Elle a filé comme l’éclair. Sans prendre le temps de dire au revoir. Sans embrasser qui que ce soit. Ses parents sont venu tout ruiné, elle a finit par vider ce qu'elle avait sur le coeur dans une méchanceté sans égale. Elle était devant moi, la Jill d'avant. Celle qui m'a fait tant de mal par le passé. Elle n'avait pas changé d'un iota lorsqu'elle a commencer à hurler sur les enfants. La fatigue, la colère, tout a été bon prétexte pour enclencher la dispute. Pour que l'on dise enfin ce que l'on avait sur le coeur et pour qu'elle s'en aille. Sans se retourner. Admettant qu'elle ne voulait plus faire semblant, qu'elle ne voulait plus se forcer à rien. En piétinant mon coeur et abandonnant les enfants. Pas un mot de plus, pas un je t’aime. Rien. Juste l’effluve de son parfum qui court jusqu’à la porte qu’elle fait claquer derrière elle réveillant au passage Bowie qui venait tout juste de se calmer après la soirée qu'il venait de passer. Le schéma est différent cette fois-ci. Il n'y aura pas de message, il n'y aura pas de retour de sa part. Je le sais. Et c'est en train de me détruire. Jill a creuser jour après jour un fossé énorme dans notre relation. J'aurais voulu lui offrir le monde pour qu'elle aille mieux, mais cela n'a pas suffit. Pourtant l’idée d’une Jill qui glisse à nouveau sur la pente descente réveille en moi une colère et un manque de confiance en moi que j’imaginais être devenu un souvenir lointain. Elle est partie et c'est de ma faute. Jamais je ne pourrais lui offrir ce dont elle rêve. Je lui ai imposé cette famille dont elle ne voulait pas. Tout a voler en éclat, lorsqu'elle a affirmer que nous étions malheureux ensemble.

Elle hurle si fort Tracy que je crains qu’elle ne s’étouffe. Rien ne la rassure. Elle se calme un instant, pour repartir de plus belle la minute d’après. Je ne sais pas y faire avec elle. Ce n’est pas de moi qu’elle a besoin, mais de sa maman. Elle me le fait comprendre un peu plus chaque fois. Dans chaque crise depuis l’absence de Jill. Bowie se fait oublier dans son berceau, petit bébé qui pleure si doucement comparer à sa sœur. Habituellement, je prends le temps de désamorcer la crise. Elle aime qu’on la berce, Tracy, qu’on lui chante des chansons, qu’on lui invente un monde. Pourtant, ce soir, rien y fais. Fatigué, au bout du rouleau, l’espace d’un instant, je m’imagine lui hurler dessus, si fort qu’elle en prendra peur et finira par se taire. En réalité, c’est de moi que j’ai peur. Seul dans cette maison avec mes enfants.

J’ai oublié la notion du temps. Je crois que je porte encore mon jogging légèrement troué au genou et un tee-shirt avec une tâche de lait de bébé. Je conduis sans but, dans l’idée de les bercer. Tracy semble inconsolable et après le troisième tour du quartier, je me mets à pleurer avec elle. « Moi aussi, j’ai envie de crier… » que je murmure alors dans le rétroviseur j’aperçois le visage de ma fille, rougie par les larmes. Je me sens perdre pied. J’ai besoin d’aide.

La nuit n’est pas encore tombée lorsque j’abats mon poing sur le panneau en bois. J’entends des pas de l’autre côté et passe une main sur mes joues, cacher les larmes, ravaler la douleur. J’en suis incapable lorsque la porte s’ouvre sur la brunette. « Je… Je savais pas où aller. » que j’admets en me mordant la lèvre jusqu’au sang. J’ai besoin d’aide.

J'ai recommencé à peindre. C'est arrivé tout seul, une poignée de jours après le retour à la maison. Auden a dégainé tout mon matériel qui date de l'Académie, toutes mes palettes d'antan et tous mes tubes de couleur presque tous collés depuis le temps. Il a inventé des dizaines d'excuses auxquelles ni lui ni moi ne croyait pour dire qu'il n'avait plus de place pour rien garder, que mon bordel le faisait suffoquer, que y'avait qu'en laissant traîner tout ça dans l'atelier aménagé dans le salon et sorti de nulle part que j'allais voir l'étendue du chaos sans nom que je lui imposais. La vérité, c'est qu'il voulait que j'ai tout, absolument tout sous la main pour avoir envie de peindre à nouveau. La vérité, c'est qu'il me connaît tellement par coeur qu'il a su de quoi j'avais besoin avant même que moi je le sache. La vérité, c'est qu'il est foutu dès qu'il passe dans mon périmètre, que ma toile sèche et que mes paumes sont encore poisseuses d'aquarelle et d'huile. Un mélange de mes couleurs et des siennes, une idée qui est partie de rien et qui maintenant s'étale sur un immense canevas en suspens sur le chevalet qu'on avait démonté et volé de la salle à l'Académie y'a une vie. Rien que parce qu'on y avait gravé les réponses d'un examen lambda volé à Sanders après que Billy ait noyé mes notes de cours une poignée de minutes avant.

Je l'aime et par ma faute il a les joues bleues, violettes, grises. Je l'aime par sa faute les miennes de joues sont maintenant jaunes, orangés, pourpres. Je l'aime et il n'a absolument aucune chance d'éviter mes baisers et mes rires, les uns se mélangeant aux autres. Avant que ce soit des coups à la porte qui servent d'arbitre dans une guerre de peinture de laquelle ni lui, ni moi ne semblons prêts à sortir indemnes.

