C'est dans sa main que vient se glisser la mienne, instinctivement. Mes doigts trouvent les siens en une fraction de seconde, s'imposent entre les phalanges et les tremblements, la laisse me triturer la peau comme elle se triturait celle au creux de ses paumes bien trop sollicitées pour que tout aille bien.

Elle est postée devant la couveuse Jill, elle respire à peine. Son teint est blanc, livide, ses yeux dérivent et divaguent, rien ne fait de sens. Son souffle reprend parfois un rythme normal, avant de s'accélérer pour mieux se taire l'instant d'après. Elle est glacée, ma soeur, son épiderme en entier qui me semble avoir été en proie à la climatisation dans l'hôpital au point où même moi, gelée en tout temps, j'en dénote la différence.

Je me hisse sur la pointe des pieds pour laisser mes lèvres embrasser son front avec toute la douceur et tout le calme dont je suis capable. Elle ne va pas bien. Elle cache quelque chose, elle a le poids du monde sur ses épaules, son dos est voûté, sa poitrine peine à être soulagée. Je sais exactement où elle est dans sa tête, je sais exactement ce que ce regard vers les siens veut dire, ce que ses silences dénotent. Je sais parfaitement ce qu'elle vit pour avoir ressenti exactement la même chose, le même vide, à la naissance de Noah.

L'impression d'avoir été aspirée dans un vortex, l'impression de n'est plus la même, l'impression d'avoir tout gâché pour quelqu'un qui n'a même pas l'air réel, n'a même pas l'air vrai. Elle panique mais elle n'avancera rien, elle est perdue et jamais je ne lui pointerai la bonne destination à prendre, la réponse lui appartient. Pourtant quand ma main se resserre contre la sienne un peu plus, ce n'est qu'une promesse supplémentaire que je l'accompagnerai sur tout le chemin vers la destination finale.


@jill mcgrath-fitzgerald

Elle est sortie de la chambre à la seconde où Tracy s’est remise à pleurer. Elle n’arrête pas, et Jill n’arrive pas à le supporter. La prendre contre elle ne change absolument rien. C’est même pire. Elle a l’impression que Tracy pleure encore plus quand Jill est à ses côtés. Alors elle a fuit dès que Bailey lui en a donné l’occasion, dès qu’il a dit qu’elle pouvait aller voir son fils dans la couveuse. Lui il est calme, tellement serein. Elle pose ses yeux sur lui et c’est tout ce qu’elle fait. Elle ne s’approchera pas de lui, elle ne le touchera pas non plus. C’est trop compliqué. Elle ne ressent plus rien, elle est seule avec elle même. Seule avec tout ce qui se passe dans sa tête.

Une main glisse dans la sienne et le même frisson parcourt son échine. Elle ressent tout ce qu’il se passe à l’extérieur pour éviter de se pencher sur ce qu’il se passe à l’intérieur. Elle ne pleurera pas, elle n’a pas de larmes à faire couler. Elle a juste des questions, pourquoi elle n’aime pas ce petit être autant que Bailey ? Autant qu’il le mérite. Elle a envie de partir très loin, mais sa soeur la maintient en place. Jill serre sa main, bien trop. Elle pourrait presque sentir ses phalanges craquer sous ses doigts. Elle ferme les yeux et elle se tourne vers Ginny qui pose un baiser sur son front.

Sa tête tourne mais elle ne bouge pas. Ses pieds sont ancrés dans le sol, ses yeux sur ce petit bébé qui bouge à peine. Elle pourrait dire un tas de choses à sa soeur, mais elle passerait pour un monstre. Elle n’a pas le droit d’être une mauvaise mère et de décevoir tout le monde. Elle ne peut pas décevoir Bailey. Il est parfait lui, il sait tout faire, et il les aime plus que sa propre vie. Elle le sent que leurs réactions diffèrent, et qu’elle le perd au fil des minutes. “C’est ton filleule. Il a eu des problèmes pour respirer.” Et c’est de sa faute, tout est de sa faute.

