C’est beau, chez mon frère et Ariane. (mais ça, je ne leur dirai bien sûr jamais)
Ariane. J’aurais pu utiliser une périphrase mais je ne saurais laquelle. Sa copine ? Sa femme ? Son amante ? Son ami ? Son jouet ? A lui, ou à elle, le jouet ? A lui, ou à elle, la distraction ? Quel mariage va voler en éclat avant l’autre ? J’en ai des tas des questions de merde et je sais que tout ce que Saül répondrait serait des grognements du vieil ours mal léché qu’il personnifie à la perfection. Mon frère est supposé être celui dont je suis le plus proche et c’est exactement pour cette même raison que je ne vais pas lui poser aucune question. Il était déjà à bout avec mes clins d’oeils et mes regards entendus à Vegas et je sais que si je recommence si tôt, il va me détester (encore plus, je veux dire).

Pourtant, même alors que ma propre vie est loin de ressembler à un long fleuve tranquille en ce moment, je ressens le besoin de m’inquiéter pour lui et de veiller sur ses choix de merde qu’il a le don de faire au jour le jour. Si je sais qu’Ariane pourrait être la meilleure chose qui lui soit arrivé, la rousse pourrait tout autant être la pire et la dernière. Il est con, il va tout lui donner. Il l’a déjà fait. C’était évident. Il a abandonné sa parfaite petite vie qu’il n’a cessé d’étaler devant nous pendant des dizaines d’années simplement parce qu’elle est arrivée un beau matin. Il y a quelques mois encore, je suis certain que le prénom de la jeune femme ne lui aurait rien dit. Aujourd’hui, il lui a acheté une maison. Des plantes vertes. J’en sais rien de ce que c’est, ça ne me regarde pas et ça m’intéresse encore moins. C’est pas ça, le sujet.

J’avais prévu un masque avec la tête d’Elise dessus et puis j’ai rapidement perdu toute envie de ressembler à une sainte ni-touche ambulante avec un balais coincé dans le cul. Sans offense, bien sûr. Elle fait une super mère. Pour une femme qui ne l’est pas, en tout cas. Sans offense là non plus, bien sûr. On a chacun nos défauts j’imagine, comme Saül et sa manie de toujours cacher les clés de chez lui au même endroit depuis toujours : sous un truc cool, qui coûte cher. Ou sous le tapis, quand il oublie. Mais généralement il préfère vraiment se montrer, ce ne serait pas lui sinon. Que pourrait-il bien faire de tout cet argent si ce n’est l’exposer aux yeux et à la vue de tous, hein ? C’est parce que j’arrive aussi aisément à lire en lui que je dérobe ses clés rapidement, bien décidé à attendre à l’intérieur plutôt que dehors là où le vent aurait risqué de mettre en périls ma fameuse coiffure préparée en 0,3 secondes sous l’eau du robinet de la salle de bain. Bref. Encore une fois, aussi passionnants mes cheveux puissent-ils être, ce n’est pas le sujet.

J’ai abandonné le masque à l’effigie d’Elise alors je me contente d’attendre à l’intérieur et de toucher à tout ; tout observer aussi. Je vérifie qu’il n’ait pas fait trop de connerie encore, je m’assure qu’il n’y ait pas de corps caché sous un lit ou un tapis. Je me demande s’il n’a pas trouvé un nouvel oeuf de Fabergé au passage mais apparemment elle n’est pas assez haute dans son estime pour qu’il lui confie des biens d’une telle valeur. Dommage, je lui aurais volé avec grand plaisir. J’ai fait attention à ce qu’il soit en déplacement à Dubaï, Mumbai, Bahreïn, je sais pas où (on s’en moque, n’est ce pas ?) pour venir ici parce que je vois assez souvent sa sale tête pour me l’infliger les jours de congés. J’espère donc que son emploi du temps auquel j’ai accès avec ses codes qu’il n’a jamais changé depuis trente ans est bel et bien à jour. J’espère aussi qu’elle est bien qui elle prétend, l’amoureuse transie. J’espère qu’au moins, à défaut, elle a prévu de revenir ici voler un tableau ou deux, chose que mon frère ne remarquerait même pas tant il ne sait pas ce qu’il possède.