« Je… Je savais pas où aller. » c'est Bailey sur le palier. Bailey totalement épuisé, Bailey absolument défait. Il n'a pas l'air d'avoir dormi depuis des jours, Tracy est en pleurs contre lui, Bowie est à deux doigts de se mettre à sangloter lui aussi, lové dans son siège d'auto posé aux pieds du Fitzgerald. « T'as bien fait de venir ici, doutes-en jamais. » mes bras se tendent pour lui demander la permission de prendre Tracy, de la consoler au mieux. De lui retirer le poids du monde des épaules aussi, accessoirement. « Viens, on va aller se poser au jardin. » un peu de grand air leur fera du bien, un peu de tranquillité aussi. Ce ne sont que les vagues qu'on entend, comme trame de fond, derrière la maison. « Et les couchers de soleil sont super beaux ces jours-ci. » je justifie et je dédouane, tentant de lui donner autant d'excuses dont il a besoin, si justement il a besoin de se trouver des raisons d'être ici. Elles ne sont pas nécessaires et ce sera à moi de le lui faire comprendre, mais en attendant, je calme. Je calme et j'initie le troupe à me suivre au jardin entre deux baisers nichés sur la tempe d'une Tracy qui n'en finit plus de pleurer.

On tape à la porte et on nous coupe dans nos idées et nos élans artistiques, elle file la première là où je n’aurais même jamais pris la peine d’aller ouvrir la porte à qui que ce soit ose nous déranger à cette heur-ci. Que ce soit Batman ou Le Pape Jean-Paul II, XVII ou CDLX, cela ne m’importe absolument pas. Elle allait mieux et elle était souriante, le monde aurait pu être en train de brûler que je n’aurais toujours pas ouvert cette fichu porte. Il s’agit de Ginny et pourtant et déjà elle se dérobe de son poignet que ma main enserre à peine, je clôture l’instant en étant le dernier à lui ajouter une touche de corail sur le front. J’ai gagné.

J’étais prêt à la laisser prendre le gâteau concocté par la voisine d’en face ou les cookies par celle d’à côté pour mieux retourner à mon propre travail mais la voix qui se dépeint au bout du jardin n’a rien d’inconnue. « Je… Je savais pas où aller. » Sa panique s’entend d’ici avat même que je ne puisse voir son visage ne faisant que confirmer mes soupçons. Un enfant pleure dans ses bras et l’autre, balloté de droite à gauche, en sera au même stade d’ici quelques secondes à peine. Je ne prends pas la peine de toiser l’adulte dont les problèmes ne m’intéressent finalement que très peu et pour qui je sais de toute façon que Ginny saura s’en occuper. « T'as bien fait de venir ici, doutes-en jamais. » J’en doute, moi, par contre, mais j’imagine que ce n’est pas le moment idéal pour faire part de mes idées et mes sentiments à ce sujet. De toute façon, même moi n’en ai pas réellement envie à l’instant. Ma femme s’occupe de prendre la gamine dans ses bras alors que mes yeux restent posés sur son frère, tout sauf sagement assis dans son siège.

« Viens, on va aller se poser au jardin. Et les couchers de soleil sont super beaux ces jours-ci. » Bla bla bla, je les entends déjà gérer des problèmes d’adulte et de couple dont je me contre-moque alors que tout ce à quoi je m’accroche est l’image de cet enfant près d’un père dépassé par la situation. Ça aurait pu être moi, vingt ans plus tôt, et à défaut de vouloir continuer à m’attarder sur cette comparaison, je gomme à grandes enjambées la distance entre nous pour me poser devant le Fitzgerald. Il ne jugera pas mon visage peinturluré et je ne jugerai pas ses yeux brillants sous la lumière de la lune. “Laisse moi m’en occuper.” Si je le toise une seconde et une seule de sa hauteur face à la mienne, je fais le choix de m’accroupir face à son fils l’instant qui suit. Même moi sais que ce n’est pas le moment ni la place pour une bataille d’ego, pas alors qu’il y a des enfants qui n’ont rien demandé au milieu de problèmes qui ne devraient jamais être les leurs.

Sans attendre de véritable réponse de sa part, je détache les sangles autour de lui et le prend dans mes bras, passant une main sous ses cuisses potelées pour mieux le soutenir. Je dérive sur la terrasse pour attraper une des milliers de couvertures de Ginny et après un coup d’oeil pour m’assurer que cette dernière s’en sort, je m’en vais plus loin dans le jardin pour leur laisser un peu d’intimité. Sur la chaise/balancelle/on-ne-sait-trop-quoi chiné par la brune il y a une éternité de ça, je pose l’enfant contre mon torse et la couverture par dessus lui pour m’assurer que les problèmes de ses parents ne l’atteignent pas, pour ce soir au moins.

« T'as bien fait de venir ici, doutes-en jamais. » Si j'en doute. Plutôt deux fois qu'une lorsque mon regard se pose sur ses joues tâches de couleurs bariolées, lorsque mes prunelles dérive vers son ventre encore si discret mais désormais bien présent. C'était sans réfléchir que je me suis garé devant la maison, que j'ai frappé à la porte. L'heure est bien avancée, ils devaient sans doute vouloir passer une soirée tranquille, rien que tous les deux. C'est le soulagement qui prime, malgré tout, à l'instant où Ginny prends Tracy dans ses bras. Elle a compris, que ma venue ici n'avait rien d'anodine. Je me sens vaciller lorsque ma fille continue à pleurer et qu'apparaît le visage d'Auden dans l'embrasure de la porte. En un regard, je m'excuse milles fois, d'imposer mes problèmes dans leur maison. « Viens, on va aller se poser au jardin. » Hochement de tête docile, je me penche pour récupérer le siège auto de Bowie. Petit bonhomme qui ne dis rien, mais dont les yeux brillent déjà de larmes prêtes à couler.  « Et les couchers de soleil sont super beaux ces jours-ci. » Elle nous donne l'excuse parfaite Ginny. Si quelqu'un demande je suis passé voir un couple d'ami, profiter du bruit des vagues et de la beauté de la nature. Elle normalise ma présence ici, me donne toutes les excuses du monde. Et cela requiert toute l'énergie qu'il me reste pour ne pas fondre en larmes dans son salon.

