« AuuuuuUUUUUUUDEEEEEN ! » Auden et sa musique de merde, qui met le disque trop fort, Auden ce sale petit con trop gâté, que la mama couvre de trucs inutiles - qui a inventé les chaussettes vert pomme ? - en espérant le canaliser un peu, Auden cette vermine de Satan bon sang il sait pas que ma chambre elle est à côté de la sienne ou quoi ?

Il tambourine à la porte, le Massimo haut comme trois pommes à la mèche trop longue et aux cheveux son de blé. « Mama elle a dit pas de musique après dix-huit heures, t'es chiant. J'essaie de faire mes devoirs. » Ils ont filé, les parents. Dieu seul sait où, encore. C'est Massimo qui, ce soir, s'occupe de garder son petit frère. Ce n'est que pour quelques heures, mais quelques heures de trop. D'aucun affirmerait qu'il est un peu jeune, pour garder un gamin qui a la moitié de son âge. Pour autant, papa Williams croit dur comme fer que l'indépendance se gagne dès le berceau. Et puis il ne peut rien arriver de mal, en quelques heures. Sauf peut-être un meurtre, si Auden ne fait pas taire sa satanée musique. L'aîné tambourine à la porte du cadet, que ce dernier avait juré de ne pas fermer. « Auden, si tu crèves, c'est moi qu'on va engueuler. Et puis elle est nulle ta musique ! »

Le vent du printemps refroidit la grande maison. Toutes les fenêtres sont fermées et les garçons sont à l'étage. De toute façon, Massimo a trop peur de l'obscurité pour se risquer seul au rez-de-chaussée. « Si tu coupes la musique je te dis où est planqué tout le chocolat de la maison. » Peut-être qu'alors, s'il est attiré par l'optique d'un mauvais coup, Auden sortira de sa cachette. L'oreille collée contre la porte, Massimo guette l'arrêt du disque - ou, à défaut, un signe de vie de son cadet. Lui aussi, il a envie de chocolat. Descendre seul, pourtant, il ne s'y risquera pas.

« AuuuuuUUUUUUUDEEEEEN ! » J’entends pas les rageux. J’entends pas les rageux. J’entends pas Massimooo. “Listen to the ground, there is movement all around, there is something goin' down and I can feel it !” Je crie à travers la porte, en sa direction, sans pour autant en avoir quelque chose à faire de savoir s’il m’entend ou pas. L’année prochaine, je demanderai à ce qu’il aille habiter quelque part sous l’escalier, à la cave ou dans les combles. Peu importe, tant que je n’entendrai pas sa voix de merde au milieu de “When I was running down the street it was so fine, fine, fine !” que je chante un peu plus fort encore, seulement parce que je sais qu’il m’entend, seulement parce que je sais qu’il déteste Born to be alive presque autant qu’il me déteste moi. Je me revois encore quelques heures plus tôt à courir dans la rue face à notre maison, celle qu’on peut descendre si vite en vélo grâce à la pente mais celle aussi pour laquelle c’est un enfer à remonter, justement à cause de cette même pente. J’hésite entre les prochains disques à mettre, me tâte entre September ou peut être bien Stayin’ alive, justement parce que ce serait ironique venant d’un enfant de huit ans que son grand frère s’apprête à tuer dans la nuit. Autant vous dire que je suis le gamin le moins rassuré du monde quand les parents partent on ne sait où et qu’ils ont la brillante idée de me laisser seul avec mon frère.

« Mama elle a dit pas de musique après dix-huit heures, t'es chiant. J'essaie de faire mes devoirs. » “I'm comin' up so you better you better get this party started.” Il veut que j’arrête alors je ne fais qu’empirer les choses, je danse et je chante dans ma chambre, gamin incontrôlable et surtout incontrôlé. Il l’avait bien précisé, pourtant, mon aîné : pas de bruit ce soir puisqu’il doit travailler. Oui, oui, compris capitaine. « Auden, si tu crèves, c'est moi qu'on va engueuler. Et puis elle est nulle ta musique ! » C’est finalement le son de Dancing Queen que j’augmente, enfant terrible que je personnifie à la perfection. Perfection, d’ailleurs, c’est bien le mot le plus adapté pour me qualifier. “Hey brother! There's an endless road to rediscover.” Hey Brother, attend un peu avant de me tuer s’il te plait.