Après avoir maudit l’attente un demi million de fois, c’est un grand sourire fier et assuré que je tends à la rousse, comme si elle était mon amie de toujours (connerie). Les bras croisés et la tête posée sur je-ne-sais-quoi, j’entre directement dans le vif du sujet puisque nous avons apparemment beaucoup de choses à faire. “T’as apparemment un goût particulier pour les Williams, Parker.” Parker-Williams, peut être. Il est con, il aurait déjà pu la demander en mariage. Je me rassure en me disant qu’elle ne porte pas de bague ; je le suis bien moins dès que je me souviens qu’il s’agit d’Ariane et qu’elle serait bien la dernière à se conformer aux normes. “Tu préfères quoi chez lui ? Les voyages, les bijoux ou les voitures ?” Le vif du sujet, donc.

À une journée de merde s'ajoute une surprise de merde quand c'est la gueule d'un autre Williams qui apparaît dans l'embrasure de l'arche du salon. Je perds même pas de temps à me demander il fout quoi là et de quelle faon il a bien pu entrer, quand il s'amuse tellement à jouer son rôle de détective privé aussi bâtard qu'exaspérant que mon soupir additionné d'un roulement d'yeux ne le lui confirment que bien comme il faut.

“T’as apparemment un goût particulier pour les Williams, Parker.”
« Fût un temps tu t'en plaignais pas. »

Un temps lointain qui est bien mieux de rester loin si vous me demandez. On a joué aux cons et puis on s'est lassés, y'a rien de larmoyant et encore moins de décevant à ce que nos petits flirts de bacs à sable aient jamais abouti en l'état. Qu'il parle ou qu'il parle pas j'en ai rien à foutre, quand ma seule priorité reste de me servir un scotch bien sec bien fumé parce que peu importe l'heure qu'il est, c'est assuré que j'ai besoin d'un verre pour endurer le plan de merde qu'il s'est mis en tête en se faufilant ici. Il me saute à la gorge d'office donc c'est à moi qu'il veut parler, et il est lourd sur ses accusations voilées alors c'est de son frère dont il veut discuter. Fire away. “Tu préfères quoi chez lui ? Les voyages, les bijoux ou les voitures ?” « Tu veux quoi Auden? » qu'il le dise au lieu de le sous-entendre. Qu'il fasse pas sa pré-adolescente en mode recherche de potins dans les couloirs de l'école prête à vendre sa culotte pour savoir qui couche avec le prof de musique et qu'il me reproche direct d'être là juste pour son fric. D'être là juste pour les détails quand bien même j'en ai rien à faire des raisons pour lesquelles il pense que je suis dans les parages de toute façon.

Silence, ou du moins presque. Quand je tire une des chaises de la cuisine sans en lever les pattes, le bruit qui aurait tout pour défoncer les oreilles de qui que ce soit - et j'espère en jubilant commencer par les siennes - le temps de la traîner au salon. Elle grince et elle crisse, j'y ajoute une touche de drame en la soulevant rien que pour la reposer bruyamment au sol. La lampe du couloir est ma nouvelle cible, elle que je vais chercher non sans le lâcher des yeux une seule fois, la ramenant devant la chaise pour l'allumer et la braquer sur l'endroit où, la seconde qui suit, se trouve mon visage quand je m'installe le plus théâtralement sur mon siège. Il veut jouer au bad cop et il est même pas foutu de produire un décor qui a de l'allure, il veut faire peur et d'un simple souffle je pourrais l'écraser par terre sans même lever le petit doigt. Qu'il se rende ridicule me fait rire, autant exacerber la scène rien que pour lui prouver à quel point son petit jeu me fait pas le moindre pli. « Vas-y, fais-le ton interrogatoire. » il veut poser des questions qu'il en pose. « Oh et ce que je préfère c'est qu'il se gêne pas pour dire à quel point t'es un merdeux à chaque jour qui passe. Chaque fois c'est de la musique à mes oreilles. » j'ai tout mon temps, dixit mon verre de scotch que je ramène à mes lèvres en l'instant.

« Fût un temps tu t'en plaignais pas. »
“C’est toujours pas le cas.”

