Coup de chaud dans les cuisines. Les plats partent. Les assiettes sont retournées. Vides. Témoignage de reconnaissance, du plaisir procuré et respect du travail accompli. Pour autant, Alec n’ai pas satisfait. Il ronchonne. Il bouillonne. Contre moi. Principalement. Byron par ci. Byron par là. Il ne peut pas me lâcher. Sérieusement ? Je gère. Les clients sont satisfaits. Et la sentences tombe. Il n’apprécie pas que je puisse modifier sa recette. Il n’a pas compris que je ne la modifie pas. Je l’améliore. Je lui donne ce petit supplément d’âme qui rend les plats exceptionnels. Rien de bien méchant. Une épice ici. Quelques zestes de citron là. Que ça lui plaise ou non, nous sommes complémentaires. Les clients ne s’y trompent pas. Ils viennent. Ils reviennent. L’argent coule à flot. Il n’a pas à se plaindre. Jouer au dictateur ne changera rien. Il sait que, dans le fonds, je fais du bon boulot. Que ça lui plaise au non. Je fulmine dans mon coin. Je ne préfère pas faire de vague. Nous avons un service à boucler. Je ronge mon frein.
Je suis en sueur. Au bout du rouleau. Comme tout le monde. Tandis qu’il s’apprête à faire les comptes du service méridien, Alec invite l’ensemble de la brigade, une fois les postes de chacun rangés et nettoyés, à retourner chez lui afin de se reposer, se requinquer et être à forme pour le soir. Avant de s’éclipser derrière le comptoir, il pose une main sur mon épaule et me glisse à l’oreille, assez sèchement : « Toi, tu restes ! ». Le couperet n’est pas loin. Je vais me prendre un savon. La cuisine se vide. Je me retrouve seul. Je finis de nettoyer mon set de couteaux de cuisine. Et j’attends. J’aimerais pouvoir entrer chez moi. Faire une bonne sieste. Reprendre des forces. Ce n’est pas pour tout de suite. La porte de la cuisine s’ouvre. Alec entre. Le visage fermé. Je suis prêt. Prêt à tout entendre. Il se plante devant moi. Sans un mot. Rien. Puis, contre toute attente, il retire d’une poche de son pantalon un pétard. Il sourit. « Pourquoi pas ! Ça nous détendra ! » Et nous en avons bien besoin. Lui, comme moi. Et si c’est le ‘boss’ qui propose. Je ne peux pas refuser. Nous quittons la cuisine et empruntons la porte de service. Elle donne accès à une allée qui permet de faciliter la réception des produits frais. Nous serons tranquilles. Nous pourrons nous dire les choses, se confier l’un à l’autre, crever l’abcès.
Alec n’attend pas une seconde de plus pour allumer le joint. Il tire une latte. La première. Avant de m’inviter à en faire de même. Pour me détendre. Je porte le joint à mes lèvres. Et je tire. Un poids disparaît. Instantanément. Mais le vent du canon ne se fait pas attendre. Alec vide son sac. Une énième fois, aujourd’hui, mon nom apparaît sur ses lèvres. Il me demande ce qui se passe. Qu’est ce qui ne tourne pas rond. En ce moment. « Rien. Tout va bien. Regarde, la clientèle est satisfaite. La caisse est loin d’être dans le rouge. Je ne vois pas où est le problème ! » Je noie le poisson. Je refuse d’admettre qu’il y ait le moindre problème. Pourtant, en ce moment, je suis au bout du rouleau. J’en ai marre de ramer. De ne pas avancer dans mes projets. D’être un sous-fifre. Je tire une nouvelle fois sur le joint, avant de lui rendre. « C’est toi qui as un souci ! » Il me tombe dessus, mais il n’est pas exempt de reproches. Il doit aussi se remettre en cause la gonze.
