J’ignorais pourquoi je me retrouvais toujours à ce point recouverte de peinture à la minute où les ateliers avec les enfants commençaient. Inévitablement, c’était toujours à refaire, mes t-shirts barbouillés, mes jeans détrempés, même pas le temps de leur passer les boîtes de crayons et les papiers de couleurs que ma silhouette désarticulée s’empêtrait dans les pots dispersés, contre leurs pinceaux imbibés.
Encore heureux, tout le monde ici connaissait ma maladresse légendaire, certains gamins prenant souvent plaisir à faire état de ma propreté allongée, la seconde suivante comme une épée de Damoclès qui me ramenait à l’ordre, finissant tête la première dans un chariot de transport rempli des diverses gouaches. Aujourd’hui pourtant, j’avais tenté d’être dans la sécurité avant tout, attendue plus tard dans la soirée pour un entretien avec le professeur principal de Noah. À sa mention, il avait souligné que les notes de mon fils prenaient doucement de meilleures allures, néanmoins son comportement n’était pas des plus brillants à travers. Pas turbulent en soit, juste vraiment dissipé, la tête dans les nuages, les poussées d’énergie frôlant l’hyperactivité. On avait longtemps justifié ses mood swings en les reliant de près ou de loin aux nombreuses années où il avait été trimballé d’hôpital en clinique, manquant les classes, manquant sa vie de bambin normale au dépit de la maladie qui l’avait terrassée. Mais maintenant alors qu'il était guéri depuis presque deux ans, la situation commençait à poser problème, à amener avec elle différentes questions que je ne me sentais pas particulièrement capable d’affronter en portant des fringues bariolées.
J'ai à passer à l'étage des urgences pour régler les derniers détails avec Isy, lui qui s'est offert de m'accompagner ce soir à l'école à Toowong. Il n'est nulle part, il n'a pas besoin non plus de suivre, mais de le voir s'impliquer dans nos vies ne fait que me rassurer à l'y voir un jour s'y faire une vraie de vrai place. Une enquête menée me guide à l'étage où il devrait être en pause, mais lorsque je l'attrape aux dédales d'un couloir, il me mentionne en avoir encore pour une bonne heure avant de pouvoir partir. Soit, je peux très bien l'attendre en m'installant sur l'une des chaises à proximité, un immense gobelet de café piqué dans la salle des infirmiers comme récompense pour ma patience.
« Ginny, tu te souviens de moi c’est Danika Riley, on s’est déjà rencontrées. » « Oh oui, hey, salut! » ma voix s'empresse et se casse, ma silhouette désarticulée et tachée de peinture se redresse pour lui sourire. Mais oh que je déteste voir ces cernes sur le visage d'une amie de Swann, d'une amie tout court finalement, elle qui m'a toujours donné l'impression d'être si forte et si fière. Quelque chose cloche. « Si tu ne dévoiles pas d'où je l'ai pris je partage la moitié avec toi. » que je suggère, pointant du menton le bon café dans mon verre de carton à moi, celui qui change des machines d'où il sort édulcoré à l'eau presque sale. Son gobelet à elle, vide, trône tristement au sol.
« Je veux bien, je crois que je n’ai jamais bu un café aussi dégueulasse qu’ici, ça ne devrait pas être autorisé. » oh que je sais de quoi elle peut bien parler. Oh que j'en ai bu, des litres et des litres de mauvais café du temps où Noah était ici et hospitalisé. C'est Isaac qui un jour était apparu comme le Messie avec sa carafe d'infirmiers, lui-même qui sans le savoir était devenu mon fournisseur officieux de contrebande avec le temps. « Tu as trouvé où cette merveille ?! » le soupir de soulagement qu'elle laisse échapper avec la première gorgée m'arrache un immense sourire. Elle a l'air tellement épuisée. « J'ai des contacts. » mystérieuse voix, mystérieux ton qui suggère que je ne dévoilerai pas mes sources quand bien même si elle me demande je dirai tout. « Et je l'ai un tout petit peu volé. » comme par exemple que j'ai fini par être assez en confiance pour prendre mes aises dans leur salle du personnel.
Elle se replace sur sa chaise, semble ne pas avoir dormi depuis une vie. Le plastique grince, le métal fait pareil, elle me brise le coeur mais je n'en montre rien. Ce qu'elle a besoin c'est d'aller mieux, pas d'être prise en pitié. « Tu vas bien ? Rien de grave j’espère pour que tu sois ici ? Comment va ton fils ? » « On va bien. » que je réponds doucement, jamais ingrate au point de lui renvoyer la question et de la forcer à m'étaler ses malheurs si elle n'en a pas envie. Jamais je ne forcerai quoi que ce soit et j'espère qu'elle le sait aussi bien que moi. « T'as envie de prendre l'air? » ça lui ferait du bien ça. Ça lui permettrait sûrement de respirer, certainement mieux qu'en restant cloîtrée dans une allée trop climatisée, trop éclairée. « Le jardin intérieur de l'hôpital est tranquille à cette heure-ci. » c'était là où j'allais me cacher, quand Noah n'allait vraiment pas. Mon petit cocon, mon coin secret, mon havre de paix que je partagerai volontiers avec elle si elle le veut bien.