Elle frissonne, je le sens jusque dans mes os. Et elle est si crève-coeur, cette impression de revivre avec elle chaque pas, chacun d'entre eux que j'ai dû affronter seule y'a des années. Je n'en ai jamais voulu à personne, si justement personne ne l'a vu. On est passés maîtres dans l'art de porter des masques dans la famille, les plus immuables d'entre tous. On ravale et on cache, on joue les héros quand à l'intérieur on n'est que ramassis de fissures, de cassures et de démons. C'est beaucoup plus facile de mentir aux autres et de se mentir à soi-même en clamant haut et fort que ça va, que ça ira. C'est beaucoup plus facile que d'avouer ses défaites, aussi nombreuses et aussi horribles soient-elles.

Jill veut parler, mais rien ne sort. Ma main resserre la sienne de toutes mes forces, au point où j'en entendrais ses doigts craquer que je ne la lâcherais pas plus. “C’est ton filleule. Il a eu des problèmes pour respirer.” elle désigne vaguement sa silhouette, mes yeux y dérivent égoïstement une seconde, pour revenir bien plus affligés attraper les siens au vol. J'ai une vie pour connaître Bowie, j'ai une vie pour apprendre pourquoi il a eu de la difficulté à respirer. J'ai une vie pour lui montrer la vie justement, pour tout lui apprendre, pour l'aimer plus qu'il ne le réalisera jamais.

Pourtant, dans l'instant, la scène en entier me paraît obsolète tant le monde qui tourne a fini de le faire pour nous deux. Je voudrais lui dire que tout ira bien mais je n'oserai jamais lui mentir, pas aujourd'hui et certainement pas pour ça. Je reconnais la lueur dans son regard qui justement dit clairement que rien ne fait sens, que rien n'est comme elle le pense. Tant de barrières et tant de barricades, tant de blocages et tant de carnage. Je voudrais lui demander comment elle va mais j'ai bien trop peur de la réponse, je voudrais lui dire qu'elle peut se confier, qu'elle peut tout affirmer avec moi, que je ne la jugerai jamais. Pourtant, il n'y a que peu de chances qu'elle me croit, pourtant, il n'y a que peu de chances qu'elle me fasse confiance quand elle semble ne même plus avoir confiance en elle.

« Je comprends. Comment tu te sens ce moment, je le comprends parfaitement. » pour une fois, une seule et tragique fois dans nos vies, je sais exactement ce qu'elle ressent.

Jill est devant la couveuse, elle attend. Elle ne sait pas depuis combien de temps elle est là. Elle n’a pas compté les heures, elle n’a pas non plus levé les yeux sur l’horloge qui est pourtant juste au dessus d’elle. Elle est seule et c’est mieux pour le moment, elle ne sait pas qui elle est capable de supporter. C’est terrifiant ce changement d’état, elle est passée de celle qui fait des plans avec Bailey, à toujours chercher un contact physique, à celle qui reste de son côté et qui ne veut plus être touchée par personne pour le moment. Elle le sait que Bailey doit être perturbé, il doit avoir du mal à la suivre et pourtant il ne montre rien du tout. Il est fort pour eux, il va faire tourner sa vie autour des enfants, et c’est tout ce dont elle avait peur Jill. Toutes les pires choses qu’elle pouvait s’imaginer arrivent alors qu’elle n’a accouché qu’il y a très peu de temps.

La main de Ginny s’est glissée dans la sienne, et elle ne l’a pas repoussé. Au contraire, elle la serre bien trop fort et sa soeur lui rend cette étreinte. Elle respire un peu mieux et elle ferme les yeux, elle arrête d’essayer de reconnaitre ce bébé qui se trouve juste devant elle. Qui était dans son ventre il y a quelques heures encore. Elle essaie de parler mais rien ne sort. Elle essaie de montrer qu’elle va bien même si c’est tout le contraire. Ginny n’est pas dupe, elle sait. Elle sait parce qu’elles arrivent toujours à voir ce qui se passe dans la tête de l’une et de l’autre. Elles auraient pu en profiter depuis des années de cette proximité possible. Elles en ont gâché des années, et Jill ne veut plus que ça arrive.

