Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ Il y avait sa retenue et sa rancune maitrisée. Il y avait ma ténacité et mes secrets menacés. Il y avait ces reproches que nous évitions de nous faire sous peine de ne jamais pouvoir les reprendre. Il y avait tout cela mais malgré tout, je reculais vers la porte de chez nous, l’entraînant avec moi sans jamais le quitter du regard. Malgré tout, je choisissais de convoquer les souvenirs. Ceux qui nous avaient accompagnés depuis plus d’années que nous étions capables d’en compter, la fidélité de ces derniers au rendez-vous pour nous soutenir dans l’effort, dans le compromis que j’exhortais, que j’imposais à tous mes instincts, ceux qui nous auraient poussé au conflit, agrandi la faille. « Il y a toujours de la place pour un Copeland, là-bas. Je l’ignorais avant d’y mettre les pieds. » Je ne demandais que cela, qu’il me suive sur cette voie, qu’il ignore le reste et tout ce qui ne serait pas dit, pas ce soir. « Ça ne me surprend pas. C’est ton nom autant que le sien, après tout. » Bien sûr qu’ils s’en étaient rendus compte, là-bas comme ici et dans plusieurs dizaines d’autres pays au-delà de nos frontières. Bien sûr qu’il n’y avait rien d’autre que de la fierté au fond de ma voix, fierté que je n’avais eu de cesse de lui exprimer sans jamais penser à la retenir tout au long de son ascension. Je la contenais ce soir, comme beaucoup d’autres choses, mais l’éclat faisant luire mes prunelles ne passerait pas inaperçu, lui. La malice non plus pour accompagner la question suivante, soulignant le trait cette fois-ci pour qu’il ne la manque pas ou qu’elle ne nous manque plus. Combien de jours, combien de semaines, déjà, s’étaient écoulées sans que les traces de cette dernière n’aient jamais retrouvé l’occasion de se manifester entre nous ? « Trop peu pour que ce soit mentionné. » Le pommeau dans mon dos arrêta notre avancée. Le regard qu’il me lança également, reflet un instant du regret, sans doute, de ce qui avait été, de ce qui aurait pu être. De ce que nous avions manqué, une fois de plus, comme opportunité de renouer. « Tu te rattraperas. » Un souffle à peine marqué, tempéré d’un froncement de nez inconscient. Ça n’avait jamais été le plan qu’il surpasse les records sans que je ne sois là pour le défier, le distraire de caresses déloyales et de menaces peu crédibles. Ça n’avait jamais été le plan qu’il se sente mal ensuite sans que je ne puisse ranger au placard mes railleries pour le soulager comme je le pouvais, lui assurer que son exploit était reconnu finalement et incontestablement admiré. Ça ne l’avait jamais été, non, mais il se rattraperait, et peut-être que nous aussi, dans une prochaine vie. Celle d’avant nous avait échappé, celle-ci ne nous avait offert qu’une défaite supplémentaire, le non-dit d’un au-revoir endurci.
