Il est capable de ses dix doigts, c’est tout. Il ne peut pas réfléchir trop longtemps, il ne peut pas se poser trop de questions. Le bricolage c’est bien, mais il ne suffit pas d’appliquer de la force sur quelques tuyaux pour tout réparer, il faut connaître les pièces, les emplacements, comprendre les cassures et les fixer. Lui, il n’est capable que de tordre les tuyaux dans tous les sens, c’est vrai. Ça a été utile à sa mère durant quelques semaines, mais il a rapidement appris qu’elle avait appelé un véritable plombier en douce. Il pourrait faire mécano mais ça revient au même, les pannes de voiture ne sont pas toutes manuelles et aujourd’hui les garages sont automatisés, le cambouis sur les mains, ça date d’une autre époque. Il n’est capable que de ses dix doigts, réellement. Il a cherché sur des sites de chômeurs professionnels, là où se rendent les types qui font semblant de chercher quelque chose quand ils se font secouer par leur femme, ou leur mère – ou les deux. Lui, il a regardé sérieusement et a appelé quelques numéros. Quand il a évoqué son passé, quand il a expliqué ce qu’il a fait ces deux dernières années, on lui a dit merci, mais non merci. Un ex-taulard, ça fait tache. Peu importe l’entreprise et le patron, ça ne donne pas une bonne image. Il savait que ça allait être difficile, il ne pensait pas à ce point-là. Il a trouvé une annonce et a décidé que ça ne servait à rien de téléphoner, qu’il fallait attraper le propriétaire entre quatre murs et ne pas le laisser refuser. Ne pas lui donner cette opportunité, sans pour autant user de violence. Est-ce qu’on peut se faire embaucher si on casse les dents de quelqu’un ? Sûrement pas, même s’il aurait bien aimé essayer. Il se trouve devant l’Interlude, un restaurant français. De gastronomie française, bref, c’est la même chose. Il est seize heures, l’heure de tout préparer avant que le service ne commence. De loin, il peut entendre le tintement des assiettes, l’eau qui coule à flots sur les verres, les couverts éparpillés. Il faut être capable de ses dix doigts pour être serveur. Il faut avoir un stylo et savoir noter une commande, et la répéter à voix haute et éclaircit aux cuisiniers. Rien qui demande trop de neurones, rien qui lui fera mal au crâne. Il faut juste savoir tenir un plateau – et ça, ça ne demande même que cinq doigts. Il a les capacités, Rudy. Le brun entre dans le restaurant même s’il voit bien que ce n’est pas les horaires d’ouverture, qu’il est actuellement fermé à la clientèle. Un homme s’approche de lui pour lui dire qu'ils ne sont pas ouverts, mais Rudy n’en a que faire. J’veux parler au patron, c’est toi ? Non ? Va m’le chercher s’te plaît. Qu’il dit, avant de croiser ses bras sur son torse pour prouver qu’il ne bougera pas tant que ce n’est pas fait. L’homme soupire faiblement puis lui tourne le dos pour rejoindre les cuisines, sûrement à la recherche dudit patron – au moins, il est bel et bien là, il ne se cache pas ailleurs.
J’ai la chance d’avoir réussi à réaliser mon rêve, cet objectif que je me suis fixé à dix-huit ans alors que je venais de commencer l’école de cuisine : je voulais ouvrir mon propre restaurant. Je savais très bien que ça allait être difficile et que j’allais devoir faire des sacrifices pour y arriver et j’étais aussi bien conscient qu’il y avait aussi de grandes chances que ça ne marche pas. Donc il fallait que je trouve une idée pour me démarquer, pour ouvrir un restaurant dont la carte ne rappelle pas celle de l’établissement voisin. Et il faut aussi avoir de l’expérience. Un minimum d’expérience. C’est pourquoi j’ai décidé de m’inscrire à ce stage culinaire en France. Huit mois dans ce pays magnifique dont je suis tombé amoureux mais qui m’a aussi tellement appris. Les techniques spéciales et des plats typiquement français que personne ou quasiment personne ne connait en Australie. En plus d’être tombé amoureux du pays je suis encore plus tombé sous le charme de la gastronomie française, je l’étais déjà un peu. C’est pour ça que tout m’a semblé évident : c’est un restaurant français que je devais ouvrir. De la gastronomie française, faire découvrir à tout le monde ces saveurs extraordinaires et magnifiques. Ça ne pouvait que fonctionner et sans la motivation et les encouragements de Victoria je n’aurais jamais sauté le pas c’est sûr et certain, jamais je n’aurais osé racheter ce local en plein centre-ville et tout retravailler pour en faire mon rêve. Effectivement le travail a été difficile et très coûteux et au début j’avais constamment les yeux rivés sur le chiffre d’affaire pour m’assurer qu’il évoluait de manière positive et ça a été le cas. Bien sûr, le restaurant n’a pas tout de suite été rentable et à la fin du mois je n’avais pas toujours de quoi me verser un salaire entier mais ça n’a duré que quelques mois. Maintenant l’Interlude a plutôt bonne réputation et affiche complet presque tous les soirs. Ce restaurant c’est ma fierté et un peu comme mon petit bébé et au final les heures de travail acharnées ont fini par payer et maintenant je suis heureux de pouvoir dire que je suis le patron de L’Interlude, un restaurant gastronomique. Depuis son ouverture certains employés sont restés fidèles au poste et n’ont jamais quitté l’établissement et d’autres ont réussi tant bien que mal à se faire une place. Comme Carter avec qui les choses n’ont pas toujours été simples au début mais au fil du temps il a su se montrer motivé et plus investi.
Il est seize heures et si tout le monde est soit en salle, soit en cuisine moi je suis dans mon bureau un endroit dans lequel je passe également pas mal de temps. Parce qu’être patron d’un restaurant ça ne veut pas simplement dire être capable de diriger une équipe et se faire entendre lorsque cela est nécessaire mais on passe aussi beaucoup de temps dans les papiers. Beaucoup d’administratif et si je paie un comptable pour qu’il fasse une bonne partie de mon travail dans ce domaine-là il y a encore tout un tas de chose à gérer comme la publicité, la gestion du stock, les livreurs et j’en passe. Sûrement la partie de j’aime le moins dans mon travail. Sauf qu’aujourd’hui si je suis installé dans mon bureau à l'écart de l'effervescence et des mouvements, ce n’est pas vraiment pour travailler mais je suis depuis maintenant une demie heure sur internet dans le but de chercher une poussette. Je compare les prix, les modèles, les commentaires et je veux ce qu’il y a de mieux pour mes filles et si je dois prendre un modèle hors de prix pour ça je n’hésiterai pas à le faire. Encore prêt à ouvrir un nouveau site pour le parcourir quelqu’un frappe à ma porte, je l’invite à entrer en relevant rapidement les yeux vers lui et je suis de nouveau concentré à lire toutes les caractéristiques d’une poussette. « Quelqu’un demande à vous voir. » Je fronce les sourcils alors que mes yeux glissent sur l’heure affichée sur mon ordinateur me demandant si j’avais un rendez-vous cet après-midi que j’aurais pu oublier. Mais je suis presque sûr que non. « J’arrive. » J’envoie à Alex le lien de quelques poussettes que j’ai retenues et puis je quitte le bureau en prenant bien soin de refermer la pièce derrière moi à clef. Rares sont les fois où quelqu’un demande à me voir au beau milieu de l’après-midi et les seules fois où ça peut arriver c’est parce qu’un de mes amis passe me voir pour me dire bonjour. Mais je ne vois personne que je connais dans la salle et je m’avance donc vers le seul homme qui n’est pas un de mes employés. « Caleb Anderson, je suis le patron du restaurant. » Je lui dis en lui avançant ma main vers lui. « Vous vouliez me voir ? » Ne sachant pas vraiment la raison de sa visite, j’attends patiemment sans rien dire de plus.