Une sensation d’écho. Il a un souci. Avec moi. Son visage est fermé. Les dents serrées. Il est au bord de la rupture. Je le sens. Je le sais. Je m’attends au pire. Monter à l’échafaud. J’attends qu’il crache le morceau, qu’il prenne ses responsabilités et m’annonce, cartes sur table, ce qu’il ne va pas. C’est lui le chef. Il connaît sa cuisine. Il connaît sa brigade. Ses points forts. Ses points faibles. Qu’il assume les griefs qu’il a contre moi. Je suis prêt à les entendre. Je n’ai pas le choix. Il commence sa logorrhée. Je ne suis pas le chef du restaurant : « Hélas ! » Et gna gna gna… C’est moi le problème, me dit-il en me montrant du doigt. Subtil. Il va exploser. Clairement. Il reprend ses esprits. Il s’adosse au mur. Il respire. Il tire une latte. Il se calme. Il fait baisser la pression. Un temps. Avant de revenir à la charge. Il reconnaît que je suis un bon cuisinier. Bon, seulement ? Je sais qu’il minimise mon talent. Il ne veut pas admettre que je sors du lot. Que je lui arrive à la cheville. Même plus. Il préfère enfoncer des portes ouvertes. Je n’ai jamais caché mon souhait d’indépendance, de n’avoir personne au dessus de moi, à me chapeauter, comme un gamin de huit ans. Ce n’est pas de gaîté de cœur que je suis ici, dans ce restaurant, cette cuisine. Pourtant, j’apprécie Alec, son professionnalisme et sa rectitude. Mais parfois, il n’en fait qu’à sa tête, même s’il a tort. Nous pourrions être complémentaires, les deux faces d’une même pièce. Il n’en est rien. Chacun vit dans ses retranchements.
Insupportable ? Depuis le début ? Il ne manque pas d’air ! Et c’est son sourire qui est insupportable ! J’ai envie de lui en foutre une. Qu’il perde cette suffisance exaspérante. Sans lui demander son reste, je lui pique le pétard des mains. Je le porte à mes lèvres. Je tire un coup. Je ferme les yeux. Je laisse la fumée m’envahir, me détendre et me permettre d’oublier mes vilaines pensées. Lui refaire le portrait, faire disparaître son sourire. Et lui, il a une envie de meurtre. Pour aller de l’avant, nous devons crever l’abcès. Vider notre sac. Se dire nos quatre vérités. Comme une rengaine, il réitère sa question… Comme je le fais habituellement, comme je le ferais, si j’étais dans sa situation. Sortir les vers du nez, quoi qu’il en coûte. Quitte à être insistant. En temps normal, je l’aurais laissé mariner, j’aurais continué à noyer le poisson. Ici, à quoi bon ? Quand il a son morceau de lard entre les dents, Alec n’est pas du genre à le lâcher. Je respire, longuement. « Je rame. Mon activité de chef à domicile ne décolle pas ! » J’ai quelques touches, à droite, à gauche. Des repas en amoureux. Des dîners d’affaires. Rien de transcendant. La preuve, je dois encore travailler ici, faire des extras auprès de certains traiteurs. Rien de bien réjouissant. Et tout cela pour ne pas dégager autant d’argent que je le souhaiterais. « Mais j’imagine que tu t’en tapes ! Tant que l’argent entre dans tes poches ! » Il ne faut pas se leurrer, c’est ce qui compte pour lui. « Tu vis dans ton confort et tu me casses les couilles parce que je ne suis pas exactement tes recettes ? Elles sont fades… Je ne fais juste que les améliorer ! Mais comme tu n’arrives pas à déléguer et faire confiance… Que tu vis sur tes acquis. Je suis obligé de prendre des libertés… » Silence. « Mais vas-y ! Vire-moi ! Tu en meurs d’envie j’ai l’impression… Depuis que tu m’as embauché, non ? » Il a bien dit que j’étais insupportable, qu’il assume.
Il me laisse déverser mon sac. Il ne dit pas un mot. Étrangement. Le calme avant la tempête. Une fois terminé. Je l’observe. Je perçois la colère. Je ressens la rage s’emparer de lui. Tout peut arriver. Son regard est noir.Je crains le pire. Comme un aigle qui fond sur sa proie, il m’attrape au col, violemment. Il me plaque au mur. Choc. Il me menace. Son visage est près du mien. Je sens son souffle. Je ne baisse pas les yeux. Je résiste à son regard. Je le provoque : « Vas-y ! Je t’attends que ça ! Frappe-moi ! Si cela peut te soulager ! » Loin de vouloir le calmer, j’attise l’incendie. Je joue avec son caractère. Impulsif. Je n’ai pas peur de lui. Même s’il sort les muscles. Je ne sais pas à quoi de m’engage, à lui tenir tête.
