La nuit s’est déroulée presque sans sommeil pour la Coughlin et pourtant, ce matin, elle est repartie du bon pied : dernière ligne droite. Ils y étaient. Plus qu’un ferry à prendre, une île à traverser et la liberté était à eux. La victoire n’était encore pas donnée, bien loin de là ; mais le retour au calme, lui, était plus palpable que jamais. Et paradoxalement, Grace n’en voulait presque plus : il lui semblait quelque part que cette aventure l’avait changée en nombreux points, et elle n’avait aucune envie de se séparer de celle qu’elle était devenue à ROA ; par la force des choses certes, mais avec un plaisir certain. “Tu m’oublieras pas quand on rentrera, hein ?” Elle presse d’abord la main d’Isaac dans la sienne, puis le serre contre elle, tout près de son coeur. Ca lui fait bizarre de se dire que l’homme avec qui elle a partagé ses journées pendant un mois et demi redeviendra bientôt un badin parmi tant d’autres. Que s’ils n’avaient pas été pris, ils auraient tout aussi bien pu se croiser au même coffee shop tous les matins, au même centre commercial toutes les semaines, voire échanger quelques mots, et ne jamais signifier davantage l’un pour l’autre.

“Bon, allez. T’as le pied marin, hein ? Jonas, t’as des comprimés pour le mal de mer ?”

L’infirmier lui répond d’un pouce en l’air, discrètement placé derrière la caméra alors que la petite équipe avance jusqu’au bord du port. Le ferry les attend, de bon matin, rutilant comme un camion neuf et accueillant comme un doux cocktail après une journée de boulot. Par automatisme, Grace carre les épaules, comme pour se donner simultanément du courage et un style un peu badass. Aujourd’hui, c’est la journée qui conclut tout. Tous leurs efforts ont culminé à cette ultime épreuve, tout les a menés en direction de cette île, et il faut qu’elle croit que le destin restera de leur côté. Rien qu’aujourd’hui : demain, elle pouvait repartir à sa malchance crasse.

@Isaac Jensen et le dernier

L'écriteau annonçant notre entrée dans la ville de Perth me paraissait gravé dans ma mémoire, telle une photographie mentale que notre cerveau réalise sans même qu'on le lui sollicite, qu'on le lui réclame. Nous nous étions dirigés vers la côte de la ville, comme indiqué par l'équipe de production, et tandis que mouettes et goélands nous accompagnaient dans leurs symphonies de vociférations, une boule se formait irrémédiablement au creux de mon estomac, créant quelques métastases au niveau de ma gorge, et paraissait décidée à y demeurer un certain temps.

J'inspirais profondément l'air salin, acceptant difficilement, tant par la sémantique que ceci invoquait que par les émotions en résultant, que notre mission achevait. La dernière épreuve s'érigeait devant nous : il nous fallait retrouver May à Rottnest Island et peu m'importait si nous arrivions à la hauteur de l'animatrice en premier ou en second. Peu m'importait si nous devenions riches de milliers de dollars supplémentaires. Peu m'importait tout le prestige et la popularité qu'incombait le fait d'être finales de Race of Australia. Tout ce qui comptait était que c'était la dernière étape, le dernier jeu, les dernières émotions vives et qu'après, ils nous faudrait plier bagages et tirer un trait sur cette épopée des plus riches.

Je n'étais pas prêt à rentrer à Brisbane, à quitter Grace, à cesser de jouer. Les six semaines avaient été éreintantes, traumatisantes, exténuantes. Les nuits blanches s'étaient multipliées, les contrariétés, les déceptions. Mais il y avait eu tellement de positif, le seul élément que l'on retenait véritablement ; la course m'avait tant apportée et j'en étais devenu avide.

Dans un silence religieux, je considère la rive, esquisse notre dernier voyage dans ce cadre frisant ma définition de surréaliste. “Tu m’oublieras pas quand on rentrera, hein ?” La main de Grace se presse contre la mienne et comme pour m'animer, me conforter ainsi que me ramener à la réalité, elle m'attire dans une étreinte. J'encercle sa silhouette de mes bras amicalement, tendrement. “Impossible,” je promets, la gorge serrée ; la Coughlin mesurerait-elle un jour l'impact qu'elle a eu sur mon existence ? “T'es la meilleure partenaire que j'aurais jamais pu rêver avoir, Grace,” j'avoue sincèrement. “T'as intérêt à m'filer ton numéro et pas me snober une fois qu'on est de l'autre côté,” je menace faussement, sourire bancal tanguant sur mes lèvres, tentative de jeu quand l'émotion ravage.