Ginny parle et Jill soupire, un soupire remplit de rage et de tristesse. Toutes les émotions qu’elle est capable de ressentir en ce moment. “J’ai pas le droit de me sentir comme ça.” Elle n’a pas le droit de redevenir la Jill d’avant, même si elle en meurt d’envie. “Je peux pas leur faire subir ça.”

C'est la culpabilité qui fait le plus mal. Celle que j'entends teinter chacun des mots qu'elle avance à demie-voix, son “J’ai pas le droit de me sentir comme ça.” me brisant presque autant le coeur que le “Je peux pas leur faire subir ça.” qui suit.

Une infirmière passe derrière nous, entre dans la couveuse. Elle s'occupe de l'un et l'autre, les yeux de ma soeur eux, restent vissés sur un point flou à l'horizon que je suis persuadée qu'elle ne voit même pas. Rien dans la scène n'a de particulier et de douteux, personne nous voyant de proche comme de loin ne pourrait réaliser à quel point elle est brisée de l'intérieur. À quel point ce qui vient de se passer l'a démolie, elle qui ne se sent pas à la hauteur et qui refusera tout ce que je pourrai lui dire ou tenter de lui démontrer qui lui prouverait le contraire.

« Personne d'autre que toi peut décider de ce que t'as le droit de ressentir ou pas. » les rôles sont interchangés. Il y a une poignée de mois, c'était elle qui me dédiait un discours similaire, alors que mes sentiments pour Auden étaient une fois de plus difficiles à ravaler malgré un relation et un bébé engendré avec un autre. La scène est différente mais la moral en est similaire. « Ils ne subissent rien du tout. » ma voix murmure, secret caché et confirmation qu'elle a le temps de tout réaliser. Ils viennent à peine de naître, Bailey s'est jeté corps et âme à leur sécurité, et elle est essoufflée. Elle devrait se recentrer et elle doit absolument se retrouver. Elle qui a toujours vécu sa vie à cent à l'heure sans jamais s'arrêter, c'est bien évidemment qu'elle doit apprendre à recalibrer sa vie désormais sans avoir le moindre repère, sans avoir la moindre autorisation à aller plus vite et plus fort. « De quoi est-ce que tu as besoin, maintenant? » dans ma voix, il n'y a aucune presse, il n'y a aucun jugement. Peu importe ce qu'elle demandera de suite je ferai tout pour le lui offrir.

Elle essaie quand elle est face à tout le monde. Elle arrive à garder ce sourire de façade et à respirer normalement. Tout est beau en façade, elle est la plus heureuse du monde. Elle a besoin de sortir de là le plus rapidement possible. Personne ne voit qu’elle n’a pas pris son traitement depuis l’accouchement, rien est bizarre pour les médecins jusque là. Ils n’ont pas de problème de santé particuliers en dehors de la maladie de Jill qui est traitée, alors personne ne s’inquiète. Les gens qui ne la connaissent pas vraiment ne s’inquiètent pas, ceux qui la connaissent savent que quelque chose ne va pas et que tout est en train de s’écrouler de tous les côtés. Elle essaie de formuler ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent, mais elle n’y arrive pas vraiment. Elle ne sait pas si les paroles de sa soeur l’aident ou la font se sentir encore plus mal qu’elle ne l’était déjà. Elle pince les lèvres, elle ne devrait pas être aussi égoïste Jill, et pourtant, elle ne pense qu’à elle. “J’arrive pas à les porter.” Elle tente d’énumérer tout ce qu’elle est incapable de faire. Tout ce qu’elle devrait aimer faire et qu’elle déteste. “Je peux pas les entendre hurler.” C’est les premières choses qui lui viennent à l’esprit. “J’ai juste envie de m’éloigner.” Le constat est terrible, et il n’y a que Ginny qui sera au courant.

