Les rôle sont été échangés de la plus douloureuse des façons maintenant qu’elle passe ses journées et ses nuits à dormir alors que je celui qui se réveille au moindre mouvement de sa part ou, justement, lorsqu’elle n’a pas bougé depuis un laps de temps qui me semble bien trop long. Les coups de pieds dans le dos pendant la nuit me manqueraient presque, parce qu’au moins à ce moment là je savais qu’elle allait bien et je savais qu’elle était la même personne que je connais depuis toujours. Ça a toujours été elle que de faire de mes nuits de sommeil une épreuve à part entière et si j’ai passé toute ma vie à m’en plaindre, n’en reste pas moins que je n’aurais voulu changer la chose pour rien au monde.

Je grogne désormais pour elle bien plus que pour moi lorsqu’on sonne à la porte et qu’il est encore trop tôt, que ça ne fait que quelques dizaines de minutes à peine qu’elle a l’air de s’être endormie et qu’elle va devoir tout recommencer à zéro maintenant. Mes yeux se referment contre sa nuque, mes cils glissent contre sa peau sans qu’elle ne se plaigne que ça chatouille. Mes lèvres élisent domicile près de sa clavicule et je n’ajoute rien, me détachant finalement de son corps bouillant pour retrouver le parquet glacé de l’hiver. Pizza joue entre mes jambes, lui au moins est éternellement heureux peu importe ce qu’il se passe. On lui a banni l’accès à la chambre pour qu’il ne vienne pas déranger Ginny, il est enfin heureux d’avoir un peu de compagnie et je le récompense d’une caresse entre les oreilles avant de lui ouvrir la porte du jardin pour qu’il aille se défouler. ll est la seule constante ici.

Ce n’est que plusieurs minutes plus tard que je m’approche de la porte d’entrée pour aller l’ouvrir, m’attendant tant à un livreur perdu qu’à un inconnu tentant de me vendre une isolation complète à un dollar. Autant dire que ma motivation est inexistante et inversement proportionnelle à mon taux de fatigue, ce qui, je vous le jure, est beaucoup. Je redeviens pourtant totalement alerte dès lors que je découvre la silhouette de Matt de l’autre côté de la porte, surpris au possible. Je parie qu’il ne s’attendait pas à ce que ce soit moi qui lui ouvre mais malheureusement pour nous deux, la situation vient déjà de se complexifier. “Ginny n’est pas là, elle - …” L’excuse revient aussitôt, bien entraînée et quasi mécanique. Ginny n’est pas là, elle est avec Noah. Ginny n’est pas là, elle est en ville. Ginny n’est pas là, elle est partie avec des amis. Ginny est là, elle est simplement malade. J’aborde le sujet de sa soeur par habitude, bien conscient que s’il est venu jusqu’ici ce n’est pas pour parler de la pluie et du beau temps et encore moins de moi. Pourtant mes paroles ont été coupées et mon souffle avec lorsque mes yeux se sont naturellement dirigés vers ses mains, où est méticuleusement tenu un carnet de cuir vieilli et abîmé par les années qu’il a connues et traversées. Je déglutis rapidement avant d’ancrer mon regard dans le sien, cette fois ci plus fatigué le moins du monde et prêt à en venir aux mains pour une énième fois. Mes sourcils se froncent et ma mâchoire se crispe, le tout allant de pair avec mon ton bien plus froid. “Qu’est ce que tu veux Matthew ?”

4 mars 2006 : si quelqu'un arrive dans la salle et qu'on se regarde, on dit que // on dit rien Ginny il va foutre le camp /> non faut dire quelque chose je dirai que t'as volé mon pinceau préféré et que tu menaces de le brûler // non mais j'vais vraiment le brûler j'te le dis.
16 19 septembre 2007 : si Sanders nous demande on faisait quoi à la bibliothèque si tard />/ j'vais pas me faire chier à la bibliothèque non plus // non mais SI ça arrive // okay si ça arrive je dirai que je t'aide à apprendre tes noms de peintre en italien parce que ton espagnol est un massacre..
132 décembre 2007 : Thom pensait qu'on s'embrassait mais j'ai dit fait genre qu'il se moquait de moi parce que j'avais des miettes de chocolat sur les joues encore même si j'en avais pas mangé;
30 janvier 2008 : Auden est le meilleur le plus beau le plus fort le plus grand le plus drôle le plus AUDEN ROI DU MOND//> auden arrête de voler mon cahier!!!
31 janvier 2008 : Cooktown c'était parfait et- // c'est moi qui est parfait >> -et on était pas à Cooktown j'étais chez Suzie pour le week-end Suzie a dit qu'elle allait me couvrir sans rien demander si tu lui paies un verre // deux verres et on y retourne à la fin du mois?
1er février 2008 : le dessous du lit, **le placard à gauche, derrière les rideaux, *la fenêtre au-dessus de la cuisine, le lilas au fond du jardin, le rosier DERRIÈRE le garage, ***pas oublier l'échelle devant la haie / 21h15 ils partent 23h46 ils reviennent

Mon coup sur sa porte, la leur, est incertain, la première fois du moins. Les fois d'après, il se veut plus insistant. Il tape et mes jointures avec, ces mêmes jointures qui lui ont éclaté des dents et une mâchoire un nombre incalculable de fois. Je vois sa silhouette passer derrière les carreaux, il fait quinze trucs et quinze autres avant de disparaître d'une ombre à une autre. Mes cheveux plein de mer colle à ma nuque, y'a du sable sur mes mollets, mes espadrilles sont restées dans la voiture, la planche attachée sur le toit et les idées bien loin, ailleurs. Les vagues étaient belles ce matin, elles étaient foutument belles mais j'en ai même pas profité. Je pensais qu'à ça, rien qu'à ça.

“Ginny n’est pas là, elle - …” il ouvre la porte, il daigne me faire savoir sa présence. Et pour une des premières itérations de ma vie, je passe pas une seule seconde à tenter de compter le nombre d'inspirations que je suis capable de ravaler avant de vouloir lui défoncer son sourire de merdeux. Pour la première fois je remarque autre chose que sa gueule de bâtard - des cernes, d'abord, des prunelles qui vacillent ensuite. Il soupire et il est épuisé et je m'inquiète et il parle d'elle, mais elle est pas là qu'il dit alors que c'est même pas elle que je venais voir, même si je ne pense qu'à elle, qu'à eux maintenant.  “Qu’est ce que tu veux Matthew ?”

Ses yeux dérivent et divaguent vers le cahier, leur cahier, encore entre mes paumes. C'est une série de déclics qui ont fait mal mais qui ont fait sens. C'est un carnet qui traînait dans de vieilles boîtes chez Pete, boîtes qu'il a déplacées de chez moi à chez Jill à chez lui, boîtes qu'on a ouvertes la veille et qui m'ont étalé ça en plein sous le nez. Ce que j'ai jamais vu, ce que j'ai jamais voulu voir. Ce qui, y'a même pas quelques semaines encore, me semblait tiré par les cheveux, un affront de plus. Un jeu rien qu'un jeu. Rien qu'une provocation supplémentaire, question de me faire exploser bien comme il faut parce qu'il le pouvait. Parce qu'elle l'y avait autorisé. Un complot presque.