Pourtant, il reste calme. Petit à petit, il lâche la pression autour de mon col. Il prend sur lui. C’est ce qu’il a de mieux à faire. Son attitude me surprend. Je le sens ailleurs. Dans la maîtrise. Il m’impressionne. Il me lance à la figure une notion de respect, avant de s’éloigner. Avant de s’asseoir sur un banc. De confectionner un nouveau joint. Je profite de cette accalmie pour tirer une latte avant de lui rétorquer « Mais je te respecte Alec… Mais tu as un sale caractère quand tu t’y mets aussi ! ». Si mes heures sont comptées, autant jouer franc jeu avec lui. Il n’est pas exempt de tout reproche. Nous sommes dans le même bateau.
Il met les choses. Il me remets à ma place. Je ne suis qu’un cuisinier. Je n’ai pas mon mot à dire. Je reste silencieux, adossé au mur, en face de lui, le joint aux lèvres. « Oui maître ! » Et je reste soft. Il a une attitude dictatoriale. Je ne dis rien de plus. Je n’en pense pas moins. Intérieurement, je le bombarde de ‘fuck’. Je lève les yeux au ciel exaspéré par ses propos. Je suis amer, tandis qu’il me reproche de prendre des libertés. Je préfère m’écraser. Un instant. L’écouter déblatérer. Faire preuve de démocratie. L’écouter se plaindre. « C’est beau ce que tu dis... » Souffle-je ! « Au lieu de remettre en cause mon travail, tu devrais te mettre à la page… Innover ! » Il reste plan-plan sur ses recettes. Lorsqu’il m’avait recruté pour le suppléer, j’avais espéré, cru, qu’il appréciait mon audace. Non. Il préfère rester sur des sentiers balisés. Sans grands risques. Si risque il y a, il est toujours maîtrisé. Il excelle. Mais nous avons dix ans d’écart. Il sait ce qui plaît. Il ne cherche pas a étonné. « Tu vis sur tes acquis ! Et dans le fonds, même si tu ne veux pas l’admettre, c’est cette triste réalité qui t’explose à la face. Tu préfères rogner sur mes libertés prises, plutôt que d’envisager que tu es dépassé ! » Autant se dire les choses, même si je sais pertinemment que cela ne va pas lui plaire.
Et de son côté, il n’y va pas de main morte. Il tape là où ça fait mal. C’est le jeu. J’accepte. Même s’il y va fort. Oui mon affaire reste au raz des pâquerettes. Si je ne travaille pas trois jours par semaine dans son restaurant, je perds une source de revenu non négligeable. C’est vrai. Tant pis. Je serrerais les dents, si l’occasion se présente. « Si tu ne me veux plus, je sais rebondir ! Je suis plein de ressources ! » Même s’il en doute. Même s’il croit que, sans lui, je vais couler. Il me fait rire. « Tu m’as pris pour un chien ? » Sérieux ? Si je suis dans la merde, je ne risque pas de venir le supplier. Il rêve. J’ai un minimum d’amour propre. Même si je finis plus bas que terre. J’ai d’autres cartes en main, certes moins glorieuses, mais tout aussi rémunératrices. Voire plus. « Désolé Alec, mais si je me taille, c’est toi qui le regrettera ! » Je suis peut-être un imbécile, une tête à claques, ce qu’il veut après tout, j’en suis arrivé à un point où, l’opinion qu’il a de moi m’importe peu. « Je suis un électron libre et, selon toi, je n’en fais qu’à ma tête, mais je suis un cuisinier hors pair, et ça, même si ça t’arrache les tripes, tu ne peux pas le nier. Et ça te fait chier... » Et si je part, je ne suis pas certain qu’il trouve quelqu’un de ma trempe. S’il me vire, c’est à ses risques et périls. À lui. Moi, j’arriverais à retomber sur mes pattes. Même si cela entraîne de lourdes galères.