De quoi elle a besoin ? Elle réfléchit rapidement, ou elle essaie. Elle serre les dents parce qu’elle a vraiment l’impression d’être la pire personne sur cette planète. “De retourner en arrière.” Parce que Bailey ne mérite pas de vivre ça, les bébés non plus. Aucune personne ici ne mérite de vivre ça. Elle sait qu’elle est en train de gâcher leurs vies à tous à cause de ses états d’âmes. Mais elle ne peut pas faire autrement, là, elle ne sait pas faire semblant.

“J’arrive pas à les porter.” le monde entier qui semble affaisser ses épaules, l'Univers qui tourne trop vite et trop mal pour elle. J'hoche de la tête pour lui montrer que chacun des mots qu'elle articule sont entendus, et strictement pour ça. Ce n'est pas à moi de lui dire comment elle doit se sentir, c'est encore moins à moi de lui dire que ce qu'elle avance est la bonne ou la mauvaise réponse. Il n'y en a pas, de bonne ou de mauvaise façon de faire, et si je sais que le tout va bien plus creux que ça, je me rattache autant à ses doigts dans les miens qu'à l'idée qu'elle est encore sous le choc de l'accouchement et que demain, déjà, tout ira bien.

“Je peux pas les entendre hurler.” mais rien ne va. Rien n'ira demain, rien n'ira les jours d'après. Je connais bien trop les démons qui passent de son regard à sa voix pour me voiler la face à ce point. Et pourtant, je préfère mille fois qu'elle dise tout, même si son discours me ramène dix ans et une infinité de traumatismes en arrière. Même si tout ça veut simplement dire qu'on arrive jamais, toutes les deux, à être pleinement heureuses quand il nous manque des cartes pour l'être. Ses réactions ne m'inquiètent égoïstement pas pour ma propre grossesse tant je suis persuadée que malgré les malheurs, avec Auden à mes côtés tout ira bien. Mais de la voir ainsi ne fait que me ramener à Isaac, me ramener à Ezra aussi. Elle va mal à un niveau où je m'en veux de ne jamais l'avoir vue ainsi.

“J’ai juste envie de m’éloigner.” elle va le faire. Elle va vouloir partir, un matin elle s'en ira. Peu importe ce qu'elle peut dire et peu importe ce qu'elle peut promettre pour adoucir les coeurs et pour ne pas inquiéter Bailey, je le sais dès lors que ce n'est qu'une question de temps avant qu'elle ait besoin d'air. Qu'elle en ait encore plus besoin que maintenant. Ce qui m'effraie dans la scène, c'est qu'elle n'ait pas assez confiance ce jour-là pour me dire qu'elle s'en ira, qu'elle n'ose pas m'en parler de peur que je ne sois pas assez forte pour l'entendre.

De quoi a-t-elle besoin, donc? “De retourner en arrière.” les mots tombent comme le plus horrible des couperets, elle en a peur mais elle les affirme. Et dans toute sa vulnérabilité, c'est maintenant mon bras qui passe autour de ses épaules pour la ramener à moi. Sa visage se noie dans ma nuque et mes paumes la rapprochent au possible. Une seconde une seule avant que je chuchote à son oreille. « T'as qu'un mot à dire si tu veux une pause. Je m'occupe des autres et de tout si tu veux t'éloigner pour quelques jours. » me détestant de lui imposant un temps, une durée finale, j'ose au moins lui offrir un semblant de porte de sortie en attendant de pouvoir faire mieux.

