Ils avaient survécu. Malgré les minutes qu'ils avaient vu défiler à une vitesse folle durant les diverses épreuves, malgré leurs réticences à se jeter dans le vide (ou sur les pattes de mygale, au choix), leur résignation presque fataliste face au handicap dont souffrait Grace, ils avaient persévéré jusqu'à la dernière seconde et encore une fois, contre toute attente, ils avaient vaincu. C'est la tête légère, toujours abasourdie, que Grace se dirige docilement vers la finale, Brisbane plus loin que jamais de ses pensées et avec une envie insatiable de se jeter encore plus loin dans la course. Ceci étant, pour se jeter encore plus loin, il faudrait déjà être pris par des routiers – ce qui ne serait plus possible dans moins d'une heure. Les règles étaient aussi floues pour Grace que le reste du monde en-dehors de l'émission : elle s'appliquait simplement à suivre un protocole simple à souhait, rempli simplement de directions d'un point A à B en évitant le maximum d'embrouilles. Les compétiteurs, depuis leur dernière mésaventure, n'étaient que figures abstraites qui intervenaient sporadiquement et n'avaient pas d'importance spécifique – pour l'heure, elle sait qu'ils sont en lice contre eux deux, qu'il s'agit de Kelly et Loan, mais le reste des informations lui semble superflu tant son seul objectif est d'arriver entière à Perth.

“Je crois que c'est mort pour ce soir, hm ?” lance-t-elle à son compère.

Son ton laisse peu de doutes : elle n'est absolument pas stressée par la suite de l'aventure. Qu'ils arrivent premiers ou seconds lui importait relativement peu, à ce stade, tant elle s'était déconnectée de tout. Seul demeurait Isaac, son grand pote au sac à dos taché de part en part, et, plus discrètement, leurs cameramen et l'infirmier qui les accompagnait. Grace, pour la deuxième fois aujourd'hui, allume une cigarette : elle s'est plus ou moins résignée à ne plus avancer ce soir. Elle se doute, de toute façon, qu'un voyage serait plus dangereux que judicieux : ils sont dans la seule ville à moins de 100km et ils n'auront pas le temps d'en atteindre une autre. Toute petite fût-elle, au moins ils étaient près de la population. “On n'a qu'à profiter de cette heure pour trouver un mp3. Oh, et le charger avec des musiques dans un cybercafé.” Depuis le temps qu'ils en parlaient, au point où ils en étaient, elle était même prête à se contenter d'un walkman avec un CD de Cascada à l'intérieur.

@Isaac Jensen

Mon esprit est subjugué des dernières scènes déroulées, mon cœur semble rayé à palpiter sans cesse sur une mesure effrénée. La course est simple, comme elle l'a toujours été : de Leonora, il nous faut désormais joindre Perth. Jamais n'aurais-je parcouru autant de kilomètres en Australie, mais réellement, Race of Australia m'aura fait annihiler un bon nombre de jamais à mon palmarès existentiel. Il me semblait avoir tellement d'informations colorées, de souvenirs précieux, d'émotions ardentes dans mon organisme que j'en étais venu à saturation : l'essentiel comptait plus que jamais.

Je ne portais que peu d'importance à Loan et Kelly qui s'étaient, dès le début de cette sixième semaine, rués vers leur prochaine destination en consultant leur carte tandis que la nôtre reposait encore dans mon sac à dos. Si nous avancions à un rythme qui nous convenait sur la route vers notre destination finale, nous nous accordions à profiter un maximum de ce périple sans se ranger jusqu'à la moelle ; déjà que les dernières épreuves avaient été excessivement rudes - bien qu'elles avaient su démontrer comme prouver nombreuses forces au sein de notre duo -.

“Je crois que c'est mort pour ce soir, hm ?” me lance Grace tandis que le soir s'installe dans la ville où nous nous trouvons et que peu de locaux se trouvent à proximité. J'acquiesce, suggérant : “Ouais... On peut profiter un peu de l'endroit ?” Et qui sait, peut-être trouveraient-ils au gré des rues et ruelles une personne susceptible de leur offrir hospitalité - et éventuellement un bon repas. Les pas se multiplient et une idée plus qu'enthousiasmante est présentée par mon interlocutrice : “On n'a qu'à profiter de cette heure pour trouver un mp3. Oh, et le charger avec des musiques dans un cybercafé.” Ma mine emprunte derechef une expression réjouie. “L'idée est parfaite !” Le plan est acté, il ne nous suffisait plus qu'à se procurer de quoi enregistrer la bande son de leur aventure. “Regarde, il y a des tables là-bas. On dirait un vide-grenier, il y a peut-être un mp3 dans le lot ?” Les vieilleries de toutes sortes s'arrimaient sur les surfaces de plastique : livres, vaisselle, vêtements, DVDs, jeux vidéos, articles de puériculture, peut-être y dénicheraient-ils leur bonheur ?

