"T'as quoi dans ta putain de veste ?" Je crie déjà dans son oreille, agacé qu'il continue de me cacher autant de choses après toutes ces années, comme s'il n'avait toujours pas confiance en moi. Je l'ai vu paniquer au moment de la fouille et je sais très bien que ce n'est pas parce qu'il est pudique ou des putains de conneries dans le même genre. Je sais qu'il caché quelque chose tout comme je sais que s'il ne me l'a pas dit c'est qu'il sait que cela ne me plaira pas - Auden à jamais le petit frère, même dans les moments comme celui ci lorsque nous sommes supposés faire front commun. Pour une fois dans notre vie, on était supposés être alliés et comme toujours, j'ai l'impression qu'il est encore le premier à me planter un couteau dans le dos.

J'avance à sa suite au milieu de l'endroit bondé, ces inconnus qui ne bougent même pas sur le passage du Peintre et de l'Homme d'Affaire c'est à dire le genre de duo que le commun des mortels ne côtoie pour ainsi dire jamais. Une main reste posée sur l'épaule de mon aîné, tant pour tenter de l'arrêter dans sa course folle que pour le garder à proximité. Je déteste déjà cet endroit et je le détesterais encore plus si j'étais seul. Je sais bien tout ce à quoi je peux succomber mais, contre toutes attentes, ce n'est toujours pas ce dont j'ai envie. Ce n'est qu'un moyen d'oublier pour quelques heures, une nuit entière toute au plus mais je sais sans doute bien que personne que cela ne pourra jamais rien réparer, surtout pas alors que la faute vient d'en face. "Saül. Arrête putain. Parle moi. S'il te plaît. Il ne reste désormais plus que toi. Mes yeux retrouvent les siens, aussi suppliants que fatigués.

« T'as quoi dans ta putain de veste ? » « Avance. » Le chemin est encombré, fastidieux, la foule trop dense et le bruit assourdissant. Bien que la file soit largement dépassée, le corridor dans lequel s'enfoncent les deux frères ne fait que confirmer à Saül combien il préfère le plein air aux endroits clos. Les promesses de plein air se sont envolées depuis longtemps. Désormais, l'aîné n'évolue plus que dans les méandres des boîtes de nuit et dans les sous-sols pleins à craquer de gens louches. Plus de poker, jamais, même si parfois l'envie lui retourne le cerveau. Il n'a plus personne avec qui gagner. Même l'air se fait rare, quand les gens qu'ils croisent les empêchent d'avancer toujours plus avant dans la boîte de nuit. Saül a la main fermée sur un sachet, dans sa poche. Le même genre qu'il échangeait avec sa française favorite, la propriétaire des clefs de son ailleurs. Tout est balayé du revers de la main depuis un moment déjà.

La frénésie se calme un peu à mesure que les deux italiens rejoignent un coin plus isolé - mieux fréquenté, aussi - de la boîte. D'ici, la vue est belle. « Saül. Arrête putain. Parle moi. » Ils ont l'air aussi épuisés l'un que l'autre, sous les néons. La lumière accentuent leurs traits tirés. « Va t'asseoir, d'accord ? Je vais nous chercher à boire. » L'instant d'après, Saül est parti commander deux cocktails, qu'il renverse en partie sur un type ivre en revenant là où il a laissé son petit frère. Ils sont assez éloignés du monde pour que les regards indiscrets ne se perdent pas de leur côté et c'est tant mieux. L'instant d'après, Saül siffle une gorgée de sa boisson. « Tu vas me faire le plaisir de boire un peu. Je ne te laisserai pas te dessécher. » Ils ont assez perdu de temps comme cela. Quand il s'est assis, Saül tâte de nouveau les poches de sa veste. « Si tu commences à râler, je me casse d'ici. », qu'il menace. Il n'aura nul part où aller, de toute façon, et Saül sait bien lui-même qu'il ne sortira pas d'ici sans son petit frère. Ils font la pair, maintenant que le monde leur a tourné le dos.

Le sachet de poudre entre les doigts, Saül jette un regard circulaire du côté où se trouvent les autres clients de la boîte. « Le public est occupé. Assieds-toi, on commence tout juste la nuit. » Saül a déjà sorti sa carte bleue, l'air concentré, quand le sachet s'ouvre entre ses doigts.

« Avance. » Ta gueule.