Ouais et maintenant, qu’est-ce que tu vas lui dire, hein ? Ses pensées fusent, s’il était seul dans le restaurant et il ferait comme les lions enfermés : il tournerait en rond, à la recherche d’une échappatoire, pour exprimer à quel point il devient dingue face à lui-même. Personne ne peut le recommander, il n’a pas de diplômes, il squatte chez un ami parce qu’il n’a pas son propre logement, il n’a pas d’argent sur son compte bancaire et il vient de passer deux ans en prison. Heureusement que des doutes viennent l’assaillir, même un minimum, avant la fameuse entrevue avec le patron. Il est venu presque furieux, déterminé, sûr de lui. La patience le fait s’assagir, il se calme, se pose, pense. Mais il n’y a rien de positif, dans sa tête, à Rudy. Soit il a envie de tous les fracasser parce qu’ils ne voudront jamais de lui, soit il a envie de se jeter lui-même d’un point parce que personne ne voudra jamais de lui. Où est la confiance précédemment acquise ? Elle revient et disparaît, joue à un éternel boomerang entre lui et lui-même. Un homme entre dans la salle, il semble sortir d’un bureau puisque ce n’est pas les cuisines – suivi par celui qu’il a missionné de sa requête. Caleb Anderson, je suis le patron du restaurant. Et il lui tend sa main – amicale, pourtant dure – Rudy la lui serre avec intérêt. Il ne l’a pas renvoyé, pas tout de suite, du moins. Il ne lui a pas dit qu’il n’avait rien à faire ici, qu’ici c’est un restaurant gastronomique et que l’on accueille une clientèle spéciale. Il ne lui a rien dit de désobligeant, il s’est adressé à lui comme l’un de ses paires et lui a tendu sa main – est-ce un signe, une aide qu’il lui apporte, finalement ? Rudy se rend compte qu’il est resté bêta à ne rien dire pendant de trop longues secondes, pourtant Caleb ne s’emporte pas et reste courtois. Vous vouliez me voir ? Il hoche sa tête de haut en bas et, dans un de lucidité, retrouve la confiance qu’il venait de perdre. J’m’appelle Rudy Gutiérrez. Cherchez pas au fond de votre tête, vous ne trouverez pas où vous avez déjà entendu c’nom… Parce que l’histoire de Rudy a fait le tour de Brisbane, c’était des faits avérés devenus de simples rumeurs, personne ne le croyait réellement, qu’il avait vrillé, qu’il avait envoyé ce type à l’hôpital. J’sais qu’à la base faut toutes ces choses là, les diplômes et l’expérience et tout, mais j’ai rien d’tout ça moi. Il parle d’un CV, chose qu’il n’a jamais su faire et qu’il ne pourrait de toute manière pas remplir – avec quoi, comme expérience ? Mille carrières en une décennie et pourtant si peu d’acquis. J’cherche un boulot, j’pense que j’peux me fondre dans la masse, ici. Il hausse ses épaules en jetant un regard froid aux employés qui s’activent en arrière plan. Ils n’ont rien de plus que lui, lui a plus qu’eux – un casier judiciaire. J’vais vous l’dire honnêtement, j’sors de prison, j’y ai passé deux ans mais j’ai purgé ma peine et ça m’foutrait bien la flemme qu’on m’juge par rapport à ça. Il inspire profondément, se rend compte qu’il parle d’une manière bien trop familière face à un potentiel futur employeur. Ça dérangeait pas les plombiers et éboueurs, peut-être que ça peut raviser un restaurateur. J’vois que vous vous activez dans l’fond pour ce soir, si vous avez du temps à perdre laissez-moi vous prouver que j’peux tenir un plateau et dire bonsoir, que voulez-vous, ok à plus ? Enfin non, c’est pas ça qu’on dit, mais bref, j’ai b’soin d’argent qui rentre. Il le regarde droit dans les yeux, ce qu’il fait avec tout le monde, il n’a pas peur de cela. Le brun aimerait que cet homme ait le pouvoir de changer sa vie – du moins, sa carrière. Il ne finira par serveur entre les murs de l’Interlude, pas tout sa vie du moins, mais s’il peut se faire une place et se rappeler ce que c’est que d’avoir un salaire et du pouvoir grâce à l’argent, ça lui va. Il manque d’indépendance, Rudy, et un éternel adolescent qui n’a plus de quoi faire sa crise, ça n’est pas bon signe pour la suite des événements.
Je ne sais pas trop ce qu’il attend. On m’a dit que quelqu’un demandait à me voir ce qui reste certes, inhabituel en dehors des heures de rush mais pourtant cet homme est bien là, devant moi. Je ne le connais pas ou du moins je ne pense pas le connaître. Il a peut-être une plainte à faire sur son dernier repas pris ici. Les critiques je les accepte sans trop de mal, je n’ai pas la prétention de croire que je suis meilleur qu’un autre bien au contraire, je sais que je ne le suis pas. Mais je préfère généralement qu’on me fasse des critiques pendant le repas pour que je puisse tout réajuster de suite et que je puisse également faire un geste commercial si besoin. Parce qu’il faut tout faire pour que le client ait envie de revenir c’est pour ça qu’on dit souvent que le client est roi – même si quelque fois il peut être chiant et désagréable. – Et puis il me sert la main, j’attends de savoir la raison pour laquelle il est ici et il finit enfin par répondre à ma question. « J’m’appelle Rudy Gutiérrez. Cherchez pas au fond de votre tête, vous ne trouverez pas où vous avez déjà entendu c’nom…» Mes sourcils se froncent un quart de seconde. Rudy Guitiérrez, ce nom est censé me dire quelque chose ? Je l’ai peut-être déjà entendu une ou deux fois mais dans quel contexte ? Je n’en ai pas le moindre souvenir pour être tout à fait honnête. « J’sais qu’à la base faut toutes ces choses-là, les diplômes et l’expérience et tout, mais j’ai rien d’tout ça moi. »D’accord. Je commence donc à comprendre un peu mieux pourquoi il est ici. Mais moi, je n’ai jamais demandé à ce que mes employés aient un CV en béton et encore moins de diplômes. Sauf pour travailler en cuisine bien sûr. Il est hors de question de laisser quelqu’un sans expérience entrer dans mes cuisines et servir à manger aux clients du restaurant. La plupart des personnes qui ont travaillées en salle n’avaient pas les diplômes normalement demandés, je me contente de les former sur le tas, pendant la période d’essai. Si elle se passe bien alors je leur donne le travail et si non, j’arrête le contrat. La deuxième option ne s’est que rarement produite, en général les choses se passent plutôt bien. « Tu cherches un travail ? » Juste histoire de m’assurer d’avoir bien compris sa demande et sa réponse me le confirme. « J’cherche un boulot, j’pense que j’peux me fondre dans la masse, ici. » Doucement, j’hoche la tête et je n’ai pas le temps de répondre quoique ce soit qu’il reprend assez rapidement la parole. « J’vais vous l’dire honnêtement, j’sors de prison, j’y ai passé deux ans mais j’ai purgé ma peine et ça m’foutrait bien la flemme qu’on m’juge par rapport à ça. »Il sort de prison. Mes yeux se relèvent tout de suite vers lui. J’ai envie de lui demander pourquoi il a été en prison, ce qu’il a bien pu faire pour qu’il passe deux années de sa vie là-bas. Cette question me brûle les lèvres mais je ne la pose pas. Parce qu’il a raison. Il a purgé sa peine et je n’ai pas à connaître les raisons de son incarcération. « T’as pas un CV ? » Je cherche un serveur en ce moment et si je peux l’aider en lui proposant un travail je veux bien le faire. Je lui demande simplement un CV parce que j’ai toujours trouvé les lettres de motivation moyennement utiles. Dedans on ne fait que sortir de grandes phrases qu’on ne pense même pas la plupart du temps. « J’vois que vous vous activez dans l’fond pour ce soir, si vous avez du temps à perdre laissez-moi vous prouver que j’peux tenir un plateau et dire bonsoir, que voulez-vous, ok à plus ? Enfin non, c’est pas ça qu’on dit, mais bref, j’ai b’soin d’argent qui rentre. » Une chose me dérange ; je n’aime pas vraiment sa manière de parler. Il ne peut pas se montrer si familier avec les clients. Pour certains ça ne les dérangerait pas, mais je sais que ça pourrait fortement déplaire à d’autres. Je m’octroie quelques secondes de réflexion et je prends une grande inspiration avant de lui répondre. « Viens, on va parler de tout ça dans mon bureau on sera plus tranquille. » Parce que parler d’une embauche en plein milieu de la salle au milieu de tout le mouvement et les regards, ce n’est pas franchement top. Alors je m’avance vers le fond de la salle et une fois la porte du bureau ouverte je le laisse entrer et referme derrière moi. « Assieds-toi. » Je lui dis, tout en lui montrant d’un geste de la main une chaise vide. Je fais la même chose. Je m’assois et après quelques minutes de silence, je reprends. « Il y a un serveur qui a démissionné la semaine dernière, j’ai un poste libre à te proposer. » Mais ce n’est pas fini. Je suis certes gentil et prêt à essayer d’oublier que cet homme en face de moi a passé les deux dernières années de sa vie en prison pour je ne sais quel crime commis. Mais il l’a dit lui-même, il a purgé sa peine et le juger là-dessus ne serait clairement pas correct de ma part. « Qu’est-ce que tu connais sur la restauration ? Pourquoi tu as eu l’idée te présenter dans un restaurant plutôt que dans un magasin ? » Autrement dit j’essaie de savoir pourquoi travailler dans un restaurant pourrait lui plaire. Parce que même si c’est un métier que j’aime par-dessus tout, ça n’en reste pas moins une branche professionnelle pas toujours évidente, et ça, tout le monde ne s’en rend pas forcément compte.