Au travers de changements parfois radicaux vis-à-vis de son quotidien confortable, mais modeste, la course ROA s'était transformée en défi parsemé de petites habitudes, anciennes (la clope matinale) comme nouvelles (compter de 100 à 0, en espagnol, pour dormir plus vite et espérer s'endormir à tout moment de la journée pour être le plus en forme possible). À ça s'étaient ajoutées des idées fixes voire lubies qui remplaçaient ses obsessions quotidiennes sur Brisbane : elle ne vérifiait plus sans cesse ses e-mails, ne passait pas des soirées d'affilée devant sa télé avec son chat et ne s'enchaînait plus à son rituel devenu quasi-quotidien de dépréciation personnelle. À la place, alors, il avait bien fallu trouver comment combler le vide, la vacance intérieure que créait ces manques, et c'est là que le mp3 rentrait en jeu. Ce qui n'était à la base qu'une plaisanterie partagée entre eux était ainsi devenu un sujet récurrent, puis progressivement, une promesse de laquelle Grace ne pouvait se détourner. Maintenant qu'ils étaient arrivés en finale, qu'ils allaient arriver au bout, jusqu'à Perth, c'était le moment où jamais de remplir les exigences qu'elle s'était fixée toute seule. Elle allait trouver ce mp3, quitte à l'échanger à un mioche contre un paquet de Tim Tams acheté à un prix beaucoup trop élevé.

“Ouais... On peut profiter un peu de l'endroit ?”

Alors, forcément, l'idée d'Isaac l'enchante moins. Elle le montre d'ailleurs malgré elle, se contenant d'un haussement d'épaule avant d'embrayer sur son idée à elle : profiter des dernières heures du jour pour enfin trouver leur mp3, dans un magasin ou sur un marché, vieux ou neuf, qu'importe. Isaac, de son côté, a l'air plutôt emballé par l'idée : leur destin pour ce soir est scellé, tant pis pour la route. Il y a plus important pour le moment. “Regarde, il y a des tables là-bas. On dirait un vide-grenier, il y a peut-être un mp3 dans le lot ?” Son cou se tend dans la direction indiquée, elle avise les tables montrées par Isy : de petits stands, somme toute, mais un lieu pas moins prometteur pour leur quête. Les vide-greniers étaient après tout l'endroit parfait où se débarrasser de ses vieilleries à moindre coût alors qu'elles marchaient encore. Elle le savait parce qu'elle avait acheté là-bas un Tamagotchi pour une poignée de dollars pour sa sœur (ironiquement), et que c'était son frère qui avait fini par s'en servir (très sérieusement). “C'est parti”, opine-t-elle avec son indécrottable enthousiasme. Arrivés à proximité, les deux jeunes gens constatent que le vide-grenier s'étend un peu plus que sur les quatre tables originalement promises : tout une rue est couverte de stands modestes, souvent uniquement représentés par une table, et son espoir de trouver un mp3 augmente drastiquement.

“Par contre, ça m'étonnerait qu'on en trouve un pour moins de $5.” Sait-on jamais, mais ça lui semble peu probable et la moitié de leur allocation quotidienne est après tout un prix considérable. “On fait quoi ? On part du principe qu'on pourra manger gratuitement, on essaie d'échanger de nos affaires plutôt que de payer...?” suggère-t-elle, les yeux parcourant les premières tables. Des fringues, des chaussures, des porte-clés surtout. “Ou on peut tout claquer et se laisser mourir de faim. C'est une option.” Qui avait parlé de restriction des choix ?

win : ils trouvent un mp3 en bon état, facile à manipuler.
so close : ils vont devoir se battre avec des gens pour choper le dernier mp3 disponible.
fail : ils chopent un vieux walkman pourri.

A ma suggestion de profiter des lieux, le ooli haussement d'épaule manquant cruellement de conviction comme approbation de Grace m'arrache un bref rire sincère. Sans expression verbale, je comprends que mon idée n'est pas adoptée mais nulle notion d'en tenir rigueur est esquissée : celle proposée par ma binôme est bien meilleure. Depuis le début de l'aventure, la musique nous a accompagnés. Si nous avions pu notamment nous époumoner pour attirer les voitures quand nous faisions du stop - mouvements de danse intégrés - et animer l'habitacle d'un bus occupé par des passagers aucunement folichons, l'optique qu'un MP3 entrant en notre possession motivait farouchement. La liste des différentes chansons à y intégrer s'établissait à mesure de la poursuite de notre aventure rocambolesque, chaque mélodie forte de sémantique ou rattachée solidement à un souvenir. Il ne nous manquait plus qu'à mettre les mains sur le jouet populaire des années 2000.