Soudainement, le plan change. In the Navy ne fait pas suite à aucune musique, The Passenger est renvoyé sur mon lit défait alors que je ne vois même pas où atterrit le disque de Hotel California - et mama va me tuer, c’est le sien. « Si tu coupes la musique je te dis où est planqué tout le chocolat de la maison. » Mon rire est faux au possible, pourtant le CD offert par papa, Sweet Home Alabama (il vient pas de New York City ?) voit son volume réduit considérablement. “Once I was seven years old my momma told me go make yourself some friends or you'll be lonely.” Mama m’a dit ça, papa a levé les yeux au ciel et Massimo, lui, il se repose toujours sur moi pour ses plans foireux alors que c’est supposé être lui l’adulte. Personne ne me croit quand j’explique la situation, de toute façon, ils voient en lui un Sauveur ou quelque chose du genre. “Tu veilles sur la galaxie, sur la liberté aussi." J'ironise à souhait puisque la seule chose sur laquelle veille mon aîné c'est de justement ne jamais me laisser regarder Albator ni même Goldorak, tout ça parce qu'il sait que ça me ferait bien trop plaisir. La phase finale du plan reste toujours de rappeler à mama depuis combien de temps il n'a pas utilisé ses patins à roulettes ni ne s'est entraîné devant le disque de Video killed the radio star depuis très très trèès longtemps. Et après ça, Massimo me déteste un peu plus encore et moi j'ai rempli mon devoir de petit frère.

Et il est pénible, Auden. Et il n'arrêtera pas de chanter, Auden. Et il n'arrêtera pas d'essayer de le faire taire, Massimo, qui tambourine à la porte. Dancing Queen, c'est un choix pas trop mauvais, même un peu plus qu'acceptable. Rien ne lui fera couper sa musique, pas même la proposition d'aller cambrioler le placard à chocolat. C'est la caverne d’Ali Baba, pourtant. « Je préfère Mourir sur Scène de Dalida. », qu'il bougonne, l'aîné. En attendant que Auden finisse de faire son show, Massimo s'assied en face de sa porte, le dos calé contre les pierres froides de la maison. De l'autre côté de la porte, Auden continue de chanter et de se détruire les tympans. « Allez, Cendrillon, faut' que tu dormes avant que minuit ne sonne. » Sinon, les parents ne seront pas contents. Et des parents pas contents, ça donne forcément moins d'argent de poche. Cela, Massimo ne peut pas se le permettre. Ce n'est pas juste que lui, l'enfant prodige, celui qui n'excelle peut-être pas au piano mais lit plus de livres qu'une Belle enfermée à ne rien faire dans le château de la Bête, soit puni pour le comportement de son petit frère.

« S't'euplaît Auden, ouvre ! Je vais pas me fâcher contre toi ! » Son nez pourrait s'allonger tant il ment, l'aîné. Bien sûr qu'il n'a qu'une envie : détruire la gueule d'ange de ce gamin qui l'exaspère. Oh mais qu'il est mignon, ce petit garçon ! C'est quoi ton prénom ? Auden ! C'est vraiment... joli ! Non, ce n'est pas joli c'est bizarre. Voilà ce qu'il en pense, Massimo, dont la mèche blonde s'agite en même temps qu'il secoue la poignée de la porte de la chambre. C'est un prénom de fanfaron, pour un enfant qu'on regarde pareil que le vilain petit canard. « Tu sais quoi, une fois j'ai pas ouvert ma porte à maman et même qu'après, elle m'a dit que Dieu risquait de se fâcher si j'ouvrais pas. Et tu sais pas ce qu'il s'est passé ? Ma fenêtre s'est ouverte TOUTE SEULE ! T'entends Auden ? Tu vas te faire dévorer par des fantômes ! » Étrangement, les menaces sonnent mieux dans la bouche de leur mère, qui sait se fâcher plus fort que le papa ours dans Boucle d'Or.