Il ne parle pas correctement, il le sait : ça a toujours été le cas, mais il ne peut pas reporter son mal-être sur ses origines mexicaines. C’est presque un choix, à ce stade-là, car il a été élevé de la même manière que le reste de sa fratrie. Pourquoi son petit frère, qui n’a que quelques années de moins que lui, arrive à s’exprimer convenablement face à n’importe quel public ? Pourquoi est-ce que lui, il a su aller au bout de ses études, pourquoi est-ce qu’il fait briller les yeux de sa mère, pourquoi est-ce qu’il est une véritable fierté quand Rudy n’est qu’une honte, un fardeau ? Il ne trouve aucune réponse à toutes ces questions-là, il sait simplement qu’il ne peut pas rejeter la faute sur sa génitrice : l’équité était parfaite. Si la vie est une course, ils sont partis avec le même équipement, ils n’ont juste pas choisi le même itinéraire – et il semblerait que Rudy n’ait pas fait le bon choix, comme toujours. Alors aujourd’hui, face à celui qu’il aimerait avoir pour nouvel employeur, il sent qu’il ne parle pas correctement. Il coupe des mots, en utilise de trop familiers, est presque agressif dans son ton. Il faut qu’il se ressaisisse, parce que autrement, ça ne fera pas l’affaire, il le sait déjà. Il l’entend lui demander s’il cherche un travail, s’il a un CV. Rudy n’a rien sur lui, hormis ses dix doigts, c’est pour ça qu’il lui propose de lui montrer un exemple de ce qu’il sait faire durant cette soirée, mais ça n’a pas l’air d’enchanter le patron. Peut-être parce qu’il ne veut pas lâcher n’importe quel type dans son arène, et c’est assez normal, si on prend le temps d’y réfléchir cinq secondes, si on fait ce que Rudy refuse de faire : voir la vérité en face. Qui laisserait le premier venu intégrer son équipe et prendre le risque de tout saccager, de gâcher son image ? Personne. Sauf que ça, il ne veut pas l’entendre. Viens, on va parler de tout ça dans mon bureau on sera plus tranquille. S’il n’a pas accepté immédiatement qu’il lui montre ses capacités, il ne lui ferme pas la porte au nez pour autant. Rudy se munit d’un air satisfait et accompagne Caleb dans son bureau, loin de l’agitation des cuisines et de la salle, loin des autres employés qui pourraient laisser traîner une oreille, entendre ce qu’ils n’ont pas besoin de savoir – comme le fait qu’il sorte de prison, déjà. Assieds-toi. Ça sonne comme un ordre, et Rudy ne les aime pas, ceux-là. Pourtant, il lutte contre lui-même et s’assoit sur la chaise désignée par Caleb, poussé par son envie de bien faire les choses, par son besoin de trouver un emploi rapidement. Le silence s’installe dans la pièce car Rudy préfère se taire, il se mordrait même la langue jusqu’au sang pour ne pas dire plus de bêtises : il faut que l’employeur s’exprime et que le demandeur d’emploi réponde aux questions. Les entretiens d’embauche, ça a toujours fonctionné comme ça et maintenant que Rudy a réclamé un poste, c’est ce qu’est devenue cette entrevue. Il y a un serveur qui a démissionné la semaine dernière, j’ai un poste libre à te proposer. Il a un poste à lui proposer. C’est tout ce qu’il retient de cette phrase, il n’est pas parano au point de se demander pourquoi ledit serveur a démissionné : peu importe l’ambiance au boulot, il l’acceptera. Avec la prison, il peut se dire qu’il aura toujours connu pire, que désormais aucune situation ne l’effraie, surtout pas quand il s’agit d’un endroit où il faut aller et dont on repart avec de l’argent. Faire des efforts et encaisser un chèque, il doit savoir faire. Et puis, s’il faut, ce serveur a quitté pour quelque chose d’autre, s’il faut, ça n’a rien à voir avec Caleb et son équipe, peut-être qu’ils sont géniaux. Il arrête d’y penser quand le propriétaire des lieux reprend la parole, une dernière fois. Qu’est-ce que tu connais sur la restauration ? Pourquoi tu as eu l’idée de te présenter dans un restaurant plutôt que dans un magasin ? Honnête, Rudy. Il faut que tu sois honnête. Il regarde le sol un instant, puis reporte ses yeux sur Caleb. Parce que j’suis pas très doué pour parler. Sincère, il fait de son mieux pour l’être. Vous l’avez sûrement r’marqué, ‘fin, j’suis pas le mieux placé pour conseiller les gens, j’peux très bien dire le nom d’un plat ou d’un autre et noter des commandes mais ça aurait été plus difficile de conseiller et de guider dans un magasin. Il hausse ses épaules. Puis j’adore cuisiner alors même si j’me contente d’apporter et de nettoyer des tables, j’suis dans un milieu qui m’plaît. Quand il vivait encore chez sa mère, c’était lui qui s’occupait de tous les plats, il a appris à cuisiner seul, mais c’est quelque chose qu’il adore. S’il avait un peu plus d’ambition il aurait cherché à postuler pour commis, mais il préfère être en salle, ça s’avère être une nécessité – du moins pour le moment. J'en ai terminé avec la prison et toutes ces choses-là, si vous vous demandez. J'ai un but et j'ai pas l'temps de faire de conneries. Il y a de la détermination, dans son regard et dans sa voix : il se veut sérieux, pour l'une des rares fois de sa vie.
