La grisaille ambiante me force à bifurquer mon chemin. Ce n'est pas la froideur de mon appartement que je vais retrouver, mais plutôt le semblant de chaleur et de vie que peuvent offrir le pub au coin de la rue. Incapable de me retrouver seul avec mes pensées, je préfère aller me noyer dans la foule avant d'engloutir un peu de liqueur qui viendra brûler le fond de ma gorge. Tout pour ne pas penser. Tout pour ressentir quelque chose, un rien, un frisson même s'il le faut. Elle a pris la fuite dès qu'elle l’a pu, Ginny. Prétextant que Noah avait besoin d'elle. L'excuse parfaite, si honorable aux yeux de tous. Mère attentionnée contre père laxiste qui préfère son business à sa famille. Le parfait cliché qui correspond si parfaitement aux attentes de nos parents. Ne pas broncher, hocher la tête, avant que les menaces ne tombent. La danse est rondement menée, déjà si parfaitement maîtrisée. Cela n'a pas stoppé mon paternel dans son élan. Fou de rage, voulant asseoir son pouvoir, il m'a rappelé sans rond jambes que notre union se devait de perdurer. S'il l'un de nous fait un pas de travers, si l'un de nous refuser avant le passage à l'autel, alors la jeune maman perdra la garde de son bébé. L'argument est valide, inviolable, on sait parfaitement qu'ils en seraient capables. Alors, on reste, on subit, sans jamais flancher. J'aimerais apprendre à la découvrir, rendre cela un peu plus supportable, mais elle est brisée au-delà des mots Ginny. L'attention se dirige ailleurs, pour soigner l'empathie, ne pas plonger avec elle sans avoir l'assurance de se relever. Oh, elle était présente ma distraction. Au bras d'un autre, sourire aux lèvres, vengeance dans le regard. Quelques mois seulement pour me faire tourner la tête, quelques jours en plus pour me rappeler que le deal ne comporte pas de clause prédéfinie.

Avec le vague à l'âme et l'envie persistante de ne penser à rien, je m'installe au comptoir de ce pub un peu sombre quoique plutôt animé. Je me fonds dans la masse, personne ne fera attention à moi, malgré les costumes hors de prix, les cernes et les soupirs. Un whisky et déjà la sensation de relâcher quelque peu la tension. Mon regard se fixe sur les bouteilles en face de moi, mais impossible de rester tranquille alors que je sens une paire d'yeux vriller sur mon profil. Énième soupire, j'avale une gorgée du liquide ambré avant de me tourner vers l'inquisiteur qui ne me lâche toujours pas du regard. « Oui ? »  

@Auden Williams

Partie. C’est le seul mot qui me vient à l'esprit lorsque je pense désormais à Ginny. Partie. L’autre bout du monde. Littéralement. Partie, mère, seule. Les autres s’ajoutent le plus naturellement et le plus douloureusement du monde. On a su voler quelques jours, quelques semaines sur le plan de ses géniteurs mais on ne pouvait pas arrêter les rouages du Destin. Elle était contrainte de partir et c’est ce qu’elle a fait, quand moi j’étais contraint de rester et c’est ce que j’ai fait, me contentant de la détester à des dizaine de milliers de kilomètres de distance. Partie. Alors qu’elle aurait pu rester. Avec moi. Avec son enfant que j’aurais élevé comme si l’était le mien, parce qu’elle aurait dû savoir que je l’aurais aidé à chaque seconde et dans chaque épreuve. Elle aurait dû savoir et pourtant il est trop tard, désormais, même pour revenir. Elle me l’a douloureusement fait comprendre alors que mon avion a été annulé, retardé au lendemain. Je suis contraint de rester dans une ville que je déteste presque désormais autant qu’elle, presque autant que l’alcool aussi.

Alcool qui coule pourtant désormais dans mes veines, maintenant que les verres se sont accumulés et que je ne me souviens pas même de la couleur de la bouteille avec laquelle le barman me servait. Ça m’importait peu et c’est encore le cas maintenant alors que tout ce que je sais c’est que j’ai besoin d’oublier. Je brise une promesse vieille de dix ans sans la moindre once d’hésitation puisqu’à circonstances exceptionnelles, réponses qui le sont tout autant. Je ne bois qu’en attendant mon avion. Demain, on recommence à zéro et on reprend tout à Brisbane. J’aurais envie de m’en faire la promesse mais penser à un retour seul alors que je m’imaginais avec Ginny et son fils ne rend la chose que plus douloureuse encore.

