C’est une bonne journée.

Je l’ai déterminé dans le sourire que m’a adressé Jill alors qu’elle m’a rejoint sur la terrasse pour un café partagé rien qu’à deux. À la lueur du levé de soleil, j’ai retrouvé un brin d’espièglerie dans son regard. Je l’ai ressenti lorsque j’ai vu Jill prendre Bowie dans ses bras et que notre petit garçon s'est instantanément apaisé au contact de sa maman. Je l’ai savouré quand les enfants ont décidé de faire une sieste de plus de quatre heures ensemble, nous laissant tout le loisir de déjeuner en tête à tête, de discuter même un peu. Ce n’était rien de profond, c’était futile, mais le temps d’une sieste, nous n’étions plus des parents, mais simplement Bailey et Jill. Et j’ai réalisé, que cela faisait une semaine, déjà, que nous étions rentrés à la maison. Jill reste l’ombre d’elle-même. Elle est trop souvent triste, elle a perdu son éclat, mais parfois, le temps d’une fraction de seconde, j’ai l’impression de retrouver celle qui a capturé mon cœur il y a cela une dizaine d’années. Elle est là, perdue, entremêlée dans ses émotions, dans cette dépression qui revient trop souvent voler l’éclat dans ses yeux.

Mais aujourd’hui est une bonne journée.

Je me charge du bain, y passe une heure de trop pour Bowie tant, le petit bonhomme semble heureux comme un petit poisson dans sa baignoire. Je prends le temps avec lui, un peu. Petit garçon si discret comparé à sa sœur. Une semaine de vie et déjà on pourrait dessiner des différences dans leur caractère. Si singulier, mais si fusionnel. Impossible d’endormir Tracy seule, elle hurlera jusqu’à ce que son frère soit posé à ses côtés. Parfois, je m’amuse à les imaginer dans quelques années, une petite demoiselle qui ressemble fortement à Jill et qui protégera son frère coûte que coûte.

Tout se déroulait bien lorsque je viens me glisser de mon côté du lit. Mais c’était trop beau pour être vrai. Je n’ai pas le temps de m’assoupir que déjà des pleurs se font entendre de l’autre côté du couloir. Jill ne bouge pas et je comprends que je dois aller voir.

Trois heures plus tard… Tracy pleure encore. Elle a entraîné Bowie avec elle, il y a de cela plus d’une heure et demie.

C’était une bonne journée…

@jill mcgrath-fitzgerald

La journée n’était pas mauvaise. Les deux petits ont été particulièrement calme et Jill a continué d’essayer. Elle le fait depuis une semaine. Elle se force. Elle les prend plus facilement, elle sait faire un biberon et changer une couche. Mais elle fait tout ça comme si elle était un robot. Une âme en dehors de son corps depuis la naissance des bébés. Elle discute avec Bailey, le contact devient un peu plus facile même si elle a beaucoup de mal à accepter d’être trop proche de lui. Le changement est radical, et elle sent que Bailey cherche sa place auprès d’elle autant qu’elle cherche sa place entre lui et les jumeaux. C’est un papa poule surprotecteur, il est parfait, et elle a l’impression qu’elle ne sera jamais à la hauteur. Il sait tout faire instinctivement, elle ne sait pas comment c’est possible.

La nuit arrive et Jill finit par aller s’allonger dans le lit. En espérant que la nuit se passe aussi bien que la journée. Bailey la rejoint et elle somnole quand un des deux se met à hurler à plein poumon. Elle ne bouge pas d’un centimètre. Elle regarde de l’autre côté du lit. Bailey sait les calmer, c’est toujours lui qui le fait. C’est lui qui fait tout depuis leur arrivée à la maison. Mais ce soir, tout est différent. Ils ne s’arrêtent pas, elle est incapable de savoir si c’est Tracy ou Bowie qui hurle comme ça. Elle essaie de se cacher la tête sous l’oreiller mais rien à faire. Elle les entend sans que rien ne s’arrête, elle prie pour qu’ils se taisent. Elle ne sait pas combien de temps elle reste dans le lit avant de descendre pour aller à la cuisine. Et ça résonne dans sa tête, rien ne se calme, tout est de pire en pire et elle ne peut plus supporter ça.