« Ça dure depuis... » je sais même plus ce que je dis, je sais même plus ce que je veux savoir. J'ai la preuve de je sais même pas quoi entre les mains, mais elle est là, elle est fidèle à eux. Elle remonte à tellement loin la base et si on m'a toujours tout caché. On m'a jamais mis au courant de rien. Mais ça, juste là, au creux des pages et des mots et de ses lignes à elle et de ses traits à lui, c'est ce qui enclenche un océan de révélations, de secrets exposés, de réalité qui à mes yeux aurait tout eu d'augmentée. « Tu l'aimes depuis combien de temps, Auden? » une question, une seule, quand j'en ai des dizaines d'autres qui martèlent mes tempes et qui veulent lâchement prendre le relais. Pourtant, enfin je me sais capable d'entendre la réponse à celle-là.

Par habitude, mes yeux se portent sur ses mains, prêts à observer le moindre signe de muscles tendus. Je m’attends à ce qu’il veuille me foutre un coup de poing et hésite entre le visage ou le ventre. On ne sait faire que ça, avec Matthew. On se bat et on se hurle dessus, on ne se comprend pas et on ne cherche pas à le faire. Ce sera à celui qui tentera au mieux de protéger Ginny sans ne jamais y arriver pour finalement mieux faire tout le contraire ; et à ce jeu là je suis heureux de constater qu’il a gagné la manche et toute la partie avec.

Cette fois-ci pourtant il n’y a aucun indice habituel et je reste à jamais interloqué par le carnet qu’il tient entre ses doigts, carnet que je reconnaîtrais entre mille et qui est une boîte de Pandore à lui seul. Je voudrais le lui voler et le retirer de ses empreintes grasses, pleines de sables et/ou de café qui n’auraient jamais dû se faufiler sur la couverture de l’objet. Il est trop tard, pourtant, et je suis désormais prêt à parier qu’il a appris chaque tournure de phrase par coeur. Il n’a que quinze ans de retard, après tout. « Ça dure depuis... » Je devine déjà où il veut en venir mais ne l’aiderai pas. S’il veut une réponse, il doit poser entièrement la question. S’il veut quoi que ce soit venant de moi alors il doit se montrer digne du moindre effort que je pourrais fournir puisque jusque là il ne m’a jamais donné une chance ni même l’ombre d’un doute. C’est donnant donnant et je ne suis pas du genre à lui faire de cadeaux, pas après que ses actions aient eu tant de conséquence sur sa vie à elle que sur la mienne, la nôtre.

« Tu l'aimes depuis combien de temps, Auden? »

La voilà enfin la question. Celle qu’il aurait dû se poser lui même il y a des années déjà, celle qu’il aurait dû oser me poser ensuite, à moi ou à elle. Ça aurait pu l’aider à comprendre beaucoup de choses, j’imagine, lui qui n’est resté que dans son monde étroit de merde. Mes yeux sont remontés dans les siens, ils feignent une force que je n’ai plus pour l’instant, ils font parti d’un tout qui me donne un masque. Je ne réagis même pas, finalement. J’aurais pu et j’aurais dû mais après tout ce temps, cette question aurait dû arriver. Je n’ai simplement jamais prévue la réponse tellement elle me semblait claire et limpide dans mon esprit et mon coeur, tellement elle ne l’a aussi jamais été avec des mots. Je devrais donner une période de temps, une année, une date. Ce devrait être simple, pourtant.

Rien n’a jamais été simple. “Avant la première date du carnet.” Avant la première fois, avant le premier voyage, avant le premier baiser, avant la première blague, avant le premier reproche. “Ça fait quatorze ans, Matt.” Depuis le tout premier jour et cela n’a fait que se confirmer ensuite. Il avait une question et il a désormais une réponse, à lui d’en faire ce qu’il veut désormais. Il peut m’insulter ou me frapper, il peut tenter de l’enlever une fois de plus ; peu importe, il a sûrement déjà usé de toutes les issues possibles. Ça fait quatorze ans qu’il se dresse entre nous comme tant d’autres avec lui. “Qu’est ce que ça change ?” Qu’il ne me sorte pas d’excuses, qu’il ne me dise pas qu’il n’avait rien vu. Ça, ce n’est pas mon problème, pas alors que le bien être de sa soeur a toujours primé sur tout le reste pendant tout ce temps et que cela reste le cas encore aujourd’hui alors que je continue de me dresser devant la porte, décidé à le garder loin d’elle autant de temps que nécessaire.

“Avant la première date du carnet.”
“Ça fait quatorze ans, Matt.”
“Qu’est ce que ça change ?”

Ça change que pendant quatorze ans, ils ont passé le plus clair de leur temps à trouver comment plutôt qu'à se buter comme moi sur le pourquoi.
Ça change que pendant quatorze ans, elle a gardé une immense part de sa vie pour elle parce que jamais, pas une seule fois, elle a eu assez confiance en moi pour me la partager.
Ça change que pendant quatorze ans, ils avaient un monde, ils avaient une vie que j'aurais jamais compris parce que j'ai toujours été bien trop bâtard pour aller voir plus loin que les apparences, que les maudites apparences qui m'éclatent à la gueule aujourd'hui.
Ça change que pendant quatorze ans elle a lutté comme elle a pu pour justifier et cacher et inventer et oser, quand tout ce que j'ai bien pu faire pendant ce temps-là c'est lui foutre des bâtons dans les pattes à chaque situation possible sans même réaliser à quel point.
Ça change que pendant quatorze ans, c'est lui qui voulait son bien, c'est lui qu'elle voulait, pendant que moi comme un idiot je croyais savoir mieux que n'importe qui ce qu'elle voulait.

Il bouge pas et moi non plus. Personne est surpris qu'il ait pas bougé parce que dans les faits, c'est toujours moi qui l'a attaqué le premier. C'est toujours moi qui a donné le premier coup et c'est toujours moi qui est sauté à l'attaque sans en demander plus. Probablement que si j'avais laissé à Auden son tour rien qu'une seule fois plutôt que de lui sauter à la gorge sans prendre en considération la suite, j'aurais su. Pas parce qu'il me l'aurait dit, pas parce qu'il aurait eu besoin de le faire non plus. Mais si j'avais pas été aussi aveugle le plus volontairement du monde, on en serait pas là et elle m'aurait pas coupé de sa vie, sa vie en entier. Quatorze ans c'est la moitié, la putain de moitié, et si j'ai passé une existence en entier à me dire que j'avais échoué à la protéger pendant tout ce temps, c'est lui et c'est juste lui qui a pas failli à la tâche, qui a pris le relais, qui a été là quand je la méritais pas. Je la mériterai jamais autant que lui.
La claque fait aussi mal qu'elle est nécessaire aujourd'hui.

“Ça fait quatorze ans, Matt.”
“Qu’est ce que ça change ?”

« Tout. » que ma voix craque et lâche, lasse. Ma mâchoire se détend au fil de l'expiration aussi douloureuse que salvatrice qui s'en extirpe, et l'instant d'après leur cahier s'échoue par terre quand mes bras passent avec vigueur autour de ses épaules, quand je le ramène dans une étreinte qui y'a une poignée d'années aurait lancé une nouvelle série de coups, une nouvelle salve d'attaques. Aujourd'hui pourtant, c'est pas des menaces de mort que je souffle à son oreille, fatigué mais rassuré, le poids du monde qui part inexorablement de mes épaules quand je réalise que dans toute cette histoire, c'était pas lui le méchant. C'était moi pendant tout ce temps. « Merci. »

J’attends qu’il fasse quelque chose en premier. Un mot, un geste, peu importe. J’ai besoin de savoir à quoi m’attendre et sur quel pied danser tout comme j’ai besoin de savoir s’il compte frapper le haut ou le bas du corps en premier ; puisqu’au final il n’y a jamais de haut ou de bas qui tiennent quand tout ce qu’on sait faire c’est frapper là où on le peut. « Tout. » Pourquoi ? Il n’y a rien de nouveau dans le fait que je l’aime et tout le monde l’a toujours vu là où nous on ne savait que jouer aux aveugles. Lui aussi, a dû le voir. Elle est sa soeur et il la côtoyait quotidiennement, je me suis toujours reposé sur le fait qu’il me détestait tant justement parce que je rodais trop près de celle qui est de son sang. Tout comme moi je déteste ceux qui s’approchent de mes sœurs quand celles qui tournaient autour de Saül avaient aussi le droit à un interrogatoire dans les règles de l’art. Ca ne devrait rien changer et pourtant il affirme le contraire, là où je ne peux plus que le croire parce que jamais il ne s’est montré aussi humain et vulnérable face à moi. Je ne peux pas croire qu’il joue la comédie. Pas cette fois. Plus maintenant.