Mon regard fatigué croise celui d'Auden un court instant avant qu'il ne se penche au-dessus de Bowie. « Laisse moi m’en occuper. » Avec toute la délicatesse du monde, il prend mon fils dans ses bras, le blotti contre lui avant de s'éloigner un peu. « Auden... » On en oublie toutes les disputes lorsque nos regards se croisent à nouveau. « Merci. » Jamais je n'ai été aussi sincère dans les mots adresser à sa personne. Déjà il s'éloigne, couverture à la main, sans doute pour aller raconter milles et unes histoire à mon fils.

Installer sur une chaise, aux côtés de Ginny, je sens son regard qui ne cesse de balayer les traits de mon visage. Incapable de la laisser voir dans les tréfonds de mon âme que tout est parti en vrille, que rien ne va, je récupère les lunettes de soleil perché sur mon crâne pour les poser sur mon nez. Ultime barrière derrière laquelle cacher mes faiblesses. « Elle est parti. » Elle est partie. Pour de bon. Je ne sais où. Je ne sais combien de temps. Et là... Sans mes bébés dans les bras, alors que Ginny et Auden s'occupe si bien d'eux, je sens que tout s'écroule autour de moi. Bras croisé sur le torse, regard fuyant, je me bats contre moi-même. Inconsciemment je reviens pincer le creux de mon coude là où déjà un bleu énorme c'est former aux fils de jours. Les mots s'accumulent au fond de ma gorge, tout se bouscule sans que je ne trouve la force d'articuler la moindre de mes pensées. Au milieu des pleurs de ma fille, je me sens sombrer.

« Elle est parti. »
« Regarde-moi. »

Auden s'est depuis longtemps envolé avec Bowie, Tracy a fini par s'endormir blottie au creux de ma nuque envers et contre tout. Si mes mots sont durs et que ma main libre vient dégager les lunettes de soleil de son nez, ma voix ne pourrait pas être plus calme, mon ton plus doux. Jill est partie et je m'y attendais, Jill a pris la fuite et elle en avait besoin. Elle vivotait depuis l'accouchement, elle se sentait fuir et elle se sentait faible. Elle a des dizaines de démons à gérer et elle est forte elle y arrivera. Bien évidemment qu'à la seconde où je serai rassuré sur l'état de Bailey je m'assurerai de prendre le pouls de ce qui advient de ma soeur. Pour l'heure, elle veut de l'air, elle veut respirer, elle en a viscéralement besoin. On agira ainsi alors, on lui donnera de l'espace et on lui donnera du temps. J'ai stupidement confiance que ce soit suffisant.

Il n'a pas dormi Bailey, il a les yeux rougis, bouffis. Calé dans la chaise alors que le soleil australien le nargue, il a l'air plus translucide encore qu'il l'a été durant nos pires années à Londres. J'ai appris à lire en lui comme en un livre ouvert et j'ai appris à le déchiffrer encore mieux à travers ses fissures et ses cassures, il sait faire de même avec moi.

Aujourd'hui fait mal parce que je ne l'ai jamais vu dans un si pire état. Pourtant qu'il soit venu ici et qu'il se soit senti en sécurité chez moi me rassure. J'ai l'audace de penser que lorsqu'il repartira - peu importe quand ce sera - il ira un peu mieux. Un peu. « C'est pas contre toi. » mes doigts qui jouaient une poignée de seconde plus tôt avec les branches de ses lunettes de soleil laissées lâches sur la table retrouve sa main, la traître, celle qui sert à pincer sa peau, celle qui sert à laisser des marques que j'aurais tant rêvé retirer de son épiderme en une caresse une seule. « Elle t'aime. T'as rien fait de mal. » je le lui répéterai autant de fois qu'il en aura besoin, aujourd'hui, demain.

Je lui répéterai au fil de mes doigts qui se faufilent entre les siens, un support naïf mais solide, un transfert de forces pour un bien.

« Regarde-moi. »
« Ginny... »

Mon ton suppliant ne change en rien sa détermination. Elle connaît toutes les failles Ginny. Ce sont des années d'apprivoisement dans le silence, toujours, à sonder le regard de l'autre pour défaire le vrai du faux. Les mensonges les plus éhontés ne fonctionnent plus depuis des lustres dans cette dynamique rondement menée. Pourtant, je cherche encore désespérément à tout dissimuler derrière un sourire qui en rien ne sonne juste tant tout est brisé à l'intérieur. Je lutte encore un temps alors que ses doigts viennent retirer mes lunettes de soleil. Je voudrais disparaître, mais en rien, elle n'abandonne. Elle a déjà compris. Avant même que mon regard vienne se plonger dans le sien. « C'est pas contre toi. » Yeux dans les yeux, elle vient de lire toutes les horreurs que j'incombe à ma personne. Je pourrais la détester tant elle arrive à me comprendre en un simple regard. En réalité, c'est un soulagement que de n'avoir à prononcer aucun mot. Je n'en aurais pas la force. Tout se rejoue constamment dans un coin de ma tête. C'était hier et pourtant cela m'apparaît comme une éternité. On savait tous les deux qu'elle finirait par partir, elle en avait trop besoin. La réalité n'en est pas moins douloureuse. « Elle t'aime. T'as rien fait de mal. » Je ne sais retenir le rire mauvais qui s'échappe d'entre mes lèvres alors que ma main cherche déjà à fuir la sienne. « Peut-être que l'on est malheureux ensemble. » Je reprends les mots de Jill. Les miens aussi. Tout ce qui s'est entremêler dans cette ultime dispute entre nous. Ma voix tremble tout autant que le reste de mon corps. Elle est partie. La peur de ne jamais la voir revenir me tiraille tout autant que la colère qui ne cesse de naître au plus profond. En rien je n'oublie les derniers mots qu'elle a eus à mon égard. « Elle m'a dit de m'épanouir avec ma famille. » J'insiste lourdement sur le pronom possessif alors que déjà mon cœur s'emballe en imaginant les jumeaux grandir sans leur mère. Elle marque sa présence par ses doigts qui enserre les miens, Ginny. Alors que mon esprit lutte contre la tempête et l'envie de récupérer mes enfants dans mes bras pour leur répéter inlassablement que je serais toujours là. « J'ai pas su l'aider. » que je souffle douloureusement tant l'échec semble cuisant. Je n'ai pas su comprendre, je n'ai pas su interpréter à temps. Et, déjà, elle me manque.