Malgré le joint, la tension ne s’apaise pas. Je campe sur mes positions. J’use et j’abuse de mon excès de confiance. Je sais ce que je vaux. Je connais mes capacités. J’ai trimé pour arriver où j’en suis. J’en ai écumé des cuisines. Il est hors de question, une nouvelle fois, que je fasse profil bas. Il m’écoute. Une lueur malsaine teinte ses iris. La soupape a atteint un point de non retour. J’ai conscience d’avoir pousser le bouchon trop loin. Le retour de manivelle s’annonce terrible. Je déglutis. Je le vois tirer sur le pétard. Il est prêt à fondre sur moi, tel un rapace. Me déchiqueter. Sans ménagement. Je l’entends rire. Un rire surnaturel. Glaçant. Le calme avant la tempête. Court silence. Puis, sans un mot plus haut que l’autre, il assène ses coups. Je l’écoute. Je serre les dents. J’ai l’étrange sensation de recevoir des coups de poignard. Ici. Là. Sur tout le corps. Méthodiquement. Intérieurement je me vide de mon sang. À chaque syllabe, mot, phrase. Mes yeux croisent les siens. Je le sens. Il prend un malin plaisir à me détruire. À me montrer, par son verbe acéré, qui porte la toque. Dix ans plus tôt, j’aurais fondu en larmes. Là. Je maintiens son regard. Sans dire un mot. Les mots me manquent. La respiration aussi. Puis, je me vois défaillir, chuter. Je suis du regard mon ‘Moi’ intérieur. S’étaler de tout son long. Entre nous deux. Cribler de coups de poignard. Inerte. Sans vie. Face contre terre. Dans une marre de sang. Par ses mots, judicieusement choisis, il m’a achevé. Il m’a coupé l’herbe sous les pieds. J’en ai perdu mes mots. Il a atteint son but. Que je perde tout répondant. Je tire sur le joint. Dans l’espoir de trouver la force. De retrouver la parole. Afin de pouvoir me défendre. Je respire. Tranquillement. Je tente de reprendre le contrôle de mes émotions. Je vapote une nouvelle fois le joint. Silencieux. Il m’a détruit de l’intérieur. Il m’a craché la vérité en face. Un seau d’eau glacé à la gueule. Dure réalité. Finalement, quelques mots sortent de ma bouche. Difficilement. « Merci, merci de ton soutien qui me va droit au cœur ! ». Je me suis trompé. Dans mon for intérieur, je nourrissais l’espoir d’avoir un soutien indéfectible, si non, solide de la part d’Alec. Il n’en ait rien. « Tu crois que c’est si simple que ça de se faire un nom ? Je n’ai pas de famille. Je n’ai pas de carnet d’adresses. J’ai quelques amis qui, par bonté d’âme, me demande des services. Mais mon réseau est inexistant… Car je n’ai personne ! » Certes, mon affaire ne décolle pas. Peut-être que j’ai un sale caractère, mais certains sont plus aidés par la vie que d’autres. Ma mère n’a jamais rien fait pour moi, si ce n’est me délivrer de mon tortionnaire et se libérer de son compagnon d’infortune. Mon père ? Inexistant. Probablement un petit merdeux qui passait par là, dans un bar ou sur le trottoir, que sais-je, qui lui a conté fleurette, ou pas, l’a baisé et s’est cassé, comme si de rien n’était, comme on jette un kleenex après utilisation. Glamour. « J’ai peut-être un caractère de merde, certes, mais toi, s’il y a une couille dans le potage, tu peux compter sur ton frère… Ma mère, derrière ses putains de barreaux, ne me sera pas d’un grand secours... » Je vide mon sac. Doit-il tout connaître de moi. Je ne pense pas. Pour autant, il m’a assassiné verbalement, et l’herbe qu’il a fait goûté n’aide pas. « Je suis peut être une merde, un cuisinier lambda, mais je n’ai de cesse de me sortir les doigts du cul… Si tu savais ce que je suis prêt à faire pour me sortir des galères... » Cuisiner pour le compte d’Alec ne sont pas forcément les choses les plus réjouissantes. Comme ma chère génitrice en son temps, je me prostitue, pour remplir le frigo, mettre du beurre dans les épinards, parfois juste pour vivre quelque chose de léger, pour me vider la tête. Je fais des extras, à droite, à gauche, ça il le sait très bien. Il joue sur cette corde là. Il sait qu’il est celui qui paie le mieux. Je le sais très bien. Il sait qu’il est ma bouée de sauvetage. Mon oxygène pour survivre. Sauf si je décide de sombrer. Et là, il m’a achevé, en terminant sa tirade acerbe en reconnaissant, selon lui, que je n’avais rien de spécial. Le coup de grâce. « J’ai peut-être rien de spécial… Pour autant, tu m’as recruté... À un moment donné, tu as peut-être aussi merdé de ton côté… Je dis ça. Je dis rien ! » Balle au centre. Il est beau avec ses leçons de principe, il doit aussi reconnaître ses erreurs, si j’en suis une. Ce que je ne pense pas, contrairement à lui… « Mais je m’incline... » En aucun cas j’avalise ses propos, extrêmement blessants. Je suis simplement lucide. Il m’a par l’argent. Autant fermé ma gueule et subir. J’ai subi toute mon enfance. Autant que cela continue. « Tu veux que je te respecte. Ok… Mais fait tinter l’oseille... » Que je ne l’ai pas sur le dos pour rien...