J’erre comme une âme en peine, mon sourire de merdeux bien derrière moi quand là, je n’ai plus aucune raison de sourire. « Oui ? » L’épaule que je bouscule sans prendre garde fait un bruit et je relève mes yeux en direction de ceux de l’homme sans n’affiche aucune expression. “Hm ?” On pourrait sûrement jouer à ce jeu longtemps si je n’avais pas l’impression d’être face à un miroir, le gars face à moi dans un état tout aussi déplorable que le mien actuellement. Autant dire que si je ressemble tous les jours à un Dieu Grec et qu’en règle général ça aurait été un compliment, ce n’est plus le cas ce soir alors que je ressemble surtout à Prométhée qui se fait joyeusement dévorer le foie. Derrière nous, la musique tente de rassembler les gens et de les rendre joyeux. En réalité, ce sont mes yeux tristes et fatigués qui jaugent les siens, tristes et fatigués aussi. “Journée de merde ou vie de merde ?” J’ai pas envie de faire la discussion et j’ai encore moins envie de ressasser les dernières heures de ma vie jusqu’à ce que mort s’ensuive. Je sens encore son parfum malgré l’omniprésence des effluves d’alcool et c’est bien pire que de se faire dévorer le foie par un aigle chaque jour, vous savez.

L’endroit avait été choisi par hasard, première enseigne sur mon chemin. À la recherche de la liqueur la plus forte qui ferait enfin taire la tempête qui sommeille, qui rage sans même avoir le courage d’exploser au grand jour. Prétendre encore un peu que le monde tourne rond. Tout dans cet endroit respire la joie de vivre. La musique diffusée par les vieux emplis, aux basses bien trop forte et la clarté quelque peu douteuse. Les groupes d’amis qui s’embrassent et s’enlacent, refont le monde autour de quelques pintes, clopes au bec et rêve pleins la tête. Tout est trop fort, trop brillant, trop vivant. Rien ne me déloge de mon tabouret malgré tout. Tel un pilier de bar qui n’en a que la prétention, je commande un whisky passé d’âge. Le tout sera probablement distillé dans une bouteille hors de prix quand le liquide ambré ne sera que bon marché. Cela importe peu tant que l’ivresse, elle, se fait reine. Mon paternel se désolerait du spectacle et j’en ris, seul dans mon coin. Elle est douce-amère la blague de ma vie. Contraint d’épouser une fille de bonne famille pour lui rendre sa splendeur après une grossesse hors mariage. Les enfants déchus que l’on force à deux, persuadés qu’aucun ne bronchera tant les menaces sont puissante, tant les pantins sont désarticulés.

L’idée de me fondre avec le reste du comptoir se fraye un chemin dans un coin. Devenir invisible aux yeux de tous. Prendre le temps de souffler, de pleinement respirer, sans avoir cette sensation constante que l’on vous maintient la tête hors de l’eau. Il semblerait que quelqu’un m’ait remarqué malgré tout. « Hm ? » Les regards se croisent, les âmes se répondent en miroir. Beau comme un Dieu, malheureux comme les pierres. La description est vague, mais l’homme en face de moi sembler errer sans but depuis si longtemps. Tout chez lui, me tord de l’intérieur. Sa tristesse me renvoie la mienne en pleine figure. Planté l’un en face de l’autre, deux étrangers à ce monde qui les entourent. « Journée de merde ou vie de merde ? » Je n’ai pas envie de faire la discussion. Jamais je ne raconterais ce qui se trame derrière les murs. « Si je réponds les deux, j’ai le combo gagnant ? » Le ton se veut sarcastique, le sourire est une vaine tentative échouée à mi-parcours. Je remarque que son verre est vide, l’invite à s’asseoir à mes côtés. Le message est passé, aucun de nous, ne souhaitera s’étaler. Autant partager un instant comme suspendu dans le temps. Ou l’on tentera de toutes nos forces d’oublier ce qui nous a amener dans ce lieu. « Whisky ? » que je demande en pointant son verre d’un signe de menton. « Ou quelque chose de plus fort ? » Tout devient envisageable à l’instant.

Il a l’air aussi peu enclin que moi à sourire ni même à mener une conversation décente et tant mieux. On ressemble à deux carcasses qui sont arrivées à se traîner jusque là par le plus grand des miracles ; et encore je pense que la comparaison est optimiste. Je ne sais pas ce qui a pu se passer pour lui mais dans le genre “n’être plus que l’ombre de soi même”, il s’en sort lui aussi très bien. Ou très mal, j’imagine que cela dépend de la manière dont on voit les choses. Ses traits sont tirés et ses yeux fatigués et pourtant au delà de ça j’arrive toujours à distinguer sa force d’antan. « Hm ? » Le bleu de ses yeux croise le noisette des miens dans un élan dramatique alors que la scène semble se dérouler au ralenti. Chaque geste est douloureux, chaque mot l’est encore plus. Pourtant, je prends le temps de venir me place face à lui après qu’il me l’ait proposé sans un mot. « Si je réponds les deux, j’ai le combo gagnant ? » J’esquisse un sourire fatigué mais qui a au moins le mérite d’exister. Il gagne cette partie. Journée et vie de merde, quel magnifique combo pour terminer dans un bar londonien. “Sans aucun doute.”

