La balade en voiture était fastidieuse. Ils étaient trois sur le siège arrière, légaux mais coincés, au point où les coups de coude de la pauvre Caroline installée entre Ginny et Raphaël avaient suffi à occasionner des tas d'ecchymoses toutes sauf désirées.

Evie avait enclenché la musique à plein volume, la radio de ses parents qu'elle saignait des hits de Rihanna et de Usher comme s'il n'y avait pas de lendemain. Elle ne connaissait aucune parole Ginny, beaucoup plus adepte de groupes indépendants qui lui donnaient l'air d'être une hipster avant l'âge. Les rythmes effrénés et la basse d'ordinaire lui auraient sûrement même donné mal à la tête. Pourtant, à chaque fois où elle détournait le regard et captait les prunelles de Raphael, elle reprenait contenance et souriait de plus belle. Il est là et il est venu, il a décidé de suivre et elle l'a convaincu et c'est simplement de ça dont elle avait besoin pour passer une belle soirée.

Ils ralentissent à la hauteur d'un supermarché. La brunette reconnaît l'endroit pour le visiter plusieurs fois par mois avec son frère quand ils marchent de la maison jusqu'à l'établissement pour y acheter des bonbons et autres snacks sucrés de fin de soirée. C'est plutôt vers l'allée des alcools pourtant qu'Evie, Caroline et David dérivent, eux trois en tête de peloton. Ginny les regarde faire en bout de rangée, ses Converse qui grincent sur le linoléum ciré et ses yeux qui arrivent de mieux en mieux à s'habituer aux néons de l'endroit. À ses côtés, elle sent Raphael arriver au point où elle laisse les trois autres pour d'emblée rejoindre le danseur.

« J'ai jamais bu d'alcool. » qu'elle se confie, aux oreilles du garçon, incapable de lui mentir et encore moins de cacher son inquiétude d'être prise en périphérie des bouteilles par qui que ce soit connaissant son âge, ou pire, connaissant sa famille.

Quel calvaire. Ils ressemblent à trois sardines collées dans leur boîte de conserve. Si l’une d’elle bouge sa nageoire d’un seul centimètre, elle empiète dans l’espace –pas du tout – privé de l’autre. Du mieux qu’il le peut, Raphael tente d’observer le quartier défiler derrière la fenêtre tiède. Il a posé son front comme celui-ci dans l’espoir de se préserver du léger mal de cœur qui monte progressivement dans sa gorge depuis que la voiture tourne, retourne, s’arrête, repart. Si ça continue comme ça, il vomira avant même de boire une seule goutte d’alcool.

Quelques fois, il relève la tête et croire le regard de Ginny, de l’autre côté du banc. À chaque fois elle lui sourit et à chaque fois il pense que ce sourire signifie qu’ils sont bientôt arrivés. Mais en fait non, et Raphael sent le vert lui monter aux joues. Pas de blanc, pas de rouge. Du vert. La couleur qu’il n’aime le moins. Mais, il refuse de gerber. Alors il tente d’accrocher son esprit à la musique qui tourne dans l’habitacle. Il finit par fermer les yeux pour ne plus qu’entendre sa mélodie.

Une fois que la voiture se gare à destination, c’est la libération pour Raphael qui en sort rapidement. Légèrement étourdi, il lui suffit toutefois de quelques minutes pour retrouver son rythme cardiaque normal. Il suit le groupe, à retrait, ne connaissant pas vraiment ceux qu’il accompagne. Excepté Ginny qui le rejoint rapidement, délaissant les autres. « J'ai jamais bu d'alcool. » Il secoue la tête de droite à gauche, les mains enfoncées dans ses poches pour cacher sa nervosité. Son visage est encore taché d’orange et la caissière semble l’observer du coin de l’œil. « Moi non plus. » Il avoue en retour en expirant doucement, nerveux. « Ne le dis pas aux autres qui ne me connaissent pas mais… Ça me fait un peu peur. Au moins, on sera deux à ne pas savoir à quoi s’attendre. » Il ajoute en haussant les épaules en tentant de trouver le positif. Il fait des efforts, c’est grandiose.  