Ce ne sont que des yeux noirs qui se posent sur mon aîné qui ne m’accorde toujours aucune considération, quelle que soit l’année et quel que soit le contexte. Il trace son chemin en bousculant tout le monde, il va là où il n’a plus sa place depuis bien longtemps - qu’est ce qu’on fait ici, même, au milieu de toutes ces personnes qu’on déteste tant ? « Va t'asseoir, d'accord ? Je vais nous chercher à boire. » Il passe pour l’adulte là où je ne suis supposé que lui obéir sans jamais rien dire ni me plaindre. Assis toi Auden, ferme la Auden, j’étais plus amoureux que toi Auden, t’as pas de raison de tirer cette tête Auden. Ta gueule Saül.

« Tu vas me faire le plaisir de boire un peu. Je ne te laisserai pas te dessécher. » “J’ai pas besoin de toi pour savoir quoi faire.” Pourtant le verre n’a pas le temps de se poser sur la table sale que mes mains l’attrapent déjà, mes lèvres se posant contre le rebord la seconde d’après. Je me moque de ce qu’il a choisit et tant que ça contient de l’alcool c’est tout ce dont j’ai (nous avons) besoin.

« Si tu commences à râler, je me casse d'ici. » Je râlerai et il ne se cassera pas. Parce que je ne sais pas faire autre chose que de me plaindre, surtout maintenant, et parce que lui n’a nulle part où aller si ce n’est sur mon canapé que j’ai gracieusement décidé de lui céder quand tout a commencé à devenir invivable. “Ta gueule.” Ce n’est pas râler que de lui demander de se taire, c’est simplement une habitude entre nous. Certains se disent bonjour, nous, à défaut de passer de bonnes journées, on se parle comme ça.

Finalement, une fois le verre déjà à moitié vidé et mon esprit embrumé par l’alcool que j’ai perdu l’habitude d’ingérer, mes yeux se reposent entre ses mains qu’il agite. “Tu l’as déjà fait ?” Je ne lui demande pas ce que c’est. Je n’ai pas besoin d’explications supplémentaires. J’ai vu et j’ai compris - et lui, c’est le gars le moins discret du monde quand nous, on est devenu le duo qui justement n’en a plus rien à foutre du reste du monde. La famille, il ne finit toujours par ne rester que ça, aussi affreuse puisse-t-elle être. “Combien de temps ça dure ? Dans combien de temps je peux en reprendre ?” Je ne veux pas me sentir vivre, je n’en veux plus.

« J’ai pas besoin de toi pour savoir quoi faire. » L'aîné hausse les épaules, ultime marque de résignation. Bien sûr que si, Auden a besoin de Saül pour savoir quoi faire. C'est évident. Ils traversent cette espèce d'épreuve de la vie ensemble. Il n'a de toute façon pas besoin de parler de sa douleur, Saül, quand il sait que son cadet en vit une similaire. Les regards sont suffisants. L'absence de mots aussi. Les frères sont secrets comme des tombeaux.

Il y a longtemps que Saül n'a pas vu Auden boire. C'est étrange, comme vision. Comme un immense retour en arrière, comme lorsque les deux frères courraient les fêtes dans l'été italien avant l'an 2000. Ce soir, ils sont infiniment plus éreintés par la vie et pourtant infiniment plus jeunes - pour quelques heures seulement. Le soleil se lève en même temps que les problèmes reviennent. Saül est de toute façon bien décidé à faire de sa vie une jolie nuit sans trop d'étoiles. « Ta gueule. » « Santé à toi aussi. » Lui a déjà les mains encombrées d'un sachet de poudre blanche. La rasade prise par Auden a plutôt un air de raz-de-marée et l'aîné le rejoint bientôt dans sa noyade.