C’est pas tous les jours qu’on voit ça. Quelqu’un qui se présente au restaurant en demandant un travail, sans CV, sans lettre de motivation, sans expérience, sans rien. Mais pourtant je ne l’envoie pas balader comme la plupart des restaurateurs feraient. En soi, l’expérience qu’il en ait ou non ça m’est égal pour moi le plus important c’est de trouver quelqu’un de fiable et de motivé. Le reste, ça s’apprend, il suffit de le former un peu. Je suis plutôt du genre à laisser une chance à tout le monde assez facilement après tout je n’ai rien à perdre. Alors je l’emmène dans un bureau, un endroit qui fait un peu plus formel pour un entretien d’embauche improvisé. Parce que c’est bien ça, un entretien d’embauche à défaut d’avoir un CV sur lequel me baser ou une lettre de motivation à lire je tiens tout de même à lui poser des questions sur les raisons lui l’ont poussées à franchir la porte de l’Interlude et pas celle d’un concurrent ou bien d’un magasin. Le travail dans la restauration c’est bien mais ça a aussi beaucoup de défaut et j’ai envie de savoir s’il le sait et s’il est prêt à en faire abstraction. « Parce que j’suis pas très doué pour parler. » Il est honnête, et c’est quelque chose qui me plait. Je ne pense pas que Rudy sera le genre de mec à me mentir ou à tourner autour du pot, quand il a quelque chose à dire il le dira. Enfin du moins c’est l’impression qu’il me donne. « Vous l’avez sûrement r’marqué, ‘fin, j’suis pas le mieux placé pour conseiller les gens, j’peux très bien dire le nom d’un plat ou d’un autre et noter des commandes mais ça aurait été plus difficile de conseiller et de guider dans un magasin. » Il n’a pas forcément tort mais dans la restauration il faut aussi savoir conseiller le client. Nombreux sont ceux qui arrivent sans réellement savoir de quoi ils ont envie et ils se fient bien souvent aux recommandations des serveurs. Alors pour ça, il faut connaître un minimum les produits que l’on sert et savoir les guider. « Qu’est-ce que tu ferais alors si un client te demande un conseil ? » Je n'aborde pas sa façon de parler du moins pas tout de suite. Parce que si je décide de lui laisser une chance il ne pourra clairement pas parler comme ça aux clients. Lors des pauses, pendant son temps libre il fait ce qu’il veut mais durant les heures de travail il va devoir apprendre à parler un peu mieux. Au moins à prononcer correctement tous les mots et ne pas avoir un langage trop familier. « Puis j’adore cuisiner alors même si j’me contente d’apporter et de nettoyer des tables, j’suis dans un milieu qui m’plaît. » Forcément là, ça m’intéresse. Je me redresse un peu sur ma chaise dès qu’il m’avoue aimer cuisiner. Et il a raison, il serait dans un milieu qui lui plait et ça, c’est très important quand on travail. Même si être aux fourneaux et en salle ce n’est clairement pas la même chose. « C’est vrai tu cuisines ? » Alors pourquoi ne pas reprendre des études culinaires pour pouvoir être en cuisine ? Peut-être parce que cuisinier professionnellement ce n’est pas pour tout le monde, et aussi parce que tout le monde n’aime pas les études aussi. « C’est quoi ta spécialité ? » Là pour le coup c’est surtout de la curiosité et du réel intérêt de ma part à savoir ce qu’il aime cuisiner sur son temps libre. « Tu connais un peu la gastronomie française ? » Parce que c’est ça qu’on sert ici. Du bœuf bourguignon du canard à l’orange et de la crème brûlée, entre autres. C’est pas ici qu’on vient pour manger une pizza ou des sushis, moi je ne sers que de la nourriture française. S’il connait déjà un peu quelques basiques c’est clairement un plus pour lui, sinon je ne lui en tiendrais pas non plus compte. Ce genre de chose ça s’apprend. « J'en ai terminé avec la prison et toutes ces choses-là, si vous vous demandez. J'ai un but et j'ai pas l'temps de faire de conneries. » Il est déterminé, il sait ce qu’il veut et ça aussi ça me plait. Ça aide à faire confiance. « Et c’est quoi ton but ? » Décrocher un job ici, je suppose. Ou bien il est plus ambitieux ? « Que tu aies fait de la prison, honnêtement ça m’est égal, on fait tous des erreurs et au moins t’as le mérite d’avoir envie de t’en sortir. » Même si je dois bien avouer que les raisons de son incarcération m’interrogent beaucoup, mais je n’ai pas envie de lui en tenir rigueur. Du moins j’essaie.
L’homme accepte de le recevoir dans son bureau, de lui poser quelques questions et de l’écouter. C’est une chance pour le Mexicain, il en prend rapidement conscience et décide de la saisir : il doit se faire apprécier par cet homme-là. Il ne cherche pas à se cacher derrière le masque du parfait citoyen, il n’arrive pas à le porter plus de deux minutes. Mieux vaut donner une mauvaise impression et prouver que c’est rattrapable que de sembler parfait et ensuite crouler vers la catastrophe. L’être humain a toujours eu plus de facilité à réparer quelque chose de brisé depuis toujours qu’à colmater la faille d’une ingénierie parfaite. Rudy ne sera jamais l’employé du mois, il ne sera jamais un bon ami en dehors des heures de travail et n’aidera jamais là où son rôle s’arrête. Et ça, Caleb doit s’y faire dès le départ, accepter qu’il n’ait pas en face de lui quelqu’un qui a toujours rêvé de faire ce boulot-là. Pour Rudy, travail rime plus avec corvée qu’avec passion et ça, il l’a toujours fait ressentir à tous ses entretiens. La plupart des patrons qui l’ont pris malgré tout se disaient que tant qu’il faisait le job, ils s’en foutaient qu’il s’y plaise ou non. En service et proche des cuisines, il faut avouer qu’il se rapproche un peu plus d’un milieu qu’il aime, mais ça ne change rien au fait qu’il ne viendra qu’en l’échange de son salaire. S’il devait le faire gratuitement, il ne le ferait pas – contrairement à beaucoup de cuisiniers qui, eux, travaillent souvent à perte. En bref, Rudy doit se montrer tel qu’il est réellement. Les questions commencent et il l'informe qu’il a toujours eu du mal à parler aux autres, il l’avait très certainement remarqué avant qu’il le dise. Et pourtant, Caleb n’appuie pas cet aveu, il se contente de lui poser une autre question. Qu’est-ce que tu ferais alors si un client te demande un conseil ? Rudy hausse ses épaules. Dans les premiers temps, j’pense que j’vais me planter sur mes estimations. J’le dis pas dans l’vent, c’est sûr. Mais après, j’me fierai aux plats qui semblent le plus partir, à ceux que j’vais avoir l’droit de goûter de temps en temps, à ceux qui semblent correspondre au genre de personne que c’est. On vend plus facilement d’la viande à un gros bonhomme qu’à une p’tite dame raffinée, vous voyez ? Ce sont des préjugés, il le sait. Mais il est le genre d’homme à se dire que si toutes les idées préconçues que l’on se fait sur l’apparence de chacun existent, c’est parce qu’il y a une certaine vérité derrière. Il vendra plus de salades à une femme qu’à un homme, et il s’excusera – presque – poliment à celle qui voudra le même plat que son mari. Le questionnaire continue et Rudy informe le patron des lieux qu’il aime cuisiner. C’est vrai tu cuisines ? C’est quoi ta spécialité ? Il ne s’attendait pas à cette question-là, alors il hausse ses épaules. Ouais, j’ai pris les commandes d’la cuisine chez moi, quand j’étais encore un gosse. On était pas mal de gamins alors j’avais du monde à nourrir, j’ai appris à faire c’qui est rapide, peu coûteux et pour tous les goûts… Il se rend compte qu’il se confie peut-être un peu trop. Tant pis, ces confessions-là ne peuvent que lui apporter des points en plus. J’dirai le chili con carne parce que j’suis mexicain, faut bien rester dans les clichés. J’ai jamais mangé meilleur qu’celui d’Acapulco mais j’me rapproche au mieux de la recette. Il sait qu’ils ne servent pas ce plat ici, mais il lui a demandé sa spécialité à lui, pas celle de la France. Tu connais un peu la gastronomie française ? Il hoche sa tête de haut en bas. J’avais plus l’habitude de feuilleter des bouquins d’bouffe que mes manuels scolaires. J’suis pas un expert mais j’sais mettre un nom sur quelques plats. Et il sait que dans tous les cas, il sera formé pour nommer tous les plats qui sortiront des cuisines, que s’il travaille ici, il devra rapidement apprendre le menu par cœur – voire même certains ingrédients qui composent les plats. Et c’est quoi ton but ? Le sujet qui fâche. Là, il ne peut pas être totalement honnête avec lui. Rudy manie mieux le mensonge que la vérité alors son visage ne se crispe pas, son corps non plus : il débite, comme tout à l’heure quand il lui parlait de sa famille. J’ai juste b’soin d’un salaire pour vivre, comme tout l’monde. Un flic m’a dit que si j’me remets pas dans la vie active dès les premières semaines après ma sortie, j’retourne là-bas dans deux mois pour un délit mineur. J’veux pas être le genre de type à s’refaire enfermer dès qu’il sort parce que j’supporte plus la liberté. Une part de lui pourrait admettre qu’il dit la vérité, retourner là-bas l’effraie. En vrai, il veut travailler ici pour rencontrer quelqu’un et gagner plus d’argent que le petit salaire qu’il pourra percevoir pour son boulot de serveur. Mais ça, c’est un secret bien gardé. Que tu aies fait de la prison, honnêtement ça m’est égal, on fait tous des erreurs et au moins t’as le mérite d’avoir envie de t’en sortir. Un sourire satisfait se dessine sur ses lèvres. J’suis surpris que vous cherchez pas à m’demander ce que j’ai fait pour m’retrouver là-bas. Pour Rudy, ce n’est pas un sujet tabou, il assume ses torts et est presque prêt à les revendiquer, comme une fierté. Mais c’est cool d’pas m’en tenir rigueur, qu’il dit, finalement. Vous pensez que ça peut l’faire ? Il est confiant, il a l’impression que ça peut le faire, entre eux.