Elle n'a jamais bu d'alcool, et quand il ajoute une variable de plus à l'équation en clamant son « Moi non plus. » elle sent toute la pression du monde quitter ses épaules. « En plus, j'ai jamais trouvé que ça avait l'air bon. Y'a tout le temps une espèce d'odeur, comme de l'ammoniaque? » qu'elle tente, s'amusant de quelque chose qui ne l'amuse pas. Elle a vu assez souvent son frère rentrer bourré et plein de cicatrices pour s'être battu ou sa soeur s'engueuler avec Scarlett sous l'effet de l'alcool que ses différents dommages collatéraux l'intéressent très peu. Suivant des yeux le trio qui fait vraiment beaucoup de bruit pour ne pas être remarqué malgré leurs âges trop jeunes pour se faire carter, elle cherche l'allée des bonbons et des confiseries comme un Graal.

« Ne le dis pas aux autres qui ne me connaissent pas mais… Ça me fait un peu peur. Au moins, on sera deux à ne pas savoir à quoi s’attendre. » de suite, elle quitte des yeux les palettes de chocolat qu'elle vient de repérer pour braquer ses prunelles noisettes dans celles voilées de celui qu'elle n'a jamais vraiment su caractériser. Est-il un ami? Une connaissance? Un ancien ennemi? Un allié? « Je dirai rien. » qu'elle promet dans ses mots à elle, franche et loyale. « Si tu leur dis pas que j'ai vraiment peur qu'ils me forcent à boire pour faire partie de leur gang. » de toute façon, si c'est le cas, elle se faufilera vers la sortie sans plus de cérémonie.

« Ils ont dit qu'il y avait une table de ping pong chez Adam. » elle a entendu une rumeur qui annonçait qu'ils allaient la transformer en table de beer pong, et de suite elle a pensé au record familial que Matt comme Jill tiennent fièrement. « Je te prendrai dans mon équipe si on joue, comme ça tu pourras danser le moonwalk chaque fois que je ferai un point. » elle est en confiance la McGrath, elle a l'esprit de compétition dans le sang. Evie l'interpelle, lui demande qu'elle sorte d'alcool elle aime, crie bien trop fort. Suffisamment pour que la brunette fasse comme si de rien était, presse Raphael vers les chocolats l'instant d'après. « Je vais dire que je veux de la vodka. Et remplir mon verre avec de l'eau à la place. » à son oreille, elle lui chuchote son secret à elle. Et lui? Proposer de prendre de la bière qu'il boira, ou troquera pour du jus de pommes?

« En plus, j'ai jamais trouvé que ça avait l'air bon. Y'a tout le temps une espèce d'odeur, comme de l'ammoniaque? » Il est supposé savoir ce que ça sent, l’ammoniaque ? Elle a des passe-temps étranges si elle peut décrire cette odeur. Ginny ne cessera jamais de l’impressionner. Ou alors c’est lui qui manque de culture générale. « Ouais, ça sent le jus de raisin périmé. » Qu’il ajoute en élément de comparaison, montrant que lui non plus ne possède pas de connaissances en la matière. Ce soir, il plongera dans un tout nouveau monde. Malgré la tension dans ses muscles qui témoigne de sa peur de continuer la soirée, il admet à la jeune fille qu’il n’est pas tout à fait à l’aise avec l’idée de se saouler pour la première fois. Il ne sait pas à quoi s’attendre. Et il préfère que cela reste un petit secret entre eux parce que les vrais mecs n’auraient pas peur d’enfouir leur nez dans une bouteille de bière. « Je dirai rien. » Puis, la suite de ses aveux le laisse perplexe. Il la dévisage longuement, incapable de déterminer si elle présente ou s’il y a réellement une histoire de gang derrière tout ça. Il ne peut pas s’empêcher de penser au pire, Raphael, mais l’adolescente ne fait probablement pas allusion aux groupes criminels dans lesquels fluctuent business de drogues et de prostituées. « Promis. » Il répond pour sceller leurs paroles. Ils seront les deux seuls à savoir qu’ils risquent de perdre le contrôle sur leur vessie à tout moment.