J’avais abandonné ce genre de lieux il y a bien longtemps déjà mais c’est malheureusement le plus naturellement du monde que je me suis retrouvé ici, comme guidé par des effluves connues. « Whisky ? » Je ne l’ai pas lâché des yeux alors que l’empreinte de mon index tourne autour du verre par simple besoin d’être occupé un minimum. Ce n’est pas ici que je pourrai dessiner alors je m’occupe comme je le peux et avec ce que je peux aussi. « Ou quelque chose de plus fort ? » Tout devient envisageable à l’instant et après tout je n’ai qu’un verre ou deux d’avance, alors en partager d’autres avec cet inconnu ne saurait me faire de mal. Un verre, deux, trois ou quatre au final cela n’importe pas. Je n’aurai pas d’excuse à donner à personne ce soir en rentrant chez moi, quand bien même chez moi c’est vite dit puisqu’il ne s’agit que d’une chambre d’hôtel où j’ai déjà bien trop éparpillé mes habits. “Je prends ce que tu prendras.” Son rythme sera le mien et il y a fort à parier qu’il est tout autant détruit que moi. Je sais qu’il saura faire les bons choix et laisse entre ses mains mon état tant physique que mental. A défaut de pouvoir rattraper la chose, je sais qu’au moins il ne sera pas capable de rien empirer et je me rapproche à ça. Il ne pourra jamais faire pire qu’elle puisque peu importe ô combien j’ai toujours su que ce moment allait arriver, je ne m’y étais pourtant pas assez préparé. “Tu connais bien ici ?” A défaut de me lamenter sur mon propre sort ou le sien, j’imagine que j’ai au moins le droit de m’intéresser à sa vie - celle de quand tout devait encore à peu près bien aller. “Ton accent t’a trahi.” Tout comme le mien trahit les Etats Unis et l’Italie, mais ici cela ne fait plus aucune importance et mon patriotisme ne s’étend pas en Europe. “Mélodieux.” L’artiste en moi finit pourtant par parler, comme toujours, alors que je murmure à peine le mot, pour moi même seulement.

Tout chez lui évoque la douleur. Ses vêtements froissés, ses cheveux hérisser qui se dressent dans tous les sens, cette lenteur dans le mouvement et surtout ce regard. Celui qui ne trahit pas. Il lui est arrivé quelque chose. Récemment. Ce genre d’événement dont on ne se relève pas. Ceux qui nous clouent au sol et nous empêche de respirer proprement. Elle rassemble cette douleur hurlante. Il aurait pu continuer son chemin, mais nous voilà, l’un face à l’autre. Chagrin de cœur contre vague à l’âme. Aucun d’entre nous n’entrera dans les détails, je le sens bien. C’est inutile et vain. Ce qui nous a amener devant ce comptoir, c’est la volonté de ne pas y penser. L’excuse parfaite pour tenter d’oublier. « Sans aucun doute. » qu’il murmure dans un sourire épuisé, à bout de souffle. Il est beau le duo que l’on forme, combo gagnant d’une vie qui a perdu de son sens.

Chez les Fitzgerald, on a l’alcool social. Toujours discret, jamais dans l’excès. Seul le champagne et les spiritueux hors de fortune sont acceptés. C’est socialement acceptable de savourer un brandy, un cognac ou mieux encore le plus fin des armagnacs. Je me souviens d’un débat que mon père avait eu avec son propre paternel. Nous étions hauts comme trois pommes avec Sebastian, mais déjà, il fallait nous apprendre, l’importance de reconnaître un bon whisky et la valeur d’une bonne bouteille de Scotch. La bourgeoisie doit se dépeindre même dans l’alcool que tu bois. « Je prends ce que tu prendras. » Il me laisse l’honneur du joie, l’inconnu au cœur en miette. Un instant, mon regard se perd à détailler sa silhouette. Il n’est pas Anglais, proposer une bière que ce soit une Guinness ou une Carlsberg ne fera pas l’affaire. Il a besoin de plus fort que cela. On oublie les Pinots et autre Chardonnay. Le cidre est exclu du jeu avant même le début, nous ne sommes pas des enfants. Reste alors le choix parmi les spiritueux les moins nobles, mais les plus fidèles en termes d’anesthésiant. « La vodka semble trop vulgaire, le gin pas assez puissant. » que j’énumère sans lâcher son profil du regard. Il lui faut quelque chose d’autre. On oubliera la sacro sainte tequila, reine des enfers. « Deux mezcal. » que je commande au bar. Eau de vie d’agave et orange pimenté, voilà ce qu’il semblera faire l’affaire pour notre soirée.