Ma gentillesse et ma bienveillance finiront certainement par me porter préjudice un jour. Un homme arrive dans mon restaurant me réclamant du travail, il n’a pas de CV, pas d’expérience et pourtant j’envisage tout de même de lui laisser une chance. Certainement aussi parce qu’un poste de serveur s’est libéré il a peu. Je sais que la plupart de mes collègues chef ne se montreraient pas si cléments que je le suis, mais j’ai envie de lui laisser une chance. Alors je lui pose d’abord des questions. Déjà pour réussir à le cerner un peu mieux mais aussi pour comprendre ce qui l’amène ici plutôt qu’ailleurs. Parce que des possibilités d’emplois, il y en a à Brisbane. Et il en va de même pour les restaurants, je suis loin d’être le seul, ni même le meilleur. « Dans les premiers temps, j’pense que j’vais me planter sur mes estimations. J’le dis pas dans l’vent, c’est sûr. Mais après, j’me fierai aux plats qui semblent le plus partir, à ceux que j’vais avoir l’droit de goûter de temps en temps, à ceux qui semblent correspondre au genre de personne que c’est. On vend plus facilement d’la viande à un gros bonhomme qu’à une p’tite dame raffinée, vous voyez ? » Je l’écoute avec attention sans l’interrompre pour autant. Il n’a même pas tort dans tout ce qu’il dit, un homme de forte corpulence aura plus de chance d’apprécier un plat en sauce qu’une salade. Ce n’est pas forcément toujours vrai, mais ça l’est assez souvent. Ou du moins c’est mon point de vue et l’expérience que j’aie qui me donnent cette idée. Je lâche un petit rire amusé tout en hochant la tête de haut en bas avant de lui répondre. « T’as pas forcément tort sur tous les points. Et j’aime bien ton idée de conseiller les gens sur l’image qu’ils te revoient. » Si c’est une personne qui semble avoir un gros caractère qui en impose, on lui proposera un plat épicé. Si c’est une jeune femme petite et menue, on partira sur quelque chose de plus léger sans pour autant lui conseiller une salade non plus. Nos estimations ne sont pas toujours correctes, mais son idée ne me déplait pas vraiment. « Ouais, j’ai pris les commandes d’la cuisine chez moi, quand j’étais encore un gosse. On était pas mal de gamins alors j’avais du monde à nourrir, j’ai appris à faire c’qui est rapide, peu coûteux et pour tous les goûts… » Il me livre une partie de son histoire et j’accueille ses confessions sans pour autant réagir. Il cuisinait beaucoup étant jeune et c’est aussi quelque chose qui me plaît, parce que même s’il ne sera pas derrière les fourneaux comme il semble plutôt bien l’apprécier, il se rapproche tout de même d’un milieu qu’il apprécie et qu’il doit certainement maîtriser un minimum. Moi aussi je cuisinais pour ma famille quand j’étais plus jeune. Avec trois sœurs et mes deux parents, j’avais des papilles à nourrir. Ils ont été mes cobayes jusqu’à ce que je quitte Warwick pour venir m’installer à Brisbane. Mes parents non plus n’avaient pas beaucoup d’argent, moi aussi j’ai dû apprendre avec des produits qui ne coûtaient pas chers alors sur ce point-là, je le comprends. « J’dirai le chili con carne parce que j’suis mexicain, faut bien rester dans les clichés. J’ai jamais mangé meilleur qu’celui d’Acapulco mais j’me rapproche au mieux de la recette. » Il répond à toutes mes questions alors qu’au fond les deux dernières c’étaient surtout de la simple curiosité, et clairement pas des réponses essentielles à l’entretien informel que je lui fais passer en ce moment. Mais sa réponse me pousse à sourire doucement, parce qu’il cite un plat que j’apprécie tout particulièrement. « C’est super bon le chili, même si je t’avoue que je ne m’y connais pas vraiment beaucoup en cuisine mexicaine. » On n’en parle pas du tout en cours et je ne me suis jamais vraiment penché sur la question ayant très vite trouvé un intérêt assez spécial pour la cuisine française de mon côté. « J’avais plus l’habitude de feuilleter des bouquins d’bouffe que mes manuels scolaires. J’suis pas un expert mais j’sais mettre un nom sur quelques plats. » C’est une réponse qui me va et qui me rassure un peu. Sans être un expert il devrait plus ou moins savoir ce qu’il y a dans les assiettes qu’il va servir, ce qui est d’ailleurs primordial pour être un bon serveur et pour pouvoir bien conseiller les clients. « J’ai juste b’soin d’un salaire pour vivre, comme tout l’monde. Un flic m’a dit que si j’me remets pas dans la vie active dès les premières semaines après ma sortie, j’retourne là-bas dans deux mois pour un délit mineur. J’veux pas être le genre de type à s’refaire enfermer dès qu’il sort parce que j’supporte plus la liberté. » Au moins il semble être assez intelligent pour ne pas refaire les mêmes conneries qui l’ont amenées à faire de la prison la première fois. « J’suis surpris que vous cherchez pas à m’demander ce que j’ai fait pour m’retrouver là-bas. » Pourtant si, je me demande bien pourquoi il s’est retrouvé en prison mais je ne lui ai pas posé la question et je ne compte pas le faire. J’hausse doucement les épaules. « C’est ton passé et si t‘es ici c’est parce que t’as envie d’aller de l’avant et te concentrer sur le présent et ton futur, non ? Je vais pas te mentir, je me demande ce que tu as pu faire, mais ça me regarde pas. » Peut-être que je suis inconscient de ne pas chercher à savoir et c’est même sûrement vrai. « Vous pensez que ça peut l’faire ? » Les yeux légèrement plissés, je me frotte le menton avant de me redresser pour lui répondre. « Viens ici demain pour 10h. Ne sois pas en retard. Tu passeras une journée d’essai, tu seras avec un serveur toute la journée. Si la journée de demain se passe bien je te prends un mois en période d’essai, et si ça se passe bien tu auras le poste. » Parce que je ne peux tout de même pas l’embaucher comme ça, j’ai besoin qu’il me montre que je peux lui faire confiance.