Ses doigts fuyant les miens ne font que me confirmer que je dois resserrer mes phalanges contre les siennes. Il a cette même tendance que moi Bailey, celle de fuir et de s'isoler, celle de se cacher dans sa tête à chaque moment où ses démons prennent le pouls sur tout le reste. Ce ne sera certainement pas vrai que je le laisserai seul à affronter les relents qui remontent, ni hier, ni il y a des années, et encore moins aujourd'hui.

C'est sa faute, à ses yeux. C'est lui le seul et l'unique coupable, c'est lui qui a tout gâché en lui donnant envie de partir et encore plus en ne lui donnant pas d'assez suffisantes raisons de rester. « Peut-être que l'on est malheureux ensemble. » je sais exactement quel est le discours qui résonne d'un côté à l'autre de ses tempes pour l'avoir entretenu envers moi-même et surtout envers Auden trop souvent au fil de ma vie. Il fait mal et il sabote, il est ironiquement et cruellement confortable aussi, le constat qu'on ne sert qu'à tout casser. Qu'à tout briser, qu'on est doués que pour cela. Si seulement je savais lui dire comment faire pour aller mieux en telle circonstance, si seulement je le savais, tout court.

« Elle m'a dit de m'épanouir avec ma famille. » le ma fait mal, le ma libère Jill de toutes responsabilités, le ma met une distance phénoménale entre elle et nous. Le ma me fait reprendre un peu plus contenance, mes doigts toujours enlacés aux siens sans qu'il n'ait la moindre marge de manoeuvre pour s'en dégager. « J'ai pas su l'aider. » « Rien de ce que tu pouvais dire ou faire n'aurait changé quoi que ce soit. Sa décision était prise et tu le sais autant que moi. » à nouveau, je cherche autant ses yeux que son écoute, je cherche tout ce qu'il peut me donner à défaut de ne plus avoir rien du tout d'autre à acter. « Elle avait besoin de partir. Elle l'aurait fait hier comme elle l'aurait fait dans un an, les raisons auraient été les mêmes. » et il n'est pas en cause. Il aurait pu l'aider et il aurait pu l'aimer autant qu'il le fait déjà et même plus encore que la finalité aurait été identique. « Elle reviendra. Elle revient toujours. » pourtant, j'ignore si cette fois, il l'attendra comme il l'a fait à tant de reprises déjà. Jamais je ne serai ingrate au point de le lui demander.

Ils s’alignent en rang d’oignons dans un coin de mon esprit, tous les signes que j’aurais dû voir. Sa rechute au retour de notre mariage. Cette envie d’avortement qu’elle eût exprimée et que je n’ai pas su pleinement écouter. Ses grimaces, ses hésitations tout au long de sa grossesse. Tout ce que j’ai pris comme faible facteur qui en réalité prenait une puissance démesurée désormais. Tout ce que je lui ai imposé, pour mieux tout briser ensuite. Une énième fois. La culpabilité qui se mêle à la rage tant je suis incapable de faire abstraction des mots qu’elle a pu employer. Je lui aurais trouvé toutes les excuses du monde, si elle n’avait pas été si virulente. Si elle avait démontré la moindre envie d’aller de l’avant. La tempête fait rage alors que Ginny tente de m’ancrer dans le réel par ses doigts qui jamais ne desserrent leur emprise sur les miens. « Rien de ce que tu pouvais dire ou faire n'aurait changé quoi que ce soit. Sa décision était prise et tu le sais autant que moi. » Bien sûr que je le sais. N’est-ce pas le plus douloureux au fond ? Savoir et ne rien pouvoir faire. « Elle avait besoin de partir. Elle l'aurait fait hier comme elle l'aurait fait dans un an, les raisons auraient été les mêmes. » J’entends toutes les raisons. Je lui offre sans démesure tant, j’aurais aimé pouvoir faire plus. « Je l’ai trop longtemps retenu. » C’est tout ce que j’entends dans les paroles de mon ami quand la réalité en est si loin. Mon esprit ne comprendra que le négatif, ne fera allégeances qu’aux plaies béantes. Tout n’est que dilemme et paradoxes. Je voudrais la comprendre autant que mon esprit ne voit que la trahison et l’abandon. Pour ma personne, j’aurais pu tout accepter de sa part. Pour les enfants, tout devient subitement très différent. Ils sont ma priorité désormais, la seule et l’unique. « Elle reviendra. Elle revient toujours. » « Pas cette fois… » que je soupire tentant encore de ne pas m’effondrer à la moindre parole prononcé. « Et même si elle revenait Gin. » Et c’est toute la douleur qui soudainement s’échappe lorsque j’ajoute : « Je ne sais pas si je serais là pour l’attendre. » L’admettre à voix haute, devant Ginny qui comprend parfois trop, c’est la dernière limite de franchie. Celle qui n’annonce aucun retour en arrière.

Elles guettent les émotions, voudraient sortir pour m’avaler dans la noirceur. C’est tout ce qu’elles attendent tandis que je lutte à corps perdu. Je pourrais m’endormir sur la chaise tant la fatigue est présente. Pourtant, une fois n’est pas coutume, c’est l’angoisse qui l’emporte. Celle qui débarque sans prévenir et qui t’embarque telle une lame de fond. Ma vision se brouille alors que je lutte pour garder la tête hors de l’eau. « Je crois que c’est fini. » Elle est là, la véritable tragédie. Je crois que cette fois, il n’y aura plus d’issue pour nous. Pour la toute première fois, je baisse les bras, réellement. Et elle gagne du terrain l’angoisse alors que je tends les bras vers ma fille. « Est-ce que je… » Tout ce que je veux, c’est avoir Tracy contre moi. Les mots se mélangent, je ne cesse de bégayer. Je m’impatiente alors que tout ce que je veux, c’est ne pas sombrer, pas maintenant. « Donne-moi ma fille ! » que j’exhale froidement tant plus rien d'autre ne compte. J’en ai besoin. Pour survivre.