Elle oublie tout quand elle attrape des vêtements, ses chassures, et sa veste pour partir. Elle ne sait pas où elle va, elle sait juste qu’elle ne peut plus les entendre pleurer, c’est trop difficile.

C’était une bonne journée…

Avant que Tracy décide que notre sommeil pouvait attendre, alors qu’elle réveille la maison entière avec ses hurlements. Jamais je n’aurais pu envisager qu’un si petit être puisse être aussi bruyant. Par automatisme, je me lève, n’attends pas Jill qui viens de se raidir de son côté du lit. Sans attendre, je me précipite dans la nurserie. Poings serrés contre son petit corps, joues rougies par l’effort, Tracy gesticule dans tous les sens. La crise est annoncée, la tempête est réveillée. Elle fait tant rage que Bowie a le droit à un coup de pied de la part de sa sœur, ce qui le réveille immédiatement.

Les minutes s’allongent et aucun des deux ne semble vouloir se calmer. Ma fille dans les bras, mon fils dans le berceau, je tente de les bercer dans un mouvement absolument pas synchrone qui semble les énerver bien plus que de raison. La liste entière y passe. Ils ont mangé, ils ont la couche propre, je leur ai donné un bain, il ne fait pas froid dans la chambre. Je suis à cours d’explication et à bout de souffle détestant les voir pleurer de la sorte sans pouvoir les apaisés. « Jill… » Je m’étais juré de ne jamais rien lui imposer, mais à cet instant précis, je sais que je ne pourrais pas faire face à la crise tout seul. J’ai besoin que l’on fasse front ensemble, que l’on essaye, coûte que coûte. « Jill vient m’aider, s’il te plaît. » Mon ton se fait presque suppliant tant, je ne veux rien lui imposer, tant je me sens ingrat de la forcer. Le silence qui me répond, entre les pleurs, est bien trop déroutant. Je me déteste avec vigueur lorsque je laisse mon fils hurler dans son berceau, le temps d’aller chercher sa mère.

La chambre est vide, Jill n’est pas là. « Jill ?! » J’ai à peine le temps de me tourner que je l’entends… Le moteur de la voiture qui démarre dehors. Un pas me rapproche de la fenêtre, le cœur battant, l’espoir d’avoir rêvé. La désillusion est grande, lorsque je la vois au volant. Lorsqu’elle démarre en trombe, sans jamais regarder derrière elle.

Jill est partie.

Avant, j’aurais sombré. Dans l’instant, j’aurais laissé la vague gagnée. J’aurais laissé la crise me submerger, me noyer, m’empêcher de respirer. Je me serais fait bouffer par la noirceur. Avant, quand je pouvais ne penser qu’à moi. Désormais, ce sont mes enfants qui me tiennent la tête hors de l’eau. Tracy semble se calmer à l’instant où mes larmes viennent se mêler aux siennes. Je ne laisserai pas l’angoisse gagner, mais suis incapable de contrôler les tremblements, les sanglots, le déchirement qui me prend, là au plus profond. C’est comme si les enfants avaient compris alors que leurs pleurs ont cessé à l’instant même où les miens ont éclaté avec force. « Je suis désolé… » que je répète en boucle telle une litanie salvatrice couvrant leur petit visage de baiser emplis de larmes salées.