Elle roule des yeux et elle soupire, ça veut dire ‘bonsoir Auden quel bon vent t’amène’ dans le langage de la Parker. Elle n’a pas sorti les couteaux, c’est ça la bonne nouvelle. D’ici peu, j’en viendrai peut être même à la conclusion qu’elle est de bonne humeur si on continue à ce rythme là. Une chose est sûre, c’est que je suis bien heureux de la savoir davantage proche de mon frère plutôt que moi.

« Tu veux quoi Auden? »
“Et toi ?”

Je peux jouer à ce jeu pendant longtemps et je sais très bien qu’il en est de même pour elle. Je ne serai pas celui qui risque d’abandonner le premier et malheureusement je la connais assez pour savoir que ce n’est pas son genre non plus. Si on abandonne ce jeu là alors on s’en créera un nouveau, plus assassin encore, à la seconde qui suit.

C’est à mon tour de lever les yeux au ciel lorsqu’elle s’acharne à vouloir se la jouer adolescente rebelle qui fait le plus de bruit possible. Mon expiration se perd au milieu des crissements des pieds de la chaise sur le sol et j’attends seulement qu’elle termine son cirque pour mieux la détester encore, elle et sa lampe laquelle je jubilerais si elle pouvait lui brûler la pointe de ses cheveux. Elle a toujours besoin d’être le centre de l’attention et lorsqu’on est que deux, elle y arrive étrangement rapidement. « Vas-y, fais-le ton interrogatoire. » Un sourire en coin amusé s’installe sur mes lèvres, je le suis tout autant alors qu’elle pense sincèrement que j’ai besoin de son aval pour savoir comment me comporter et surtout quoi dire. « Oh et ce que je préfère c'est qu'il se gêne pas pour dire à quel point t'es un merdeux à chaque jour qui passe. Chaque fois c'est de la musique à mes oreilles. »

Elle a sa chaise. Je veux la mienne. Ca va être long mais pourtant pas le moins ennuyant du monde au vue de tout ce qu’on a à se dire, entre beau frère et belle soeur qui veulent rattraper tout le temps qu’ils ont bien pu perdre. On est une famille, après tout, hm ? Elise ne le sait sûrement pas encore mais si mon frère a une idée en tête, il ira jusqu’au bout et c’est justement dehors que sera joyeusement poussée la brune. Je pourrais être désolé pour elle, sincèrement, si je ne savais pas qu’elle élevait depuis tout ce temps un fils qui n’est pas le sien. Sans ce léger détail, en effet, j’aurais pu me remettre en question. Aujourd’hui pourtant elle est de loin le cadet de mes soucis alors que je reproduis le même schéma qu’Ariane, agrippant à mon tour une chaise pour poser le dossier face à moi et m’asseoir dessus, mes coudes soutenant ma tête pensive. “C’est pas la montre que tu préfères ? Elle fait sûrement de la musique, elle aussi.” Et elle doit peser plus lourd encore qu’elle, si jamais vous me demandez mon avis - et de même si personne ne me le demande. “Ça fait combien de temps que ça dure ? Tu comptes en avoir marre quand ?” Sûrement quand il aura été stupide au point de tout abandonner dans sa vie et qu’elle, elle sera déjà lassée de ne plus tirer les ficelles d’une marionnette en or lorsqu’il n’y aura plus rien d’illégal dans leur relation.

« Tu veux quoi Auden? »
“Et toi ?”
« La paix dans le monde, la fin de la pauvreté et de la famine, de l'eau potable et de l'internet pour tous. Pas toi? »

À question idiote réponse idiote. S'il s'attend à une dissertation complète et en toutes lettres sur le pourquoi du comment je gravite autour de son frère et pourquoi lui-même tourne autour de moi, il se plante le doigt dans l'oeil si creux au point où je rage que ce soit pas moi qui ait pu le faire pour le lui crever au passage. Enfant gâté qui veut sa chaise et qui en tire une pour lui, il a le don de me faire éclater de rire - de l'intérieur, on s'entend. Mon visage reste immuable, mes yeux lâchent pas les siens. Il a choisi la plus confortable des chaises de la cuisine en plus le bâtard, quand je sens déjà mes lombaires grogner d'elles-mêmes de le voir s'installer sur les coussins rembourrés. L'injustice.  