T’as pas forcément tort sur tous les points. Et j’aime bien ton idée de conseiller les gens sur l’image qu’ils te renvoient. Il a pas l’habitude de ça, Rudy. Pas l’habitude d’être écouté sur son point de vue, pas l’habitude qu’on réagisse à celui-ci par la suite. Pas l’habitude des discussions sérieuses avec d’autres personnes que son entourage habituel – et malsain. Il se sent presque fier, face à Caleb, d’être capable de lui répondre. De ne pas s’être fait virer du bureau au bout de deux phrases et de susciter son attention plus de cinq minutes : il a ses chances, il le sent, il en a besoin. Le patron continue de le questionner, il lui demande sa spécialité et même si Rudy n’est pas cuisinier de profession, il a bien la sienne. C’est super bon le chili, même si je t’avoue que je ne m’y connais pas beaucoup en cuisine mexicaine. Il hausse ses épaules. C’est sûrement pour ça qu’vous avez un restaurant français et pas mexicain. Ça lui paraît logique, au brun. J’vis en Australie depuis que j’suis gosse alors j’suis pas non plus le plus calé, j’ai appris par envie, pas parce que j’ai grandi avec ces plats-là. Il vient de loin, le garçon, et il a emmené avec lui un peu de sa cuisine. Qu’un peu seulement. Rudy poursuit en expliquant au propriétaire des lieux qu’il a seulement besoin d’un salaire – bien qu’en réalité, il veut travailler ici pour d’autres raisons. Il se permet même de lui dire qu’il est étonné de ne pas avoir eu la question fatidique : bah alors, qu’est-ce que t’as foutu ? C’est ton passé et si t’es ici c’est parce que t’as envie d’aller de l’avant et te concentrer sur le présent et ton futur, non ? Je vais pas te mentir, je me demande ce que tu as pu faire, mais ça me regarde pas. Il s’attendait à ce qu’il lui demande, cette fois-ci. Mais Caleb reste dans l’optique que ça ne concerne que Rudy. Le brun ne sait pas réellement comment réagir, il est simplement content de ne pas avoir à expliquer cette nuit-là, ses débordements, ni même le fait que ça peut se reproduire n’importe quand et avec n’importe qui. Il a presque envie de dire merci. Presque, car il se retient. Parce que Rudy ne remercie pas les gens si facilement, non, il en faut quand même un peu plus. L’ancien prisonnier lui demande si ça peut fonctionner, malgré sa peine, malgré qu’il n’a aucune expérience, simplement armé de sa volonté. Viens ici demain pour 10h. Ne sois pas en retard. Tu passeras une journée d’essai, tu seras avec un serveur toute la journée. Si la journée de demain se passe bien je te prends un mois en période d’essai, et si ça se passe bien tu auras le poste. Il trouve qu’il y a beaucoup de conditions. S’il n’arrive pas en retard, il aura sa journée d’essai. Si sa journée d’essai se passe bien, il aura sa période d’essai. Si sa période d’essai se passe bien, il aura le poste. Il n’a pas le choix, il doit accepter. Ok. Il dit, d’abord. C’est super. Donc demain à dix heures, j’serai là. Ok. Il le répète, se répète : les informations rentrent dans son crâne et il sait déjà qu’il n’a pas droit à l’erreur. J’vous dis à demain, du coup. Il lui serre la main, essaie de faire ce que les adultes normaux font : se tenir correctement en société. Puis il quitte le restaurant, rempli d’une pression qu’il ne connaît pas habituellement, qu’il ne lui fait pas tant de mal que ça finalement.
* * *
La nuit a été courte. Et longue, puisque quand il ne dort pas, ses pensées fusent. Il imaginait la journée du lendemain, imaginait toutes les manières pour faire foirer cette journée d’essai et ne pas être rappelé Caleb. Toutes les possibilités, les unes après les autres, pour les envisager et les faire disparaître de son esprit aussitôt. Il a une chance, il ne doit pas la saboter. Le brun a mis un réveil assez tôt pour pouvoir arriver à l’heure – voire même un peu en avance – au restaurant. Il a l’habitude des retards, dans ses anciens boulots c’était toujours le cas : mais il faisait rien d’assez sérieux pour se faire crier dessus par ses patrons. Ou quand ils le faisaient, il partait, et trouvait mieux – ou similaire – ailleurs. Là ce n’est pas le cas et il le sait, cette chance, il ne l’aura pas deux fois. Si Caleb n’a pas demandé, n’importe qui d’autre le fera, et tout le monde se mettra d’accord sur le fait que non, on n’embauche pas un homme qui a tabassé quelqu’un par jalousie. Il s’est habillé rapidement et a filé au plus vite, prêt pour cette journée, prêt à faire ses preuves. Il est dix heures moins le quart quand il arrive devant le restaurant et, comme la veille, il pousse la porte à la recherche du patron. La seule différence est que cette fois-ci, il sait sur quel homme il doit poser ses yeux. Quand il le voit en train de discuter avec un serveur, il s’approche d’eux. Bonjour. Qu’il dit, pour se faire remarquer, avant de lui serrer la main. J’suis à l’heure. Il le mentionne avec fierté. J’ai hâte de commencer. Et il ne dit pas ça uniquement pour se faire mousser. Un peu, certes, mais surtout parce qu’il a réellement hâte de montrer – et de se montrer à lui-même – de quoi il est capable.
Peut-être qu’on doit se dire que je suis fou, d’envisager sérieusement d’engager un gars qui se présente en restaurant en quémandant un job, sans même savoir si je cherche à engager en ce moment. Mais ça montre clairement une certaine volonté, non ? Une certaine motivation plutôt indéniable qui ne me déplait pas. « J’vis en Australie depuis que j’suis gosse alors j’suis pas non plus le plus calé, j’ai appris par envie, pas parce que j’ai grandi avec ces plats-là. » J’hoche doucement la tête alors que le jeune homme semble étonné ne pas me voir le questionner sur les raisons de son incarcération. Bien sûr, que je me demande ce qui a pu le mener à se retrouver en prison pendant deux ans. Bien sûr que j’aimerais lui poser des questions, mais à quoi bon ? S’il a été libéré c’est qu’il a purgé sa peine, c’est qu’il n’a plus de compte à rendre sur ce qu’il a fait et lui poser cette question ne relèverait simplement que d’une simple curiosité, ce qui ne me ressemble pas du tout. Alors je préfère rester dans l’ignorance à ce sujet. Encore une fois, je suis sûr que tout le monde doit me trouver assez inconscient sur ce point-là, et je pense même qu’Alex me dirait que je devrais tout de même lui poser la question pour m’assurer qu’il s’agit d’une personne de confiance mais pourtant je préfère suivre mon instinct et ne rien lui demander. Je lui propose simplement une journée d’essai le lendemain, si tout se passe bien je lui laisse une période d’essai d’un mois pour, peut-être lui laisser le poste vacant de serveur. « Ok. Il dit, d’abord. C’est super. Donc demain à dix heures, j’serai là. Ok. J’vous dis à demain, du coup. » Je me lève et m’avance vers lui pour lui serrer la main. « À demain, bonne fin de journée. » Et le voilà qui s’éloigne jusqu’à quitter le restaurant. De mon côté, la journée est encore loin d’être terminée et la pile de papiers accumulée sur mon bureau me fait déjà déprimer d’avance.