Forteresse de coussin d’un côté, mon corps en barrière de l’autre. Tous les trois dans ce lit devenu immense et vide alors que le parfum de Jill évoque le souvenir de sa présence. Elle est partie sans se retourner. La scène ressemble à s’y méprendre à un cauchemar. Mes doigts viennent, pour la énième fois, pincer la peau de mon bras avec violence. Le geste se répète tant qu’un bleu se forme déjà dans le creux de mon coude. Un œil fixé sur le téléphone, l’autre sur les enfants. Tracy s'est endormi contre moi, Bowie lui a tourner sa petite tête de mon côté. Lorsque ses prunelles croisent les miennes, j’ai la sensation qu’il cherche à m’apaiser, lui, notre garçon si petit. Comme s’il avait compris que maman était partie, que papa se sentait détruit. « Elle va revenir. » que je lui promets cherchant autant à le rassurer qu’à me convaincre. Elle n’a pas pu nous abandonner pour toujours, pas comme ça, je refuse de le croire.

Reviens Jill, je t’en supplie.

Elle n’a pas entendu Bailey qui l’appelait dans la chambre, les bébés criaient bien trop fort. Et, même si elle l’avait entendu, elle serait partie de cette maison. Elle ne peut plus les entendre ni les supporter, tout devient de plus en plus dur. C’était pas l’inverse qui devait se passer normalement ? Son humeur et ses techniques ne devaient pas s’arranger avec les jours qui passent ? Le temps et les jours passent, mais rien ne s’arrange. Elle essaie de toute ses forces de ne rien montrer, elle s’en occupe au minimum. Elle fait seulement ce qu’elle doit faire, elle ne prend aucun plaisir à s’occuper d’eux quand elle se retrouve seule à côté du berceau. Elle ne comprend pas comment Bailey peut les aimer autant, être prêt à donner sa vie pour eux. Ca la terrifie au fond, elle n’est pas normale, elle ne l’a jamais été, mais elle le sent encore plus maintenant qu’elle est mère.

Elle roule, et finit par se retrouver sur la plage. Elle n’est pas sortie dans un bar, c’est le milieu de la nuit et elle avait besoin de se poser au calme pour réfléchir à ce qu’elle pouvait faire et où elle pouvait aller. Elle a pensé à Pete, à Matt et à Ginny. Et elle a fini par se retrouver chez Pete pendant le reste de la nuit et une grande partie de la journée. Elle va devoir rentrer, elle le sait. Elle va devoir affronter Bailey et sa déception, Bailey et tous ses ressentiments quand il va la regarder alors qu’elle les a tous laissé à la maison depuis des heures. Elle a éteint son téléphone, et elle n’ose pas le rallumer. Elle va rentrer, et elle ne sait pas encore si elle ressentira de nouveau le besoin de s’enfuir loin de tout ça.

C’est la fin de l’après-midi, ou le début de soirée selon les points de vue. Elle attend devant la porte, il n’y a aucun bruit. Elle pince les lèvres et ouvre la porte, prête à supporter les foudres qui risquent de s’abattre sur elle.

La nuit fut longue.

Le petit matin un véritable cauchemar lorsque j’ai réalisé que Jill n’était toujours pas rentrée. Et qu’elle ne le fera probablement plus jamais. C’est la seule pensée qui prime par-dessus les autres. Je n’ai pas su la retenir, pas su lui montrer qu’elle était capable, que l’on pourrait passer cette étape ensemble. Quelque chose à échouer durant cette semaine. Tout a été remis en cause alors que les heures ne cessaient de défiler sur le cadran. La même conclusion qui persiste : elle ne veut pas de cette vie. La sensation de lui avoir imposé quelque chose qui la répugne au point de fuir sans rien dire. Et cette douleur qui ne cesse de pomper au travers de mes veines à chaque minute qui passe sans nouvelles de sa part. Je pouvais accepter sa réticence à faire le premier pas vers les enfants, je comprends ses craintes et ses doutes, mais la fuite… Cela me ramène à des années en arrière, lorsque je me réveillais seul dans mon lit, sans la moindre idée de quand je finirais par la revoir. Elle prend à la gorge la douleur, elle m’a clouée sur place bien trop de fois dans la journée. Mais il fallait continuer à avancer, pour les enfants.