“C’est pas la montre que tu préfères ? Elle fait sûrement de la musique, elle aussi.” la montre à mon poignet, montre que j'exhibe sous son nez en la faisait tourner autour de mon bras au fur et à mesure que mon sourire ne fait que grandir. « T'es fâché de pas en avoir eu une plus grosse plus dorée? C'est pas beau la jalousie. » lui parler comme s'il était un enfant reste un de mes petits plaisirs de vie. Je guette si sa mâchoire se contracte, si son regard se noircit. Oh allez Auden, fulmine un peu, ça te fait si bien au teint. “Ça fait combien de temps que ça dure ? Tu comptes en avoir marre quand ?” il me la donne sur un plateau celle-là, c'est comme si de son Noël à lui là on passait à mon Noël à moi. « Ça fait au moins 10 minutes de trop que ça dure et j'en ai déjà marre mais tu t'en doutes sûrement. » jouer du premier degré et parler de cette discussion plutôt que du gros poisson qui nage à contre-courant entre nos deux chaises comme autant de tranchées de guerre m'apparaît une bien meilleure façon d'occuper mon temps.

Une longue, très longue gorgée de scotch plus tard et on en est toujours au même point. S'il sait que je lâcherai pas aussi facilement, l'inverse est toute aussi vraie. En soit, la joute me dérange pas, j'avais rien de prévu ce soir et les rediffusions de Masterchef Australia débutent tard dans la nuit ; mon agenda est clear as a whistle. « Pourquoi c'est à moi que tu demandes et pas à lui? » c'est pas logique qu'il perde son temps à me gratter des infos à moi quand il sait que je cède juste ce que j'ai envie de céder, à qui j'en ai envie qui plus est. « Ça fait un peu plus d'un an. Et apparemment il me lasse moins que toi. » et apparemment, ça, j'avais envie de le lui céder à lui.

« Tu veux quoi Auden? »
“Et toi ?”
« La paix dans le monde, la fin de la pauvreté et de la famine, de l'eau potable et de l'internet pour tous. Pas toi? »
“T’as oublié la fin des discriminations en tout genre. Et sauver les animaux aussi, c’est important ça.”

Quoi, on est pas en train de réviser son discours pour devenir miss ? Elle ne va pas avoir à sourire à une foule d’inconnus alors qu’elle sera en maillot de bain sur scène avec plus de maquillage sur le visage que d’os dans le corps ? Mince alors, pourtant je suis sûre qu’elle aurait été parfaite dans ce rôle taillée pour elle. A défaut d’un concours de Miss on se contente d’une bataille de regard et bizarrement il y a moins d’applaudissements dans la foule ou de regards qui se perdent. Une seule seconde d’inattention et je la sens prête à dégainer le couteau de cuisine qu’elle garde toujours près de sa cheville - c’est Ariane, ok, vous ne pouvez être certains de rien avec elle.

« T'es fâché de pas en avoir eu une plus grosse plus dorée? C'est pas beau la jalousie. » “J’en aurai toujours une plus grosse que lui.”
Ouais, bon.
C’est Ariane. C’est Saül. Ça va.

Je n’ai pas besoin de réfléchir pour lui dire quoi que ce soit, je n’ai pas besoin de peser mes mots ou chercher à savoir ce qu’elle a le droit ou non de savoir dans cette famille et cette relation infiniment complexe. Jamais elle n’aurait dû emprunter ce chemin-ci mais j’imagine que si je lui fais part de ma pensée elle ne fera que s’obstiner dans cette voie simplement parce qu’on lui aura demandé de ne pas le faire. On est fait du même bois et c’est tout sauf une bonne nouvelle pour qui que ce soit, même. « Ça fait au moins 10 minutes de trop que ça dure et j'en ai déjà marre mais tu t'en doutes sûrement. » “T’as choisi le bon amant si dix minutes te semblent être trop longues.” Je hausse les épaules. Après tout, cela ne regarde qu’eux et elle, elle semble y trouver son compte. C’est sûrement à ce moment là que la montre fait son entrée dans le jeu et a toute son importance.