Je fais un pas pour ramasser le carnet qui tombe au sol et lui en fait un autre, plus rapide, plus assuré aussi. Mes yeux s’écarquillent à peine quand, pour la première fois de notre vie, il se rapproche de moi sans que ce ne soit pour débuter une énième bagarre. Ses bras passent autour de mes épaules sans que ce ne soit pour m’asphyxier, ses mains retombent dans mon dos sans que ce ne soit pour me déplacer une vertèbre. Pour la première fois depuis toujours, je crois qu’il est en train de m’enlacer et si mes yeux s’écarquillent à peine pendant quelques secondes et que mes mains restent suspendues dans le vide, j’en viens à laisser une se poser dans son dos. « Merci. » J’aurais aimé vouloir lui dire merci à toi, sincèrement, mais ce serait lui mentir et je ne veux pas que ça arrive. Je ne veux pas repartir dans des travers alors que j’ai l’impression que quelque chose vient de se débloquer en lui et entre nous et que c’est enfin le moment d’aller de l’avant. Je ne veux pas laisser Ginny avec des pressions supplémentaires compte à ma haine à propos de sa famille et j’ai toujours fait au mieux pour que ça n’arrive pas, même si cela n’a jamais paru aux yeux de qui que ce soit.

Ginny, d’ailleurs, qui reste encore et toujours la seule à laquelle je pense alors qu’il reste pendu à mon cou et que mon corps porte encore les stigmates de nos dernières rencontres, celle de début d’année tout particulièrement. Je n’oublierai pas, jamais, mais pour elle je suis prêt à beaucoup d’efforts et s’il semble vouloir la même chose alors on peut essayer. Pour la première fois depuis quatorze ans, on peut réellement essayer. “Ginny est à l’étage.” Je voudrais savoir si mes soeurs ou mon frère se portaient mal et je sais qu’eux aussi, même sous les mille masques que chacun porte, voudraient que ça se sache. On en a fait un secret et on aurait jamais dû, pas cette fois. Il fait des efforts alors j’en fais aussi, parce que j’imagine que les choses se passent ainsi et même si je ne suis pas celui qui pourra lui rendre autant de son étreinte de si tôt, je suis au moins celui qui peut l’inviter à rentrer. Il est le premier et je me passerai bien de lui en faire part, mais Ginny, elle, comprendra à quel point cela prouve que les choses changent et évoluent. “Elle est un peu fatiguée.” Doux euphémisme que j’aurais pu accompagner de mille conseils pour lui expliquer comment réagir face à elle mais, au milieu de tous ses défauts, je sais que pour ça au moins il saura comment réagir bien mieux sûrement que je n’ai su gérer la chose. Je lui fais confiance.

Je sais plus quoi faire à partir de là. Je sais pas s'il faut en rire, rire qu'on ait pour la première fois de nos vies pas les jointures en sang après s'être dits l'un l'autre plus que deux phrases. Je sais pas si je dois compter les secondes règlementaires de l'étreinte pour que ça fasse du sens, parce que dans les faits rien n'en fait de sens, en ce moment. Je sais pas par où aller quand j'ai passé ma vie à le détester, lui qui a passé la sienne à aimer mon sang et ma chair. Lui qui a tout donné même de ses dents et de ses os pour l'une des seules personnes à qui je donnerais ma vie en un claquement de doigt sans jamais y réfléchir une seule seconde.

Il fait partie de la famille quand j'ai toujours voulu l'en chasser, il a gagné sa place quand je ne lui en ai jamais cédée. Sa main dans mon dos sonne comme un drapeau blanc que je mérite absolument pas mais qu'il lève à mon instar parce qu'il voit bien que je joue pas. Que je joue plus. Il est loin le Matt qui aurait voulu lui crever les yeux quand il regardait sa soeur de trop près, lui qui la regardait fort probablement comme il n'avait jamais regardé qui que ce soit d'autre. Qui aurait passé quatorze années de sa vie à aimer quelqu'un malgré toutes les merdes mises en travers de leur chemin à des milliers de reprises, la grande majorité venant de mes mains à moi? Qui aimait assez quelqu'un pour tout endurer même mes pires coups bas, rien que pour rester dans les parages en ravalant tout le reste?

J'ai des milliers de questions mais je suis fatigué de vouloir savoir ce qu'on ne veut pas me dire de toute façon. Ça leur appartient, ils en ont gagné le droit, la réalisation vient juste mille ans après mais maintenant, je sais que j'ai plus rien à foutre en travers d'eux deux. Je sais qu'ils savent bien mieux se gérer que je ne l'ai jamais démontré. Le reste me va, le reste me soulage presque. La pression de porter le monde à tort sur mes épaules s'en va quand ma silhouette se détache de la sienne. Il a sauvé mon monde et il l'a sauvée elle, il a prouvé sa valeur, il a gagné son ciel.

“Ginny est à l’étage.” leur maison est immense. Les fenêtres sont sur des murs en entier, y'a leur chien qui ronfle comme un viellard dans son coussin en forme de brioche à la cannelle au fond du salon. La cuisine sent le fromage grillé et le pain à l'huile d'olive, une armée de boîtes de thé au gingembre a envahie le comptoir et si j'avais eu de la place dans mon crâne surstimulé pour faire 1 + 1 j'aurais capté ce détail-là en plus du reste. Chaque chose en son temps. “Elle est un peu fatiguée.” comment elle va? Pourquoi est-ce qu'elle dort en plein jour? Pourquoi est-ce qu'elle est un peu fatiguée? C'est quoi un peu? « On la dérange pas pour moi si elle dort. » qu'elle se repose. J'ai rien à dire sur ce qu'elle doit faire et ce qu'il doit faire en échange. C'est qu'un autre moment où il sait bien mieux comment s'occuper d'elle que comment j'y arriverais moi-même. C'est pas de la pitié, c'est pas une façon d'aller chercher des éloges ou d'acheter son pardon, c'est qu'un fait. Un de plus.

« Je sais pas quoi faire à partir de là alors si t'as des grains de café à moudre ou des tasses à laver c'est le moment de me dire. » faut que je m'occupe les mains et faut que je m'occupe tout court. J'ai pas envie de partir comme j'ai pas envie de lui forcer des excuses qui viennent des siècles trop tard.