Enfin, ils dorment après de longues minutes acharnées pour les endormir en même temps. Ils sont en haut, dans leur chambre, à l’abri de tout. On dirait qu’une bombe à exploser dans le salon. Un puissant mal de crâne me vrille la tête, mes yeux piquant d’avoir trop pleuré. Je n’ai plus aucune notion du temps. Jill semble être partie depuis une éternité, le seul message que j’ai osé lui envoyer étant rester sans réponse. Sans les petits, j’ai la sensation d’errer dans la maison telle une âme en peine. Je m’interdis de me poser, refuse de me laisser aller à penser. Les émotions se doivent de rester sous clé, je ne peux pas craquer, les jumeaux ont besoin de moi. Je ne peux pas noyer ma peine dans un whisky ou hurler à m’en brûler les poumons. Alors, je range. Je m’occupe l’esprit, compte les minutes de répit avant la prochaine crise qui frappera plus fort. Le cœur en vrac, l’esprit anesthésié.

Je l’entends arriver depuis la cuisine. Elle hésite devant la porte. Je me demande si elle va repartir tout aussi vite, mais elle entre dans la maison. Je la reconnais à sa manière de marcher. Les mains qui tremblent, le cœur qui s’emballe, j’attends… Son regard croise le mien à la seconde où je détourne la tête. Je ne sais pas si j’aurais la force de l’affronter ce soir. Je ne sais pas si je suis prêt à l’entendre me dire que tout cela n’est pas pour elle, que c’est une erreur, qu’elle va réellement partir. Je pourrais pas survivre à cela. Pas ce soir ni demain d’ailleurs. Un soupire pour ravaler cette boule au fond de ma gorge tandis que je fixe mes chaussettes, incapable d’articuler le moindre mot. Je dois avoir l’air d’une loque, les yeux rougis, le tee-shirt probablement dégueulasse, les cheveux en pétard.

Mâchoire serrée, je finis par relever la tête vers elle, le regard brouillé par les émotions qui se battent pour prendre le dessus.

Elle n’aurait peut-être pas dû rentrer. Si elle ne rentrait pas ils finiraient par ne plus avoir besoin d’elle, à s’habituer à son absence. C’est la meilleure décision à prendre non ? Ils pleurent quand elle est là, et Bailey doit déjà tout gérer tout seul. Mais elle est revenue. Elle ne lui a pas donné de nouvelles pendant près de 24 heures, alors elle s’attend au pire. Elle tente de prendre ses responsabilités pendant quelques minutes et elle ouvre la porte. Rien ne dit qu’elle ne finira pas par partir de nouveau, elle risque de la pousser bien plus de fois qu’elle ne l’avait prévu cette porte. Elle ne pensait pas que ça se passerait comme ça, elle ne voulait pas se l’avouer. C’était trop dur de se rendre à l’évidence. Personne n’a voulu voir, et elle est sûre que Bailey aussi aurait pu se rendre compte de tout ça. Ils ont joué à l’autruche, et elle le sent que tout se détruit à petit feu. Ils ne veulent peut-être plus de la même vie, et ça, ça finirait par lui briser le coeur.

Elle sait qu’il va être dans les parages, il n’y a pas de bruit. Peut-être qu’il dort avec les bébés, et là elle pourrait les observer en se demandant pourquoi elle n’est pas allongée avec eux. Elle est désolée pour Bailey, tellement désolée de ne pas être la femme qu’il mériterait d’avoir. Elle le détruit depuis leur première rencontre. Et, malgré tout ce qu’il s’est passé entre eux, elle a l’air de continuer à le faire.