Je l’observe noyer tous ses sentiments dans l’alcool, comme à son habitude, et en reste presque heureux qu’elle n'ait pas changé d’un poil depuis tout ce temps. Quoi que, j’aurais aimé qu’elle soit moins chiante mais ça aurait sûrement été bien trop lui demander. « Pourquoi c'est à moi que tu demandes et pas à lui? » “Quel esprit d’équipe.” J’aurais pas aimé être son ami en 39-45, à elle. « Ça fait un peu plus d'un an. Et apparemment il me lasse moins que toi. » Je souris à peine. Non pas pour sa blague, mais simplement pour le fait que ni l’un ni l’autre ne se soit lassé durant toute année et les connaissant c’est un bon signe. Un mauvais signe pour le reste du monde, à vrai dire, mais pour eux ça signifie au moins qu’ils sont solides, peu importe ce qu’ils sont, justement. “Elle sait, sa femme ?” Je devrais avoir la réponse et pourtant j’hésite encore, parce que la vérité c’est que je ne connais pas mon frère autant que je l’aimerais. “Tu savais qu’il était marié ?” C’est pour ça que t’es avec lui, Ariane, pour bousiller sa vie comme t’as bousillée la tienne ? “Et ton mari à toi, tu l’as enterré dans le jardin de qui ?” Des questions comme ça j’en ai des milliers, toutes aussi difficiles les unes que les autres. Elle veut de l’honnêteté et c’est tout ce qu’elle aura venant de moi.

“J’en aurai toujours une plus grosse que lui.”
« Ouais bah y'a ceux qui parlent et ceux qui agissent et de ce que j'entends là c'est ta voix et pas la sienne. »
“T’as choisi le bon amant si dix minutes te semblent être trop longues.”
« Et t'as choisi la bonne interlocutrice si tu en voulais une qui en a rien à chier de ce que tu peux dire. »

On est loin d'être en liste pour gagner le prix de la conversation la plus intellectuelle du moment. Mais y'a un truc de bien trop fun à répondre aux merdes d'Auden pour que j'ai pas envie de continuer jusqu'à ce que l'un de nos deux se blase : et ça a autant de chance d'arriver dans la prochaine seconde que dans la prochaine décennie. Notre niveau de motivation varie aux extrêmes du spectre, et je doute qu'il y ait pensé avant d'entrer ici. C'est beaucoup plus cool de finir par foutre l'autre et se foutre soi-même au pied du mur en vrai.  

Ce qu'il y a de vrai aussi, c'est mon agacement à jouer la porte-parole pour une relation qui de un, est pas du tout de ses affaires et qui de deux est. pas. du. tout. de. ses. affaires. “Quel esprit d’équipe.” « Quel esprit de famille. » qu'il aille gratter à la porte du bureau de Saül pour avoir les détails, ou alors, qu'il assume que Saül voulait pas lui en parler tout court et qu'il saura ce qu'on jugera bon qu'il sache. À savoir que quand il est question d'Auden, je peux éclater de rire, rouler des yeux, soupirer et bâiller dans la même fraction de minute dans l'ordre et dans le désordre. C'est tout un art qui mérite d'être célébré.

“Elle sait, sa femme ?”
« En quoi ça te regarde? »

Il m'a jamais eu l'air d'être le gars qui était BFF avec qui que ce soit, et je mettrais ma main à brûler que s'il l'était, ça serait certainement pas avec Elise. Ouais, elle a un prénom maintenant que je l'ai vue, maintenant que j'ai bu de la tequila avec elle et maintenant que j'ai tenu ses cheveux quand elle gerbait recroquevillée en plein milieu de la rue au-dessus d'une poubelle. La vérité c'est que ça m'allait parfaitement de pas savoir de où ni de comment et encore moins de qui Saül se tirait quand il venait me voir. Mais j'assume, j'assume autant ma décision que la sienne, et si Auden a en tête de déclencher de la culpabilité il a pas du tout atteint le bon nerf pour le faire. “Tu savais qu’il était marié ?” là non plus, missed shot & missed opportunity. « Autant qu'il savait que je l'étais. » ça s'est joué à deux depuis le tout début.“Et ton mari à toi, tu l’as enterré dans le jardin de qui ?” ah et bien sûr qu'on en est là, déjà. « Le tien. Tu trouves pas que tes bégonias poussent plus vite depuis quelques mois? » Levi est encore bien en vie, lui et son besoin d'être seul et son besoin de montrer à la Terre entière qu'il peut se gérer comme un grand sans l'aide de personne et lui qui se casse dans sa tête quand on veut l'aider et lui qui est pas assez foutu de remercier les gens d'avoir passé une année de leur vie dédiée exclusivement à lui et - hen quoi, c'était quoi déjà le sujet?