J'aperçois ce que j'augure comme un vide-grenier au loin et invite la jeune femme à orienter ses pupilles vers la direction des petits stands. “C'est parti”, elle annonce et je lui emboîte le pas direction les vendeurs. A mesure des mètres parcourus, je constate que la vente ne se limite pas à quelques tables mais bien des dizaines et un sourire plein d'espoir s'érige sur mes lèvres. “Par contre, ça m'étonnerait qu'on en trouve un pour moins de $5,” prévient la photographe. Un rictus songeur étreint mes traits, je considère les différents étals. “Peut-être que si on leur explique que c'est pour notre trame son de Race of Australia, bientôt sur leurs écrans, et qu'on est finaliste, ils nous en feront don ? Après tout, ils vendent ce qu'ils ne veulent plus, non ? Puis on a les mecs pour leur prouver que c'est filmé et qu'avec un peu de chance, ils passeront à la télé comme de chics personnes.” La vision peut aisément être qualifiée d'utopiste et naïve, mais nous avions tout de même eu la chance de rencontrer des gens généreux sur la route - comme d'autres capables de nous chasser de leur boutique à coup de balais au derrière. “On fait quoi ? On part du principe qu'on pourra manger gratuitement, on essaie d'échanger de nos affaires plutôt que de payer...?” Je réfléchis aux possessions reposant dans mon sac. Seuls la boussole, la carte, la gourde, quelques fringues, bouts de nourriture et notre mascotte Grisy y étaient transportés et si je pouvais sacrifier quelques vêtements et un tim tam, je me voyais mal user des autres éléments. “Ou on peut tout claquer et se laisser mourir de faim. C'est une option.” “Oui, après tout,” je conçois en affichant un sourire facétieux, avant d'envisager cette alternative de plus en plus sérieusement. “J'te propose qu'on essaie de l'avoir gratis et si on y arrive pas, on s'dit qu'on trouvera peut-être quelqu'un pour nous ravitailler ?” A quel point ce MP3 était important ?  “On se trouve à l'endroit parfait pour trouver un MP3...” je considère, la mine désolée à l'idée de devoir tourner le dos à cette opportunité, ce joli coup du sort. “Déjà, on peut essayer d'en trouver un et partir de là ? Puis qui sait, on rencontrera peut-être des gens qui pourront nous héberger pour la nuit ou nous filer à manger au fil des stands ? C'est qu'ils ont l'air d'attirer l'attention quand même,” Je relate en désignant nos trois compagnons de fortune.

Le défilé des stands débute, mes yeux scrutent méticuleusement l'étendue du bric à brac exposé et si les premières tables ne s'avèrent pas très concluantes - malgré quelques éléments suscitant la nostalgie -, Grace finit par mettre la main sur un MP3. Une expression de pure félicité envahit mon minois, tant que le vendeur en reste confus. Qui avait pu penser qu'un MP3 d'occasion, certes en bon état et facile à manipuler, aurait pu invoquer tant de joie chez un trentenaire ? “Il est parfait,” je commente, charmé. “Vous nous le laissez pour combien ?” J'interroge le marchand. “On est en finale d'une course qui passera à la télé” je poursuis sans laisser le cinquantenaire nous signifier un montant en désignant les deux caméramen muni d'un sourire amical, “et ça fait des semaines qu'on cherche désespérément un MP3 comme le vôtre.” Séquence émotion de l'argumentaire. De nous deux, je n'avais pas été le plus convainquant lorsqu'il avait été question d'obtenir quelque chose gratuitement d'un inconnu, mais je ne perdais pas espoir. “Mais on a que quelques dollars sur nous. 5, en fait.” j'ajoute, la mine déconfite, quitte à réduire de moitié notre budget en omettant sagement de préciser que nous avions 5 dollars chacun, farfouillant dans mes poches comme gage de bonne volonté.