Et de rage, Massimo donne un coup de pied dans la porte. Il s'imaginait peut-être fort comme Barbe Bleue mais n'en a pas la carrure et encore moins la grosse voix, quand ses jurons perturbent l'obscurité de la maison endormie - si on omet Auden, le gamin qui ne voulait pas prendre en route le petit train du sommeil. « J'espère que papa et maman iront te perdre en forêt ! » Et Massimo espère, surtout, qu'Auden tombe sur une sorcière assez intelligente pour ne pas le laisser s'échapper de sa maison en pain d'épices. Massimo ne souhaite qu'une chose : trouver une génie capable de lui apprendre à forcer les portes ou, à défaut, capable de lui offrir la clef de celle de son petit frère. Si seulement Auden pouvait dormir mille ans, cela ferait de l'air à son aîné...

« Je préfère Mourir sur Scène de Dalida. » Et moi je préférerais qu’il meurt tout court plutôt que de continuer à faire de ma vie un enfer alors que tout ce que je fais c’est m’amuser un peu et vivre alors que lui ne jure que par des trucs plus ennuyants encore que l’ennui lui même. “C’est nul, j’aime pas.”

« Allez, Cendrillon, faut' que tu dormes avant que minuit ne sonne. »  “Même pas en rêve.”

« S't'euplaît Auden, ouvre ! Je vais pas me fâcher contre toi ! » Il est déjà fâché, je l’entends dans le son de sa voix et je l’entends même dans les mots qu’il choisit. C’est simple, de toute façon : il veut me faire la peau et dès que je vais ouvrir la porte il va se jeter sur moi pour essayer de nouvelles techniques de tortures. Heureusement au moins que je cours plus vite que lui, c’est toujours ça de pris, parce que le cas échéant il serait redevenu fils unique il y a bien longtemps de cela. “J’ouvrirai paaas.”

« Tu sais quoi, une fois j'ai pas ouvert ma porte à maman et même qu'après, elle m'a dit que Dieu risquait de se fâcher si j'ouvrais pas. Et tu sais pas ce qu'il s'est passé ? Ma fenêtre s'est ouverte TOUTE SEULE ! T'entends Auden ? Tu vas te faire dévorer par des fantômes ! » “Les fantômes ça existe pas et y’a que toi qu’en a peur ici Massimo !”

Là, juste là, je viens de signer mon arrêt de mort et il va casser la porte simplement pour me tuer de ses propres mains parce que j’aurai osé désobéir à un ordre direct en plus de me moquer de lui. Heureusement, au moins, il n’y a pas de témoin. Ça préserve un peu de son apparence de grand garçon qui n’a peur de rien si ce n’est de son ombre et de tout le reste aussi. Mais à part ça, oui, mon frère n’a presque peur de rien. La porte tremble, c’est là le premier signe de la rage qu’il va commencer à extérioriser toujours un peu plus à chaque seconde qui passe. Bientôt, c’est sur moi qu’il frappera, c’est certain.

« J'espère que papa et maman iront te perdre en forêt ! » “Bah j’irai pas en forêt et voilà ! Et puis je me perds pas moi !” J’ai pas besoin des parents de toute façon, c’est Massimo qu’ils préfèrent parce qu’il réussit dans tout et moi je ramène juste des mots qui disent “bonjour j’aimerais vous rencontrer dès que possible”.