« Tu l’as déjà fait ? »
« Avec elle. » S'en souvenir retourne un couteau savamment enfoncé dans une plaie déjà ouverte par le temps. « Seul, de temps en temps. » Et c'était terrible, la dernière fois qu'il a essayé tout seul. Terrible, larmoyant. D'habitude, Saül se sent comme un roi. Avec elle, il se sentait comme un dieu. Sa dernière prise en solitaire ne l'a fait se sentir que comme un petit seigneur épuisé.
« Combien de temps ça dure ? Dans combien de temps je peux en reprendre ? » Les mêmes questions que Saül, il y a une vie de ça.
« Tu auras vite des effets. Ça va durer une heure. Ne manque pas ton bal, Cendrillon. »

A peine a-t-il fini de couper que Saül a déjà le nez dans les lignes - gauche, droite. Juste comme elle lui a appris. La sensation chimique passe toujours assez mal. Cette poudre là est moins bonne que celle qui se trouvait dans la veste de Jack. Cette première fois là était sensationnelle. Saül ne peut même plus en toucher du doigt le souvenir, désormais. Tout s'est évaporé. L'index de l'italien passe et repasse sous son nez. La boisson aide à faire passer les picotements qui colonisent toute la peau de son visage. « Je te jure qu'avec ça tu vas passer une bonne nuit. » Elles sont de pire en pire, en fait, celles de Saül. Plus il en prend, moins il en ressent les effets. Les lignes destinées à Auden sont encore plus parfaites que celles déjà consommées. Elle avait le chic pour les préparer pour lui, malgré ses regards exaspérés. « Elles sont rares, hein. Les bonnes nuits. » Celle-ci sera parfaite. Loin de tout, et surtout de ce qu'ils n'ont plus.

« Avec elle. » On débute le jeu de celui qui ravalera le plus difficilement sa valise à l’écoute de ses souvenirs désormais bien plus douloureux que tout autre chose. A une autre époque j’aurais été le premier à lui en vouloir d’avoir pris de la drogue mais aujourd’hui c’est bien le cadet de mes soucis, tant qu’on peut profiter des effets tant à long et court terme de la chose. Mes remords à propos de la chose se sont perdus une décennie auparavant, alors que je n’en ai plus rien à faire de la nouvelle. « Seul, de temps en temps. » Je l’ignorais. “Depuis quand ?” Si remords il doit y avoir, c’est de ne pas avoir vu ni su ce que mon frère traversait. J’aurais dû être là tant pour lui que contre lui, à lui rappeler à quel point il est le plus stupide de tous les aînés que la Terre ait pu porter. Pourtant, il est trop tard pour ce genre de choses maintenant. Plus rien n’a d’importance.

« Tu auras vite des effets. Ça va durer une heure. Ne manque pas ton bal, Cendrillon. » J’esquisse un sourire. Le bal importe peu désormais que le prince charmant, ce foutu branquignol, a foutu le camp. Ma haine contre ce dernier (ou cette dernière, plutôt) arrive à me tirer un temps de mes pensées alors que mes yeux livides n’observent désormais plus que mon frère qui enchaîne les lignes les unes après les autres comme si de rien n’était. Il se moque de la foule, il se moque de l’illégalité, il se moque de tout.

Tant mieux, moi aussi. On n’a plus rien à perdre.
Saül continue de penser que j’ai encore besoin d’arguments pour me lancer à mon tour et il ne cesse de jacasser. Il pense qu’on est de retour des années en arrière et qu’il devait me faire découvrir la vie. Ce temps là est pourtant révolu depuis bien longtemps. « Je te jure qu'avec ça tu vas passer une bonne nuit. » Est ce qu’il y en a encore, des nuits ? Autre chose que le lever et le coucher du soleil, je veux dire. « Elles sont rares, hein. Les bonnes nuits. “Arrête de pleurnicher.” On le fait en silence, dans la famille, on ne montre pas ce qu’on ressent et surtout pas quand cela relève d’émotions comme celle-ci. Tout ce qu’on sait faire c’est se crier les uns sur les autres et se plaindre entre nous ; jamais on ne parle d’histoire de coeur et surtout pas quand on est pas les héros de l’histoire. Entre frères, tout est pire encore.

A mon tour de suivre le chemin déjà tracé par le plus vieux alors que je bois une nouvelle gorgée du verre pour enchaîner avec la ligne de poudre blanche pas trop mal étalée. Je sais faire la même chose avec la peinture et avant, je le faisais aussi avec la drogue. Après tout, on dit bien que le temps est voué à se répéter et c’est la raison pour laquelle je recommence la même chose que lui, sur la table sale du coin VIP. La carte bleue de Saül devient mienne, mes narines abîmées sont semblables aux siennes, tout comme le sont mes reniflements et la tête que je ne cesse de pencher en arrière par simple habitude. “Après ça, y’a quoi de plus fort ?” Ça suffira pas. On le sait tous les deux. Pas besoin d’en attendre les premiers effets.