Avait-il failli se muer en adieu, ce dernier silence ? La nuit tout autour sentait l’équivoque et l’herbe coupée, comme l'avaient été celles de son absence et leur respiration suspendue, à aller et venir, à tenter d’interpréter sans jamais demander, l’orgueil étouffant et l’appréhension d’avoir raison endormant le reste. Cela s’arrêtait là pour moi, je le décidais en l'interrogeant, refusant au doute son statut de bourreau et lui préférant le supplice de la vérité, quelle qu’elle soit. « J’ai pensé au pire, moi aussi. » J’avais l’habitude du bruit des balles chargées de plomb. Pétaradantes ou silencieuses, le résultat demeurait le même lorsque la cible était touchée, la ligne presque droite et sèchement parcourue avant l’impact. L’habitude n’aidait en rien, la sienne finissant à mes oreilles mais touchant mon cœur de plein fouet malgré toute la douceur dont il eut l’air de la parer avant de la tirer. « J’ai imaginé ce que ça me ferait de ne pas rentrer à la maison, de ne pas en avoir le courage. » Mes sourcils se froncèrent dans l’obscurité, mes prunelles cherchant les siennes pour y déceler ce que je n’arrivais pas à saisir. « Tu aurais préféré ? » Trouver le courage de ne pas revenir, de demeurer loin, là où l’air lui semblait plus appréciable, plus respirable, dénué de la fumée de mes cigarettes et du parfum de nos manquements, vide de mon souffle se cassant pourtant tout contre sa mâchoire alors que je ne lui laissais toujours pas la place pour accéder à la poignée. « Que tu aies opté pour la chose à faire, pour ce qui te paraissait le plus correct, ce n’est pas surprenant. Mais c’est pas ce que je te demande. » Ce n’était pas ce que je désirais, non plus. Pour nous, certainement. Pour lui, par-dessus tout. Lui qui finirait par succomber à la bataille qu’il avait menée seul durant bien trop de temps, le conflit logé au creux de lui et le poussant à s’épuiser entre la crainte de tout gâcher et l’envie de faire au mieux, dont résultait le choix de ne rien faire plutôt que de risquer de mal faire. J'étais partie avant lui, après tout. Je revenais, toujours, le manque de lui infiniment plus fort que ce que je tentais de nous épargner. Mes raisons étaient là et mon bon sens écrasé, bâillonné pour ne plus avoir à l’entendre me souffler que je ne nous aidais pas en agissant ainsi ; où étaient les siennes ? « Mais je suis revenu et je n’ai pas envie de regretter ce voyage seulement parce que je l’ai mal envisagé. Et… j’étais avec Jordan, personne d’autre. » Les scénarios se faisaient et se défaisaient ; la constance de celui de mon mari me permettant au moins d’en écarter les plus lancinants, le pathétique d’une jalousie à laquelle je ne pensais même pas avoir le droit s’atténuant peu à peu, m’offrant le répit de ne plus avoir à la prendre de haut comme je l’avais toujours fait, bien trop lasse de toute façon pour apprécier une seconde de plus toute l’étendue de ma désinvolture, seul bouclier érodé contre la souffrance affûtée, elle.
« Je suis rentré. Et je n’ai plus l’intention d’aller où que ce soit, maintenant. » C’était une promesse que j’entendais, une que je lui étais reconnaissante de prononcer, une à laquelle je m’empêcherais de me fier totalement pour autant, je le savais par avance. Car je n’avais senti, après son départ, que l’odeur âpre de ses soupirs qui imprégnaient ma peau lors de mes insomnies, mes cheveux, mes mains fébriles, et partout dans mon esprit nébuleux. La torpeur avait été saisissante et outrancière, sans aucune accalmie, et si le combat ne m’avait pas mise à terre la première fois, la perspective de succomber à une autre manche me paraissait flagrante, perceptible dans chacun de mes regards. Ce n’était pas sa faute pour autant. Ça n’avait pas à l’être. « Je suis désolée. » Pas lorsque la mienne surpassait la sienne et que j’en étais consciente, puisant dans tout ce que mon mari parvenait à faire renaître en moi pour le formuler. « De ne pas avoir su te retenir. De t’avoir donné envie de partir. » Pour la première, je m’en étais empêchée, refusant de me rendre coupable de l’injustice de la tentative même. Pour la seconde, les mots ne suffiraient pas à exprimer les regrets dans leur entièreté, ceux-là n’étaient qu’un début. « Tu n’as pas besoin de l’être pour t’être choisi, pour une fois. » Les fautes n’avaient eu de cesse de passer de l’un à l’autre ces dernières années, de changer de taille et de forme, modifiant adroitement et continument leur angle d’attaque, nous empêchant ainsi de les définir réellement et de les affronter, ensemble. Cette dernière n’en ferait pas partie, ne s’ajouterait pas à la liste alors qu’il s’agissait maintenant de décider ce que l’on en ferait, la porte déverrouillée derrière moi, attendant de savoir si elle nous accueillerait tous les deux ou nous avalerait, nous et nos ressentiments. Je la retenais à l’aveugle, mes doigts dans mon dos, empêchant la porte de s’ouvrir totalement, retenant les siens également avant qu’il ne décide de les plonger dans sa poche, de nouveau. « On rentre ? » Il était d’accord lui aussi, son visage comme point de repère, son regard capable comme à chaque fois d’émettre sa lumière même dans le noir. « Réellement, cette fois-ci. » Plus à moitié, pas plus de loin. Aux lueurs du palier se succédèrent celles de l’entrée que je n’allumais qu’après y avoir reculé, à notre rythme. « J’ai plus envie qu’on se batte. » New-York et ses stigmates colmatés, cicatrisés sans jamais les oublier pour ne pas rechuter, je me laissais aller à lui souffler l’envie de le retrouver, entièrement.