« Tu connais bien ici ? » Sa question me déstabilise. Ressemblerais-je à un pilier de bar ? « Ton accent t’a trahi. » Oh alors il parle du pays. Je hausse les épaules, l’accent me trahira toujours. « Born and raised. » Londres. Cette ville que j’aime tant et qui pourtant commence à détenir trop de souvenirs douloureux. Elle reste chère à mon cœur la capitale anglaise. « Tourisme ou affaire ? » Je sais parfaitement que la réponse ne tiendra dans aucune des catégories tant son regard laisse entrevoir la rupture d’une vie. Autant lui laisser le loisir tout entier de s’inventer une raison, une vie même s’il le faut. Nos verres arrivent, je me tourne quelque peu vers lui. « Qu’importe la raison, un jour, le vent tournera. » Et mon verre vient entrechoquer le sien.

Je ne sais plus si c’est lui ou moi que je cherche à convaincre. Mais là, au milieu de ce bar, je me dis que cette rencontre n’est pas que le fruit du hasard. Il sera la parenthèse dont j’avais besoin, celle où tout sera permis, qu’importe à quoi ressemblera le lendemain. Je me tourne un peu pour observer la salle. Un groupe de jeune danse ensemble, ils ont l'air insouciant. « On devrait se foutre de tout, juste comme eux. » que je propose sans réellement réaliser que je viens de l'évoquer à voix haute. « Tu veux jouer ? »

Je ne garde qu’un sourire d’apparence, le genre qui étire à peine les lèvres sans que personne ne puisse réellement s’en rendre compte si ce n’est moi même. Il prend tout le temps du monde pour réfléchir là où j’aurais ordonné une vodka, la boisson qui par défaut me semble être assez forte pour m’octroyer une horrible migraine d’ici quelques heures. Pourtant, ce seront plutôt « Deux mezcal. » et j’hoche la tête, comme j’y connaissais réellement quelque chose alors que mes dernières soirées alcoolisées remontent à l’adolescence et un autre pays - ce même continent, par contre, douce ironie.

Le questionnant à propos de la ville (ou du bar, ou de la boisson, ou du pays, ou de peu importe quelle autre merde dont je me moque pertinemment au fond), je ne peux qu’observer qu’il ne semble finalement y porter tout aussi peu d’intérêt que moi. S’il avait été question de l’Italie j’aurais pu en chanter toutes les louanges mais mon pays reste encore bien loin. « Born and raised. », vous m’en direz tant. Je ne sais pas si je l’envie ou le plains, finalement, alors je me contente de porter mes lèvres autour du verre et de commencer à boire doucement, ayant apparemment décidé de profiter de chaque gorgée que je déteste. Le supplice de Tantale inversé, vous voyez. « Tourisme ou affaire ? » Le rire est faux, douloureux, et j’en viens à abaisser mes yeux sur le verre, là où mon index commence déjà à courir autour. Mon frère serait outré qu’il ne s’agisse pas de crystal ; c’est lui qui m’a appris à reconnaître ce matériau. “Affaire, sans doute.” C’est en tout cas la raison que j’ai donné à Ginny, celle qui n’était que pur mensonge et qui n’a de toute façon pas été suffisante pour la garder auprès de moi. On a visité des musées, pendant un temps, aussi. Je ne m’en souviens déjà plus réellement puisque j’efface ces souvenirs en grande hâte, désireux de ne plus souffrir à ce sujet.

« Qu’importe la raison, un jour, le vent tournera. » Sans doute pas, non. Mon verre vient pourtant entrechoquer le sien alors que je n’ai pas pris le temps d’attendre avant de boire. C’est ça, mon problème, j’agis toujours avant de réfléchir et c’est comme ça que je me retrouve à l’autre bout du monde sans ne plus savoir quoi faire. « On devrait se foutre de tout, juste comme eux. » Mes yeux se reposent sur lui un instant avant de finalement suivre son regard. J’hausse les épaules dans le vide. « Tu veux jouer ? » “Si ça implique de se foutre de tout, alors oui.” Si ça implique de boire, alors plus encore. Peu importe le plan, en réalité, je suis prêt à faire à peu près n’importe quoi pour que le temps passe plus vite et si c’est en sa compagnie alors cela me semble être une bonne idée. Ou pas si pire, selon le point de vue. “Auden. La prochaine tournée est pour moi.” Trop vieux jeu dans l’âme, c’est une main que je lui tends avec un sourire tout aussi faux que grand. Pas aussi grand que je le peux, certes, mais un peu mieux qu’avant en tout cas. “Chacun boit en détestant une personne en particulier, c’est bien ça les règles ?” La haine après l’amour, j’imagine que c’est bien ça l’ordre des choses.

