devrais en être ravi, notre duo fonctionnait à merveille, on se comprenait sans long discours et on franchissait les étapes, haut la main, mais il y a cette appréhension qui ne me quitte pas depuis qu'elle m'a longuement fait comprendre que je devrais avoir honte de ma personne. J'ai vu son regard sur moi lors de la dernière épreuve, son antipathie, son dégoût de me savoir non loin d'elle. Au fond de moi, je m'auto persuade qu'elle ne fera rien pour nous saborder, pas alors que l'on est aussi loin dans la compétition. Quoiqu'il arrive on a un pied sur le podium et ce serait ridicule de se séparer pour une question de croyances. Je tente de m'en convaincre alors que j'ai passé mon weekend à me faire du souci. Je l'ai déçue et je ne sais pas comment me rattraper, comment lui faire comprendre que je reste la même personne qu'elle a, semble-t-il, apprécier durant les premières semaines. Je m'en rends malade, mais heureusement, Clément a su me remonter le moral et c'est plus déterminé que jamais que je quitte l'hôtel : direction la première épreuve.

Le thème de cette semaine est repousser ses limites. Je n'ai jamais été aussi excité à l'idée de tout faire pour me surpasser, pour aller au bout des choses. Enfin, ça, c'était jusqu'à ce qu'on nous présente la première étape : le saut à l'élastique. Je trouvais l'idée cool, mais en attendant, j'entends Jack insulter la terre entière en français, Colleen et Grace hurlé. Ça refroidi. Soudainement, je commence à me poser des questions. « Aller tu peux le faire. » que je tente de me convaincre alors qu'un membre de la production nous entraîne vers l'équipe qui va s'occuper de nous. L'un d'entre eux à le nez éclaté et un air si dépité qu'il me ferait presque de la peine. Il s'approche de moi, presque craintif, son harnais à la main et le regard empli d'excuse. Je vais pas te bouffer mon pote. Je le laisser me harnacher et me tourne quelque peu vers Kelly. « On peut le faire. » A cet instant précis, je me moque de la tension entre nous. J'ai besoin de lui sourire, de lui dire que l'on restera soudé. Je ne me vois pas passer cette prochaine étape autrement. On doit rester un binôme. Elle aura tout le temps de me détester plus tard.

pretty pleaaaaaase :uu ::

Le retour à la normale était inévitable et Kelly voyait de nouveau son nom associé à celui de Loan pour la semaine d’épreuves qui s’annonçait. Résignée, l’australienne essayant tant bien que mal de ne pas se montrer trop renfrognée devant les caméras. Si les conflits n’étaient pas habituellement sa tasse de thé, étaler son opinion à propos de son partenaire devant le pays entier était hors de question. Elle-même ne savait qu’en penser. Si son bout de voyage avec Colleen avait été agréable, il avait également mis en exergue le fait que la dynamique qu’elle avait entretenue avec Loan les semaines précédentes lui manquait. La sensation de bêtement perdre un ami, de ruiner une opportunité, ne la quittait pas. C’était cela qui, caché derrière une apparente indifférence, faisait tourner les rouages de son cerveau. Loan était Loan, depuis le début.

Atteindre les hauteurs nécessaires à ce fameux saut à l’élastique avait fait chauffer les cuisses de la sommelière, mais ce n’était pas grimper qui faisait battre son coeur à toute allure ; c’était la peur. Après la course en chameau, Lee était persuadée qu’il n’existait plus rien pour l’inquiéter et la production s’était évertué à lui donner tort. S’il était une chose qu’elle ne s’était jamais vu faire, c’était bien de sauter dans le vide de cette façon. Les vidéos de personnes s’adonnant à cette activité lui donnaient des frissons. Mais le saut à l’élastique était venu à elle, et elle ne pouvait pas simplement refuser. Si elle voulait tenir son pari de repousser ses limites, partir à la découverte de ses capacités, prendre confiance en elle sous une autre dimension, elle n’avait pas le choix.

Une fois que son regard glissa sur le paysage en contrebas, le discours intérieur était bien différent. La quête métaphysique, certes, mais à quel prix ? Mettre sa vie en péril de la sorte ? Non, absolument pas. “Je peux pas faire ça.” souffla-t-elle, terrorisée par le vide qui s’étendait là tandis qu’on fixait ici et là le harnais qui formait à lui seul l’unique nuance entre un sport et un suicide. Jetant un coup d’oeil à Loan, également paré par un moniteur, Kelly ne put s’empêcher de songer qu’en bon homosexuel, il devait certainement apprécier de se faire ainsi tripoter de partout par un autre homme dangereusement proche de son entrejambe. Et le dégoût remontait au bord de ses lèvres aussitôt. “Le laissez pas approcher de mon élastique.” elle intima à celui qui l’attachait. Loan n’avait peut-être pas le gène du meurtre en lui, mais l’on était jamais trop prudent, couper une corde pouvait être si aisé, si tentant.

"On peut le faire." il lui assura, et en une fraction de seconde, l’australienne revoyait là le partenaire de route qui lui avait appris à monter une tente, qui l’avait aidée à garder le moral, qui l’avait boostée plus d’une fois, qui avait ri à ses blagues les moins drôles et partagé toutes les situations improbables dans lesquelles ils s’étaient fourrés au nom de ROA. “Je sais pas.” Véritablement, Kelly était incapable de savoir si, une fois au bord du vide, elle aurait le courage de s’y laisser tomber. Malgré toute la volonté du monde, il était des forces qui pouvaient vous arracher tout libre arbitre, vous clouer au sol.


Des forces que certaines tribus osaient à peine nommer avec terreur : les dés.