Il est dans la cuisine, et elle croise furtivement son regard. Elle finit par poser ses affaires et s’asseoir en tailleur sur le canapé. Les bébés ne sont pas avec lui, ils doivent dormir et elle soupire de soulagement. Bailey a l’air épuisé, et totalement enragé. Il ne parle pas et elle se racle la gorge. Elle n’a pas l’impression d’avoir à s’excuser, elle fait ce qui est bon pour elle. “Je pouvais plus les entendre hurler.” Ca sera son excuse, et il risque de ne pas l’accepter.

Je m’interdis de croiser son regard quand je sais que je n’y trouverais que de la peine et le reflet des peurs qui me ronge depuis la veille. Elle a baissé les bras, Jill, et tout est de ma faute. Incapable de réellement prendre conscience du problème sous-jacent quand durant sa grossesse elle avait tant de mal à se projeter. Doux rêveur qui idéalisait la naissance des jumeaux comme le moment où tout rentrerait dans l’ordre. Utopiste qui n’avait pas pris en compte les difficultés d’un accouchement pour une femme, qui avait omis les pleurs incessants, les vomis, les couches. Je nous pensais capable, je nous croyais assez fort quand la grossesse nous avait rapprocher plus que jamais. Elle tenait là l’illusion ? Dans la tendresse et la complicité qui n’avait cessé d’évoluer pendant neuf mois ? J’y avais cru tellement fort à cette famille, alors que déjà tout s’effrite de toute part. À ses yeux, je dois n’être que l’insolent qui prétend s’en sortir avec les jumeaux. Celui qui cajole, qui nourris, qui protège. Quand en réalité je suis tout aussi effrayé qu’elle sur certains points. Terrorisé à l’idée de leur faire mal juste en les prenant dans mes bras. Inquiet de ne pas donner le biberon correctement, de ne pas trouver la température correcte pour le bain ou de leur casser le bras en voulant leur enfiler un body. Mais on ne partage pas les inquiétudes dans cette maison, on ne montre pas les faiblesses à l’autre. On garde pour ça, on se laisse bouffer de l’intérieur et on explose.

« Je pouvais plus les entendre hurler. » Et là, ça explose. « Ils ont juste besoin de toi. » Le ton est froid, la compassion est loin. L’amour perdure lui, malgré tout, parce qu’elle est la femme de ma vie, parce que demain je ne lui en voudrais plus ou tout du moins juste dans une moindre mesure. Mais pas maintenant. Pas quand elle semble si désinvolte, installer sur le canapé, après la tempête, après les difficultés. Mon regard croise le sien, une seconde, le temps pour elle d’y lire la douleur et l’incompréhension. Et je sors sur la terrasse. J’ai besoin d’air, moi aussi.

Elle regarde ses pieds qui sont placés sous ses cuisses sur le canapé. Elle se tait pendant un temps. Elle était prête à se prendre toutes les réflexions du monde en rentrant, elle se préparer à s’engueuler avec lui, à ce qu’il la vire de chez eux parce qu’ils étaient bien mieux quand elle n’était pas là. Elle n’aurait pas mal pris cette annonce, ça l’aurait peut-être même soulagée qu’il la déteste. Il n’a pas l’air furieux, il a juste l’air triste et perdu. Elle croise son regard plusieurs fois mais ne le tient pas longtemps. Il devrait être furieux, il devrait vouloir lui hurler dessus quand elle elle devrait s’excuser et lui dire qu’elle va tout changer. Mais elle ne lui mentira pas, elle ne lui donnera pas de faux espoirs, elle n’est pas assez horrible pour faire un truc pareil. Elle ne sait pas ce qu’il a fait de sa journée, peut-être que quelqu’un est venu l’aider entre temps. Elle ne pose pas de question, elle essaie juste de trouver des mots qui ne seront pas trop dur à entendre. Même si elle sait qu’il trouvera tout ce qu’elle peut dire affreux.