Il sonne si faux son sourire que ce dernier semble comme résonner dans le bar tout entier, me faisant oublier la vie en dehors, le musique qui s’échappe des enceintes. Tout dans son demi-sourire laisse à comprendre que quelqu’un à piétiner son âme, déchirer son cœur, jeter le tout en vrac. Il compose du mieux qu’il peut l’étranger, mais la faille réside dans ses prunelles sans éclat faisant écho à une douleur qui soudainement me paraît si familière. « Affaire, sans doute. » La raison semble si floue, son esprit déjà perdu dans un guêpier de souvenir. Je n’insisterai pas tant, je sens qu’il souhaite oublier ce qui l’a amené dans ce bar en premier lieu. Je ne saurais être juge alors que par tous les moyens, j’éviterais de m’étaler sur mes propres raisons.

On s’accorde au moins sur cela alors que chacun attrape son verre. Véritable bouée de sauvetage à la couleur ambré, je résiste à y glisser mes lèvres de manière avide. On doit savoir boire avec classe lorsque l’on est un Fitzgerald. Juste quelques gorgées, toujours entrecoupé de quelques paroles bien placer afin d’attirer l’attention ailleurs. Même dans une situation comme celle-ci, mon paternel n’est jamais bien loin. Vil personnage perché sur mon épaule qui me dicte encore et toujours ce que je dois faire de ma vie. Pourtant, ce soir, je cherche à m’affranchir de tout cela. Inconnu sans visage, je veux perdre les devoirs de mon rang, oublié le politiquement correct pour prendre le dessus, juste une fois. L’illusion de me sentir pousser des ailes alors que je me tourne vers Auden, idée en tête. « Si ça implique de se foutre de tout, alors oui. » C’est le deal avant même qu’on ne le signe. N’être rien n’y personne que deux mecs qui viennent de se rencontrer dans un bar. On oublie le passif, on ne vit que pour le moment présent. « Auden. La prochaine tournée est pour moi. » « Bailey. Je me chargerais de celle d’après. » En aucun, je ne me fais pas d'illusions, l’alcool va couler à flots quand on a chacun tant besoin d’oublier.

« Chacun boit en détestant une personne en particulier, c’est bien ça les règles ? » Un léger rire m’échappe alors que je hoche de la tête. « Plusieurs mêmes, si tu le souhaites. » Ce sera plusieurs dans mon cas. Une famille tout entière pour être bien plus précis. On ne comptera pas les points, ils en prendront tous pour leur grade. « On ne pose pas de questions sur la raison de notre présence dans ce bar. » Aucun d’entre nous ne souhaite en parler, autant en faire une règle officielle, celle que l’on ne devra en aucun cas transgresser. Mes épaules se redressent un peu alors que tout dans mon regard lui laisse comprendre que, ce soir, rien ne m’effraye. « Pour le reste… Pas de limite. » Il est loin le Bailey qui a peur de tout, qui ne sort pas des rangs pour ne pas froisser l’image de la famille. Sebastian veut que j’en profite jusqu’au bout. Alors ce sera sans limite aucune et tout me dit qu’Auden aura de quoi proposer. « Ça te conviens ? » Un mot de sa part et le jeu commence.

« Bailey. Je me chargerais de celle d’après. »
Je me chargerai de celle d’après, en voilà un nom de famille qui sonne mélodieusement à mes oreilles. Je n’ai pas bu depuis des années sans jamais en ressentir le besoin mais aujourd’hui, absolument tout est différent et tout mérite une gorgée de ci ou une gorgée de ça. Je hais la noix de coco et pourtant la Pina Colada de l’inconnu derrière Bailey me fait de l’oeil, j’aime le café mais il me rappelle bien trop elle et me fait détester l’odeur même de l’Espresso Martini dont je connais pourtant la recette par coeur grâce à mon aîné. Beaucoup jouaient à la pâte à modeler pour passer le temps, nous on passait du London Night à l’Aperol Spritz dans la cuisine familiale sans jamais sourciller. Mama râlait quand elle perdait ses feuilles de menthes du jardin qui finissaient toutes dans les Mojito.