Elle pose les bonnes questions. Elle ravive de vieux projets, pour lui et seulement pour lui ; est-ce qu’il a su les réaliser, avec ou sans elle ? Certains oui, d’autres non. Ce sera pourtant un non collectif, même s’il accepte d’en parler. Un non global parce qu’elle n’était pas avec lui, qu’il n’avait pas imaginé vivre toutes ces choses-là en compagnie de Jordan mais d’elle. Parce qu’ils le feront, un jour ou l’autre. Ils partiront pour New York, en Norvège et sur la Lune s’il le faut. Ils réaliseront les souhaits prononcés il y a des années, et tous ceux qu’ils feront dans quelques mois encore. Parce qu’ils sont comme ça, parce qu’il a besoin qu’ils le soient, surtout. Pour continuer d’y croire, pour avoir un but, pour comprendre pourquoi il reste, pourquoi il ne partira plus. Il accepte donc de se plonger dans le récit de son séjour à New York. Non, il ne raconte pas lui-même ce qu’il a fait, quand, à chaque heure. Il se contente de répondre à ses questions, il pense que c’est suffisant, que s’ils doivent en reparler, ils en reparleront. Ça ne me surprend pas. C’est ton nom autant que le sien, après tout. Il hoche sa tête de haut en bas. Ça pourrait être aussi celui d’Olivia, si elle avait voulu en changer à leur mariage. Il aime son indépendance à travers ce choix-là, même s’il aurait aimé que la mère de son enfant porte son nom, elle aussi. Ils étaient deux Copeland, autrefois, dans la maison derrière elle, ils auraient pu être trois. C’est appréciable de pouvoir entrer où bon nous semble. Il le sait déjà ici, à Brisbane : c’est assez facile de réserver une table ou d’obtenir les services de quelqu’un. Il n’en profite jamais réellement, il préfère se débrouiller comme tout le monde plutôt que de prendre des raccourcis. Le fait que ses agences fonctionnent ne veut pas dire qu’il a le droit de marcher sur les autres, au contraire ; ses clients sont la raison de sa réussite, sans eux il ne serait rien, autant ne pas essayer de passer au-dessus d’eux constamment. Tu te rattraperas. S’il n’a pas réussi l’exploit, il le fera une autre fois. Et il est d’accord avec l’idée, à la condition qu’elle l’accompagne, cette fois-ci. Elle est la seule personne devant laquelle il accepte de faire l’idiot comme ça, même en gardant un air et un ton très sérieux. La seule qui l’encourage en levant les yeux au ciel, qui l’applaudit tout en se moquant de lui. Tu seras au premier rang cette fois-ci. Il le dit à voix haute, se confirme à lui-même l’idée qu’il y aura un second tour, et une première fois pour eux.