De la chance, rien que de la chance. C'est le foutu hasard qui les a menés jusqu'en finale, Grace en est amplement consciente ; parce que ni l'un ni l'autre n'est venu dans l'objectif de gagner, qu'ils sont tous deux tout sauf des compétiteurs nés et que leur détente palpable tout au long de la course n'avait été brisée qu'à de rares reprises. Ils ne s'étaient jamais pris le chou, ni entre eux ni avec d'autres binômes, et les brefs élans compétitifs qu'ils avaient senti poindre s'étaient vite dilués dans leur envie de profiter de l'aventure au maximum pour se dépasser. Ils étaient en compétition avec eux-mêmes, au final, davantage qu'avec les autres, et ce n'était absolument pas une qualité qui aurait eu le potentiel de les mener aussi loin. Ils n'avaient représenté de menace aux yeux de personne, finalement, et c'était peut-être ça qui leur avait réussi – du moins, la jeune femme aime bien y penser comme ça. Le Kismet a peut-être quelque chose à voir dans leur réussite, alors autant rester de son bon côté et continuer à faire ce qu'ils avaient fait jusque-là, c'est-à-dire pas grand-chose d'exceptionnel. Vivoter, profiter au maximum sans se mettre de pression, et voir ce qu'il en ressortirait. Et surtout, trouver leur mp3, leur prix à eux, bien plus maigre que $100 000 mais sur le coup, bien plus tentant et accessible.

“Peut-être que si on leur explique que c'est pour notre trame son de Race of Australia, bientôt sur leurs écrans, et qu'on est finaliste, ils nous en feront don ? Après tout, ils vendent ce qu'ils ne veulent plus, non ? Puis on a les mecs pour leur prouver que c'est filmé et qu'avec un peu de chance, ils passeront à la télé comme de chics personnes.”

Elle hoche la tête, cette fois, plus convaincue : miser sur la flatterie avait toujours constitué leur principale stratégie et si elle ne s'était pas montrée efficace à chaque fois, n'en ressortait souvent qu'une majorité de positif – ceux qui refusaient d'offrir leur toit proposaient, par exemple, à défaut, de les conduire plus loin le lendemain. Incroyable ce que l'idée de passer à la télé attirait les personnalités les plus récalcitrantes... Ceci dit, elle n'était pas certaine non plus que cette partie de la population soit encline à donner quelque chose qui etait destiné à la vente. Ils discutent alors de la stratégie à adopter : sacrifier leur précieux pécule journalier et s'en remettre à la bonté des locaux pour leur repas, ou faire preuve de raison ? “On fait ça. On est de bons négociants, maintenant”, répond-elle à la proposition d'Isy, confiante voire naïve : “Hé, on pourra presque étudier le business management en rentrant.” C'est dire combien ils étaient bons. Elle croit cependant en la caution attraction que génère leur petite équipe, et le facteur célébrité n'est jamais négligeable.

“A-ha !” s'exclame-t-elle devant un stand.

La perle est là, juste devant eux, apparemment en plutôt bon état et relativement peu cher – $12, ce qui devrait être négociable – et Isaac prend immédiatement la parole, orientant leur négociation sur l'axe de la sympathie. Grace, elle, hoche vivement la tête, sans se départir d'un large sourire qu'elle espère donner confiance. Le vendeur, lui, n'a pas l'air convaincu, consulte sa femme du regard et les échanges revêtent une certaine suspicion. “J'avais exactement le même quand j'étais plus jeune”, renchérit-elle avant qu'ils ne donnent leur refus. “Je l'ai passé à ma petite sœur quand elle a eu 12 ans. J'avais mis toutes mes chansons préférées dessus, ça la réconfortait quand j'étais absente pour la fac. Elle serait contente de voir que ça existe encore.” L'hésitation, moins catégorique, revient sur les traits du couple de vendeurs. “Écoutez, on vous le fait à $8. Pas moins. On peut pas se permettre de baisser encore le prix.” Du coin de l'oeil, Grace consulte Isy, puis leur équipe de caméras pour voir si l'un d'eux aurait une autre idée. Elle est presque prête à donner toutes ses réserves de nourriture, mais elle n'est pas sûre que ça soit d'une quelconque utilité aux vendeurs.

A quelques mètres des tables recouvertes de divers objets destinés à la vente, Grace et moi discutons plan de match. J'énumère les différents arguments possibles vagabondant dans mon esprit : la possibilité d'apparaître au sein d'une émission diffusée prochainement sur une grande chaîne australienne, la satisfaction d'être venu en aide au binôme finaliste de cette compétition, la vérité tranchante que ce qui reposent sur ces surfaces de plastique n'est plus portée dans le cœur de quiconque tenant les caisses. “On fait ça. On est de bons négociants, maintenant”, je ris doucement, appréciant la confiance mais ne l'épousant pas entièrement toutefois. “Hé, on pourra presque étudier le business management en rentrant.” Un son épaté file entre mes lèvres et j'acquiesce, considérant cette option comme plausible. “Ou donner des cours : comment marchander au travers du bush australien en pleine compétition”, je souris, plaisantin.