Son rire me tire un instant de mes pensées alors que je bois une gorgée du Mezcal au préalable commandé par ses soins. Rien ne me semble bon mais tout brûle à l’intérieur et c’est finalement le seul effet que je recherche. Au plus désagréable c’est et au mieux ce sera, j’en viens à me demander si je ne devrais pas commander de l’Absinthe voire de la Poteen pour rendre le tout un peu plus atroce encore. Le pire dans tout ça, c’est que je n’aime même pas l’alcool. C’était cool quand j’étais ado, ça faisait enrager autant Saül que mes parents, mais maintenant plus personne n’en a rien à faire de savoir ce que je peux bien boire pour faire passer le temps. « Plusieurs mêmes, si tu le souhaites. » Plusieurs ce sera, alors, je n’ai pas besoin de chercher bien loin pour que des prénoms et des visages se fassent une place dans mon esprit. Des personnes à détester, j’en ai des millions, et certaines plus que d’autres. « On ne pose pas de questions sur la raison de notre présence dans ce bar. » “Quel raison ?” Je rêve d’une paille imaginaire que je pourrais faire tourner dans mon Moscow Mule pour faire passer le temps de quelques secondes et déjà oublier ce moment puisqu’il est évident qu’il a aussi peu envie que moi de parler de quoi que ce soit qui nous tourmente. On n’est pas là pour ça. « Pour le reste… Pas de limite. » J’hoche la tête dans le vide, rêveur. Si seulement. « Ça te convient ? »

“Le mini frigo de ma chambre d’hôtel a une bouteille de vodka. Elle a l’air corsée.” Oui ça me convient, bien sûr que ça me convient. Tout oublier, se foutre du reste du monde, c’est le motto d’une vie entière qu’il vient de résumer en quelques minutes. Je ne peux décemment pas dire non à ce genre de proposition. “Tu veux venir l’essayer ?” Se foutre de tout et de tous, c’est la seule règle.

En rien, je n’ai envie d’accoster un groupe, de me rendre plus sociable qu’il ne le faut. En rien, je ne souhaite finir la soirée seul non plus. La solitude, c’est la perdition de l’âme. C’est avoir trop de temps nécessaire pour ruminer, pour se demander mille et une fois si on pourrait changer les choses. Le hasard a décidé de mettre Auden sur ma route. Aussi déterminé l’un de l’autre à ne rien partager de trop personnel si ce n’est une bouteille. « Quelle raison ? » Je pouffe du nez alors que mon regard croise le sien. Aucune raison. Il s’agit d’une soirée comme d’une autre. Deux hommes qui prennent un verre. Les raisons se cachent loin derrière, en rien, il n’est nécessaire de les exposer à la vue de tous. On n’est pas là pour ça.

Mon regard se perd au milieu des gens qui nous entourent. Tous semblent s’amuser, rire d’un rien. Quelques verres me seraient encore nécessaires pour atteindre le moment parfait. Celui où l’on oublie les pensées qui sans cesse reviennent en boucle. Le moment où seul l’instant présent compte. Si chez les Fitzgerald, on tend toujours à boire en société, j’ai depuis longtemps abandonné l’idée de m’imposer une limite. Mon corps tout comme mon esprit à compris le deal. Boire, c’est oublier le temps d’un instant. C’est s’embrumer l’esprit juste le temps nécessaire pour prétendre que la réalité n’est peut-être pas si terrible. C’était devenu un quotidien. C’est ce qui est en train de me coûter ma liberté. « Le mini frigo de ma chambre d’hôtel a une bouteille de vodka. Elle a l’air corsée. » Je devrais refuser. « Tu veux venir l’essayer ? » Ce foutre de tout s’est la seule règle imposé. « Avec plaisir. » J’aurais le temps de regretter, plus tard, dans une autre vie. Celle d’un homme marié.

Je termine mon verre dans un cul-sec et me lève pour suivre Auden. On s’extirpe de la foule. Dehors, la rue est calme, on y respire un peu mieux. Un long soupire s’échappe d’entre mes lèvres alors que mon regard se lève sur le ciel avant de retomber sur la silhouette du brun. Je l’aperçois bien mieux désormais. Grand, le corps fin, la mâchoire saillante. Je me rapproche un peu de lui. Je ne sais pas si c’est les boucles brunes ou son air triste qui me donne envie de le suivre jusqu’au bout de la nuit. « Il faut rendre, cette soirée, bien moins morose. » que je concède. Merci l’alcool et ses effets.