« T'as droit à trois questions de plus avant que je te donne le choix entre dégager ou changer de sujet. » mon scotch est pas terminé mais pas loin, qu'il le voit comme son charmant petit délai. « Et ouais, ouais, pas d'arnaque t'aurais la vérité blablabla gnagnagna t'es pire adolescente que lui et c'est pas un compliment. »

D’un jeu je passe à un second dès que le premier commence à m’ennuyer. Il n’y aura rien d’étonnant pour elle, elle en a vu assez pour savoir ce que la suite peut bien lui réserver. La rousse sait que je suis déjà chiant en temps normal et je pense que maintenant elle doit commencer à se douter que tout n’est que mille fois pire encore dès lors qu’il ne s’agit plus que de moi mais bel et bien de mon propre sang, aussi souillé puisse-t-il être.

“Elle sait, sa femme ?”
« En quoi ça te regarde? »
“Elle sait pas, donc.”

Je lis entre les lignes ce qu’il y a à lire, j’invente là où je le dois puisqu’elle ne lâchera rien sans le vouloir. Ariane est un enfer à vivre mais je ne sais pas qui je suis plus supposé plaindre entre elle ou lui ; ce serait comme choisir entre la peste et le choléra par exemple. Pourtant si elle décide de ne rien vouloir céder alors de mon côté je décide de ne rien vouloir lâcher non plus, bien décidé à obtenir les informations que je désire, que ça lui plaise ou non. « Autant qu'il savait que je l'étais. » C’était pas ça ma question à propos des maris et femmes, c’était même pas du tout ça. Saül a tous les défauts de l’univers et c’est même pas une surprise le fait qu’il soit au courant pour Levi. Ca ne m’étonne même absolument pas, d’ailleurs. Elle ajoute des détails là où je n’en veux pas, elle me les enlève là où je les lui demande. J’en ai rien à voir de savoir qu’ils savaient autant l’un que l’autre flirter avec quelqu’un de déjà marié, parce que ça c’est leur problème et pas le mien. M’occuper de mon frère est déjà assez long et compliqué comme ça et je n’avais pas pour ambition d’en faire de même avec elle. Seulement, si elle est vouée à faire partie de cette famille désordonnée, c’est ce qui va ultimement finir par arriver. « Le tien. Tu trouves pas que tes bégonias poussent plus vite depuis quelques mois? » “J’avais encore espoir que quelqu’un ait assassiné Jill.” Au jeu du plus con, il y aura toujours match nul. Je sais que si je n’obtiens pas les informations de sa part je pourrai toujours demander à Saül, pourtant cette possibilité m’enchante bien moins que de faire ami ami avec la langue acérée de la rousse. J’en déduis donc qu’à défaut de faire pousser les bégonias de mon jardin, il doit être aussi en vie que l’est encore Elise.

« T'as droit à trois questions de plus avant que je te donne le choix entre dégager ou changer de sujet. » Mon sourire ne s’étire que d’un côté de mon visage. Elle sait, pourtant, qu’en me donnant des règles et autres directives je vais m’occuper de tout mettre en oeuvre pour justement n’en suivre aucune. « Et ouais, ouais, pas d'arnaque t'aurais la vérité blablabla gnagnagna t'es pire adolescente que lui et c'est pas un compliment. » “T’as déjà fait une couleur à tes cheveux ? Tes dents de devant, tu les as mises en place avec un appareil dentaire, hein ? Et tu penses à pousser tes cuticules de temps en temps ?” Auden l’esthéticienne, Auden qui pas une seule fois ne détache ses yeux des siens parce que ça lui ferait sûrement trop plaisir. Les questions que j’ai à lui poser sont pour moi d’une importance capitale quand je sais que de son côté elle continuera à prendre un malin plaisir à les tordre, ignorer et oublier. "T'as eu le topo sur notre famille ou il attend encore un peu avant de te faire peur ?" Elle est avec Saül et le restera, pour le moment encore, alors autant directement passer à la seconde étape.