Et s’il peut, ce soir, oublier tout ce qui s’est passé pour accepter l’idée de partir avec elle, pour de bon, c’est parce qu’il a eu l’occasion de se poser la question. Pas une fois, pas deux, mais une bonne centaine. Il a eu le sommeil agité durant tout son séjour ; dormir sans elle, il l’a connu plus d’une fois. Quand ils ne vivaient pas encore ensemble, qu’ils entretenaient une relation à distance, quand il avait des voyages d’affaires, quand ils ont commencé à s’éloigner l’un et l’autre pour ne plus se retrouver. Il y a toujours eu des raisons variées de pourquoi elle ne partageait pas son lit, le fait que ce soit uniquement de sa faute, ça, c’était une première. Tu aurais préféré ? Est-ce qu’il aurait aimé ne pas rentrer, ne pas la retrouver, ne pas subir ce froid entre eux jusqu’à ce soir, jusqu’à maintenant ? Que tu aies opté pour la chose à faire, pour ce qui te paraissait le plus correct, ce n’est pas surprenant. Mais c’est pas ce que je te demande. Sa respiration se bloque quelques secondes, il pense. Il cherche ses mots, cherche au fond de lui la vérité, pas celle qu’elle veut entendre, pas celle qu’elle ne veut surtout pas qu’il mentionne. La sienne, perdue entre toutes ses pensées. Non. Il confesse, finalement. Parce que j’ai besoin de toi pour avancer, que je le veuille ou non. Il dépend d’elle, il l’assume totalement, depuis très longtemps maintenant. Si je veux répondre oui à cette question, je devrais dire que je regrette d’être aussi attaché à toi et ça, non, je ne le pense pas et je ne compte pas le dire. Parce que même s’ils ont de mauvais moments ces dernières années, il peut encore les compter sur les doigts d’une main. La mort de June, l’absence de June ; et ensuite ? En quinze ans, ils ont connu tellement d’autres choses que non, il ne peut pas regretter tout ce qu’ils ont été juste pour ça. J’aurais préféré ne pas avoir à me poser la question. Il aurait préféré que ce soit évident, qu’il n’ait pas à y réfléchir. Il aurait préféré ne pas être capable de la laisser, de s’en aller, de lui tourner le dos. Il s’est surpris lui-même à le faire. Et ça, il ne va pas lui dire non plus, mais il ne se connaissait pas cet aspect-là de sa personnalité. Et ça lui fait assez peur pour la suite, de se dire que si ça dérape encore, il pourra réellement s’en aller, sans revenir sur ses pas. Je suis désolée. Il ne voulait pas en arriver à ce moment-là, où elle doit s’excuser. Il a pourtant besoin de l’entendre, de le savoir. Qu’elle l’est, réellement. De ne pas avoir su te retenir. De t’avoir donné envie de partir. Tu n’as pas besoin de l’être pour t’être choisi, pour une fois. Là, il n’est pas d’accord. Il n’a pas à se choisir, elle n’a pas à le faire non plus. Ils n’avaient pas dit que c’était eux, eux seulement, contre le reste du monde ? Il ne se voit plus individuellement, elle devrait en faire autant. Je t’arrête là. Il dit, pour qu’elle n’en ajoute pas plus. Mon choix, c’est toi. Et ce sera toujours elle, quoi qu’elle en pense, peu importe ce qu’il essaie de se dire. Il lui demande s’ils rentrent. Sans le dire à haute voix, il lui demande de tout abandonner sur le palier : ce dîner avorté, New York, les reproches qu’ils peuvent se faire, les non-dits qui n’ont pas leur place ce soir encore. Tout, pour qu’ils puissent se retrouver. Réellement, cette fois-ci. Et elle est d’accord. Elle recule, il avance : ils rentrent chez eux, ensemble, pour de bon. J’ai plus envie qu’on se batte. Il veut l’inverse, lui aussi. Il referme la porte derrière eux, devant eux ne reste que l’avenir, là-bas, sur le seuil, tout ce qu’ils ont accepté de laisser. Moi non plus. La proximité entre eux devient inexistante, et il aime ça. Il aime l’idée que cette fois-ci, il n’y a vraiment rien pour les séparer. Que cette fois-ci, il y a comme une force qui le pousse vers elle, qui la pousse vers lui. Ses mains retrouvent son dos, ses bras retrouvent sa taille et ses lèvres retrouvent les siennes. Lui, il la retrouve elle, et c’est probablement le plus important.