“Bon, allez. T’as le pied marin, hein ? Jonas, t’as des comprimés pour le mal de mer ?” Il semble ému aussi, le collègue infirmier, et sa mine m'arrache un sourire un tantinet plus franc. L'embarquement pour le ferry commence, le dernier appel de ROA retentit. “Allez, c'est parti pour tenter le ferry.” Le groupuscule s'invite dans la petite file, je rapatrie notre argent de poche, espérant que ce soit suffisant pour payer la traversée ou nous procurer un autre moyen de locomotion vers Rottnest Island. “Tu penses à quoi, comme chanson, pour cette scène-là ?” J'interroge, facétieux, l'élaboration de la playlist de notre périple toujours en cours.  “J'voyais bien Get Rhythm de Johnny Cash. Ou Walk the Line,” je signifie en haussant une épaule.

Rottnest Island n'est qu'à une petite vingtaine de kilomètres du port de Perth et c'est là que se signera la fin de leur épopée. Grace ne sait absolument pas si elle a hâte, ou au contraire peur de ce qui les attend là-bas : les épreuves n'ont cessé de culminer en difficulté depuis qu'ils ont entamé l'ultime semaine de Race of Australia, mais ce serait trop simple, trop linéaire que de réserver le pire pour le dernier jour. Et puis, quel pire pouvait-il y avoir après une attestation musclée, des falaises de plusieurs mètres en rafting et des parcours du combattant presque mortels ? Un combat à mort avec Kelly et Loan ? Un aller simple pour Battle Royale, colliers électroniques piégés autour du cou en prime ? Pour l'heure Grace essaie de faire le vide, de ne s'attendre à rien, si ce n'est des au revoirs un peu larmoyants... “T'es la meilleure partenaire que j'aurais jamais pu rêver avoir, Grace. T'as intérêt à m'filer ton numéro et pas me snober une fois qu'on est de l'autre côté.” C'est difficile, de s'arracher à l'étreinte, une véritable épreuve ; mais garder le sourire alors qu'elle a déjà envie de pleurer, c'est encore plus compliqué. Vite, changer de sujet, s'activer, rentrer complètement dans le jeu. Essayer d'embarquer pour ne penser qu'à leur objectif final.

“Walk the Line, sans hésitation”, affirme Grace alors qu'elle contemple l'horizon, à moitié occupé par le port et en partie seulement laissant deviner l'île verdoyante qu'ils doivent atteindre.

À l'image de son coéquipier, Grace bascule son sac devant son ventre et fouille pour y ramasser le reste de son argent. “Meeerde”, murmure-t-elle, ses doigts s'agitant vainement dans les pièces trop petites pour être suffisantes. “On n'a pas assez, hein ?” risque-t-elle à demander, jetant un œil du côté d'Isaac. Même pas besoin de se consulter : comme par habitude, le duo file arpenter le port, à la recherche d'une bonne âme pour les transporter. Se diriger vers les plus petites embarcations, les plus puantes, est toujours une stratégie payante : “Excusez-moi, monsieur... Bonjouuuur !” Sourire rayonnant de jeune fille de bonne famille numéro 1397. Le monsieur n'est pas loin des soixante-dix ans, une moustache blanche orne son faciès émacié et il les toise avec un sourire qui ne laisse pas de doute : lui, il aura le cœur à les prendre. “On va à Rottnest Island. Est-ce que vous vous vous y rendez, par hasard ?”

Je contemple le port de Perth et les individus qui y vaquent, j'admire le temps radieux de cette journée qui marque la fin de l'aventure Race of Australia, mes pupilles se posent sur l'horizon, en direction Rottnest Island. Une boule se forme au niveau de ma gorge, l'émotion s'y agglutine dangereusement quand la vérité tranchante somme que la fin est imminente. Notre dernière épreuve se dessine et il me faudra accepter que demain, ce chapitre sera clos.