***
La nuit n’a pas été des plus reposantes, les jumelles ont été très agitées ce qui empêchait Alex de dormir et dans ce genre de moment, je reste moi aussi éveillé. J’essaie de leur parler pour qu’elles se calment et hier soir rien n’y faisait. Elles avaient sûrement décidé de nous faire passer une mauvaise nuit. Elles ne sont même pas encore nées qu’elles nous montrent déjà beaucoup de caractère ce qui n’annonce rien de bon pour notre sommeil après leur naissance. C’est donc encore fatigué et bien cerné que je me lève. Moyennement motivé je serai bien resté encore un peu au lit avec Alex, profiter des draps chauds, la prendre dans mes bras et l’embrasser pour me donner un peu de motivation. Sauf que quand je me réveille, elle a enfin réussi à trouver le sommeil alors je ne prends pas le risque de la réveiller et c’est simplement après mon café et après avoir posé délicatement mes lèvres sur sa joue que je quitte la maison en direction du restaurant. L’avantage de vivre à dix minutes de son travail ; pouvoir y aller à pieds. J’arrive vers neuf heures, je commence les premiers préparatifs en cuisine et un peu avant dix heures je quitte la cuisine pour rejoindre en salle les premiers serveurs qui arrivent. « Bonjour. J’suis à l’heure. » Je reconnais sa voix et me retourne pour lui serrer la main. Sa remarque sur sa ponctualité m’amuse et mes lèvres s’étirent légèrement. « Je vois ça, tu marques un point. » J’ajoute, avant qu’il ne réponde. « J’ai hâte de commencer. » Il est motivé, il le montre, c’est bien, il veut peut-être juste faire bonne impression c’est possible mais en tout cas, ça marche pour moi. Je le prends à part dans l’idée de lui faire visiter un peu. « Avant que les clients n’arrivent profite-en pour commencer à te familiariser avec la carte. » Je lui dis dans un premier temps avant de lui donner la carte plastifiée sur restaurant. Heureusement pour lui ce n’est pas une carte à rallonge, quatre entrées, quatre plats principaux, quatre desserts. « Dans cette partie-là de la salle, c’est les tables qui vont de 1 à 10. Tu as les numéros qui sont cachés ici, pour que tu puisses te repérer un peu. » Sur le côté de chaque table de manière assez discrète on peut voir un numéro pour éviter les erreurs. « Ce midi tu seras en charge de ces tables-là avec Emma » Que je désigne d’un geste de la main « Si tu as la moindre question, n’hésite pas à les poser. Que ce soit à moi ou aux autres collègues. Et ne te mets pas la pression, j’attends pas de toi que tu sois parfait dès le premier service. » Parce que la perfection n’existe pas certes, mais aussi parce qu’il ne connait pas encore les lieux, il ne connait pas encore vraiment la carte et le temps qu’il s’approprie tout ça, il fera sûrement quelques erreurs ce qui est tout à fait normal.
Le stress des examens, Rudy ne connaît pas ça. Il ne voyait pas l’intérêt de se mettre la pression pour quelque chose qu’il ne maîtrisait pas dans tous les cas. Sa mère avait bien essayé de lui expliquer que l’école n’était pas de la chance mais du travail, qu’il fallait qu’il se donne les moyens pour réussir et que ses notes basses ne révélaient pas de lui qu’il était un poissard, rien n’y faisait : il refusait de l’entendre. Diego stressait suffisamment pour deux, il n’avait pas besoin de se donner ce mal. S’il a stressé pour un seul examen, c’est la fois où il est allé faire un test pour savoir si oui ou non, la femme avec qui il avait partagé la nuit la veille lui avait refilé une maladie. Heureusement pour lui, il n’était pas si malchanceux qu’il le pensait et n’avait rien attrapé cette nuit-là. Cette nuit, ça a été différent. Le stress, il l’a légèrement ressenti. Parce que ce travail implique bien plus de choses que simplement servir deux clients, recevoir un pourboire et attendre un salaire. Il a des objectifs, un projet précis et carré. Le stress qu’il ressent, c’est la maladie de sa sœur qui lui impose, ce sont les yeux larmoyants de sa mère, ce sont les critiques de sa sœur, les déboires de l’autre, les reproches dissimulés de son frère. Ce stress, c’est sa famille qui le force à l’avoir, même si aucun des membres n’est dans la confidence, même si personne ne sait ce qu’il compte faire. Si tel était le cas, il aurait été forcé de tout abandonner, parce que personne d’autre que lui n’est capable de comprendre la logique qui se cache derrière tout ça : lui, il arrive à justifier de s’attaquer à d’autres pour se protéger lui. Mieux vaut eux que nous, non ? La réponse aurait été non, pour tous les Gutiérrez, sauf Rudy. La responsabilité de faire ce qu’il faut lui revient, encore une fois, et le stress vient de là. Il fait de son mieux pour ne rien retranscrire et surtout pour ne pas l’assumer, lui-même. Rudy Gutiérrez n’angoisse pas, non, tout lui glisse dessus depuis toujours, ce n’est pas aujourd’hui que ça va commencer. Il se rend au rendez-vous, à l’heure, et le fait remarquer au patron quand il vient à sa rencontre. Je vois ça, tu marques un point. Le brun ne sait pas s’il se moque gentiment de lui ou s’il marque réellement un point, mais le léger sourire qu’il arbore semble démontrer qu’il a envie de se pencher vers la seconde option. Il faut voir tout du bon côté, aujourd’hui et pour les jours à venir. Caleb se met à marcher dans le restaurant et le Mexicain le suit, en écoutant ce qu’il a à lui dire. Avant que les clients n’arrivent profite-en pour commencer à te familiariser avec la carte. Il prend la carte entre ses mains et hoche sa tête, il trouve ça plutôt simple. C’est cool, c’est pas comme dans les restaurants ou il y a plus de plats que de clients. Il se fait cette réflexion à lui-même, à voix haute pourtant. Dans cette partie-là de la salle, c’est les tables qui vont de 1 à 10. Tu as les numéros qui sont cachés ici, pour que tu puisses te repérer un peu. Il regarde le numéro et hoche sa tête. Ok, c’est bien fait. Une fois j’ai mangé dans un resto japonais, les numéros des tables étaient scotchés sur le mur au-dessus de la table. Ben mon numéro se cassait la gueule et le serveur est venu le recoller genre… dix fois ? Ouais, en se penchant au-dessus de moi et de ma copine pour le recoller. C’était pas dingue. Il lui parle de ses expériences, sans trop savoir pourquoi, en vérité. Ce midi tu seras en charge de ces tables-là avec Emma. Il met un visage sur Emma. Si tu as la moindre question, n’hésite pas à les poser. Que ce soit à moi ou aux autres collègues. Et ne te mets pas de pression, j’attends pas de toi que tu sois parfait dès le premier service. Cette dernière remarque aide Rudy à se détendre : ses muscles et son dos se relâchent légèrement. Ok, super. Il regarde le numéro sur le côté de la table, encore une fois, puis regarde de nouveau les plats sur le menu qu’il a entre les mains. Ça commence à quelle heure ? Il demande, les yeux posés sur Caleb. J’peux vous d’mander… ? Vous êtes cuisinier ou serveur, vous ? Ou vous faites que la paperasse ? Ou un peu tout ? Ça le ferait rire de voir le patron à la plonge, mais ce serait en même temps très respectable de sa part.