« Je sais pas. Mon père… » elle commence en douceur, sans que jamais je ne sois ingrate au point de la presser. J'ai proposé en totale connaissance de cause, je sais très bien qu'elle n'est pas ici de gaieté de coeur. N'en reste que si elle refuse, que même si elle me chasse, je ne lui en tiendrai jamais rigueur. « Il est en plein traitement. Je.. » elle cherche ses mots et je reste attentive, silencieuse et mutine, à défaut de pouvoir la prendre dans mes bras pour lui apporter un peu de support que j'ai bien trop peur qu'elle voit comme de la pitié quand il ne s'agirait que d'un transfert de force. « Pourquoi pas. Ca me fera du bien. Il ne sort pas tout de suite de toute façon. » et c'est un soupir de soulagement à peine audible qui lui répondra dès lors qu'elle finit par accepter de prendre un peu d'air.
Une pause, ce n'est que de ça dont elle a besoin. Une pause et un remontant, un endroit où elle ne sera pas noyée par les néons et gelée par la climatisation. Où chaque médecin tournant le coin du couloir ne viendra pas avec une épée de Damocles au-dessus de la tête. « Merci je crois que je ne sais même plus depuis combien de temps j’étais assise sur cette chaise. Je n’étais jamais venue ici. » à ses confessions viennent doucement s'ajouter les miennes, bien plus présentes pour lui montrer un voile de support que pour jouer les comparaisons de mauvais goût. « J'y passais le plus clair de mon temps, avant. » je commence, en douceur, l'invitant à s'installer sur le banc, celui qui a été témoin de bien des siestes à demi-mot, de bien des larmes aussi. « Mon fils a été très malade, une bonne partie de son enfance. » et Swann avait d'ailleurs fait un boulot impeccable à venir nous livrer des desserts ici et à tenter d'amener un peu de douceur dans un monde si dur, si difficile à gérer. « C'est ici que je venais quand j'avais besoin de faire une pause, quand tout allait trop vite et trop mal à l'intérieur de l'hôpital. » et à l'intérieur de moi tout court. On n'y est pas dérangés ici, on peut en faire un cocon de sûreté. J'espère qu'elle le ressentira ainsi, c'est mon seul souhait.
« J’ai l’impression de courir après le temps. Que je vais partir cinq minutes et que ça sera cinq minutes que je perdrais, parce qu’il sera mort. » elle sonne le glas, son épée de Damocles qui fait mal tant elle est véritable. Danika arrive en quelques mots à peine à cerner exactement ce qui gruge, ce qui brûle de l'intérieur qui que ce soit au chevet d'un proche. « Il a un cancer des poumons mon père. » parlant de brûler. Le briquet claque et la cigarette grille, elle inspire autant la bouffée de nicotine que l'ironie qui vient avec. « Le pire c’est qu’il n’a quasiment jamais fumé de sa vie. Il me l’avait pas dit. » son rire me fait sourire à peine, lassée pour elle bien plus pour tout le reste. Elle semble si petite calée contre le banc, pourtant elle ne m'a jamais autant donné l'impression d'être aussi forte. « Il le sait depuis des mois et il a rien dit. » il ne l'assumait pas, l'assume-t-il vraiment aujourd'hui?
« Parfois j’ai envie de brûler cet endroit et de ne plus jamais y remettre les pieds. Ca te faisait ça aussi ? » « Tous les jours. »
Le relais qu'elle me donne qui m'occasionne de me replacer un peu mieux sur mon siège, de ravaler autant ma salive que d'inspirer doucement pour la suite. « Noah est né avec une malade héréditaire. Ça venait de mon côté, c'était ma faute. » les détails n'ont plus d'importance, les traitements avec. C'est la base du problème, que ça ait été à cause de moi. Si ma culpabilité peut bien calmer la sienne, au moins on sera deux à se supporter l'une l'autre. « Il méritait absolument pas tout ce qu'il a vécu. » comme son père ne le mérite pas, comme elle-même ne mérite rien de tout ça. « Chaque fois qu'on venait ici, au jardin, c'était comme si on mettait le chrono sur pause. » la cendre de sa cigarette tombe au sol, j'inspire à côté l'air intouché par sa fumée. « C'est lâche, mais ça fait un bien fou. » et parfois c'est même nécessaire, vital.