Muni de toute la sincérité que je possède et de l'affection que je lui voue, je confie à Grace, au creux de notre étreinte, qu'elle est purement la meilleure partenaire que j'aurais jamais pu rêver d'avoir. Car une femme comme elle, on ne l'invente pas, on le n'imagine pas, tant elle est atypique et bourrée de caractéristiques aussi épatantes, déstabilisantes et impressionnantes les unes que les autres. Dès les premières heures passées ensemble, il n'avait pas été question de se prendre la tête, nous recueillions les points communs et les terrains d'entente naturellement à mesure des kilomètres que l'on parcourait et nous apprenions l'un de l'autre au fil des journées. J'avais pu souhaiter être en équipe avec quelqu'un que je connaissais, de sorte à avoir une valeur prétendument sûre à mes côtés, et j'aurais sans nul doute apprécié mener cette aventure avec Love ou Kane par exemple, mais je ne pourrais jamais troquer cette alternative avec l'authentique. C'était Grace, la meilleure partenaire, car un joli coup du sort nous avait associé et qu'elle m'avait non seulement beaucoup appris, mais elle m'avait aidé à gagner confiance. En quelque sorte, la Coughlin était et irradiait les pièces qui manquaient à beaucoup de casse-tête de ma vie et même si je l'indiquais sur le ton de la plaisanterie, j'espérais chèrement que nous garderons contact.

Il manque du Johnny Cash à notre playlist et c'est Walk the Line qui est sélectionné par les bons soins de mon interlocutrice. Je souris avant de chantonner doucement : "Because you're mine, I walk the line" Ils en auront, à franchir, pour atteindre leur destination finale. Je farfouille de fond en comble mes poches et mon sac, regroupant toute ma richesse. Grace m'imite et finalement, le constat invite à un nouveau défi : “On n'a pas assez, hein ?” Je hoche la tête en signe de dénégation, et même si aucun de nous deux ne le formule explicitement, il nous est évident qu'il n'y a rien de grave à tourner le dos au ferry et qu'une autre solution devrait pointer le bout de son nez. Race of Australia m'avait inculqué la notion que peu de choses se déroulait comme prévu et qu'il était ainsi indispensable de savoir jouer avec les cartes qu'on détenait, sans convoiter celles desquelles nous étions privés.

Nous arrivons au niveau de petits bateaux de pêches et Grace interpelle l'un d'entre eux : “Excusez-moi, monsieur... Bonjouuuur !” Le dit monsieur a le visage brûlé par le salin, le visage intégralement froissé par les rides, le nez piqué comme une fraise, mais son sourire est si franc, de ses yeux émanent tant de bonté, qu'on en oublie l'allure assénée par le dur labeur et peut-être quelques excès. “On va à Rottnest Island. Est-ce que vous vous vous y rendez, par hasard ?”“Oh, je comptais seulement pêcher dans les alentours, sweeties,” expose le septuagénaire sur un ton désolé. “On a de l'argent, est-ce que vous pensez que ce serait suffisant pour prendre de votre temps et en compensation de nous conduire là-bas ?” Et plein de bonne volonté, à l'image d'un garçonnet exhibant son argent de poche, je lui dévoile notre butin jusqu'aux moindres centimes. “C'est pour une course, c'est pour ça que Tim, Jonas et Ed nous accompagnent,” je justifie. “Oh, une course ?” s'intéresse le vieux loup de mer et il me semble que l'enfant en lui fait briller davantage son regard. “Vous savez quoi ? Aidez-moi donc à finir de tout installer et on met les voiles.” Ma bouche se fend en un large sourire, le vieillard rit de bonne humeur, et empli d'entrain, je saisis les différents casiers, filets, mallettes et jerrycans destinés à être placés à bord. A la chaîne, ça va vite ; rapidement, nous sommes tous vêtus d'un gilet de sauvetage et le propriétaire du petit bateau manœuvre pour quitter le port. “C'est parti,” je m'enthousiasme, comme à tout départ d'épreuve.

Le bateau rebondit contre les lames océanes, le vent ébouriffe mes cheveux, quelques animaux marins apparaissent ça et là, et en toute honnêteté, je préfère cette traversée proche de la mer avec toutes ces sensations qu'être à bord du ferry. “Je ne sais pas pour toi, mais je trouve ça mille fois mieux que le ferry,” j'avoue à ma binôme, les traits tirés en une expression de réjouissance. “Y'en a un de vous deux qui veut tenir la barre ?” suggère le pêcheur, désireux de partager sa passion.