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ Les doutes avaient été nombreux en son absence, aussi nombreux que les reproches faits à mon encontre quant à la permission que je leur avais donné de me tourmenter, me violenter jusqu’au cœur de chaque nuit. Son retour, contre toute attente, n’avait servi à en soulager aucun, en ravivant d’autres même qu’il n’avait pas tenté d’éteindre lui-même, que je m’étais efforcée d’accepter aux côtés des autres, jusqu’à ce soir. Aux miens s'accolaient les siens, et c’était de cela dont j’étais bien consciente, ceux-là que je n’étais pas certaine de vouloir entendre sans me préparer en amont au dénouement probable, celui que je n’arrivais pas à envisager mais sur lequel avait-il peut-être statué finalement, la distance l’y aidant. Rien ne m’avait semblé étonnant ainsi, durant ces quelques jours en suspens, lorsque tout cela dictait notre quotidien depuis des mois déjà ; ce cercle étroit où ne cessaient de cohabiter difficilement l’amour et l’incompréhension, la rancune et les secrets, de plus en plus nombreux de toute évidence. Il en préservait, lui aussi, rien ne me paraissait plus évident que cela depuis son départ soudain. Rien ne m’avait plus sauté aux yeux que cette chose-là depuis qu’il était revenu. Plus rien ne me semblait évident désormais, à présent que nous nous décidions à rompre le silence, palpant ce qui se cachait en-dessous à l’aide d’une complicité que nous n’avions pas réussi à abattre malgré les assauts ayant été les nôtres. « Tu seras au premier rang cette fois-ci. » C’était tout ce que nous tentions de faire après tout, depuis notre anniversaire. Tout ce qui avait cessé à l’instant où il avait décidé de s’en aller. Tout ce que nous parvenions à nous accorder de nouveau, le temps d’un sourire et d’un échange de regards, le temps d’une mesure, quelques minutes de repos non illusoire et d’éternité non mensongère puisque rien dans notre mariage ne l’avait jamais été. « New-York après Tromso, alors. Le plan commence à se dessiner. » Tromso donc, et ses aurores boréales, le nord du cercle arctique comme première destination seulement du long voyage que nous commencions à peine à imaginer de nouveau, à évoquer à deux. « C’est possible que je me sois renseignée, oui. » J’avouais, une lueur amusée venant éclairer le fond de mon regard alors que je haussais les épaules, le détachement bien trop feint pour être crédible quand rien n’avait été plus rassurant que de me tourner vers la logistique d’un voyage à nous pour m’empêcher de penser à celui qu'il s'était accordé, seul. Il n’était pas censé le savoir, non, mais le refuge tout trouvé dans l’étreinte familière de nos projets vieux d'une décennie entière faisait sauter les dernières barrières d’un orgueil perdant en coriacité sous le regard de mon mari. La fierté forcée au silence, les obstacles aux questions jusqu’à présent tues s’amoindrissaient jusqu’à se dissoudre, presque tout à fait, suffisamment tout du moins pour me laisser aller à les formuler, à l’enjoindre à y répondre le plus sincèrement possible.