Je parle à peine de cette époque-là, de comment était Noah il y a de ça bien trop peu d'années pour que j'en sois encore totalement remise. C'est devenu avec le temps les plus pires stigmates que je peux porter, l'épée de Damocles avec laquelle je tente de vivre en me détestant dès que je recommence à y penser, à craindre que tout redevienne comme ça l'était avant. On en sort jamais guéris complètement.
« C’était pas de ta faute.. T’as pas choisi les gênes transmis. » non, bien sûr que non. Mais si j'avais su qu'il y avait ce risque-là de mon côté, si j'avais pris le temps de m'informer, si j'avais connu à quoi il serait exposé, j'aurais pu pallier à un meilleur suivi. Plutôt, j'avais sauté dans l'épreuve les yeux fermés sans jamais penser égoïstement à autre chose qu'à la vie que j'avais dû laisser derrière en Australie pour la reconstruire en Angleterre. « Il est resté combien de temps à l’hopital ? » un soupir bref glisse sur mes lèvres, mes jambes se replacent et j'attrape son regard au vol. « Trois ans. » trop longtemps aurait aussi pu facilement faire office de réponse, pourtant j'en reste aux faits. Trois longues années à sillonner l'aile de la pédiatrie, à tenter de rendre ses journées comme ses nuits plus douces. À espérer aussi, tellement.
« Je suis pas prête à le perdre. J’ai que lui. » qu'elle se confie avec autant de franchise ne me donne qu'envie d'attraper sa main, d'y enlacer mes doigts avec tout le support dont je suis capable. Mais sa bulle lui appartient, et mes paumes se glissent en l'instant sous mes cuisses, m'empêchant de m'immiscer si elle veut garder encore un peu de distance avec le monde réel le temps de reprendre pied. « Pense pas à l'après, c'est pire dans ce temps-là. » le seul conseil que je sais possible pour elle, la seule chose que je sais avoir vu fonctionner pour moi à des dizaines de cruelles reprises. « Pense juste au présent. Chaque seconde que tu peux gratter, c'est ça qui est important. » elle n'a probablement même plus la force de penser à la suite, de toute façon.
Elle est étrange, l'impression que la vie s'est arrêtée une seconde, quand la suivante elle semble se précipiter. Ni Danika ni moi ne l'avons vu venir, ne l'avons voulu non plus. Le temps en suspens fait presque aussi mal que lorsqu'il revient vite et mal, qu'il blesse au passage. Personne n'est prêt pour ce genre d'épreuves et ironiquement, c'est en les vivant qu'on devient plus solide, qu'on arrive à mieux accepter, encaisser. Elle me semble déjà aussi forte que fragile, elle m'apparaît déjà autant solide qu'elle peut être instable. J'ai envie de lui mentir en lui disant que tout ira bien comme j'ai envie de lui dire la vérité en affirmant que non, justement, peu importe comment on s'y prépare et peu importe comment on le vit on en reste marquées pour toujours.
« Il y a quelque chose, quelqu’un qui t’a aidé toi à traverser tout ça ? » « Le temps. » et elle est horrible ma réponse. Elle est incroyablement authentique pourtant, quand c'était la seule variable que j'aimais autant que je la détestais à l'époque. « Celui que je passais avec Noah, je m'assurais de toujours le hisser au rang de souvenir merveilleux. » pour que Noah puisse s'en rappeler comme autre chose que des moments où son petit corps était posé dans un lit d'hôpital trop grand et trop aseptisé pour lui. « Celui juste après quand je me laissais le droit d'avoir mal à mon rythme. » bien sûr que j'ai vu ses larmes, bien sûr que je la laisse les essuyer sans ne broncher d'un seul geste. On vivait la douleur de manière différente, la mienne était à l'époque étouffée dans mes oreillers la nuit ou sous le jet d'eau bouillante de la douche au petit matin.
C'est le temps qui fait mal, mais c'est lui qui aussi aide à cicatriser. Qu'on soit entourés du monde entier ou qu'on soit seuls devant l'adversité, c'est en se laissant la latitude d'avoir mal autant que de chérir les brefs moments qui nous rendent heureux qui fait tout, qui aide beaucoup. « Si tu veux me donner ton numéro, je peux t'envoyer ma liste d'horaires où tu pourras être seule et jamais dérangée. Au jardin. » l'excuse est nullissime mais elle lui dédouanera le besoin d'avoir quelqu'un à qui parler. Il est faible mais il est là, son alibi. Venir seule ici lui fera le plus grand bien.
lalalalalaaaa:
si tu es okay, on peut doucement conclure et voir pour en lancer un dans le présent