Elles sont foutrement pas confortables, les chaises de la cuisine. C'est pas juste parce que Saül a un vieux dos qu'il râle et de le constater me fait grogner encore plus. Au final, je sais pas si c'est la présence de Auden ou cette réalisation qui me fait le plus rager, faudrait que j'en ai quelque chose à foutre de l'évaluer. “J’avais encore espoir que quelqu’un ait assassiné Jill.” « Elle nous survivra tous c'est ça le pire. » et c'est probablement pour ça aussi qu'il la déteste autant. Pour toutes les fois où il lui souhaite de crever elle ne fait que revenir plus tenace encore dans sa vie j'parie. Pire qu'une hydre. « J'lui passe ton bonjour quand tu veux, on est pas à une claque de plus elle et moi. » mes paupières battent la mesure, la condescendance dans ma voix a pris une autre note, presque de la chiante nostalgie. Les choses entre Jill et moi sont pas top depuis que j'ai hypothétiquement enterré mon ex-mari (ew, ce terme) aka son cousin dans le jardin d'Auden. Passons cet autre point en commun avec Williams junior.

Il a droit à trois questions, il prend la plus longue des inspirations rien qu'avant pour justifier à quel point il sera chiant dans la minute à venir.  Au moins il m'avertit, c'est plus que la salve de politesse que j'étais habituée d'avoir avec lui. Here we go.

“T’as déjà fait une couleur à tes cheveux ? ”
« Nope. Toi? »
“Tes dents de devant, tu les as mises en place avec un appareil dentaire, hein ? ”
« Ouaip. Et les tiennes, y'en a combien qui vont tomber si je te cogne là, tu penses? Je vise trois mais je me contenterais de deux en vrai, j'suis pas difficile. »
“Et tu penses à pousser tes cuticules de temps en temps ?”
« Nah, zut flûte, tu t'en chargeras après m'avoir fait des tresses okay chaton? »

Mon scotch est fini, ma langue claque fort sur mon palais pour le lui faire savoir. S'il cherche la porte, elle est juste derrière lui qu'il m'en tienne gré et - "T'as eu le topo sur notre famille ou il attend encore un peu avant de te faire peur ?" ah bon okay. Donc après avoir été lourd pendant de trop longues minutes, il en vient maintenant aux faits. Le "topo sur notre famille" qui sonne très fort comme "tu sais que Cosimo c'est mon fils du coup?". Prévisible. « Il m'a dit ce que je devais savoir. » et ce que je n'ébruiterai absolument pas ni à lui ni à qui que ce soit sans avoir l'assurance que je peux le tuer ensuite sans trop salir la moquette. J'y tiens, à ce tapis persan-là. « Mais il a pas assez insisté sur le fait que t'étais une pain in the ass ces jours-ci par contre. J'me disais aussi que c'était louche qu'il t'insulte pas autant que prévu. » qu'il prenne des tas de détours et qu'il utilise des tonnes de jolis mots, la finalité en sera la même. Il aura rien de moi s'il a pas les couilles de demander pour vrai.

« Le plan c'était pas que je tombe amoureuse de lui. Mais c'est le cas. Autant faire avec. » si ça sonne comme une fatalité pour Auden, ça sonne comme une putain de bonne raison de ne rien faire merder pour moi. « Ta gueule Auden. » à commencer par l'entendre se moquer et répéter mes mots avec la plus chiante de toutes ses voix d'imitations de connasse en prime. J'ai déjà donné. « T'as eu trois questions t'avises pas de questionner à propos de ça. » on a tous les certitudes qui nous restent. Et celle-là, c'est la mienne.