On passe devant un petit stand où un homme d’un certain âge vendait tout genre de snack. « T’es plus sucré ou salé ? » Elle est importante la question, là soudainement. Je m’arrête pour observer l’étalage. Regard dans le vague. L’alcool que j’ai englouti assit se dilue lentement dans le sang. Désinhibe le bourgeois coincé que j’ai toujours été. Ma tête s’agite au rythme de la chanson qui passe à la radio. Une de mes favorites. Mes doigts commencent à battre la mesure alors que le refrain s’entame. Sans réfléchir, je recule de quelques pas, face à Auden. Pris dans la musique, dans mon monde. Loin des soucis. Voilà que j’entame la célèbre chorégraphie. « Cause this is thriller, thriller night. And no ones gonna save you from the beast about strike. » Il n’y a que nous, et le vieil homme. Mon rire se mêle aux paroles de la chanson, alors que je m’agite tel un idiot. « You know it's thriller, thriller night. You're fighting for your life inside a killer, thriller tonight. » La voix qui déraille un peu dans les aiguës, la pirouette que je rate et voilà que je m’écroule presque aux pieds d’Auden. Mon rire qui se mêle aux notes de musique alors qu’il me dévisage tel un fou. « C’est censé être une technique de drague. » Je me redresse et reprends les pas si célèbres. « Avant ça fonctionnait, je juuuure. » Et clairement, l’alcool est devenu maître de mes mouvements. Tout est hilarant. J’en oublie la gêne et la honte. Je me laisse vivre. « Je peux toujours venir essayer ta vodka ? » Ou toi ?

Il a sans doute bu bien plus que moi mais pour ma part je n’ai pas touché à une goutte d’alcool depuis des années alors nous voilà tous les deux au même point : deux âmes saoules en péril déambulant dans les rues de Londres. Toute la tristesse sembe s’être s’en allée, on parle sucré salé et je lui raconte mon rêve d’ouvrir un restaurant. Il entend une musique sur la radio d’un petit vendeur et ne peut s’empêcher d’en entamer la chorégraphie quand moi je suis bien trop hilare pour le suivre dans le moindre de ses mouvements. J’ai dansé sur la même musique devant mon aîné il y a vingt ans de ça mais le contexte était bien différent, l’époque avec. « C’est censé être une technique de drague. » Ses mots ne semble plus rien avoir d’anormal dans ce monde où n’existe plus que nous. On a laissé nos problèmes à la porte, on a oublié tout ce qui devait l’être et la nuit est belle, ce soir, j’aurais voulu en prendre des photos, j’aurais voulu immortaliser le vieux vendeur, j’aurais voulu l’immortaliser lui, Bailey. Il n’est plus l’homme que j’ai rencontré et tel un vieil ami qui aurait observé ses transformations depuis des dizaines d’années, j’en viens à être fier de qui il est devenu. « Avant ça fonctionnait, je juuuure. » Et aujourd’hui tu n’as pas besoin de ça. Ses remarques me font sourire encore un peu plus, j’avais oublié ce que c’était que d’être simplement heureux de vivre l’instant présent. « Je peux toujours venir essayer ta vodka ? » Ce n’est qu’en entendant cette proposition ci que mon sourire atteint ses limites, bien plus grand qu’il ne l’avait jamais été depuis de longs mois. Peu importe ce qu’il adviendra de cette soirée, je sais maintenant que je ne pourrai jamais le regretter.

***

“Tu pourrais être mannequin si tu le voulais.” Je chuchote dans le couloir de l’hôtel menant à ma chambre, la clé ne passe pas dans la serrure ou c’est moi qui vise à côté, je ne sais pas trop. “Tu as le visage bien défini et tes yeux brilleraient devant une caméra, tu sais.” La clé ne rentre sûrement pas dans la serrure parce que je ne regarde que lui, aussi, et que peu à mes forces m’abandonnent parce que je m’en fous, de cette putain de porte de merde. “Cette ligne, là, tu pourrais mettre le monde entier à tes pieds.” Mon index suit la ligne de sa mâchoire, le plus sérieusement du monde. J’ai l’impression de le préparer pour des photos que je voudrais faire, j’ai l’impression d’être en train de travailler et de faire la seule chose que j’aime dans la vie : créer. “Et ton accent, oh, ton accent. Il met déjà le monde entier à tes pieds.” Je fais un pas vers lui, cette fois-ci de nouveau souriant, mais la porte s’ouvre et avec elle je perds le soutien sur lequel j’étais appuyé. J’entre donc dans l’appartement contre mon gré, bien heureux pourtant de pouvoir aussitôt refermer la porte et nous garder quelque peu d’intimité.