Chacun revient à sa place initiale et je ne fais aucun commentaire à propos de quoi que ce soit. Il y a fort à parier que je n’en ferai jamais et que je n’en parlerai pas même à qui que ce soit, pas même ma femme. Cela ne regarde désormais plus que nous. Ma main se libère de son dos et ses bras de mes épaules et le seul pas que je fais en arrière ne me sert finalement qu’à le laisser passer et s’engager dans notre jardin pour mieux refermer la porte derrière lui. Il a le droit de rentrer, dans le jardin d’abord et la maison ensuite. Je ne fais aucun commentaire et le laisse me suivre comme si finalement il n’y avait rien de plus naturel. On n’a jamais rien forcé ; ni notre haine, ni ce on-ne-sait-quoi du moment.

« On la dérange pas pour moi si elle dort. » J’inspire aussi douloureusement que muettement parce qu’il pense faire au mieux et si elle avait réellement été un peu fatiguée alors ça aurait été la bonne technique à adopter. Si j’étais franc et transparent avec lui, alors il serait en train de faire la meilleure chose qui soit. Le problème avec Matt, c’est qu’il est toujours le dernier au courant des choses parce qu’il a peu à peu perdu la confiance de tous. Il ne sait pas que Ginny est malade, il sait encore moins qu’elle est une malade enceinte. Et au fond, ça me rend à mon tour malade. C’était déjà le cas avant aujourd’hui mais au moins je pouvais me reposer sur le fait que je le déteste, ce qui ne semble plus être le cas.

« Je sais pas quoi faire à partir de là alors si t'as des grains de café à moudre ou des tasses à laver c'est le moment de me dire. » Il est planté au milieu de la cuisine trop grande pour lui et ses yeux de chien battu ne savent plus où se poser. C’est sûrement à partir de ce moment là que j’aurais dû lui donner quelque chose à faire et trouver une idée lumineuse mais aucune ne me vient. Personne n’était supposé entrer dans la maison et encore moins lui. “Elle a un placard pour aromatiser ses cafés. Et ses thés. Fais toi plaisir.” La caverne d’ali baba que je lui pointe du doigt est semblable à son placard pour les vermicelles mais celle ci reste essentiellement sienne. J’imagine que collectionner la nourriture est quelque chose de famille et qu’il pourrait tant y trouver son bonheur qu’elle le sien. C’est le moment ou jamais pour lui d’en profiter. Les tasses sont lavées dans l’évier, ma manie à moi de toujours vouloir tout garder propre comme si ça allait pouvoir suffir pour ce que notre vie le soit aussi.

En attendant qu’il se décide quoi faire, je ramène une des chaises hautes du comptoir et la déplace en sa direction pour ensuite m’y asseoir. Je déglutis avant d’ajouter, longtemps après avoir cherché des mots mal assurés : “Passe quand même la voir avant de repartir.” Il peut bien prendre le temps qu’il veut mais je sais, j’espère, qu’au fond elle sera heureuse de le revoir. Malgré tout. Elle réussit à tout pardonner à Jillian sans que je ne puisse comprendre pourquoi alors sans doute qu’il pourrait avoir droit au même traitement. “Tu la dérangeras pas, Matt.” Il l’a dérangée bien des fois, sans doute, mais ce ne sera pas le cas aujourd’hui. Je prends le temps de lui préciser, sans doute pour le rassurer alors que justement, il a l’air tout sauf à l’aise. En face, je reste impassible et incapable de savoir comment réagir et entre un sourire fier et arrogant et un autre rassurant, j’opte finalement pour l’absence complète de sourire. “Tu vas bien ?” Il a l’air d’un gars à qui on vient d’annoncer une mort imminente et qui fait au mieux pour rattraper toutes les erreurs d’une vie.

“Elle a un placard pour aromatiser ses cafés. Et ses thés. Fais toi plaisir.” that's my girl. Ou plutôt la sienne, je sais pas, je sais plus. Hochant de la tête, je laisse son coup d'oeil m'autoriser à fouiller pour trouver le dit placard. L'impression de soulagement d'avoir enfin relâché du leste sur le cas de Ginny fait place à un malaise de con que j'ai bien évidemment été le meilleur à entretenir pendant des années. Faut dire que faire la sourde oreille avec lui est devenu un art maîtrisé pendant une décennie. Je sais pas quoi faire, je sais pas quoi dire, je sais surtout pas par où commencer. Les aromates sont dans des contenants tous collés, probablement parce que les doigts de Gin le sont tout le temps peu importe les circonstances. Les vermicelles qui trônent à côté des caramels me semblent être son Graal, elle qui a mangé son premier fairy bread avant même de savoir marcher ni parler. À l'époque, c'était moi qui le lui préparait.

Elle doit ranger selon un code bien à elle. Par couleurs, par formes, par la dernière lettre des marques pour les mettre ensemble en rime. Elle est bizarre ma soeur, elle est aussi la prunelle de mes yeux et c'est vraiment être un imbécile fini que de m'en faire la réflexion quand je viens de passer une bonne minute à me demander ce qui doit goûter pire entre du sirop à la barbe à papa violette ou de la poudre à paillettes qui, je jure, sent le bacon. Elle était pas végétarienne?

“Passe quand même la voir avant de repartir.” la voix d'Auden me rappelle qu'il est là, quand avant j'aurais jamais baissé ma garde au point d'être en mesure de savoir en tout temps à quel endroit exact il était dans une pièce, mais aussi à combien d'expirations il en était pour que je puisse savoir exactement quand cogner pour faire le plus mal. Les temps ont foutument changé en deux secondes et un cahier. “Tu la dérangeras pas, Matt.” je l'ai dérangée toute ma vie. J'ai tout dérangé aussi, accessoirement, j'ai fait que ça déranger, arriver avec une vague de remous qui l'a déracinée, d'indications claires et précises censées organiser son quotidien quand j'ai toujours été trop aveugle pour voir qu'elle savait très bien le faire elle-même. Les vermicelles ne sont qu'un exemple parmi des milliers, quand mes mains s'arrêtent dans l'élan, que j'abandonne l'idée de mettre mon ordre dans le sien. « Finalement c'était pas tant le bordel, dans son placard. » ça l'était, il le sait autant que moi. C'est juste que pour l'une des premières fois dans ma vie, je lui laisse à elle et à elle seule le bénéfice de tout. “Tu vas bien ?” ouais, non lol.

On reconnaît un Matt McGrath qui va foncièrement et définitivement mal quand il parle pas de lui, quand il hurle pas la première blague qui lui vient à l'esprit, quand il parle presque pas, au final. « Non. Mais c'est pas ça le point. » on reconnaît un Matt McGrath qui veut foncièrement et définitivement changer quand il ravale toute sa fierté de merde et tout son ego de bâtard pour finir par demander envers et contre tout : « Qu'est ce que je peux faire? Pour réparer tout ce que j'ai cassé? » il est trop tard, il l'est vraiment. Pourtant, ça aurait pas été moi de pas demander.

Si un jour j’avais su qu’il rentrerait dans ma maison, la première réaction que j’aurais eu aurait été de la piéger de fond en comble pour espérer lui faire le plus de mal possible. Ce n’est ni à prendre au sens figuré, ni même un euphémisme. Nos sentiments l’un pour l’autre n’ont jamais été cachés et ont toujours pris la forme de bagarres et autres coups perdus qui, justement, n’étaient absolument pas perdus. Tout était toujours planifié, du premier regard noir à la sentence finale, dans le ventre ou le dos, lâche au possible.