Il avait dit que toutes ses émotions étaient acceptables, qu’elle n’avait pas à s’en vouloir pour ce qu’elle ressentait. Et pourtant, son ton est froid. Il est lointain et Jill se prend la phrase comme une claque au visage. Ils ont besoin d’elle, et elle a besoin de les éviter. Elle pince les lèvres et secoue la tête. Son soupire est long, il ne comprendrait pas. ils ne se comprennent plus. Elle allait ouvrir la bouche pour parler, dire n’importe quoi. Mais il se lève et sort. Il reste sur la terrasse et elle ne sait pas ce qu’elle doit faire, si elle le suit ils vont devoir discuter, et personne dans cette maison n’a envie qu’ils aient cette discussion. Pourtant elle se lève et le regarde, elle ne fait pas de bruit, elle ne fait que l’observer en posant son épaule contre la véranda. “Il valait mieux que je parte Bai.” Il vaudrait mieux qu’elle ne reste pas autour d’eux.

Son retour sonne comme un véritable soulagement. Qu'importe la décision qu'elle a prise, il y a de cela des heures, elle a fini par revenir. Dans un coin de mon esprit, cela sonne déjà comme une victoire. Malgré, la distance qu'elle impose entre nous, malgré les excuses qui n'en sont pas. Je me suis juré de tout faire pour comprendre, pour lui laisser l'espace dont elle a besoin. J'échoue lamentablement dans la réponse que je lui donne, au ton que j'emploi malgré moi. La fatigue, le stress, les doutes prennent le dessus. Après dix années, j'aurais au moins espérer qu'elle se souvienne, que lorsqu'elle s'enfuit rien ne va. Mon intention n'est pas de provoquer une dispute, pas quand je manque autant de sommeil et que mes mots risquent de dépasser mes pensées. A mon tour de mettre une distance, de m'accorder une pause, juste le temps d'un instant.

Les yeux fermés, j'inspire longuement l'air frais du début de soirée. La baie vitrée coulisse dans mon dos signe que Jill m'a suivi à l'extérieur. J'attends un signe de sa part, n'importe quoi, pour espérer que tout ne partira pas en vrille maintenant. Pas après une petite semaine. J'ai besoin d'y croire encore, pour nous deux. "Il valait mieux que je parte Bai." Et ses mots qui me vrillent le coeur à la force d'un coup de poing donner avec force. Elle préférait être loin de nous, c'est tout ce que j'interprète, tout ce qui reste de ces quelques mots. "Dis le moi..." mon souffle se coupe avant d'ajouter dans un murmure. "La prochaine fois." Il est inutile de se bercer d'illusion tant je sais que cela va se reproduire. C'est sa manière à elle de tenir la distance, fuir pour mieux revenir. Il faut croire que l'on en perd trop rapidement l'habitude. Avant, j'acceptais ses départs, cela faisait partie du contrat. Tout sonne différent désormais. Et dans le silence qui nous englobe, je sens malgré tout qu'elle ne bouge pas, toujours derrière moi.

Alors, je me tourne pour lui faire face, pour croiser son regard. L'once de colère a déjà disparu, tant j'aimerai la prendre dans mes bras. "Comme je peux t'aider Jill?" Une main tendue, l'offre d'une nouvelle promesse si elle le souhaite d'entreprendre le chemin à deux.

Elle est juste derrière lui et il fait frais. Le vent lui balaie le visage mais elle ne se concentre pas sur ça la McGrath, elle regarde Bailey qui est encore dos à elle. Elle ne peut rien faire de plus qu’attendre quelques minutes qu’il se retourne vers elle. Tout ce qu’elle pourra dire ou faire n’arrangera pas les choses. Parce qu’elle ne lui mentira pas, elle ne lui dira pas uniquement ce qu’il a envie d’entendre. Elle parle, juste une petite phrase qui en dit long. Elle ne pouvait plus être là avec eux, elle devait s’éloigner et respirer. Elle voit qu’il est tendu, il tremble. Il a l’air complètement épuisé et elle se sent impuissante parce qu’elle ne peut pas l’aider. Elle ne peut pas et lui non plus il ne peut rien faire pour qu’elle aille mieux. Personne ne peut rien faire. Elle soupire, attend qu’il continue de parler. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il soit aussi calme, qu’il lui trouve autant d’excuses indirectement. La prochaine fois, parce qu’elle est là la tragédie, il sait qu’il y aura des prochaines fois. Il la connait trop bien, presque mieux qu’elle ne se connait elle-même. “Je te le dirai.” ça au moins c’est une promesse qu’elle pourra tenir.