Le “A-ha !” de la victoire retentit. Une de mes expressions favorites chez ma binôme car cela signifiait qu'elle avait trouvé une issue à notre problème, un atout conséquent à notre quotidien, un bénéfice considérable pour la suite de notre chemin. Une étiquette tonnant $12 est scotché au MP3 découvert et tant convoité et je mets en application, muni de volonté, détermination et faisant vibrer toutes mes tripes, tous les axes discutés et qui me passent à l'esprit pour que le lecteur entre en notre possession. Le regard plein d'espoir, c'est une concertation aux propos difficilement compréhensible qui se tient en réponse de mon court monologue, le marchand et son épouse me faisant penser à deux participants à un concours de débat qui nous opposait.

“J'avais exactement le même quand j'étais plus jeune” La carte de la nostalgie, de l'enfance, je fixe ma partenaire, prêt à soutenir ses propos à la moindre esquisse de besoin. “Je l'ai passé à ma petite sœur quand elle a eu 12 ans. J'avais mis toutes mes chansons préférées dessus, ça la réconfortait quand j'étais absente pour la fac. Elle serait contente de voir que ça existe encore.” Est-ce que ce serait trop d'imaginer un passé tragique à la petite sœur ? “Écoutez, on vous le fait à $8. Pas moins. On peut pas se permettre de baisser encore le prix.” Un rabais de $4, c'était déjà ça, mais grognon, je ne peux m'empêcher de songer que tout de même, un don dans ces circonstances serait honorable et de plus, ce n'était pas comme si ce MP3 leur importait tant. “Est-ce que...” Je commence, tenant beaucoup trop à repartir avec l'engin mais manquant cruellement de moyens de dissuasion. “Si on vous promet qu'on vous paiera plus tard, dès l'aventure terminée ? Vous avez la preuve de notre dette dans la carte mémoire des caméras. Ou sinon... J'peux vous rendre un service, en échange ?” Je maintiens le regard avec les deux vendeurs, yeux implorants, allure résolue. “On pourra même vous acheter autre chose, quand on reviendra. Comme ce gaufrier, là. C'est juste que sans MP3... C'est vraiment très important et il est parfait.”   “C'est un appareil à croque-monsieur,” tranche la campagne, l'agacement naissant. “Ça tombe super bien alors, le mien a claqué avant que je parte pour l'aventure et j'suis un pro des croque-monsieur. Juste que j'les cuisais à la poêle. Mais bref, on s'éloigne...”

dé win : les vendeurs leur laissent gracieusement le mp3, le départ du binôme valant plus que $8.
dé mitigé : les vendeurs sont intransigeants : c'est $8 ou rien du tout
dé fail : les vendeurs les chassent du stand. ils trouveront d'autres preneurs et le binôme leur fait perdre leur temps.

Qui l’eut cru ? Ils avaient affronté des sauts dans le vide, des mygales mortes et des chameaux en colère mais leur plus grand stress, à présent, c’était l’adversaire redoutable incarné par un couple bedonnant de la cinquantaine qui se montrait réticent à leur céder un vieux mp3 dont personne ne voulait plus aujourd’hui. Grace tente tant bien que mal de ne pas se départir de sa patience, mais au refus clair et net du couple, elle laisse Isaac intervenir - il est toujours plus diplomate qu’elle, toujours plus considéré, plus à l’aise avec les mots. Elle, si ça ne marche pas du premier coup, elle en prend pour son ego et se met à inventer des conneries à défaut de mieux.

Cela dit, la promesse d’Isaac semble faire mouche, cette fois : “C'est un appareil à croque-monsieur.” A ceci près que le gaufrier est un appareil à croque-monsieur, ce qui revient à bonnet blanc et blanc bonnet pour Grace, qui y met quand même du sien. “Voyons, Isy, ça se voit en plus”, renchérit-elle, adoptant son air le plus excédé possible par l’ignorance de son ami. Elle ignore si c’est ça qui fait mouche, ou peut-être l’air gentil et propre sur lui que revêt toujours son partenaire d’aventure, mais finalement le couple cède. “Bon… Vous avez l’air d’y tenir, on vous le laisse.” Grace se retient de brandir son poing en l’air dans un yeeees victorieux et pince les lèvres pour contenir sa joie. “C’est adorable de votre part. On comprend que ce soit un sacré sacrifice pour vous.” Alors qu’en fait pas du tout, elle suppose qu’ils n’ont pas d’attache particulière au vieil objet et que c’est davantage pour la forme, mais soit : ils ont gagné, elle n’allait pas chipoter sur les points techniques. “Vous auriez des écouteurs à nous vendre avec ça ?” La dame lui fait à $2 les écouteurs qu’on trouve gratuitement avec les nouveaux portables, mais elle s’en contente de bonne grâce. “Puis dites, vous savez où on peut trouver un cybercafé ?” tente-t-elle, reprenant son sourire de Jolie Jeune Fille de Famille Fréquentable et Eduquée. Grognement en retour : apparemment, céder leur vieille bricole gratuitement leur a vraiment coûté beaucoup… “Y en a un au coin de la rue Plunkett.” Le duo de jeune remercie encore une fois, promesse de revenir chercher l’appareil à croque-monsieur dès que possible à la clé, et ils s’éloignent du stand victorieux. “Bon, on va faire notre soundtrack ?” propose la brune en brandissant le mp3, facétieuse.