La bouteille de vodka est oubliée, la suite de la soirée avec - le début, lui, s’efface déjà de ma mémoire. Je ne peux me focaliser que sur l’instant présent et ce n’est en rien un problème. “Tu sais parler. Tu as attirer l’oeil. Mais tu ne sais pas que tu sais faire tout ça, pas vrai, hm ?” Il a un don et il ne le sait pas, il pourrait être marionnettiste qu’il ne s’en rend pas compte. C’est vers lui que se tournent tous les regards, ou le mien en tout cas, et je jure que cela n’a rien à voir avec l’alcool que j’avais peut être déjà commencé à boire avant d’entrer dans le bar. “Tu sens bon.” Mon nez à quelques centimètres à peine de sa nuque, son parfum est mêlé à l’odeur de Londres sans que ce n’en soit désagréable. Le parfum des hommes tend à me rassurer bien plus qu’autre chose, désormais, bien loin des teintes vanillées de ceux dont j’avais recommencé à prendre habitude. “Et tes cheveux, ils sont beaux et ils sont doux aussi.” Je dis ça parce que j’ai ma main au beau milieu de ces derniers, je dis ça aussi parce que je l’ai ramené un peu plus vers moi, simplement pour m’assurer que ses yeux brillent encore et qu’il sent toujours la même chose, simplement pour laisser glisser un doigt curieux sur ses clavicules qui se devinent sous ses habits. “Tu sais ce que c’est le meilleur dans tout ça ? T’es un millier et un million de fois plus intéressant et plus corsé que la bouteille de vodka du mini frigo.” Ça ne veut sûrement rien dire mais je jure qu’à mes yeux et qu’en l’instant, ça devient le plus beau compliment qui soit. C’est aussi l’ultime raison pour laquelle mes lèvres viennent enfin quérir les siennes, avides de nouvelles sensations.

La honte est une notion totalement étrangère lorsque je me mets à danser sous ses yeux. J’en oublie que notre rencontre date de quelques heures seulement. On a juré de se foutre de tout. Ma danse fait clairement parti de ce besoin de lâcher prise. Et quand un sourire gagne ses lèvres, je comprends que mon ridicule aura au moins servi à quelque chose. Il s’en trouver transformer lorsque des petites rides se forment autour de ses yeux. Son air triste semble s’en voler au gré de mes pas de danse et c’est tout ce qui comptait à cet instant. Se foutre du regard des autres. Vivre pour ça et pleinement.

Si l’alcool avait fini de me désinhiber prouvant que je pouvais être un piètre danseur, il semblerait que ce soit l’air des rues de Londres qui finisse par enivrer l’esprit d’Auden. Il eut le temps de m’observer tant qu’on tournait en rond, en cercle concentrique autour de son hôtel. Il était qu’il expose son avis, semblerait-il alors que l’on remonte le couloir d’un pas quelque peu chancelant. « Tu pourrais être mannequin si tu le voulais. Tu as le visage bien défini et tes yeux brilleraient devant une caméra, tu sais. » Un rire m’échappe tant pour les absurdités qu’il est en train de me servir que pour son manque d’habilité à tenter d’ouvrir la porte en vain. « Cette ligne, là, tu pourrais mettre le monde entier à tes pieds. » Le grain de sa peau contre la mienne me fait frissonner. Mon corps cherche le sien. On se fout de tout, pas vrai ? « Dis pas de bêtises. » « Et ton accent, oh, ton accent. Il met déjà le monde entier à tes pieds. » Il est lancé dans son discours et ce serait idiot de lui couper tant ses paroles semble avoir un effet apaisant.

Je me laisse enivrer par son regard, par ses doigts qui frôle chaque angle de mon visage et ses lèvres qui se rapproche dangereusement. « Tu sais parler. Tu as attiré l’œil. Mais tu ne sais pas que tu sais faire tout ça, pas vrai, hm ? » « Auden… » Tout ne tourne qu’autour de lui désormais, alors qu’il continue son petit manège. « Tu sais ce que c’est le meilleur dans tout ça ? T’es un millier et un million de fois plus intéressant et plus corsé que la bouteille de vodka du mini frigo. » Mon rire vient mourir contre ses lèvres. La sensation est nouvelle. Tout dans ce baiser rappelle l’unique règle de la soirée : se foutre de tout. Au diable les conventions tant la puissance de ses lèvres contre les miennes provoque un flot de sensation enivrante. « Je te donne un bon point pour le beau discours. » que je plaisante alors que déjà, mes baisers viennent se perdre dans son cou. Mes mains qui cherchent à le découvrir plus encore. « La technique est un peu ancienne ceci-dit. » De belles paroles pour attirer. « Tu avais pas besoin de cela pour m’attirer dans ton lit. »

Et c’est là que l’on finira la nuit. Entre les draps à se promettre que l’on oublie tout alors que chaque baiser, chaque effleurement renvoi à l’autre. On se fout de tout tant la recherche du plaisir n’a plus de limite.

Cette nuit-là, je ne l’oublierai pas.