Les mots sortent sans qu’elle n’y réfléchisse, elle soupire et elle ne parle pas fort. Il n’y a que sa soeur qui peut entendre. Personne ne sait, personne ne doit savoir. Elle ne veut pas passer pour un monstre, et n’importe quelle personne censée lui dirait que c’est un monstre d’égoïsme. Mais elle n’est pas comme ça Ginny, elle la soutient dans n’importe quelle situation et elle se demande comment c’est possible d’être entourée de gens si compréhensifs. Ils devraient la bouger, ils devraient lui faire comprendre qu’elle fait des erreurs et qu’elle va les enchainer sans s’arrêter pendant un long moment. Elle risque de faire tous les mauvais choix Jill, et pour le moment tout le monde la laisse faire. Elle s’engouffre dans sa tête avec tous ses démons. Ils ne l’ont jamais vraiment quitté, elle les a juste laissé dans un coin de sa tête.

Elle ne dit rien Ginny, elle ne fait que resserrer son étreinte autour de ses doigts. Les phalanges craquent, les voix grincent et les soupirs sont emplis de tristesse. Comment elle va tenir, alors qu’elle a juste envie de revenir sur toutes les décisions qu’elle a prise il y a des mois de ça. Elle ne voulait pas décevoir Bailey, ni personne d’autre. Elle voulait vraiment avoir le droit à tout ça, à cette vie parfaite que tout le monde veut. Mais il faut croire qu’elle n’est pas faite pour ça la McGrath, qu’est ce qui est vraiment fait pour elle alors ?

Ginny la prend dans ses bras et resserre son étreinte autour de son cou pour la serrer contre elle. Elle l’accepte celui là de contact, pour un temps. Juste pour les quelques minutes de répit qu’elles auront toutes les deux. Les mots de Ginny lui brisent le coeur, et c’est uniquement à ce moment là où une larme roule sur sa joue. Elle partira un jour, elle le sait au fond d’elle, même si elle n’arrive pas à s’en rendre compte, Ginny l’a déjà compris elle. “T’as pas besoin de cette pression là.” C’est son problème à elle, ses enfants. Et pourtant, Ginny est toujours là pour tout.

Jamais ma soeur ne me laisse la serrer dans mes bras aussi fort, et aussi longtemps. Elle se dégage toujours rapidement, animal sauvage qui est apprivoisée une seconde pour ne plus l'être pendant de longues minutes ensuite. Je ne m'en froisserais pas, qu'elle se dégage. Je ne lui tiendrais rigueur d'absolument rien en l'instant si j'ai seulement la simple et unique confirmation qu'elle a entendu. Qu'elle sait que peu importe quand, je serai là pour sauver le reste pendant tout le temps dont elle en aura besoin.

Elle va partir, je sais qu'elle va le vouloir. À sa place à l'époque, je rêvais de m'enfuir à chaque seconde qu'on m'offrait sur un plateau d'argent qui goûtait les remords et les regrets. Ce n'est qu'une question de jours, d'heures même avant que ses jambes ne la démangent, avant qu'elle ait besoin de mettre de la distance entre le monde entier et elle. “T’as pas besoin de cette pression là.” « Toi non plus. » ce n'est pas à elle de me protéger et ce n'est pas moi qui suis à deux doigts de craquer en ce moment. Ce n'est pas moi qui tremble, ce n'est pas moi qui fuis son regard et ce n'est certainement pas moi qui ait envie de retourner en arrière quand pour une des premières fois de ma vie, je suis exactement là où je dois être.

Jill par contre, veut être ailleurs. Elle veut partir et elle ne s'en donne pas le droit, elle veut partir et elle est terrifiée de le vouloir autant que de le faire. « T'as pas besoin de me dire quand tu le feras.  » sa vie, ses secrets, sa façon de les gérer, ou de ne pas les gérer du tout. « Mais lorsque ça arrivera je te promets que je ferai tout pour m'occuper d'eux et de lui en attendant que tu sois capable de revenir. » la promesse n'a pas besoin d'être faite tant elle est obsolète, pourtant de me l'entendre dire me rassure un peu sur la liberté qu'elle peut désormais s'attribuer. Si elle a besoin de fuir, qu'elle fuit. On sera toujours là pour l'accueillir lorsqu'elle s'en sertira la force de revenir.