Je déblatère sans scrupule sur les croque-monsieur dans l'optique stratégique de redorer le blason à ce petit électroménager et entrer ainsi dans les bonnes grâces du couple vendeurs radins et beaucoup trop strictes. Vraiment, ils pensaient faire fortune aujourd'hui en participant à un vide-grenier auquel semblait conviée toute la ville ? “Voyons, Isy, ça se voit en plus”, ajoute Grace et si mes lippes n'articulent aucune preuve de contestation, mon estomac gargouille furieusement en retour. C'est qu'à force d'en parler, j'imagine ce met sous toutes ses coutures et je ne mens pas entièrement lorsque je clame savoir concocter ce plat. Il n'a rien d'exceptionnel en soit, mais vraiment, le croque-monsieur est purement ma solution rapide et simple pour me couper la faim quand je sors de ma garde à l'hôpital et suis trop paresseux pour cuisiner quoi que ce soit et que la quantité de patient m'a rendu asocial temporairement.

“Bon… Vous avez l’air d’y tenir, on vous le laisse.” Mon portrait n'est que pure félicité et je l'oriente vers Grace qui, maîtresse de sang-froid et reine du cinglant, réplique :  “C’est adorable de votre part. On comprend que ce soit un sacré sacrifice pour vous.” Je retiens un rictus narquois et admiratif, je contemple la brune marchander dans l'objectif d'obtenir une paire d'écouteurs et connaître la localisation d'un cybercafé. “Y en a un au coin de la rue Plunkett.” “Super, merci pour tout ! On se revoit pour l'appareil à croque-monsieur !” Je prononce poliment, le MP3 serré précieusement dans ma main comme si je craignais qu'on nous le dérobe, avant d'augmenter de bon cœur la distance entre notre duo et le couple.

A distance raisonnable, j'analyse l'appareil, entrant dans une étude silencieuse et solennelle, rompue quelques temps plus tard par mon interlocutrice : “Bon, on va faire notre soundtrack ?” J'opine du chef, enthousiaste. “Yes, c'est parti ! Bon, rue Plunkett...” Je tire la carte de mon sac à dos, à la recherche de la dite voie qui n'a assurément pas été démontrée d'un quelconque signe par nos vendeurs stoïques. “La troisième à gauche, apparemment.”

Lorsqu'ils arrivent à la hauteur du cybercafé, celui-ci est tellement dénué de tout client que j'en peine à prendre au sérieux la pancarte affirmant que le local est ouvert. Fronçant légèrement les sourcils, je pousse toutefois la porte, provoquant un cliquetis mélodieux au passage, et la tiens pour y laisser passer Grace. “Y'a pas un chat... Y'a l'embarras du choix pour le PC,” j'expose, quelques secondes avant que le propriétaire de l'endroit n'apparaisse, aussi surpris qu'extasié de découvrir la présence d'âmes intéressées par son affaire. “Bonjour les jeunes ! Moi c'est Stewart ! Comment j'peux vous aider ?” nous accueille le gringalet tout en jouant nerveusement avec la collection de bibelots sur le comptoir. “Oh ! Vous êtes beaucoup ! Vous venez pourquoi ? Un reportage ?! Vous êtes en rade ?” s'intéresse le vendeur au rythme de parole étonnement rapide, son attention dévolue sur les deux caméramen.

Bon. Certes, les commerçants n’avaient été ni très ouverts, ni très souriants, mais ils ne leur avaient pas non plus demandé de parier le mp3 sur un bras de fer : les deux jeunes gens s’en étaient sortis relativement facilement, avec leur charme naturel de beaux-enfants idéaux, et ils en ressortaient avec leur salaire quotidien presque intact - quoique amputé de deux minuscules dollars, trois fois trop pour des écouteurs, mais le prix de la bonne foi : plus de négociations auraient eu le potentiel d’annuler le premier deal conclu. Grace se dirige d’un pas presque sautillant vers la rue Plunkett, ravie de leur achat et de la perspective de le remplir avec toutes les chansons qu’ils avaient pu chanter à tue-tête dans le bus, dans les rues ou dans les voitures de leurs différents conducteurs. Elle emprunte la troisième à gauche sans poser de questions quand Isaac le lui indique, puis leur pas accélère dès qu'ils aperçoivent la vieille enseigne du cybercafé – combien de temps exactement ont-ils attendu, tels des gamins, que ce jour vienne ? Ils auraient pu sautiller bras dessus, bras dessous que ça n'aurait pas été moins enfantin de leur part.