Au lieu de ça, je me retrouve à m'asseoir sur le plan de travail et à l’observer fouiller dans chacun des tiroirs de la cuisine sans que cela ne me hérisse aucun poil. Mon expression est neutre puisque justement je ne sais même plus quoi penser et si ma haine pour lui est loin d’être oubliée, la rencontre d’aujourd’hui semble prendre le dessus sur tout le reste. J’insiste sur le fait qu’il aille voir sa soeur alors que j’ai toujours été le premier à vouloir la sauvegarder de lui et de tout ce qu’il amenait dans son sillage. Aujourd’hui est vraiment une journée à part et finalement je ne m’en plains absolument pas. Ça a sûrement quelque chose de positif que de ne pas détester chaque personne présente dans une pièce au point de voir rouge.

« Finalement c'était pas tant le bordel, dans son placard. » On sait tous les deux qu’il ment mais je ne le dénoterai pas. Au fond de moi, je n’ai pas envie de mentir un peu plus encore à propos de Ginny, que ce soit pour son état ou celui de son placard à vermicelles qui doit aujourd’hui peu à peu commencer à prendre la poussière. Il a dû le remarquer, ça aussi, au milieu des bocaux trouvés dans différents pays et des saveurs du monde. Je sais qu’il observe comme personne, il ne sait simplement pas en tirer les bonnes conclusions. Il est là, son premier problème, au McGrath, et je ne cesserai jamais de le penser, peu importe à quel point on peut ou non arriver à s’entendre. « Non. Mais c'est pas ça le point. » En effet ça m’importe peu qu’il aille bien ou non et à mes yeux ça ne sera jamais le point. Ca l’est pourtant à ceux de Ginny et ce qui est important pour elle l’est désormais tout autant pour moi, même s’il s’agit de son aîné qui nous a compliqué la vie pendant plus d’une décennie. Je navigue entre les deux membres en lambeaux de la famille McGrath sans que jamais je n’aurais cru cette scène possible.

Il est le premier à changer de sujet et je ne reviendrai pas vers le présent, l’accord est tacite. « Qu'est ce que je peux faire? Pour réparer tout ce que j'ai cassé? » Le rire bref est douloureux puisqu’avec lui me reviennent des flash remontent à plus de dix années en arrière. Il a toujours été là et il continuera de l’être, sauf que ce que je l’ai laissé détruire et mettre à mal quand il n’y avait encore que Ginny et moi ne pourra pas être accepté quand au milieu de nous se trouvera un enfant innocent. “Rien. Tu ne peux pas.” On veut de l’honnêteté, on l’a. Il ne peut pas remplacer ce qui a été détruit ni même racheter ses fautes. C’est trop tard pour ça, beaucoup trop tard. Du haut de l’ilôt central mes yeux cherchent les siens, bien plus pour savoir à quoi m’attendre que pour l’accuser un peu plus encore. “Je lui ferai jamais de mal.” Lui dire que je ne lui en ai jamais fait serait un mensonge, je me garde donc bien de parler du passé. Désormais, seuls présent et futur m’importent. Pour le reste, tout a déjà été joué. “Et elle, c’est une adulte. Elle sait prendre les bonnes décisions.” Elle n’a besoin de personne pour court-circuiter ses plans et ses idées, elle n’en a jamais eu besoin. Il le sait et je suis égoïste au point de remuer encore une fois le couteau dans la plaie, simplement parce que j’en ai la possibilité. “Tu comptes beaucoup pour elle, même si t’es un abruti.” On ne parle pas de Matt, jamais, et pourtant cela semble évident. Je pourrais dire la même chose à Jillian mais pour ce qu’il en est d’elle, je préfère encore la garder aussi loin d’ici que possible. Il y a tant de choses que je voudrais dire à Matt pour enfin profiter de cette accalmie pour lui parler sans avoir à se cogner que finalement je ne sais pas quoi exprimer en premier. “Tu fais partie de la famille.” Pour elle comme pour moi. Même si t’es un abruti.

“Rien. Tu ne peux pas.” je le sais autant que lui, y'a rien qui heurte juste là. D'ordinaire, c'est à ce moment-là, exact, où je lui aurais sauté à la gorge. Où je l'aurais accusé de juste me mettre le poids du monde sur les épaules parce que c'est ce qu'il fait, de renvoyer la faute sur les autres en se disant qu'il est meilleur que tout le monde, qu'il fait pas d'erreurs. Que les erreurs, ce sont nous, pauvres mortels à avoir la chance et le privilège de graviter autour de lui, le roi soleil. Mais y'a rien que je peux faire. Je le sais. Il le sait. Ginny le sait sûrement pas elle, éternellement à vouloir sauver le monde, éternellement à la recherche de solutions. Il a dit qu'elle était fatiguée, il a dit qu'elle dormait, il a dit qu'il fallait que j'aille la voir, avant de partir. Il a dit que je la dérangerais pas.

“Je lui ferai jamais de mal.” et là, juste là, je l'aurais éclaté sa tête sur le comptoir. J'aurais jubilé de voir son sang s'étaler là où le grain du marbre laisse à deviner que ce sont bel et bien deux artistes qui l'ont choisi parce que c'est un mélange de couleurs qui a autant de sens qu'il est décalé, différent. J'aurais jamais cru le moindre de ses mots, j'aurais passé ma vie en entier à chercher les moments où il aurait failli à sa promesse. Ce qui serait devenu ma mission première que de lui foutre mon poing dans la gueule dès qu'il aurait tergiversé. Je ravale même pas durement ma salive. Je lui envoie même pas le mauvais oeil. La seule chose sur laquelle mes poings se referment, c'est sur l'anse de deux tasses de café propres que je subtilise le temps de nous en couler chacun un. Je le crois. Je le crois jusque dans mes os. La machine grince, elle a pas été utilisée depuis longtemps. Elle met du temps à infuser, y'a de la poussière sur le plateau à dépôt, le mousseur à lait est plié dans un sens inégal et le réceptacle à grains moulus est vide. Il est jamais vide quand y'a un ou une McGrath qui habite sous le même toit.

“Et elle, c’est une adulte. Elle sait prendre les bonnes décisions.” mes lèvres se pincent pas, mon coeur manque pas un battement. Mes yeux ne le fuient pas non plus, quand je finis par enclancher la cafétière et laisse chacune des tasses retrouver son dû en maudissant le bruit de la machine qui risque de la réveiller, elle. L'adulte, la femme forte qu'elle est devenue. Celle dont je suis si fier, celle qui a accompli tant pour une vie aussi courte encore, celle que je vais vouloir protéger et sauver toute ma vie, celle qui m'a bien plus protégé et sauvé moi que j'ai pu le faire avec elle au final. Celle qui ne laisse pas traîner le moindre cardigan dans la cuisine, ni dans le hall. Celle qui habituellement a une traînée de couvertures et de coussins et de taches de couleurs qui signifient son sillage, qui montrent son passage. Elle vit en haut, à l'étage?

“Tu comptes beaucoup pour elle, même si t’es un abruti.” et elle compte beaucoup pour moi, surtout parce que je suis un abruti. Elle est le centre de ma vie tout comme l'est Jill, au point où sans elles je suis rien, absolument rien, inutile. “Tu fais partie de la famille.” ses yeux qui tiennent les miens, encore et toujours. Ces yeux qui ne me maudissent pas et les miens qui font pareil. C'est un hochement de tête que j'aurais eu envie de lui renvoyer, parce que les mots qui glisseront sur mes lèvres la seconde suivante n'auraient jamais cru y avoir leur place. Pourtant, c'est l'évidence. Après le chaos et le carnage, après les années à s'haïr et les restes de miettes de violence qui resteront toujours, les mauvaises habitudes ont le dos large. « Toi aussi. » que je statue tout de même, une bonne fois pour tout. Je l'ai détesté et je le détesterai probablement toujours, j'ai été jaloux de lui et de la place que Ginny lui a faite depuis le premier jour. N'en reste que si elle lui fait confiance, que si elle l'aime, que si lui l'aime, les dés sont lancés et ils le sont pour eux de ma main, de mes soins. Aussi dysfonctionnelles notre famille puisse-t-elle être, il a gagné sa place, il l'a pas volée. Il l'a méritée.