Ginny tente de trouver tous les points positifs de la soirée. Une table de ping pong, ça peut être marrant si elle n’est pas monopolisée par les populaires que Raphael ne peut approcher de peur que la soirée se transforme en une interprétation moderne de la chasse au mammouth. « Si j’arrive encore à marcher droit, oui. » Parce qu’il ne sait pas ce que l’alcool aura sur son équilibre et, la danse est une discipline qui demande une bonne coordination. « Je vais dire que je veux de la vodka. Et remplir mon verre avec de l'eau à la place. » Il fronce les sourcils et l’interroge du regard, murmurant à son tour : « Quoi ? Tu n’as pas l’intention de boire pour de vrai ? » Les sachets de sucreries se froissent contre son dos. Quelques secondes plus tard, la bande se rejoint autour de la caisse mais Ginny et Raphael préservent leur distance. Il ne vaut mieux pas présenter leur tête de mineur à côté des bouteilles d’alcool.

« Ouais, ça sent le jus de raisin périmé. » elle pouffe de rire, assez fort pour qu'il soient d'office remarqués. Evie en profite pour leur crier des interjections qu'elle ignore, la petite Ginny aux grands yeux ébahis. « Promis. » « Juré. Mais on crache pas ici. » elle attendra qu'ils sortent dans le stationnement pour boucler la promesse dans les règles de l'art, crachat à côté.

Elle est stressée et il l'est lui aussi. « Si j’arrive encore à marcher droit, oui. » l'alcool ne lui a jamais fait envie, et si le fait d'être invitée à une soirée avec les populaires suffit à piquer sa curiosité, elle reste un brin terrifiée par ce qui se trouvera dans son verre. « Tu penses que c'est quoi le premier signe qu'on a bu? »  elle peut être tête en l'air et créative Ginny, ou alors elle est parfaitement cartésienne. Ici, elle tente d'accumuler le plus de données précises pour voir où la soirée les amène. « Quoi ? Tu n’as pas l’intention de boire pour de vrai ? » sa crainte qu'il verbalise, elle qui allonge la nuque de peur qu'on les ait entendus. « Je - j'aime pas trop perdre le contrôle. »  qu'elle finit par céder, mal à l'aise, sa voix qui a baissé d'un octave et ses mains qui parcourent les étalages pour attraper des M&M's au passage.

« Ça nous prendrait un langage codé. » ça lui prend un allié, ça lui prend quelqu'un en qui elle a confiance. Elle n'ingèrera pas une seule goutte d'alcool si elle est toute seule dans ses malheurs. Mais si Raphael reste dans les parages, elle risque fort probablement d'avoir un peu plus confiance. C'est l'effet rassurant qu'il lui fait depuis des années, sûrement. « Si je dis ananas, c'est que rien ne va plus et que je sens que l'alcool commence à faire effet. » en espérant qu'ils ne pensent pas faire de pina colada, sinon le langage codé sera un flop total.