J’ai beau raconter toutes les histoires du monde à un Bowie sagement et paisiblement endormi contre mon torse, n’en reste pas moins que je garde aussi mon attention focalisée sur la scène au loin entre Ginny et Bailey. Mes doigts courent dans le dos du nourrisson, ils tracent des lignes inventées et d’autres cercles sortis seulement de mon imagination. Je rattrape avec cet enfant ce que j’aurais dû faire avec le mien il y a 20 ans, fondamentalement heureux et surtout rassuré qu’entre mes mains sont état ne s’aggrave pas encore. Les mouvements de la chaise le calment autant que les bruits de l’Océan qu’on devine un peu plus loin et j’en viens à m’apaiser moi même simplement en calquant ma respiration sur la sienne.

Au loin certains mots volent plus haut que les autres et toute la délicatesse dont ma femme fait preuve ne semble pas suffire à calmer Bailey. Je devine les raisons de sa présence ici mais ne m’en mêle pas, autant parce que ça ne me regarde pas que ça m’intéresse encore moins. Tout ce à quoi je me raccroche est le bien être de Bowie et de sa soeur, un peu plus apaisée au loin entre les bras d’une Ginny qui semble s’occuper de tous les maux du monde à la fois comme elle seule a le don de le faire. Je voudrais le lui épargner tout comme je sais qu’elle s’en voudrait de ne pas être là pour Bailey en ce moment. « Je crois que c’est fini. » J’aurais répondu que je le crois aussi mais ce n’est sûrement pas la meilleure chose à lui dire en ce moment, alors je me contente de hocher de la tête dans mon coin, occupé à dérober des sourires à son fils dont les doigts se resserrent autour de mon index. « Est-ce que je… » Sa voix tremble et je l’entends vaciller, paniquer. Je reconnais un timbre qui ne m’avait pas manqué et profite de la seconde en suspens qu’il laisse pour me lever et me rapprocher d’eux sans plus tarder.

Bowie est fermement tenu contre moi tel le joyaux qu’il représente, ma main à l’arrière de son crâne s’assure que rien de mal ne pourra jamais lui arriver. « Donne-moi ma fille ! » “Bailey.” J’enchaîne à mon tour tout aussi froidement, me plaçant rapidement près de Ginny par automatisme. Il n’a pas besoin de leçon de morale, il n’a pas besoin que je lui dise de se calmer. Il sait ce qui ne va pas chez lui et dans son attitude à l’instant alors j’espère simplement qu’il saura assez se reprendre en main pour qu’on lui fasse confiance avec ses propres enfants. Ma main libre, elle, vient d’abord se poser sur la joue d’une Tracy quelque peu apaisée avant de venir se loger dans la nuque de ma femme, rassurante au possible. Je resterais calme s’il en est de même pour lui.

« Pas cette fois… » il est secoué, il est démoli, il est épuisé ; et malgré toutes les excuses que je pourrais facilement utiliser pour dédouaner de telles paroles, y'a une grande part de moi qui en vient à la même évidence que lui. Je crois qu'il a raison. « Et même si elle revenait Gin. » dans sa voix montent des consonances autant de peine que de rage. Ma salive se ravale au fur et à mesure que je sens Tracy se blottir un peu plus contre ma nuque désormais baveuse par ses soins. J'avais pas remarqué, mais notre guerre de pinceaux à Auden et à moi a laissé des traces sur son pyjama immaculé. Oups. « Je ne sais pas si je serais là pour l’attendre. » je sais que Bailey ne me demandera jamais de choisir de camp et je lui en serai éternellement reconnaissante. Je sais aussi que jamais ce que je pourrai lui dire n'aura le pouvoir de changer sa décision. Ce que je peux faire maintenant et tout de suite, c'est lui offrir une oreille quand il en a diamétralement besoin. On ne peut rien changer pour le moment et le reste ne s'élève qu'à de vulgaires et cruelles fabulations. Tant qu'elle n'est pas revenue, tant qu'elle n'a pas ressenti le besoin de revenir, personne ne peut prévoir de quoi la suite sera faite. « Je crois que c’est fini. » aujourd'hui, il le voit ainsi. Demain sera autre chose. J'espère seulement qu'il sait que jamais je ne jugerai ses conclusions, aussi hâtives que fatales puissent-elles être. Il n'y a pas de bonne réponse, il n'y a que la réponse avec laquelle il sera le plus à l'aise lorsqu'il aura à la donner, à l'assumer.

Je remarque Auden qui s'approche sans même attraper son regard du mien, sa silhouette est juste éternellement ambiante, rassurante. « Est-ce que je… » mes prunelles n'ont pas quitté celles d'un Bailey qui garde trop tout à l'intérieur. Il se triture et il se fait du mal, il est submergé et il l'est encore plus quand sa voix s'élève. Mes doigts se referment d'instinct sur une Tracy entre deux inspirations quand son empressé « Donne-moi ma fille ! » est réglé d'un calme “Bailey.” de la part d'Auden.