La tisane au gingembre.
Le miel à côté.
Les vermicelles poussiéreuses.
Le yaourt au citron, celui qu'elle ne mange que quand elle a des hauts-le-coeur.
La fatigue en plein jour.
La machine à café qui n'a pas servie depuis une vie.
« Elle est enceinte, n'est-ce pas? »

« Toi aussi. »
Merci que disent mes paupières qui se ferment une demie seconde de plus que la normale, enterrant la hache de guerre pour une période indéterminée. Je n’ai pas envie de ramener aucun sujet douloureux sur le tapis et la machine à café est un parfait fond sonore pour justement ne rien dire. Elle attire Pizza, curieux, lui qui a déjà presque un an et qui grandit à vue d’oeil dans cette maison qui est bien plus la sienne que la nôtre. Je serais descendu de l’ilôt pour le caresser entre les oreilles si finalement Matt n’avait pas encore une dernière question à poser.

« Elle est enceinte, n'est-ce pas? »
Ce n’était pas un secret, je ne cherche pas à lui mentir non plus. A peine a-t-il terminé sa question que j’hoche doucement de la tête pour ne laisser aucune place au doute, gardant un sourire en coin, fier et heureux, pour moi. Ce n’est sans doute pas le moment d’exposer ce genre de sentiments alors je lui fais cadeau du bonheur que, dans une autre vie, je ne me serais pas fait prier pour lui étaler sur la figure. Aujourd’hui pourtant, il a encore un goût amer, et cette fois-ci Matt n’y est pour rien. “Elle gère comme une pro.” Elle est forte, comme toujours, mais j’ai l’impression que depuis quelques mois elle l’est encore peu plus que d’habitude. “Les analyses et les traitements, les rendez-vous avec les médecins aussi.” Je laisse volontairement le tableau s’assombrir parce qu’il mérite la vérité pleine et entière. Oui, Ginny est enceinte. Non, tout ne se passe pas comme ça le devrait. Le bébé se porte bien mais tout peut basculer du jour au lendemain et oui, si jamais il se pose la question, j’ai peur. Peur qu’il lui arrive malheur à elle, peur qu’il lui arrive malheur à elle et qu’elle ne s’en remettra pas. “On voulait attendre la fin du premier trimestre pour mettre tout le monde au courant. Sa grossesse n’est pas sans risques.” Il a vécu toutes les analyses avec Noah de bien plus près que moi encore alors je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails. Il sait quel malheur elle a pu transmettre génétiquement tout comme il sait tout ce que cela implique, que ce soit pour l’enfant ou pour elle. Égoïstement pourtant, je ressens le besoin d’en parler à quelqu’un et cela tombe sur un Matt qui semble déjà peiner à faire face à ses propres problèmes. Après tout on est supposés être une famille et dans une famille, il n’y a pas de secrets. “Elle se repose parce qu’elle est tombée malade pendant notre dernier voyage. Ils vont bien, tous les deux, mais elle a besoin de temps pour s’en remettre.” Je demande sa patience et sa délicatesse, je demande à ce qu’il continue dans cette voie de la rédemption qui semble si bien lui aller au teint, selon moi en tout cas. Que je le veuille ou non il reste son frère et à sa place, j’aurais aimé tout savoir, même ce qui ne fait pas plaisir à entendre - surtout ce qui ne fait pas plaisir à entendre. “Maintenant tu sais tout.” Et mes yeux n’ont jamais quitté les siens, alertes à la moindre réaction de sa part, qu’elle soit bonne ou mauvaise, pire ou atroce. “C’est un petit garçon.” Cette fois-ci, il sait vraiment tout, dans les moindres détails. Et cette fois-ci, je n’arrive pas à cacher un faible sourire bienveillant.

“Elle gère comme une pro.”
“Les analyses et les traitements, les rendez-vous avec les médecins aussi.”
“On voulait attendre la fin du premier trimestre pour mettre tout le monde au courant. Sa grossesse n’est pas sans risques.”
“Elle se repose parce qu’elle est tombée malade pendant notre dernier voyage. Ils vont bien, tous les deux, mais elle a besoin de temps pour s’en remettre.”
“Maintenant tu sais tout.”
“C’est un petit garçon.”

Je passe par toutes les fucking émotions possibles au fur et à mesure de ses mots. Pas une fois je ne quitte ses yeux des miens par contre. Aussi étonnant que ça puisse paraître il arrive à me calmer sans même essayer Auden. Probablement qu'il a l'habitude des McGrath qui vivent à cent à l'heure dans leur tête mais qui laissent rien transparaître ou peu sur leur présence, leur prestance. Il est loin d'ailleurs, mon port de fils prodige qui l'a jamais vraiment été au fil de ses confessions qui n'en ont pas l'air mais qui en sont, clairement. Il se confie le gars et moi je l'écoute, et c'est le monde à l'envers et on vient d'entrer dans un putain de vortex de Twilight Zone et elle a été malade durant un de leurs voyages et ils sont partis en voyage je savais pas et là elle se repose et calme-toi Matt, une information à la fois.

Okay, du coup j'inspire, et je décortique.

Elle gère comme une pro. Comme elle a toujours géré. Quel imbécile d'aveugle j'ai pu être de croire qu'elle serait pas capable de gérer autant à l'époque qu'aujourd'hui. De l'entendre de la bouche du Williams rend ça aussi clair qu'évident. Elle a toujours mieux géré que nous tous. C'est moi qui ai jamais voulu le croire.

Les analyses et les traitements, les rendez-vous avec les médecins aussi. Oh, oh oh, oh oh oh. C'est là où ça va pas, c'est là où son ton a pris une note plus grave, c'est là où mes membres ont tous eu envie de se secouer les uns les autres. Mais où j'ai rattrapé le carnage comme j'ai pu en pressant mes paumes sur le granit de leur comptoir d'artistes qui vendent fréquemment des toiles à 16 000 balles chaque semaine.

On voulait attendre la fin du premier trimestre pour mettre tout le monde au courant. Sa grossesse n’est pas sans risques. Noah, Noah et la maladie dont elle est porteuse et qui lui a sans doute forcé à passer une batterie de tests encore et toujours. Quel bordel et quelle connerie, quel goût âpre de fer dans ma bouche aussi.

Elle se repose parce qu’elle est tombée malade pendant notre dernier voyage. Ils vont bien, tous les deux, mais elle a besoin de temps pour s’en remettre. Du temps, donc. Du temps et il aurait très bien pu jamais me le dire. Il aurait très bien pu gérer le tout comme il le fait là, lui qui a la même consonance de peur dans ses prunelles que j'ai, à l'instant. On est pareil, pendant une fraction de seconde. On la veut forte et on la sait solide, mais on la connaît Gin. On sait qu'elle peut craquer en un claquement de doigt et que paradoxalement, ce n'est que ça qui peut la rendre plus solide. Pendant une fraction de seconde, on a aussi peur pour elle qu'on en est fiers.

Maintenant tu sais tout. De sa bouche, en plus. J'ai jamais rien su, de personne et certainement pas de lui. Le vortex et la Twilight Zone, tout ça, c'est tout ce qu'au final j'avais besoin.