Je n’écoute pas, quand elle parle de Jillian. Tout mon cerveau se met en pause, toute mon attention s’envole ailleurs. Je ne veux pas entendre parler d’elle, de la bouche de qui que ce soit. Elle est morte ou en tout cas elle devrait l’être et peu importe ce qu’Ariane a à dire, cela ne m’intéresse pas. Elle s’éloigne du sujet de la discussion, elle allonge le temps que je vais passer ici et qu’elle va détester. Tant pis pour elle ; jouer le petit frère chiant est ce pour quoi je suis le plus doué en ce monde.

« Nope. Toi? »
“Nan.”
« Ouaip. Et les tiennes, y'en a combien qui vont tomber si je te cogne là, tu penses? Je vise trois mais je me contenterais de deux en vrai, j'suis pas difficile. »
“T’es trop gourmande.”
« Nah, zut flûte, tu t'en chargeras après m'avoir fait des tresses okay chaton? »
“Okay chaton.”

On peut jouer à ce jeu bien longtemps encore, ce ne serait même pas la première fois. Je ne prends pas ses mots au sérieux même si je sais que, pour une fois, elle me dit la vérité sans penser à mentir. Ce n’est de toute façon pas comme si la réponse à ces questions m’intéressait réellement. A ce moment, c’est moi qui fait durer un peu trop longtemps une discussion qui aurait pu se terminer en quelques mots à peine. On aime sans doute un peu trop avoir des raisons de s’insulter et s’énerver, faut croire. « Il m'a dit ce que je devais savoir. » Je vois ce qu’elle veut dire par là. Ses mots restent dans sa bouche mais ses yeux parlent à sa place. Je ne pensais sincèrement pas que Saül la mettrait dans la confidence, pas pour ça, pas aussi vite. Cela est une preuve de plus qu’il porte réellement la petite rousse en estime, sans aucun doute bien plus encore que ce que j’aurais pu croire. Elle sait ce que même notre propre sang ignore, cela signifie donc beaucoup. « Mais il a pas assez insisté sur le fait que t'étais une pain in the ass ces jours-ci par contre. J'me disais aussi que c'était louche qu'il t'insulte pas autant que prévu. » “Je te mets 4/10 pour le changement de sujet. Pas subtil ni même original, mais bien tenté quand même.” Pour qu’il parle de moi il faudrait qu’il ait un minimum de mes nouvelles pour savoir renouveler ses propos. Or, ce n’est pas le cas. On prend bien trop soin de s’éviter pour que ce genre de chose arrive.

« Le plan c'était pas que je tombe amoureuse de lui. Mais c'est le cas. Autant faire avec. »

J’ai essayé, j’ai vraiment essayé de toutes mes forces de ne pas réagir. Et pourtant sur mes lèvres se dessine un sourire faible mais sincère, celui qui flanche face à une Ariane qui avoue ses sentiments aussi naturellement. Elle rage et ça se voit, j’aurais agit de la même manière, mais au moins elle le fait. « Ta gueule Auden. » J’ai rien dit et pourtant mon sourire s’agrandit un peu plus encore. « T'as eu trois questions t'avises pas de questionner à propos de ça. » “J’ai pas le droit de te demander si tu l’aimes beaucoup ? Enormement ? Ou à la folie ?” Non, j’ai sûrement pas le droit, mais ça ne m’empêchera pas de le lui demander à chaque fois que je la reverrai. Pour aujourd’hui, elle a assez donné d’elle pour mériter que je la laisse enfin tranquille. Je me relève avec le même sourire de merde sur le visage et vient prendre son verre pour agir à mon niveau et la protéger, éloignant le contenant d’elle. Elle le reprendra à la seconde où elle en aura envie mais au moins je ne serai plus là pour le voir puisque déjà je lui adresse un au revoir en embrassant ses cheveux sur le haut de son front - premier et dernier geste affectif de beau frère. “Bienvenue dans la famille, même si en vrai je devrais surtout te souhaiter toutes mes condoléances et te souhaiter bon courage.” S’il y a bien quelqu’un pour savoir comment gérer toute la famille et nos histoires, c’est bien elle. J’ai eu les réponses à mes questions et ne risque pas de me faire aucun soucis pour elle, lui, ou eux. Elle va me détester et j’en ferai tout autant ; et le reste du monde va se demander comment est ce qu’on en est venus à se retrouver à deux tels emmerdeurs dans la même famille.