C’est Stewart qui les accueille, un mec jeune et pas très grands avec un teint hâlé par un surplus de soleil, presque à la Trump. Il est souriant, très, trop pour que Grace ne soupçonne pas qu'ils sont en fait ses premiers clients de la soirée – sans mot dire à ce sujet, elle miroite le sourire du gringalet et lui lance avec entrain : “Salut, Stewart. Sympa, la boutique.” Elle désigne du menton tous les drapeaux du monde entier et les posters Fortnite, WoW et autres jeux desquels elle était vaguement familière. “Moi c'est Grace, voici Isy, Tim, Ed, et Jonas. Dis, on a pas trop d'argent, ni trop de temps : on doit repartir bientôt, avec une émission dans laquelle on tourne, et on voulait absolument se faire un mp3 avec nos chansons préférées pour le voyage. On voulait savoir si t’accepterais de nous faire rentrer à moindre coût ?” Qui ne tente rien…

win : le gringalet accepte, content d'avoir des clients connus pour en rameuter d'autres.
so close : il accepte de baisser ses tarifs
fail : il va falloir payer plein pot

Je tiens toujours précieusement le mp3 dans ma main, comme si je redoutais que le destin nous le dérobe en toute cruauté. Mentalement, je m'érige la liste des différentes chansons ayant égayé notre parcours depuis la première semaine, associant chaque mélodie à un souvenir, chaque note à une image. Le sourire figé aux lèvres, l'accueil chaleureux de Stewart me rend encore plus jovial et je n'ai plus qu'une hâte : composer la playlist de notre aventure après que l'on se soit installé à l'un de vieux ordinateurs du cybercafé.

Malheureusement, l'entrée n'est pas gratuite. Je le remarque uniquement maintenant, me doutant qu'il y avait un nouvel obstacle sur notre route en entendant Grace débuter un discours parfaitement dosé pour expliciter notre situation, le fait que nous n'avions pas toute la journée et que nous ne regorgions pas d'argent. “On voulait savoir si t’accepterais de nous faire rentrer à moindre coût ?” J'affiche ma mine la plus convaincante, celle qui se trouve à mi-chemin entre l'enfant de chœur et le chat botté. “En plus ça te fera une super pub, mec ! C'est quoi, le nom de ton cybercafé ?” Je demande, l'air férocement intéressé. “The Geek Net,” présente Steward, la fierté extravagante sur son minois. “Oh, malin comme nom !” Je complimente d'une intonation franche. “Bon allez, j'vous laisse payer deux pour un,” il lance en nous invitant à passer les portes de son affaire d'un large geste du bras. Je consulte Grace du regard puis nous nous avançons dans l'établissement.

Je m'installe devant une des machines et secoue la souris afin que l'engin se réveille. En constatant l'absence de tout signal lumineux ou sonore, j'appuie sur le bouton de la tour, puis celui de l'écran. “Tu crois qu'il est éteint ou allumé ?” Je questionne, laissant Grace aux manettes de la nouvelle technologie. Je dépose le MP3 sur la table et commence à lister : “Donc, nous avons : Catfish Blues, Jolene, Take me Home, Country Roads, Johnny B. Goode, Let's twist again...” J'observe l'écran, songeur, puis interroge : “T'as une idée de ce que sera ta prochaine folie ?” Cet enchaînement de musiques sera également doté d'un devoir de mémoire pour ma part et cette réflexion m'incite à envisager quels projets déjantés pourraient être envisagés, en potentiels ricochets à la course télévisée. C'est que ROA m'avait, entre autres, donné le goût de l'aventure et tous les aléas qui en incombent.

Stewart a l’air d’un chic type, beaucoup plus accueillant et gentil et prêt à faire des concessions que leurs vendeurs du vide-grenier. Alors, profitant de son air jovial et de la jeunesse du tout petit monsieur, Grace tente le tout pour le tout et lui parle comme on s’adresserait à un vieux pote, penchée en avant sur lui d’un air de conspiration pour renforcer l’idée d’intimité qui se noue entre eux, et elle demande : est-ce qu’il peut, oui ou non, les laisser accéder à un ordi de manière gratuite et sans aucune contrepartie, rien que pour une petite heure ? Ca lui permettrait, en plus, de répondre aux e-mails qu’elle sait avoir reçu de Jordan. Et peut-être de prendre des nouvelles de sa soeur, de son frère, de ses proches. Bref, il serait somme toute encore plus chic de les laisser accéder au matériel sans rien demander en retour, et elle y croit presque moyennement, traumatisée par leur plus récente rencontre, quand il leur retourne d’un air bonhomme :

“Bon allez, j'vous laisse payer deux pour un !”