Jill a l’impression d’avoir arrêté de respirer depuis des jours. Elle n’aime pas être là, debout sans rien faire. Elle ne bouge pas, elle parle à peine et elle est incapable de s’occuper de ses bébés. Ginny ne la juge pas, elle ne le fait jamais. Comment elle n’a pas vu avant qu’elles se complètaient si bien et qu’elles étaient bien plus semblable qu’on ne peut l’imaginer ? Elle se souvient de l’état de Ginny après avoir eu Noah. Et la petite McGrath était elle bien plus forte que Jill ne l’est en ce moment. “C’est pas censé être le rôle d’une mère ?” Elle a les larmes aux yeux, elle se tourne vers sa petite soeur et croise son regard pour la première fois depuis de longues minutes. Elle devrait se mettre cette pression naturellement, elle devrait déjà les aimer bien plus que sa propre vie.

Elle sait qu’elle finira par partir. Elle a déjà envie de s’enfuir le plus loin possible. Elle veut de son ancienne vie, elle veut fuir cet hôpital à la vitesse de l’éclair. Elle pourrait partir sans se retourner si Bailey ne la retenait pas dans cette famille. Elle l’aime, et ça ne changera sûrement jamais. Elle le sait. Il y a ce truc qui les ramène toujours l’un vers l’autre, et, quoi qu’il se passe, elle finira toujours par revenir vers lui. “Et si j’en étais jamais capable ?” Elle murmure à l’oreille de sa soeur alors qu’elle a glissé dans ses bras et qu’elle laisse son front se reposer sur son épaule. Elle est épuisée, et elle a envie de rester là pendant des heures, à essayer d’oublier tout ce qu’il s’est passé. Peut-être qu’elle ne voudra jamais revenir, qu’elle finira par trouver sa vie ailleurs. Et elle sait que ça détruirait Bailey, ça détruirait toute une famille. Est ce qu’elle a vraiment le droit de faire ça ?

“Et si j’en étais jamais capable ?” la question me fait mal, probablement autant qu'elle doit lui faire mal à elle. Être mère ne vient pas avec un formulaire, ni avec une marche à suivre. Être mère ne vient pas avec une liste d'étapes précises et de règles à garder en tête. On prend pour acquis que l'instinct se développe à la seconde où on a un bébé entre les bras, qu'il s'enclenche même à la seconde où on apprend la grossesse. Qu'il reste et qu'il se solidifie un peu plus et un peu mieux au fil des années. Aujourd'hui n'est pas le moment où elle se sent prête à l'être, aujourd'hui reste une journée haute en émotions de toute manière.

C'est ce qu'on dira, aux autres.

C'est ce qu'on dira à la Terre entière s'il le faut. C'est ce qu'on sortira sans la moindre honte, sans la moindre gêne à la seconde, si les gens lui demandent comment elle se sent, désormais nouvellement et doublement mère. J'inventerai un océan de mensonges pour justifier qu'elle a le regard aussi fermé devant la couveuse, je raconterai toutes les histoires qui me viennent en tête pour justifier pourquoi je console ses bébés quand elle n'arrive pas à se consoler elle-même. On prétextera que c'est la faute de la fatigue, l'épuisement, les nuits blanches. Les excuses faciles et traîtres, les excuses lâches qui ironiquement nous donneront un peu de courage pour la suite.

En attendant, mes lèvres trouvent une dernière fois son front, ma main serre la sienne. Peut-être bien que ces excuses-là seront ce à quoi on se rattachera, elle et moi, en attendant d'y voir plus clair. Ou plutôt, en attendant d'assumer véritablement voir. Je sais que rien ne va, elle le sait aussi. peu importe les promesses qu'on a pu se faire toutes les deux, mentir ne sert à rien. C'est le début de la fin.