C’est un petit garçon. À son sourire s'ajoute le mien. Il est épuisé, il est vidé, mais il a espoir. C'est suffisant pour me conforter dans l'idée déjà bien implantée dans ma tête. Ils iront bien maintenant qu'ils s'ont l'un l'autre.

« On pensait que Lily était enceinte, pendant la quarantaine. » je sais pas d'où ça sort. Ce besoin de tout lui dire de mon côté. J'imagine que c'est parce que pour une fois dans ma vie, en sachant tout sur ce qui se passe en temps réel, j'arrive à avoir le calme et la distance possible pour assimiler, pour être étrangement rassuré. « Elle l'était pas. » quand y'a aucun autre aspect de ma vie où je suis rassuré en ce moment, et certainement pas celui qui concerne ma femme. « Elle a couché avec Ezra. » la ligne du temps est décalée, toutes les informations sont éparses et diluées. Il est le seul qui l'entend de ma bouche, il est le seul à qui je l'ai dit même si la Terre en entier semble le savoir bien plus et bien mieux que moi. La roue tourne et apparemment, ma silhouette avec.

Je fais pas le con à lui dire de garder ça pour lui, il peut bien faire ce qu'il veut de cette information comme il peut faire comme s'il ne l'avait jamais entendue. À confession donnée j'y ai ajouté les miennes et maintenant je lui fais dos, à chercher une nouvelle tasse, à chercher un nouveau but dans cette cuisine et dans la vie, sûrement. « Tu penses que je peux lui faire un autre thé que son foutu gingembre et miel? J'suis blasé pour elle. Les fleurs dans le jardin elles se mangent? » son diplôme en McGrath l'aidera sûrement à lire entre les lignes, à savoir que je fais juste brainstormer à une vitesse folle dans le seul et unique objectif d'aller voir ma soeur sous peu. De lui donner tout ce qu'il me reste de forces, tout ce qu'il me reste tout court.

Il y aura sûrement toujours des barrières d’érigées en sa présence mais elles n’ont jamais été aussi minces et faibles qu’aujourd’hui. Elles existent bien plus pour Ginny que pour moi même alors que je n’ai vraisemblablement plus rien à perdre. On s’est balancés toutes les merdes et tous les coups de poings du monde et de ce côté là il n’y a plus rien de nouveau. De l’autre, par contre, quand il s’agit de parler d’elle sans se détester ou d’évoquer un futur où on a toujours son sacro saint accord pour rester ensemble ; là il y a tout de nouveau, tout à construire. J’ose laisser paraître ma voix fatiguée de celui qui n’aura pourtant jamais le droit de l’être autant que sa femme et lui il passe par toutes les émotions et toutes les couleurs au fur et à mesure de mon discours. Je n’en tire aucune conclusion et le juge encore moins, lui qui vit en quelques dizaines de secondes ce qui a mis trois mois pour se dérouler entre nous. On a eu des jours et des semaines pour encaisser, à deux. Lui il est tout seul, pris dans le mode accéléré d’un jeu vidéo qu’il ne pensait sûrement même pas avoir débuté.

La partie qu’il continue, le niveau d’après, prouve bien qu’il n’est plus le Matt que je pensais connaître dans le temps. Au milieu du dédale de nos vies, j’en viens à me demander s’il ne mériterait pas une seconde chance pleine et entière. Une par décennie, le ratio me semble correct. Saül aura le droit à la sienne. Matt la mérite aussi, derrière son regard voilé et sa mâchoire serrée. Ses dents ne brillent pas derrière son sourire de merde puisqu’il n’en a justement aucun. « On pensait que Lily était enceinte, pendant la quarantaine. » Les informations sont lentes à arriver à mon cerveau, parce que ça serait mentir que de dire que j’avais retenu le prénom de sa femme - et j’ai retenu qu’il était désormais marié seulement parce qu’on a participé à la même émission. Lily, je note. L’enfant, je note. Penser j’accepte, aussi difficilement que douloureusement. La suite est facile à deviner et je ne connais que trop bien la palette d’émotions par laquelle il a dû passer puisqu’on la connu en début d’année nous aussi. « Elle l'était pas. » C’est au tour de ma mâchoire de se serrer un peu plus encore et mes yeux de s’assurer que les siens tiennent le coup. Pour mille et une raisons, il n’a pas intérêt de flancher maintenant. Je voudrais lui dire qu’ils ont encore du temps, je voudrais lui dire que tout peut changer en un claquement de doigts et je voudrais lui dire qu’il ferait un bon père, cet imbécile qui semble à peine sortir de l’enfance. Les mots restent coincés dans ma gorge mais je les pense sincèrement, ils sont la raison pour laquelle je me moque nullement de sa situation. « Elle a couché avec Ezra. » Tout ce que je ravale à ce moment précis ne sont qu’insultes à l’égard du Beauregard. Je n’ai rien suivie de leur stupide amitié mais je pensais que justement, ils étaient amis. Il y a eu Londres et il y a eu tout, mais il y avait aussi tout le avant qui les liait plus que jamais. Ezra aurait eu le consentement du McGrath là où je n’osais même pas en rêver. Pour une tromperie aussi, j’aurais pu donner une seconde chance. Pour une tromperie surtout, je n’aurais jamais pardonné. Et pour tout ça, refaire la plastique de l’homme en question aurait été une condition sine qua non. Surtout Ezra. Malgré tout ce qu’on s’est dit et pardonné, cela n’aurait rien changé dans ce cas de figure précis. “Tu l’aimes ?” Il s’en moque de savoir qu’à sa place j’aurais cassé la gueule d’Ezra, il s’en moque de savoir que j’aurais jamais pu faire confiance à nouveau et que pourtant, s’il avait été question de Ginny, j’aurais pas été capable de la voir s’envoler. Il s’en moque parce qu’il n’est pas moi et qu’il ne veut sûrement pas l’être. Il s’en moque parce qu’à ses yeux je suis sûrement encore celui qui a détruit la vie de sa cadette. Tout ce qui compte c’est de savoir ce qu’il pense encore d’elle puisque c’est la seule chose qui va pouvoir conditionner son futur, ou le leur. J’imagine pourtant que s’il s’est osé à parler d’enfant, la réponse reste évidente, malgré les déconvenues.

Il se retourne et la discussion prend fin. Ginny aurait fait pareil et je reconnais bien là leur façon de faire, à cette famille brisée. « Tu penses que je peux lui faire un autre thé que son foutu gingembre et miel? J'suis blasé pour elle. Les fleurs dans le jardin elles se mangent? » Il y a un sourire qu’il ne verra pas, il y a un regard désolé qu’il aurait détesté. “La cuisine est à toi. Noah mange les fleurs du jardin en tout cas, quand il a peur de mourir de faim.” Je fais un pas vers lui et un second, ma main s'appose sur son épaule pendant une seconde ou deux à peine. Je ne pourrai pas poser de mots là dessus mais je sais qu’il comprendra le gouffre entre ce geste aujourd’hui et ceux d’avant, là où à l’époque j’aurais profité qu’il ait son attention de détournée pour lui éclater les dents sur le comptoir de marbre et lui déboîter l’épaule en frappant dans le creux que je sens finalement à peine sous mes doigts à l’instant. L’instant suivant, c’est en direction de Pizza couché dans un coin que je me détourne, lui qui surveille toute la scène sans un mot depuis le début. Accroupi près de lui, dos à Matt, j’ai définitivement abandonné l’idée de garder un œil sur lui. “On a une chambre de libre si tu veux rester.” Pour être près de Ginny, pour voir Noah un peu plus, pour être ailleurs. Pour avoir un accès privilégié à la plage, pour tout ce qu’il veut. Ce soir ou plusieurs, je ne le précise pas. Il n’y a pas de règles. “Elle lui a proposé d’être parrain.” Il en fait ce qu’il veut, il annonce la nouvelle à sa soeur s’il veut. Il sait autant que moi comment elle pourrait réagir alors je lui laisse prendre la décision.