Les épaules de la photographe se détendent ostensiblement alors qu’ils pénètrent dans le cybercafé avec l’impression d’y être seuls au monde. Elle ignore si c’est le faux semblant de proximité avec le jeune homme, ou bien l’argument choc de la télévision, ou même encore la solitude, mais la tactique a payé. Le duo ROA s’installe à une table devant un vieil ordinateur composé d’un écran et d’une tour, et Grace prend le relai pour allumer l’engin qui a au moins leur âge pendant qu’Isaac s’occupe du mp3. “I Got a Woman, de Ray Charles. L’air me rappelle la première semaine.” Elle lui offre un sourire sans détacher son regard de l’écran. L’engin prend tout son temps à s’allumer, peu pressé d’accomplir son unique tâche du jour. “Tu connais Otis Redding ? Sitting on the dock of the bay. Et c'est cliché si je dis Livin' on a prayer de Bon Jovi ? Ou Jon Bovi, je sais jamais... Et If I had a boat, de Lyle Lovett.” S’ils avaient un bateau, nul doute qu’ils y perdraient Kieran. La machine, enfin, répond, et après deux nouvelles minutes à essayer d’ouvrir un navigateur, Grace tape le premier site de téléchargement qui lui vient en tête et branche le mp3 avec le cordon relié à l’ordinateur : “Et toi ?”

“I Got a Woman, de Ray Charles. L’air me rappelle la première semaine,” ajoute Grace à la liste de chansons à intégrer à notre playlist. Un sourire en coin étire mes lippes, je n'y avais pas pensé mais je trouve ce choix absolument adéquat. “Bien vu, j'approuve.” Je dévisse l'embout du MP3, analysant notre nouvelle possessions sous toutes ses coutures. L'ordinateur rame laborieusement et les ventilateurs tournent à plein régime à l'arrière. J'espére silencieusement que la machine ne tombera pas en panne et que notre binôme se retrouve avec une facture d'une centaine de dollars sur le dos. “Tu connais Otis Redding ? Sitting on the dock of the bay. Et c'est cliché si je dis Livin' on a prayer de Bon Jovi ? Ou Jon Bovi, je sais jamais... Et If I had a boat, de Lyle Lovett.” “Bon Jovi, il me semble,” je réponds, de ma facette habituelle aucunement contrariante. “Les trois méritent d'y être” je juge en sifflotant l'air de If I had a boat.

L'ordinateur affiche enfin le bureau. Je plisse les yeux, reconnaissant le Windows installé qui est loin d'être dernier cri. “J'ai l'impression d'être de retour en cours de technologie au collège...” Je joue nerveusement avec un bout de papier et tends le MP3 à Grace qui s'y connait de toute évidence mieux en ordinateur et site de téléchargement que moi. “Et toi ?” Elle me retourne ma question et je tapote machinalement la surface du bureau. “Avec ma meilleure amie, on s'est promis d'aller en Amérique Latine. Ça sonne pas trop comme une folie comme ça, mais j'ai jamais été aussi loin. Avant l'année dernière, j'avais jamais même quitté l'Australie,” j'explique. “Maintenant, j'ai juste envie d'aller un peu dans tous les sens.” Découvrir ce monde qui m'entourait mais que je refusais d'apprivoiser, bien trop concentré sur un idéal que je n'ai même pas su réaliser. “J'aimerais bien aller en Tasmanie, aussi.” Une lubie soudaine, que j'épousais car dans le passé, jamais n'avais-je vraiment daigné en considérer une seule. “J'aimerais prendre ma vieille voiture et faire un road trip.” Je fronce les sourcils, hausse une épaule. “Y'a rien vraiment de fou dans ce que je te dis. J'suis un petit joueur.” Je souris sincèrement, amusé comme assumé.

“Tout va comme vous voulez ?” demande un Stewart surgissant à mes sens de nulle part, tant qu'il me fait sursauter. “Dis, Stewart, tu connaîtrais pas quelqu'un qui pourrait nous conduire demain ou nous héberger ce soir ? On est en route vers Perth.”

dé win : Stewart accepte de les héberger ce soir.
dé mitigé : Stewart promet se renseigner et retourne à l'accueil. Il saisit le combiné de son téléphone à l'effigie d'une Tardis et entame une conversation plutôt animée.
dé fail : Réponse négative de Stewart qui déblatère sur le caractère peu chaleureux des gens de la ville.