Du tourne disque, mon intérêt passe au poste de radio et des interférences on passe à Thriller, mon souvenir n’en devenant que plus grand alors que je commence à chantonner (crier à tue tête) les premières paroles de cette chanson iconique. “Mass-mass-mass-masssssssimo !! Viens arrête de bouder, danse avec moi allez !!” Il est nul mon frère, ce n’est pas parce que je lui déverrouille la porte en hâte qu’il va suivre le mouvement de mes épaules ou même celui de mes jambes. J’ai noté toute la chorégraphie dans un coin de ma tête et je l’ai apprise par coeur juste pour l’apprendre à mes enfants un jour parce que c’est ça, le genre d’héritage dont le monde a besoin ! Je fais tout comme Michael, les mouvements de tête et de basse et d’épaule et même se mettre sur la pointe des pieds même si ça quand même un peu mal ça. Et je connais pas les paroles, par contre, alors je me contente d’un “’Cause it’s thriller !!! Thriller niiight and vdeeyur ’know it’s thriller !!!”” Et là, mon père aurait honte de moi. Heureusement qu’il n’est jamais là, de toute façon. Il continuera simplement à penser que je suis un hurluberlu sans avenir, pour changer.

« J’ouvrirai paaas. » Mais si, qu'il va ouvrir. Sinon, Massimo ira chercher l'échelle et il passera par la fenêtre de la chambre de son petit frère. Enfin, pour cela, il faudrait déjà qu'il cesse d'avoir peur du noir. « Les fantômes ça existe pas et y’a que toi qu’en a peur ici Massimo ! » « J'ai pas peur ! » Mais si Auden le voyait, tout rouge de colère et de frustration, il aurait la confirmation que son aîné est en effet terrifié des fantômes, de l'obscurité et de toutes les promesses de colère de Dieu qui peuvent s'abattre sur lui.

Des mots emplis de colère, encore et encore, comme s'il en pleuvait. La dispute peut durer toute la nuit. D'ici quelques heures, les parents des jeunes garçons retrouveront peut-être ces derniers étendus l'un contre la porte de sa chambre, l'autre dans le couloir qui mène à ladite pièce. Et des deux, Massimo sera probablement le plus puni. Soudain, le verrou tourne et le loquet claque. On se croirait dans une mauvaise reprise du petit chaperon rouge. « Mass-mass-mass-masssssssimo !! Viens arrête de bouder, danse avec moi allez !! » Trop surpris pour se précipiter dans la chambre, Massimo se contente de dévisager Auden qui se trémousse, exposant au passage son mauvais anglais que leur père reprendrait certainement de son ton autoritaire. « ’Cause it’s thriller !!! Thriller niiight and vdeeyur ’know it’s thriller !!! » L'instant d'après, c'est sourire aux lèvres que Massimo rejoint son cadet dans la danse. Le parquet craque, le sol tremble sous leurs bonds enjoués et la maison résonne bientôt de leur mauvais anglais. Si on lui demande, Massimo dira que son anglais est bien meilleur que celui de Auden. En attendant, il ne sont que deux gamins qui n'ont plus du tout envie de dormir.

« Stop stop stop maintenant on met Dalida ! » Mais la prochaine est francophone, et Massimo ne peut pas s'empêcher de hurler toutes les paroles qu'il soit en mesure de reprendre - bien qu'il n'en saisisse pas encore le sens. « Mais trois nuits par semaine c'est- nananana... avec elle... Mais trois nuits par semaine nananana... » Beaucoup de nananana qui remplacent son français absolument terrible bien que sa mère ait insisté pour qu'il prenne cette langue au collège. Quelle idée, aussi. Massimo déteste les français. « Tu sais qu'une fois, on était au camping et je suis sûr que y'a un type qui donnait des trucs louches à un autre type. C'était peut-être bien que de l'argent, genre plein d'argent. Et le type, il était français. Il avait un énorme couteau dans son sac. Et puis s'il m'avait vu, peut-être bien qu'il m'aurait tué mais je suis resté pour les observer. Heureusement que je suis resté planqué dans l'herbe. Le mec qui donnait l'argent il avait une grande cicatrice, comme un pirate. Moi j'aurais pas aimé être le type qui récoltait l'argent, il avait l'air encore plus féroce que le premier. Mais faut pas le dire à maman et à papa hein, après ils vont encore dire que je traîne avec n'importe qui. » Assurément qu'il racontera tout aux parents, Auden. Ou alors, il aura trop peur qu'on ne le traite de menteur. En attendant, Massimo s'empourpre, craint pour son secret.