Les nuits ne sont pas très longues en ce moment et quand je pense au fait qu’elles le seront encore moins après la naissance des filles, j’ai soudainement envie de pleurer et de m’accorder une sieste de plusieurs jours pour rattraper le nombre d’heures de sommeil que je vais louper. Mais je ne peux pas me permettre d’arriver au restaurant trop fatigué en ayant dormi seulement quelques heures, je dois être en forme pour pouvoir garder un œil sur chaque assiette qui part en salle. Mon côté perfectionniste ou bien trop exigeant qui peut en énerver certains mais qui me semble être primordial, surtout quand on dirige un restaurant et quand on a à sa responsabilité toute une équipe d’employés. Et d’ailleurs, Rudy arrive à l’heure me prouvant ainsi sa motivation et son envie de gagner cette place dont nous avons longuement parlé la veille au sein de l’Interlude. « C’est cool, c’est pas comme dans les restaurants ou il y a plus de plats que de clients. » C’est pourtant une erreur qu’un grand-nombre de restaurateur fait et que je n’ai jamais compris. C’est quelques choses qu’on apprend assez rapidement pourtant en école hôtelière. La qualité est bien plus importante que la quantité, mieux vaut proposer quatre à cinq plats parfaitement maîtrisés plutôt qu’une dizaine de plats dont il faut revoir la moitié des composants pour pouvoir prétendre à la perfection. Encore une fois sûrement trop perfectionniste et exigeant, mais sans ces traits de mon caractère je continue à croire que je n’aurais jamais réussi à monter un restaurant tout récemment étoilé et dont la réputation ne fait qu’accroître toutes les semaines grâce aux critiques qui sont pour la plus tard assez élogieuses. « La carte change assez régulièrement pour proposer aux clients des plats qui sont plus en adéquation avec les saisons. » Je lui informe, bien que je n’attende pas de lui qu’il ne retienne tout aujourd’hui. Le premier jour on est toujours bombardé d’informations et il est clairement impossible d’en retenir ne serait-ce que la moitié. Mais je lui fais visiter la salle, et pour ça, il devra se familiariser avec pour pouvoir être un minimum opérationnel au plus vite. « Ok, c’est bien fait. Une fois j’ai mangé dans un resto japonais, les numéros des tables étaient scotchés sur le mur au-dessus de la table. Ben mon numéro se cassait la gueule et le serveur est venu le recoller genre… dix fois ? Ouais, en se penchant au-dessus de moi et de ma copine pour le recoller. C’était pas dingue. » Cette anecdote a le mérite de me faire rire même si le patron et chef qui est en moi pourrait presque se sentir dépité d’entendre ça. « Tu m’étonnes. » Je lâche de nouveau un petit rire et je reprends. « Et c’est en plus pas très esthétique. » Et la décoration de la salle est pour moi presque aussi importante que ce qu’on sert aux clients. La première impression est importante, elle est même très importante et si un client ne se sent pas à l’aise une fois installé à table le plat servi pourra être digne des plus grands chefs étoilés du monde qu’il ne l’apprécierait pas plus que ça. J’essaie de l’aider à se détendre et lui assurant que je n’attends pas de lui la perfection dès les premiers services – bien que je n’attende pas non plus une catastrophe ambulante qui casse toute la vaisselle qui atterrie dans ses mains, mais ça me semble tellement logique je ne lui fais pas part de cette exigence. « Ça commence à quelle heure ? » « Vers midi en général. » Bien que des clients peuvent commencer à arriver vers 11h30. « J’peux vous d’mander… ? Vous êtes cuisinier ou serveur, vous ? Ou vous faites que la paperasse ? Ou un peu tout ? » Les questions fusent mais elles sont toutes légitimes puisqu’il ne me semble pas avoir abordé mon rôle – autre que patron du restaurant – hier avec lui. « Je suis chef cuisinier. Mais je fais aussi de la paperasse. Beaucoup, beaucoup de paperasse, et il peut m’arriver de servir un plat moi-même quand vous êtes débordé en salle. » Parce que l’entre-aide c’est important, presque aussi important que la communication dans notre métier. On travaille en collaboration avec les serveurs et s’ils sont occupés et que je ne veux pas que le plat refroidisse, autant le servir moi-même. Je m’avance vers le comptoir en faisant signe à Rudy de me suivre. « Tu trouveras le cahier de réservations ici. Ce midi on est complet et comme tu peux le voir les premiers clients arrivent à midi. » Je lui montre rapidement la liste des réservations pour le service à venir. « Et en général on essaie de manger rapidement avant le début du service. À toi de voir ce qui te donne envie. » Je lui dis tout en montrant la carte d’un signe de tête.
La carte change assez régulièrement pour proposer aux clients des plats qui sont plus en adéquation avec les saisons. Ça lui semble logique, à Rudy. Il sait que certains restaurateurs se moquent totalement des saisons et font venir des fruits et légumes du monde entier, qui n’ont pas le moindre goût. Dans sa cuisine, pour les Gutiérrez, il a toujours fait attention à ça : que ses produits soient locaux et avec un réel intérêt gustatif. Faire manger un légume qui a l’apparence mais qui n’a rien de concret au palais, quel est l’intérêt ? Il aimerait poser cette question à un restaurateur qui fait ça, un jour, mais il risquerait d’être mal reçu. Faut dire que les gens n’aiment pas être pointés du doigt sur leurs erreurs, allez savoir pourquoi. Le brun se contente de dire à son futur patron que c’est bien fait. Ça, et comment la salle est composée : faux, il lui raconte même une anecdote. Heureusement pour lui, elle le fait rire. Tu m’étonnes. Et c’est en plus pas très esthétique. Il hoche sa tête de haut en bas, complètement d’accord avec lui. La décoration de l’Interlude est sobre et choisie consciencieusement. En réalité, ça le ferait marrer que des étiquettes pour numéroter les tables viennent tout gâcher : ce serait tellement inconcevable que ça en deviendrait drôle, finalement. Certains doutent de rien. Il dit, simplement, assez content de s’entendre avec lui sur ce point-là. Rudy a son propre humour et sa manière de parler bien caractéristique. S’il arrive à le faire rire, c’est qu’ils s’entendent. Et s’ils s’entendent, c’est qu’il a toutes ses chances pour rejoindre l’équipe de l’Interlude. Reste à ne pas faire le con avec les plats et les clients, tout à l’heure, et il s’en sortira haut la main. Que sa mère le regarde : il aura su accomplir au moins une chose, au cours de son existence ; être embauché dans un restaurant étoilé, quel pied. Mais le brun ne va pas se refaire en une journée, c’est aussi pour ça qu’il lui demande à quelle heure le service commence. Il se doute bien qu’il doive arriver avant l’ouverture du restaurant mais, plus il peut traîner la matinée avant de travailler, mieux il se sent. Vers midi en général. Il ne sait pas pourquoi ça l’étonne, il s’agit d’un restaurant et les gens viennent ici pour manger. C’est logique, du coup, il hoche sa tête pour montrer qu’il est d’accord, du moins, qu’il n’est pas si choqué que cela. Et ensuite, il joue au curieux, Rudy. Il veut savoir quel est le métier de base du garçon, parce que généralement, les patrons ont eu aussi une responsabilité. Les restaurateurs qui ne savent pas cuisiner ou servir sont de plus en plus rares, car soit on se donne à 200, soit on ne se lance pas dans cette aventure. Je suis chef cuisinier. Mais je fais aussi de la paperasse. Beaucoup, beaucoup de paperasse, et il peut m’arriver de servir un plat moi-même quand vous êtes débordé en salle. Un sourire se dessine sur les lèvres du brun. Pas parce que le type lui semble dépassé par la paperasse, ça, ça semble aller de paire avec le patronat. C’est surtout parce qu’il fait tout, partout. Être sur tous les fronts, c’est important dans c’métier. Il le dit sans trop le savoir, mais ça lui semble l’être. Il a toujours dit à ses frangins de prendre des initiatives, quand ils voulaient l’aider en cuisine : il faut être débrouillard et de tous les côtés. Caleb l’est, et il a bien hâte de lui prouver que lui aussi, il peut l’être – il le sera. Caleb s’avance vers le comptoir et le Mexicain le suit, toujours prêt à entendre ce qu’il a à lui dire. Tout est une question de découverte, aujourd’hui, et si son futur patron lui a rappelé qu’il ne peut pas être parfait, il veut, pour une fois, s’en rapprocher le plus possible. Tu trouveras le cahier de réservations ici. Ce midi on est complet et comme tu peux le voir les premiers clients arrivent à midi. Il regarde le fameux cahier et hoche son visage de haut en bas. Ça lui fait bizarre, un cahier de réservations. Lui, il est habitué aux restaurants dans lesquels on entre et se fait servir dans la foulée. Il imagine que ce doit être le cas de temps en temps, ici, mais pas tout le temps. Il va devoir repérer les noms de cette liste, les habitués, ceux qui reviennent régulièrement. Et en général on essaie de manger rapidement avant le début du service. À toi de voir ce qui te donne envie. Il regarde la carte et un sourire se dessine sur ses lèvres. Il n’a aucun doute qu’il goûtera à un peu tout au fil des mois à venir, car il a bien l’intention de faire ses preuves à Caleb. Et c’est en suivant cette direction que la journée suit son cours : Rudy n’est pas parfait mais il fait de son mieux, il fait ses preuves, il fait tout ce qu’il faut pour entrer dans les bonnes grâces de Caleb et se faire engager. Car il a besoin de ce poste, car il a besoin de cette place précisément, car elle est un tremplin que Caleb n’imagine pas. Servir des clients, il en est bien capable, le brun, puisque comme il l’imaginait dès le départ, il est capable de ses dix doigts. Ajoutez à ceux-ci deux neurones qui se connectent et évidemment, il est capable de faire ce boulot.