Personne ne bouge, personne ne dit rien. Personne ne respire presque, si ce n'est Bowie qui soupire d'aise et Tracy qui se rendort comme si de rien était. Ils brûlent sur ma nuque, les doigts colorés à l'aquarelle de mon mari quand mon attention n'a pas quitté celui qui a faussement prétendu à ce rôle pendant assez d'années pour que je sois ingrate au point de savoir ce sont il a véritablement besoin en l'instant. À ma place, il aurait fait pareil. « Il y a un hamac, au fond du jardin. Il est caché du soleil, et y'a des lilas tout autour. T'adores les lilas. » même si ma voix est douce en rien je n'oserais l'infantiliser. Je lui offre le choix, je lui propose ce qui à mes yeux est vraiment ce dont il a besoin. Je ne m'opposerai jamais à sa décision pourtant, elle lui appartient. « T'es épuisé Bailey. Tu dors debout. » ses gestes sont lents, semblent douloureux. Ses mots se perdent, ses soupirs avec. Ce serait mentir de dire que je ne suis pas inquiète et il le ressent pertinemment. Il ne peut pas se permettre d'être vidé quand il a deux vies à aimer de toutes ses forces. Il ne le pourra pas, s'il n'en a plus de forces, de toute façon. « Ils seront là à ton réveil, et moi aussi. Personne n'aura bougé. Il y aura même de quoi manger et du café. » et s'il faut que je le lui répète à chaque heure et à chaque jour, je le ferai. On ne va nulle part, on reste pour pallier aux dommages collatéraux de ceux - celle - qui partent. On l'a toujours fait du temps de Londres, aujourd'hui ne fait pas exception à la règle. « S'il-te-plaît. » et si ça sonne comme une supplication, c'est que c'en est véritablement une.

Les fondations s’écroulent une à une lorsque lentement, je réalise que Jill ne reviendra probablement pas. Le sol semble s’ouvrir sous mes pieds pour m’aspirer tout entier quand j’ose avouer que je ne saurais lui pardonner. Tout est dit à la hâte, dans la tourmente, alors que la sécurité que nous avions construit ensemble s’effrite pour mieux disparaître. Pendant des années, je l’ai attendu, Jill. Le cœur brisé, l’âme en peine. Dix ans après, je ne sais plus si j’aurais encore la force pour tout cela. Tout s’essouffle et perd de sa couleur tant je me sens démoli de toute part. Les crises qui se faisaient rares reviennent à la charge comme de vieilles ennemies que l’on n’oublie jamais vraiment. Je me suis juré de ne pas céder à l’angoisse alors que les enfants sont là. C’est d’eux dont j’ai besoin alors que tout mon corps tremble, que mon souffle devient erratique. Incapable de m’exprimer clairement voilà que ma rage se transpose sur Ginny. Elle prendra pour elle tant qu’elle ne me donnera pas ma fille. Aveuglé, par les émotions qui tourbillonnent, je ne prends conscience de rien tant, je suis obnubilé par le besoin d’avoir mes enfants près de moi. C’est viscéral. « Bailey. » C’est Auden qui me ramène sur terre. Sa voix me fait sursauter alors que mes mains restent tendues vers Ginny qui n’a pas bougé. Je suis allé trop loin et déjà, je serre la mâchoire, refusant de pleurer devant qui que ce soit. Pendant des années, je me suis détruit, j’ai pleuré pour Jill. C’est terminé. « Il y a un hamac, au fond du jardin. Il est caché du soleil, et y'a des lilas tout autour. T'adores les lilas. » Mon être tout entier se concentre sur Ginny. Le regard qu’Auden pose sur moi, me permet de ne pas bouger, de ne pas franchir la limite. C’est la voix de sa femme qui finit de m’apaiser complètement alors qu’elle s’exprime avec douceur. « T'es épuisé Bailey. Tu dors debout. » Trente-sept heures que je n’ai pas permises à mon corps de lâcher prise. Depuis son départ. « Ils seront là à ton réveil, et moi aussi. Personne n'aura bougé. Il y aura même de quoi manger et du café. » Mon cœur qui tape dans ma poitrine, mes lèvres que je tortue pour tout garder à l’intérieur encore un peu, mes mains que je baisse enfin. Je me résigne à l’écouter quand elle a déjà tout compris depuis le moment où elle m’a accueilli chez elle. « S'il-te-plaît. » Je nous revois à Londres, quand il fallait insister, quand il fallait protéger et chérir alors que l’autre tentait de récupérer les pièces. « Je…. Je suis désolé. » que je bégaye pas tant pour eux que pour les deux petits êtres blottis dans leur bras. Du bout des doigts, je viens caresser la petite joue de Tracy et la petite main de Bowie. Je dois le faire pour eux. Chancelant, je me lève et pars en direction du hamac le cœur, le corps et la tête en vrac. Au fond du jardin, caché du soleil, entouré par les lilas, je laisse toute ma peine s’exprimer dans un océan de larmes salées.

***

Il fait nuit lorsque mes yeux s’ouvrent à nouveau. Quelqu’un a posé une couverture sur moi. Mes musclés sont crispés, j’ai froid. Désorienté, il me faudra un instant pour me souvenir où je suis. Chez Auden et Ginny. Mon amie qui m’a demandé de faire une pause dans la tempête. Je ne sais combien de temps, j’ai dormi, mais si tout semble encore douloureux, j’ai la sensation de pouvoir faire face à nouveau. Je m’étire avant de rejoindre la maison, couverture sur les épaules. La baie vitrée est entrouverte, le calme règne excepter dans la cuisine où un concert de plat qui s’entrechoque semble avoir lieu. Ginny. Je la trouve en train de s’agiter, la tête à moitié dans le placard. « Tu comptes trouver le nouveau monde de Narnia ? » que je taquine pour annoncer mon arrivée même si mon pas lourd a sûrement déjà trahi ma présence depuis longtemps. Auden ne semble pas être dans les parages, je ne vois pas les jumeaux et ça m’inquiète. « Tu as vendu mes enfants ? » que je tente de plaisanter le cœur un peu plus léger, alors que la brunette vient de me débusquer. Je lui offre un sourire qui ne sera que peu convaincant. Tout dans mon regard lui cri que je suis désolé alors que je prenne place sur l’une des chaises de la cuisine.