« Tu dis rien aux parents et je ferai ce que tu voudras, même te donner mon argent de poche. » Et ça, c'est la plus grande démonstration de résignation que puisse montrer le jeune garçon qui, déjà, tient mieux ses comptes qu'un trésorier. « On pourra manger du chocolat ou- ou alors on pourra aller se promener dix minutes mais pas une de plus dans la forêt. » Même s'il y a des loups, des ours, des voleurs et pire que les trois menaces précédemment énoncées, les flots troubles de la rivière qui serpente entre les arbres.

Après avoir écouté Thriller, Massimo devient un être bizarre. Il exige pour mettre une chanson française dont il ne connaît finalement même pas les paroles puis il se lance dans un monologue interminable que je ne lui ai même pas demandé de faire. Alors moi, en tant que parfait petit frère sage et obéissant, j’en viens à me reposer sur le bord du lit, le souffle encore court. “T’es sûr que c’était pas dans un de tes rêves, ça ? Parce qu’en vrai en dehors de la maison ou de ton lycée tu bouges pas beaucoup alors bon c’est bizarre.” J’avance sans aucune arrière pensée, me remémorant de toutes ses fois où j’ai pressé Saül pour qu’on fasse quelque chose et qu’au final il m’a fermé la porte au nez en me disant qu’il était occupé et qu’il travaillait, lui. Il ne me suit souvent que lorsqu’il s'aperçoit que, occupé ou non, je vais quand même sortir. C’est à ce moment là qu’il a des remords de grand frère absent, je crois, et qu’il se met à s’habiller rapidement pour tenter de me rejoindre et limiter tous les dégâts que je pourrais faire. Il est très bien placé pour savoir qu’ils sont nombreux, ces dégâts.

« Tu dis rien aux parents et je ferai ce que tu voudras, même te donner mon argent de poche. » “Non c’est nul, tu me donneras de l’argent quand tu seras riche.” J’avance, sûr de moi. Après tout, dans la famille il est sûrement le seul qui est voué à faire quoi que ce soit de sa vie et Auden la sait très bien puisque c’est le sujet de conversation préféré de leurs deux géniteurs. Prends exemple sur Massimo, Modesto. Ca se voit qu’eux ne savent pas à quelle point la liste des choses dont Saül a peur est longue comme mon bras et bien plus encore. Ce serait nul de lui ressembler, ce ne serait pas amusant. « On pourra manger du chocolat ou- ou alors on pourra aller se promener dix minutes mais pas une de plus dans la forêt. » “On peut aller à la plage ? On prend le raccourci par la forêt, on fait griller des chamallows avec du chocolat dessus et si t’arrives à faire partir le feu assez vite alors promis ça va pas prendre plus de dix minutes.” Et ainsi débutèrent donc les négociations avec mon aîné, mes yeux pétillants et déjà plein d’étoiles à l’idée de pouvoir aller se baigner sans la surveillance des parents et surtout maman qui nous crie toujours dessus pour qu’on se rajoute une couche de crème solaire de plus quand on est déjà blancs.