Encore cette question, cette envie de l’aider. Ginny veut l’aider, et Bailey aussi. Ils ne peuvent pas entrer dans sa tête, ou remonter le temps. Elle a juste besoin d’être seule et de s’éloigner de cette nouvelle vie qui lui fait bien trop peur. Elle n’a pas encore craqué, elle n’est pas sortie, elle n’a pas bu et ne s’est pas défoncée. Elle lutte de toutes ses forces. Il se tourne et elle lit toute la détresse dans ses yeux, il lui tend la main, et elle la refuse. Elle ne peut pas continuer de l’enfoncer comme elle le fait depuis 10 ans. Il a besoin d’autre chose, de mieux. “Personne peut m’aider.” Elle ne parle pas fort, et elle sait que ses mots vont faire mal. Elle fait tout mal, elle blesse en voulant être honnête et gérer leurs vies.

Dans tout cela, elle a au moins le mérite d’être honnête. La vérité blesse toujours plus que de raison, mais en aucun cas Jill ne cherche à se bercer d’illusions. Sans détour, elle avoue avoir eu besoin de fuir la maison, ne supportant pas les pleurs de ses enfants. L’annonce est douloureuse, elle pique comme un poignard qui s’enchaînerait à m'entailler ma peau, mais ce n’est que la vérité. C’est la dépression qui parle quand Jill semble ne plus avoir la force de se battre. Ses hormones qui lui dictent la marche à suivre, les voix qui se font forcément un malin plaisir de la rabaisser sans cesse, à lui promettre que l’on sera bien mieux sans elle. Je les connais les crises mêmes lorsqu’elle ne les formule pas, même lorsque cela ne se matérialise pas sur une Jill qui hurle en se tenant la tête. Elle est même pire celle-là. Sournoise et silencieuse, elle s’immisce dans la moindre faille. « Je te le dirais. » Le couperet tombe. Je ne devrais pas être surpris, il y aura une prochaine fois. « Juste un message. » Je n’imposerais rien de plus pas même à ce qu’elle vienne me le dire en face. Un message. Comme un accord tacite entre nous. Un message et je lui laisserai encore plus d’espace. Un message et elle pourra nous oublier. Pour un temps. Juste un temps. Je ne pourrais pas encaisser l’autre option, je le sais par avance.

Mon être tout entier voudrait l’aider. Je lui offre une main tendue alors que nos regards se croisent et que je comprends… Déjà, le fossé est immense entre nous. Cela accentue la fatigue et les larmes qui me narguent depuis son retour. Je me mords la lèvre, attends un signe de sa part. N’importe quoi. « Personne peut m’aider. » Elle murmure et pourtant, j’ai la sensation qu’elle vient de me hurler au visage. La vérité me terrasse, vient taquiner mes angoisses. Pas de crise, pas ce soir. Mes poings se serrent alors que je prends sur moi, que je cherche à avoir le contrôle sur la tempête, juste une fois. Et mon regard qui ne quitte plus le sien même lorsqu’elle le fuit même lorsque tout mon être semble tremblé, prêt à craquer. « Je t’ai dit oui, pour le meilleur et pour le pire. » Les promesses de notre mariage, l’alliance qu’elle porte à son doigt, le souvenir de ce jour sur cette plage. « Laisse moi être là pour le pire. » Je t’en supplie ne me ferme pas la porte au nez. « Je t’aime Jill, quoiqu’il arrive… Même si… Même si tu sais plus où tu en es. » Elle face à moi la constante de ma vie, qu’importe son état d’esprit.