Il s'excuse sans en avoir besoin, il le sait aussi bien que moi. Pourtant, lorsque mes doigts enlacent les siens une ultime fois avant de le voir se lever pour finalement aller céder à Morphée dans le hamac en bordure du jardin, mon coeur se serre autant qu'il est soulagé. Elle est horrible, la période d'entre-deux. Celle où on ignore quelle sera la suite, celle où on ne veut pas la connaître non plus.

Ses sanglots sont étouffés et je sais qu'il fait tout pour que je n'entende rien ; pourtant, bien sûr que j'entends tout. Bien sûr que j'entends, et bien sûr que je ferme les yeux, presse les lèvres. Il a besoin d'évacuer Bailey, il en a cruellement besoin et quand même je voudrais le consoler de toutes mes forces, il n'arrivera jamais à lâcher prise si je suis toujours dans les parages à surveiller qu'il ne se fasse pas mal durant le processus. Qu'il pleure alors, qu'il laisse aller, qu'il rage au point où il sera complètement vidé. Son sommeil ne lui fera qu'encore plus de bien.

***

« Tu comptes trouver le nouveau monde de Narnia ? » sa voix enrouée d'une sieste qui a duré une éternité me fait sursauter. « Pour l'instant j'ai trouvé que quatre échantillonnages de tartinade au caramel. Tu penses que j'ai un problème? » pour preuves, je lui exhibe les pots tantôt très entamés, tantôt presque neufs. Bailey semble encore plus fatigué, ironiquement, ses cheveux dans tous les sens et ses vêtements encore plus fripés qu'à son arrivée. Pourtant, je sens à sa voix et à l'effort qu'il met pour dédouaner la scène qu'il veut vraiment aller mieux. Qu'enfin, il se donne une miette de bribe de droit. Et ça, c'est tout à son honneur. « Tu as vendu mes enfants ? » « Ouais, l'une arrêtait pas de pleurer et l'autre faisait juste me fixer. J'ai eu un super bon prix sur eBay. » comme promis le café est coulé et prêt, et Auden a préparé des pâtes pour un régiment en entier que je sors à l'instant du frigo pour en réchauffer une portion au Fitzgerald qui se pose à l'îlot l'instant d'après.

« Ils dorment à l'étage. On teste le confort du lit du bébé comme ça. » les explications viennent en douceur, au compte-goutte, misant éternellement sur la vérité envers et contre tout le reste. « Auden lit en haut, apparemment j'empêchais son flux créatif en lui demandant à chaque cinq minutes si j'étais toujours la femme de sa vie ou si finalement il avait changé d'idée depuis que j'ai commencé à ronfler. » je ne ronfle pas et je ne le bombarde pas de questions du genre, mais la blague a le potentiel de faire sourire Bailey et je m'y rattache, plus fort qu'à tout le reste. « Tu veux en parler ou tu veux qu'on oublie le temps d'une soirée? » parler de ma soeur, parler des enfants, parler d'où il se situe, de comment il se sent. Ou éviter le sujet complètement. La décision lui appartient comme toujours, encore plus dès l'instant où je pose sa tasse et son bol sous ses yeux, me préparant un thé au gingembre en parallèle.

« Pour l'instant, j'ai trouvé que quatre échantillonnages de tartinade au caramel. Tu penses que j'ai un problème ? »
« Quatre, c’est raisonnable. » je ris un peu. « Avant, c’était plutôt une dizaine. »

Et le sourire que je lui adresse à cet instant est on ne peut plus sincère. Elle avait su déceler le problème en m’envoyant dormir. Tout n’est pas apaisé, la moindre pensée en dehors de cette maison est douloureuse. Pourtant, c’est quelque peu apaisé, le crâne moins lourd et les épaules un peu plus haute que je viens la rejoindre. J’ai l’impression d’avoir dormi cent ans quand en réalité seulement quelques heures se sont écoulés. Assez pour faire disparaître la moitié des occupants de cette maison. « Ouais, l'une arrêtais pas de pleurer et l'autre faisait juste me fixer. J'ai eu un super bon prix sur eBay. » J’ai un petit rire tant elle a si bien cerné mes enfants. Je voudrais plaisanter plus encore, mais le cœur n’y est pas. J’aurai pu demander si elle en avait tiré un bon prix, mais les mots restent coincés dans le fond de ma gorge. Je me contente d’un petit sourire en coin alors que déjà, elle étale le contenu de son frigo sur le comptoir. « Ils dorment à l'étage. On teste le confort du lit du bébé comme ça. » « C’est bien fallait les mettre au travail un peu. » Je les imagine mes deux petits bouts, allongé l’un contre l’autre dans le petit lit qui accueillera un autre petit bébé à la fin du mois. C’est seulement maintenant que je remarque les formes de Ginny pourtant encore bien dissimulé sous son pyjama tâché de peinture. « Ce bébé va naître avec de la peinture sur les doigts. » Et cela m’étonnerait à peine tant ses parents ont toujours les mains bariolées de mille et unes couleurs.

« Auden lit en haut, apparemment j'empêchais son flux créatif en lui demandant à chaque cinq minutes si j'étais toujours la femme de sa vie ou si finalement il avait changé d'idée depuis que j'ai commencé à ronfler. » Ce n’est pas elle de faire ça. Elle comble le silence, cherche à me faire sourire. J’entre dans son jeu tant il est simple, tant cela restera, malgré tout, une habitude ancrée au plus profond de nous. « Tu crois que je devrais le prévenir pour la bave sur l’oreiller ? » C’est la prochaine étape après le ronflement. Elle gagne encore une fois la partie, m’arrache un micro sourire. Le cœur un peu plus léger, je me sens respirer. Les enfants dorment, ils vont bien. J’ai pu me reposer, j’essaye d’aller. Mes doigts s’enroulent immédiatement autour de la tasse de café qu’elle me tend. Une gorgée et je sens cette chaleur qui m’enveloppe, cocon de sûreté qui me rappelle qu’ici, il m’est inutile de porter un masque. « Tu veux en parler ou tu veux qu'on oublie le temps d'une soirée ? » À nouveau, ma gorge se serre. J’aimerais pouvoir exprimer toute la culpabilité que je ressens, cette sensation de toujours tout détruire autour de moi, mais rien ne vient. « Je veux pas que tu lui donnes de nos nouvelles. » Et je suis aussi surpris qu’elle à m’entendre. Jamais Ginny ne s’interposera, jamais elle ne choisira un camp. Je le sais parfaitement. Pourtant, j’ose imaginer que si Jill veut savoir ce qu’il en est ici, c’est vers sa sœur qu’elle se tournera. Je refuse que Jill sache quoique ce soit quand c’est elle qui a décidé de prendre la fuite sans se retourner. Je resserre la couverture autour de mes épaules, mon regard plongé dans ma tasse de café. « Et on ira bien. » que j’insiste légèrement tant je sais que Ginny tentera de prendre tous nos malheurs sur ses épaules.