J’ai vidé mon sac. Plus léger. Une chape de plomb s’écroule. La tension, sans disparaître, baisse. Chacun, de part et d’autres de la ruelle, tire sur son joint. Silencieux. Pensif. Le bédo coincé entre mon majeur et mon annulaire, j’écoute Alec. Il se compare à moi. Il n’a pas compris. Je n’avais personne. À l’époque. Mon enfance, derrière les murs du foyer, a été un enfer. Je n’avais personne. Aucune béquille sur laquelle m’appuyait. Physiquement. Quelques lettres de mon parrain (@Gregory Morton) lorsqu’elles n’étaient pas interceptées par mon tortionnaire. Mais il ignorait tout, de ma vie. De la maltraitance que je subissais. Je n’avais personne. Pas de frère. Pas de sœur. Pas d’allier, dans les blessures, dans la douleur. Ma mère ? Un déchet, assommée par l’alcool, la drogue et les médicaments. Inexistante. Aussi vide que la prunelle de ses yeux. J’observe l’extrémité du pétard se consumer, légèrement rougeoyant. Définitivement, il n’est pas comme moi. Il n’a pas vécu ce que j’ai vécu. Il n’a pas ressenti les brûlures, ces dizaines de cigarettes venues s’écraser sur ma peau, par pure volonté de domination. Par pur sadisme. Il n’a jamais vu toutes ces cicatrices sur l’ensemble de mon corps. Des pieds aux omoplates. Ces cicatrices s’activent, telles des morsures. Brûlantes. Je les ressens, au plus profond de moi. Une piqûre de rappel.
Petite pique. En bonne et due forme. Lorsque le chef cuisinier raconte les vicissitudes de sa carrière professionnelle. Entre les États-Unis et Brisbane. Ses rencontres, avec des patrons ‘emmerdeurs’ comme il les désigne. Je ne relève pas. Inutile. Mettre de l’huile sur le feu. Après les premiers échanges verbaux houleux. Calmer le jeu. Rester serein. Ne pas le provoquer. Encore. Malgré ses attaques chirurgicales. Avec lesquelles, il a su me remettre à ma place. Me rabaisser. Lamentablement. Et prendre l’ascendant psychologique.
Sur la pente des confessions. Il témoigne des difficultés qu’il a pu rencontrer. Il s’est battu pour son restaurant. Sa détermination est louable. Je ne le nie pas. Il faut se battre pour arriver à nos fins. Survivre. Faire ce que l’on aime. Malgré les sacrifices que cela implique. Je prends une longue inspiration, avant de lui répondre, avec calme. « Tu sais... » Je m’arrête. Je retiens mes mots. Je regarde. Je tire sur le joint. Ses mots assassins reviennent à la charge. « Non, tu ne sais pas… » Silence. « Tu en as probablement rien à foutre ! » Silence. Je respire. Je lâche le morceau. « La cuisine m’a sauvé la vie. La cuisine m’a ouvert au monde. La cuisine m’a sorti de la merde ! Une bouée de sauvetage. Bien sûr, tout n’est pas rose. Mais sans la cuisine, ni le soutien de gens qui comptent pour moi, je serais probablement à la rue... » Je vis sur le fil du rasoir. En équilibre précaire. Tout peut s’effondrer du jour au lendemain. Sans prévenir. Et les trottoirs de Brisbane comme ultime réconfort. Je ne me fais pas trop d’illusion. En cas de besoin, d’argent, de nourriture, je pourrais toujours me mettre à l’horizontal. Plus qu’actuellement.