« Juré. Mais on crache pas ici. » Encore heureux ! Raphael est un garçon poli, jamais il ne ferait une telle chose dans une épicerie. Par contre, s’il connait les règles de la politesse, il ne sait cependant pas à quoi s’attendre avec l’alcool et Ginny non plus. « Tu penses que c'est quoi le premier signe qu'on a bu? » Voilà une excellente question qui le fait réfléchir un peu trop longtemps. La boisson ne fait pas partie de son quotidien. Ses pères sont sages et lui enseignent à l’être aussi. Il leur arrive quelques fois de se servir une bière mais jamais Raphael n’a noté un changement dans leur comportement. « J’en sais rien… Je sais que mes pères déboutonnent un peu leur chemise quand ils boivent une bière sur la terrasse. Peut-être que ça donne chaud ? » Toutes les théories sont bonnes comparées à celle-ci. « Je - j'aime pas trop perdre le contrôle. » Lèvres pincées, il observe sa gestuelle tandis que sa main rapide s’empare d’un sachet de bonbons chocolatés. Elle n’a pas le don de le rassurer et, pourtant, elle est celle qui a réussi à le convaincre de venir avec elle à ce party. « Tu sais, on a encore le temps de changer d’avis. » Et il dit ça en espérant qu’elle prenne la décision d’annuler leurs plans : parce qu’il ne veut pas être celui qui n’a pas les couilles. Il en a deux de plus que Ginny, il doit le prouver.

« Ça nous prendrait un langage codé. » Le regard sérieux, il semble adhérer complètement à l’idée. Ils ressemblent à deux enfants de cinq and cachés dans une maison de coussins et de couvertures qui se font des confidences. « Si je dis ananas, c'est que rien ne va plus et que je sens que l'alcool commence à faire effet. » Il hoche vivement la tête, approuvant totalement son idée. C’est peut-être ce qui leur sauvera la vie, ce soir. « Et, si on oublie le mot ananas, ce sera noix de coco. » Il ajoute sur un ton amusé dans le but de se détendre. Parce qu’il est trop stressé, le petit. « Vous venez ? » Lancent les étrangers à la sortie de l’épicerie, maintenant la porte ouverte, les mains remplies de bouteilles. Silencieux, Raphael ne fait que pointer les M&M’s que tient Ginny pour qu’elle n’oublie pas de les acheter avant de sortir. Il préfère éviter de commettre son premier crime ce soir, parce qu’il va déjà boire une première gorgée d’eau de vie.

Ça y est : elle l'a affirmé. Celle qui est tête en l'air, celle qui se perd magistralement et éternellement dans ses idées déteste ne rien contrôler. Elle n'aime pas être dans son propre bordel, elle déteste ne pas être elle-même ; ironiquement pourtant, elle ne s'aime pas du tout, n'a pas confiance en ses maigres capacités. Elle est bizarre comme il ne cesse de le souligner.  

« J’en sais rien… Je sais que mes pères déboutonnent un peu leur chemise quand ils boivent une bière sur la terrasse. Peut-être que ça donne chaud ? » à ses histoires de canicules alcoolisées elle ajoute une touche bien à elle après avoir froncé des sourcils le temps de réfléchir à ses référents. « Mon père fume le cigare après qu'il ait bu, et ma mère ne change pas du tout. » l'un est trop ciré pour faire autre chose que savourer, et l'une est trop pincée au point où elle ne laisse rien montrer. « Matt parle fort et fait les pires blagues du monde et Jill retire son t-shirt et saute dans la piscine. » ses mots sont marrants mais ils sortent comme si ils étaient des excuses. Elle imagine que dans le quartier, quand son frère et sa soeur organisent un party, tout le monde est mis au courant de la plus brutale des façons. « Tu sais, on a encore le temps de changer d’avis. » oui, elle sait. Pourtant, elle a pris sa décision et autant terrifiée puisse-t-elle être, tant qu'il est là, elle se jure que tout va bien.

« Et, si on oublie le mot ananas, ce sera noix de coco. » l'entente est scellée, les secrets qu'ils ne gardent que pour eux alors que les autres paient et qu'ils changent de caisse pour acheter leurs propres denrées chocolatées pour la soirée. « Je suis prête. Toi? » qu'elle demande finalement, redressant le menton pour plonger ses yeux à elle et plein d'espoir dans les siens à lui.