« Ce bébé va naître avec de la peinture sur les doigts. »
« Et personne n'en sera étonné. »

À sa voix légère s'ajoute la mienne, quand on pourrait presque avoir l'impression que tout ce qui se trame dans cette cuisine n'a rien de différent de toutes les autres conversations qu'on a pu avoir au fil des années. « Tu crois que je devrais le prévenir pour la bave sur l’oreiller ? » il tente, vraiment fort, et je le remarque le sourire en coin qui naît difficilement, mais qui naît tout de même sur ses lèvres. « Je pense que je peux encore arriver à le berner en disant que c'est la bave de Pizza, mais pour ça je vais avoir besoin que tu y mettes du tien. » un pas à la fois, une blague avec. On est bien loin de l'aisance avec laquelle on a pu converser durant nos beaux jours, n'en reste que je prends ce qu'il me donne et que jamais je n'insisterai pour avoir plus.

À ça s'ajoute une question qu'il attendait et qu'il reçoit de la plus légitime des façons. S'il est venu ici, c'est soit parce qu'il veut parler, soit parce qu'il veut oublier. Dans l'un ou l'autre des cas, il n'a qu'à me dire pour que je me cale à son rythme sans hésiter. « Je veux pas que tu lui donnes de nos nouvelles. » sa voix remonte et ses yeux aussi. Prunelles que je ne quitte pas des miennes, le temps de porter ma tasse de thé à mes lèvres et d'hocher doucement de la tête de la positive. « Je peux pas te promettre de lui mentir si elle me pose des questions sur vous. » l'accord vient avec des petits caractères, ce serait impossible de dire qu'il doit s'en étonner. Autant je lui suis fidèle, autant je le suis à Jill. « Mais je peux te promettre de garder tout ce que tu me dis ici rien qu'entre nous. »  je ne lui mentirai pas à lui comme je ne lui mentirai pas à elle. Jamais je n'irai la voir pour lui raconter ce que Bailey a pu me confier, pour dépeindre son portrait à ma soeur, comme le blond est pertinemment au courant que jamais il ne saura le moindre détail que mon aînée aura pu me dévoiler à son sujet ou au sujet des jumeaux. Pas mes affaires, pas mon combat, il le sait autant que moi.

« Et on ira bien. » « Tant que vous tentez d'aller bien, ça me suffit. »  il a l'air si déterminé, il a l'air à tant le vouloir ; mais pourtant, il se met une pression considérable encore et déjà. Chaque chose en son temps, et justement du temps, il en a amplement. « Tu es ici chez toi. Les jumeaux aussi. » qu'ils restent, que lui reprenne ses marques, qu'il s'en donne le droit. Une nuit, ou aussi longtemps que Bailey le voudra.

Tracy dort enfin dans le berceau déjà emménagé dans la chambre du bébé, celui là même qu’on a finalement bien fait de commander six mois en avance. Elle s’est amusée à découvrir l’endroit et à serrer les peluches neuves et pourtant déjà passées à la machine à laver pour s’assurer en avoir retiré les substances chimiques. Bowie, lui, était bien moins décidé à aller dormir dans un endroit qu’il ne connaît pas et c’est contre mon cou qu’il n’a cessé de s’accrocher jusqu’à ce que j’abandonne l’idée de le faire dormir avec sa soeur.

Loin d’être stupide, il a rapidement compris que le lit principal était bien plus grand et bien plus confortable, lui qui se loge allègrement contre les taies d’oreillers en soie comme si elles étaient le meilleur doudou du monde. Blotti entre mon torse et mon bras, le petit garçon ne peut de toute façon pas aller bien loin si bien qu’à mon tour je peux continuer ma lecture. Ginny a été renvoyée manu militari pour nous laisser entre hommes, Bowie à qui je lis à voix haute du Mary Shelley comme si c’était pour lui le meilleur livre pour enfant qui soit. Promis, la prochaine fois je retrouverai Animal Farm pour ses petits yeux bleus.

A un moment je crois qu’on s’endort tous les deux, aussi, parce que la seule chose dont je me souviens ensuite ce sont ses mains s’agitant sans un bruit alors qu’il tentait maladroitement de changer de position. Malheureusement pour lui, il était sans doute un peu trop entouré de mes bras et de tous les coussins et couvertures du monde. J’en viens seulement à lui concéder un peu d’air alors qu’on redescend un étage plus bas en direction de la cuisine, elle aussi déjà équipée pour l’arrivée d’un nourrisson. “Je prends du lait et je repars, vous occupez pas de nous.” J’anticipe déjà arriver au milieu d’une conversation à laquelle je ne veux pas me mêler et désamorce en même temps tous les pièges possibles. Un baiser sur le crâne du garçon le rassure alors qu’il commençait de nouveau à s’agiter, un autre contre la tempe de Ginny me rend simplement heureux à mon tour. “Ginny t’es passée sur la dernière marche de mon top trois au passage.” J’ironise sans une once de remords puisqu’il devient désormais évident que son filleul a la première place et sa soeur la seconde. L’instant d’après, je tourne déjà les talons.