Je croise son regard. « Alors oui, j’ai un sale caractère… » Je l’admets. Enfin. Je ne le nie pas. Je dois m’affirmer. Jour après jour. « Il faut faire avec… » Silence. La trentaine approche. Je ne vais pas changer, juste pour lui faire plaisir. « J’ai peut-être rien de spécial... » Pour reprendre ses termes. « Mais je ne suis pas une merde. J’ai trimé pour arriver où j’en suis. J’en ai reçu des coups bas… J’ai baissé l’échine… Souvent... Je me suis toujours relevé… Mais je n’ai plus envie de me laisser faire… Comme ça, sans piper mot ! » Je veux m’affirmer. Je veux montrer ce que je vaux, ne plus être juste un commis, faire le travail, sans recueillir les lauriers. Je veux que l’on reconnaisse mon travail, ma patte, ma signature. J’ai besoin d’indépendance. J’ai besoin de reconnaissance. « J’ai juste besoin que l’on me fasse confiance… ». Qu’on laisse libre court à la créativité. Même si à ses yeux, je n’ai rien de spécial.
La cuisine m’a sauvé la vie. Je me le répète dans ma tête. Sans la cuisine, je ne serais pas où j’en suis. Je serais probablement un moins que rien. Un jeune homme errant sans but dans les quartiers malfamés de Brisbane, asservit par l’alcool et la drogue. Je ne serais que l’ombre de moi-même, une coquille vide. Un déchet. La vie est faite de rencontres. L’une d’elles a bouleversé ma vie. À jamais. Grâce à cet homme, j’ai enfilé pour la première fois un tablier. Grâce à cet homme, j’ai mis pour la première fois la main à la pâte. Grâce à cet homme, j’ai agrémenté ma vie de nouvelles saveurs. Et pourtant, ce n’était pas chose aisée. J’ai longtemps cru que je n’arriverais à rien, que tous les maux subis m’avaient anéanti. Pourtant, à force d’abnégation, de patience, cet homme m’a permis de trouver un but dans ma vie. La cuisine.
Je me suis donc raccroché aux branches, comme j’ai pu. Les études, très peu pour moi. Rester cloîtré dans un amphithéâtre, des heures durant, à écouter religieusement, ou non, un professeur à la voix soporifique ? Il n’en est pas question. Je préférais entendre le crépitement des oignons tout juste frits dans la poêle ou le tintement du four signalant la fin d’une cuisson. Je préférais sentir les délicates senteurs des épices embaumer les cuisines plutôt que l’odeur aseptisée d’une salle de classe. J’avais trouvé ma voie. Une voie, certes semée d’embûches, mais qui me garantirait une épanouissement certain.
Mais tout n’a pas été rose. J’ai dû combattre mes démons. Un à un. J’ai dû, à force de travail, de résilience, me faire une place dans ce monde où la moindre erreur peut être fatale. Où du jour au lendemain, le cuisinier peut être jeté comme un malpropre. Ma place, mon talent, je l’ai acquis par la force du poignet. Et cela personne ne pourra me le retirer. Même pas Alec. Silencieusement, il m’a écouté raconter le combat d’une vie, de ma vie. Me confier, sans trop en dire. Pour terminer sur un mot qui me tient à cœur. La confiance. J’en ai cruellement manqué quand j’étais jeune. J’en ai retrouvé en cuisinant. Mais cette confiance est vacillante. Elle peut s’évaporer à tout moment. Comme elle peut être excessive. À mes dépens. Mais j’ai besoin de cette confiance. En moi. Aux autres. Même si elle est difficile à accepter.