Les mots filent et défilent et ils font foutument mal si vous me demandez. Je sais juste pas s'ils font plus mal à être dits qu'à être entendus, mais rendu à ce niveau-là, la jauge elle en a plus rien à foutre que ça pique, que ça brûle ou que ça décime des villages.

“Tu l’aimes ?”
« Comme un fou. » comme un con.

Le pire là-dedans, c'est que j'aimais encore plus ce qu'on était devenus à deux. Il l'a pas posé cette question-là et je lui en veux pas bien sûr que non, qu'il en ait posé une de question de toute façon. J'aimais les conneries qu'on s'inventaient du lever au coucher, j'aimais les blagues qui faisaient rire que nous. J'aimais le cocon qu'on avait créé qui me donnait l'impression que ouais, justement, y'avait juste nous. J'ai jamais eu ça, avec personne. Jamais été inclus au point où les coups d'oeil étaient pour moi et pas pour quelqu'un à qui on tente de faire savoir un truc que non, oh non, putain de Matt McGrath doit pas savoir ça. On l'avait Lily et moi - et là, on l'a plus.

“La cuisine est à toi. Noah mange les fleurs du jardin en tout cas, quand il a peur de mourir de faim.” je l'entends bouger derrière moi et fais 1 + 1 quand j'entends leur chien s'approcher, gratter le parquet de ses griffes trop longues. Y'a le coupe-griffes des chats dans mon portefeuille, je suis devenu pas mal avec le temps. Je leur proposerai une manucure canine s'ils veulent, pour par que l'immense canapé que je vois en angle dans le salon finisse aussi démoli que tous les autres pauvres divans qui ont été mis sur le chemin de Ginny. « Je lui en prépare une pour quand il reviendra de l'école, alors. » il est pas là le bonhomme, alors je me fierai aux plants dans le jardin qui sont dégarnis, ceux qu'il a sûrement rendus chauves d'un geste vif et bref pour lui faire son propre p'tit mélange de fortune. “On a une chambre de libre si tu veux rester.” « C'est sympa. Merci. » mes pas ralentissent, entre la cuisine et la terrasse, le temps de souffler ce qui n'est pas un oui, mais certainement pas un non. J'ai appris à vivre à la minute quand de base je vivais au jour le jour avant tout ça et avant elle. À la minute c'est mieux, à la minute ça m'évite de me projeter pour finir encore une fois avec un coup du revers et quarante autres de couteaux dans le dos. On relativise.

L'eau bouille, la théière siffle, les tasses sont alignées. Je lui ai pas demandé s'il en veut une, je lui en fais juste au cas où il voulait. Plus y'a de portions plus je dois calculer les ingrédients, et plus je compte moins je pense. “Elle lui a proposé d’être parrain.” fuck. C'était une part de coquelicot pour combien de lavande déjà? « Il va toujours être là, hen? » c'est le père de Noah, c'est sûr qu'il sera toujours là. Auden le sait ironiquement autant que moi et on fera jamais rien contre, on a pas le droit. Puis entre vous et moi avec tout ce que j'ai bien pu faire par le passé pour le garder loin de nous le Beauregard, n'en reste qu'il est toujours revenu. Aujourd'hui il a un ticket d'or et la parfaite recette gagnante, il a raflé les honneurs avec ma femme et la sienne et il en sort gagnant sur tous les fronts. Certains diront que c'est le karma, et ceux-là je me ferai un plaisir de les défoncer jusqu'à ce qu'ils se demandent paradoxalement ce qu'ils ont fait pour mériter ça. On relativise, je disais, n'est-ce pas?

« Prêt. » le thé, pour elle. Et moi aussi, je suis prêt, accessoirement. Lui, il l'est? À ce qu'on monte la voir ensemble. J'ai compris, j'ai accepté, j'ai assimilé. Ils sont une équipe et ils aiment autant ce qu'ils sont devenus que j'aimais ce que j'avais avec Lily. Ça se compare pas mais dammit je compare. Si ça fait mal c'est normal, tout blesse de toute manière.

« Comme un fou. » Avec cette réponse je pourrais lui faire un parallèle et lui raconter toute l’histoire qui me lie à sa soeur, pour la première fois, mais jamais je n’exposerai Ginny et toute sa vie simplement pour le rassurer lui. A mon tour c’est moi qui l’aime comme un fou, peu importe le nombre d’erreurs que j’ai pu commettre au fil des années, mais même si je n’ai plus envie de tuer Matt présentement, ce n’est pas pour autant qu’il pourrait égaler sa soeur un jour. Si son couple est moindrement solide et si à son tour elle l’aime autant que lui, alors ils n’auront pas de soucis à se faire. De ce que je sais, pour eux au moins, personne ne souhaite voir leur tête au bout d’un pic et c’est un avantage considérable que nous n’avons jamais eu de notre côté.

Il prépare à boire à son neveu et garde la possibilité de dormir sur le canapé sous le coude et ça me suffit amplement. Je ne demande pas à ce que tout change du jour au lendemain, bien loin de là, et je suis déjà bien assez heureux qu’on avance pas à pas. « Il va toujours être là, hen? » C’est une question que je n’aurais jamais cru voir arriver, surtout pas dix ans plus tôt. Je le voyais (l’espérer) déjà repartir aussi vite qu’il était arrivé, le Beauregard. Je le voyais s’amouracher d’une gamine et s’en lasser, parce qu’à son âge c’est ce qui arrive, parce que Ginny n’était pas pour lui et que je l’aimais déjà bien trop pour qu’un autre s’immisce. Mais j’ai laissé faire et j’ai laissé coulé, je lui ai donné des sourires et lui ai enlevé les baisers ; c’est vers lui qu’elle a transposé les siens. De là, il n’est plus jamais repartie. A sa manière, il a toujours été là, que je le veuille ou non. “Ouais.” J’avance, amer, quand bien même sa question ne nécessitait aucune sorte de réponse. Même si lui aussi a évolué, il fait partie de la liste infini de noms auxquels je ne pardonnerai jamais leurs fautes, encore moins lorsqu’elles sont aussi immenses que les siennes.

Il a les tasses dans les mains et je lui les laisses, parce que je devine déjà qu’il a besoin de se sentir utile sur tous les fronts et si cela passe par ça, alors je ne m’y opposerai pas. « Prêt. » Je hoche la tête et étend mon bras pour lui montrer le chemin à suivre jusqu’aux escaliers. Il peut passer en premier parce que c’est lui, c’est juste lui, et je sais qu’il a toujours voulu le meilleur pour elle. Moi à ses côtés, je m’assure qu’il ne retombe pas dans ses travers et après avoir toqué doucement à la porte, je l’ouvre avec tout autant de soin pour ne pas la surprendre. J’en oublie bien vite la présence du brun pour venir me reposer au dessus de la jeune femme. “Matt est là” J’avance doucement avec un sourire rassurant au coin des lèvres ; lèvres que je pose sur son front la seconde qui suit. Ma main retrouve la sienne, mon pouce en caresse le dos. “Tout va bien. Il t’a fait du thé.” Matt est là et tout va bien, pour la première fois depuis toujours.