Elle ne s’approche pas, reste dans un coin de la terrasse pendant qu’il est encore de dos. Elle ne tient pas son regard quand il se retourne vers elle. Elle évite ses yeux parce qu’elle sait qu’elle pourrait le détruire avec un seul regard vide. Elle est vide, et il le sait depuis qu’elle a accouché. Ils ne font que se voiler la face tous les deux depuis le début. Tout ça a commencé bien avant l’accouchement, ils auraient dû en parler, rentrer dans les détails de l’incapacité de Jill à se projeter et s’imaginer ses bébés réels et vivants à ses côtés. Elle lui enverra un message quand elle ressentira le besoin de partir. Elle sait que ça va arriver vite, qu’elle ne tiendra jamais très longtemps à côté de ses enfants en train de hurler. Elle pince les lèvres et hoche la tête, elle le fera il le sait.

Les yeux de Bailey lui brûlent la peau, elle sait qu’il ne la lâche pas du regard, qu’il a besoin de mille réponses qu’elle est incapable de lui donner. Elle ne fait que le blesser, un peu plus à chaque fois qu’elle ouvre la bouche ou qu’elle fait quelque chose. Personne ne peut l’aider, et Jill ne se rend même pas compte d’à quel point elle le brise. Il reparle du mariage et Jill laisse glisser son doigt sur son alliance. Elle souffle, il ne s’attendait pas à ce que ça puisse être aussi horrible, à ce que Jill peut réellement faire quand elle va mal. “Tu peux pas tout gérer.” Et si elle n’est pas capable de gérer ses enfants Bailey doit le faire pour deux. Ils n’ont pas le choix. Il lui dit qu’il l’aime et elle ferme les yeux quelques secondes, elle ne peut pas répondre alors qu’elle a l’impression de ne plus rien ressentir. “Je suis désolée…” C’est la seule chose qu’elle arrive à articuler après de longues secondes d’attente.

Le deal est passé. Accord tacite que j’aurais aimé ne jamais avoir à passer. Au moins, je sais qu’elle me préviendrait lorsqu’elle aura envie de fuir la prochaine fois. Je préfère encore ne pas me voiler la face et m’assurer dès aujourd’hui que ce genre d’événement risque de se reproduire. Ce n’était pas comme cela que j’avais imaginé notre entrée dans la vie parentale. Il faut croire que je m’étais clairement bercé d’illusion alors que tous les signes avant-coureurs se tenait juste sous mon nez. J’ai voulu croire en la force de notre amour, en je ne sais quelle divinité qui nous accorderait un peu de grâce pour une fois dans nos vies. Peut-être que l’on est trop maudit ? Notre histoire a commencé dans le scénario le plus improbable qui soit et parfois, j’ai l’impression qu’on en paie encore le prix de cet adultère qui n’avait pas lieu d’être. Pourtant une fois encore, je donne toute mon attention et tout mon amour à Jill. Tout ce que je souhaite, c’est pouvoir être présent pour elle, lui tendre la main au moment le plus opportun. Encore faut-il qu’elle puisse l’accepter. « Tu peux pas tout gérer. » Parfois, je doute en avoir la force, mais ce soir, je me retrouve plus déterminé que jamais. Elle est ma femme, celle que j’ai choisi d’épouser, celle avec qui j’ai voulu construire tout cela. Le début est chaotique, mais cela ne signifie pas que la route sera a jamais cabossé par nos passés. « Je suis désolée… » Mais elle s’éloigne de plus en plus Jill. Elle referme toutes les barrières autour d’elle me laissant seule sur cette terrasse. Parcouru d’un frisson glacial, je laisse également tomber le masque lorsqu’elle me tourne le dos pour retourner dans la maison. « Moi aussi… Je suis désolé. » De tout.