Il m’a laissé parlé. J’ai la sensation qu’un poids s’est dissipé. À moins que ce soit les premiers effets du cannabis. J’ai la gorge sèche, la langue pâteuse. J’observe Alec. Silencieux. Le joint aux lèvres. Son regard électrisant posé sur moi. Et il lâche quelques mots. Mon corps s’embrase de soulagement. Ses mots, je les ai attendu longtemps. Je les reçois comme une bénédiction. Mon visage se détend, légèrement. J’esquisse un sourire avant de lui avouer : « Tu n’imagines pas le bien que procure ces quelques mots ! ». Cela n’a l’air de rien, pourtant, ils font toute la différence. Il admet mon talent. Mais cela a un prix. Ne pas se la jouer perso. Respecter son travail, ses idées. Néanmoins, il accepte que je puisse être force de propositions. « Je n’attends que ça. De pouvoir te proposer des choses. Mais tu te bornes à suivre scrupuleusement tes recettes. Où est l’audace ? Où est le risque ? » Silence. Il faut savoir flirter avec l’inconnu. « J’ai tenté des choses. Ça a payé. Tu ne peux le nier ! » Silence. Je mesure mes propos. Je ne veux pas remettre de l’huile sur le feu. Maintenant, nous ne devons pas marcher dos à dos, mais côte à côte. Et bénéficier des talents de l’un et de l’autre : « Mais dorénavant, je ne prendrais plus d’initiative sans t’en avoir parlé ! » Je respire. Serein.
À son tour, Alec fait un pas vers moi. Il me propose son aide. Il a quelques noms dans son carnet d’adresses susceptibles d’être intéressés par mon projet. Si la tension n’était pas redescendue, j’aurais probablement refusé sa main tendu. Bien trop fier pour accepter son aide. Maintenant que l’abcès est crevé, il faut jouer l’apaisement. « Tu es certain de vouloir m’aider ? » Je reste sur la défensive. Cela me ravit mais m’effraie tout autant, par crainte qu’il s’immisce trop dans mes affaires.
« Je n’ai jamais insulté tes recettes. J’ai simplement pris des initiatives, dans le feu de l’action. Je n’aurais pas dû !» Silence. Il est inutile de s’emporter à nouveau. Maintenant que la tension est descendue, que nous avons réglé nos griefs, qu’il m’a écouté. Attentivement. Nous avons retrouvé notre calme. Les pétards ont peut-être aidé. Afin de montrer mon allégeance, de hisser le drapeau blanc, je lance une idée. Je n’attends pas de réponse de sa part. Simplement qu’il y réfléchisse. « Nous pourrions concocter le menu de Noël ensemble. À quatre mains et allier nos savoir-faire ! Pour l’occasion ». Silence. « Pour l’association dans laquelle je suis bénévole et qui œuvre auprès des enfants et adolescents... » Nous pourrions enterrer la hache de guerre autour d’une bonne cause. Partage culinaire et partage humanitaire. Nous pourrions rendre heureux des dizaines d’enfants. Des enfants qui ont connu les mêmes galères que moi, les mêmes chemins de traverses. Nous pourrions leurs prouver qu’il est toujours possible de toucher du doigt son rêve, et avec du travail, de la persévérance et du soutien, il est possible de l’atteindre. Même si cela n’est pas facile tous les jours. Alec et moi nous en avons bien conscience. Et nous avons trimé pour arriver où nous sommes.
La tension s’est définitivement évaporée lorsqu’il me tend la main et qu’il me propose son aide pour mon affaire. Je la serre, sans animosité. Plus comme un point final à notre confrontation et à notre mise au point. Sur le coup, je n’ose y croire. Mon esprit, encore sur la défensive, perçoit une possible arnaque. Il n’en est rien. Je lis dans ses yeux sa volonté de me venir en aide, de m’épauler. « C’est sympa de ta part. Après tout ça ! ». Je tire une dernière latte au pétard avant de l’écraser au sol. Je me dirige vers la porte, je pose la main sur la poignée et, dans la perspective du service du soir, je lui demande : « Est-ce que tu as besoin d’aide pour préparer l’ouverture de ce soir ? ». J’ouvre la porte et nous pénétrons de nouveau dans le restaurant. Pour un nouveau départ. Plus serein entre nous deux. Sur de nouvelles bases.