Avait-il songé à ne pas rentrer ? Sous cette interrogation, s’en cachait une deuxième inexprimée ; devrais-je m’attendre à le voir plier bagage de nouveau, emportant dans son sillage cette fois-ci bien plus que ce qu’il avait emmené la première fois ; les derniers fragments de notre mariage ? Cette épée de Damoclès, je n’en voulais pas au-dessus de nos têtes, me savais incapable d’en accepter la menace sans faillir en premier, décidant de l’abattre moi-même pour le regretter ensuite. Et si le temps ne semblait pas capable d’alléger quoique ce soit, l’expérience n’était pas plus capable de rendre le tout plus facile. L’adage disant que le départ d’une personne était toujours plus difficile la première fois sonnait comme un mensonge à mes oreilles, une injure à mon cœur. Jacob était revenu, et la perspective qu’il puisse finalement décider qu’il se fût agi là d’une erreur engrangeait de nouvelles afflictions au fond de mes tripes que je ne pouvais plus ignorer. « Non. » Non. J’en oubliais le sens du mot, ma question originelle. Je me fiais à ce que je lisais en lui plus que dans sa réponse, donc, pour mêler de nouveau mon souffle suspendu au sien. Non, cela sonnait comme la réponse espérée mais plus que ça, cela sonnait comme sa vérité. « Parce que j’ai besoin de toi pour avancer, que je le veuille ou non. » « Je n’ai pas envie d’avancer sans toi. » Il en avait peut-être douté, à compter mes absences, moins longues que la sienne, plus fréquentes aussi. J’entendais ses réponses, les complétais de la mienne. Que je le veuille ou non n’existait pas de mon côté. « Si je veux répondre oui à cette question, je devrais dire que je regrette d’être aussi attaché à toi et ça, non, je ne le pense pas et je ne compte pas le dire. J’aurais préféré ne pas avoir à me poser la question. » J’aurais préféré pouvoir lui dire qu’il en était de même pour moi mais le temps des évidences sans remises en question, des avancées sans compromis et des facilités du début était depuis longtemps révolu. Je laissais les lunes de miel sans promesse de lendemains aux apprentis, les sérénades sous le balcon aux aventures et autres relations passagères. Le mariage nécessitait autre chose pour durer et exister dans l’éternité. Le nôtre était pris dans une tempête, déchaînement de vents venant de toutes parts jusqu’à en oublier leurs origines, du libeccio au sirocco, nous malmenant au-dessus pour nous tester au-dessus, nous éprouver et jauger notre résistance.
« Ce ne sont pas les questions qui m’inquiètent. » Elles me paraissaient légitimes à dire vrai, nécessaires peut-être et je préférais l’entendre dire qu’il se les était posées lui aussi, dans une solitude essentielle au fait de se trouver soi-même pour échapper à l’injonction de nos sentiments, plutôt que de le voir s’enfermer dans un déni qui sonnerait notre fin, aujourd’hui ou demain. « C’est que nos réponses finissent par ne plus se ressembler. » Que nos réponses ne puissent plus être désignées ainsi, le déterminant à abolir s’il n’y avait plus que les miennes d’un côté et les siennes d’un autre, inconciliables. « Mais tout a l’air raccord. » Et nous aussi. Sur ce point, au moins ; c’était tout de même devenu suffisamment rare pour être souligné. Suffisamment saisissant pour que je n’essaie pas d’atténuer le tout d’un mot pour rire, d’un sarcasme trop adouci. Je laissais donc échapper ces mots dans un sourire, l’impression au corps qu’ils ne suffisaient pas, qu’il en aurait fallu d’autres, plus forts, qui n’existaient pas, pour lui exprimer à quel point, sans lui, je n’étais plus. Je tentais pourtant, en présentant des excuses qui devraient sonner justes, elles au moins. « Je t’arrête là. » Je fronçais les sourcils, déjà. « Mon choix, c’est toi. » Il ne suffit que de ces mots pour que le reste se taise et que l’appel à la trêve soit plus fort que ce que nous laissions en-dehors. « Moi non plus. » Je reculais à l’aveugle, il avançait en nous orientant, nos corps tendus d’un même mouvement et suppliant quelques secondes supplémentaires de silence, à la lisière d’un baiser n’ayant pas encore eu lieu, nos lèvres ne faisant encore que s’effleurer et nos silhouettes voilées, sans doute saisies d’être si proches, enfin, confondues et plus seules, plus ce soir, comme seule la douceur savait être brusque quelque fois lorsque depuis longtemps désirée. « Je t’aime. » Il n’y avait plus rien à atténuer, là. Pas plus que lorsque ses mains trouvèrent finalement leur chemin jusqu’à ma peau et que mes lèvres en firent de même jusqu’à la sienne, l’évidence de notre étreinte depuis trop longtemps désavouée s’imposant à nouveau pour nous délivrer ; entiers et sans accrocs.