« T’es sûr que c’était pas dans un de tes rêves, ça ? Parce qu’en vrai en dehors de la maison ou de ton lycée tu bouges pas beaucoup alors bon c’est bizarre. » « Mais si je sors. J'ai des potes. » C'est un mélange de mensonge et de vérité, quand Massimo préfère à ses amis la tranquillité de sa chambre. C'est mieux pour travailler, parce que Massimo est incapable de le faire en équipe. Pour l'instant, il a trop tendance à jouer au petit chef, une attitude qui ressort toujours auprès de Auden. C'est d'ailleurs le sujet de dispute numéro un - ou peut-être numéro deux après le mythique t'as fait quoi du yaourt que j'ai laissé dans le frigo juste pour moi - et Massimo n'est pas encore au bout de ses surprises. Un jour, peut-être - sûrement, croyez-en le regard extérieur que je pose sur la situation - le côté capitaine de Saül lui apportera plus de gains qu'il ne lui fera défaut. Un jour.

« Non c’est nul, tu me donneras de l’argent quand tu seras riche. » « Plein, d'accord. Note la somme sur un papier, pour que je m'en souvienne. » Auden y mettra trop de zéros et demain, Massimo se servira de la feuille pour faire un brouillon d'un énième devoir à rendre. Son argent, il le garde précieusement en attendant d'être riche, prenant des notes sur les Picsou magazines afin de comprendre l'enrichissement de l'oncle Picsou. On ne devient riche qu'en apprenant des meilleurs, après tout. « On peut aller à la plage ? On prend le raccourci par la forêt, on fait griller des chamallows avec du chocolat dessus et si t’arrives à faire partir le feu assez vite alors promis ça va pas prendre plus de dix minutes. » « Non, on peut pas, c'est trop loin. » Il fait trop nuit, c'est trop sombre, c'est trop dangereux et Massimo déteste le sable. Et puis, même s'il s'en vante, il ne sait pas allumer de feu, Massimo. Enfin, juste une fois sur trois et seulement quand papa est au dessus de son épaule à lui faire la leçon ou à lui dire qu'il n'a pas mis les bûches assez haut, bon Dieu Massimo tu n'écoutes rien, ce n'est pas sorcier quand même d'allumer deux bouts de bois, pousse toi je vais le faire.

Mais après tout, il suffirait de prendre deux lampes torches pour être certains que le chemin sera bien éclairé. Il suffirait de prendre un grand sac avec beaucoup de papier journal pour que le feu parte de lui-même. Il suffirait de faire promettre à Auden qu'il ne dira rien, oui tu dis croix de bois croix de fer si je mens je vais en enfer et crois moi qu'il existe Satan et que je vais m'assurer qu'il vienne te chercher et puis il dira à mamie que t'es nul en maths. « Ok. On y va, mais pas longtemps. » Et vogue la galère.

*

« Bouge, t'es lent. » Du papier journal pour vingt jours, des marshmallows pour tenir un siège et toute la réserve de chocolat, pas de bouteille d'eau et certainement pas de vêtements de rechange, voilà ce qu'ils prennent pour leur périple. La forêt est dense, manque évidemment d'éclairage - c'est une jolie périphrase pour dire que les deux frères évoluent dans le noir - et Massimo met difficilement un pied devant l'autre. Ce chemin, il le connaît par cœur de jour, un peu moins de nuit. « Merde, ma lampe. File la tienne, ma lampe elle a grillé. Marche pas devant, Auden, cours pas. Attends moi je te dis ! » Non loin, on entend les remous de la rivière.

J’ai gagné. Il le dira pas, mais on fait ce que j’ai demandé alors ça veut dire que j’ai gagné et que c’est moi qui ai eu le dernier et lui, il peut jouer au chef de famille autant qu’il veut bah n’empêche que ça change rien, c’est moi le boss ici. « Bouge, t'es lent. » Ouais, bon. Presque le boss, parce que y’a toujours mon frère qui est là pour jouer les rabats joie, même quand on va faire des trucs trop cools pour toute la soirée. En plus, on s’arrête sur la rivière avant d’aller jusqu’à la plage parce que je sais que sinon il va se plaindre d’avoir des grains entre ses orteils et si ça arrive il va être trop insupportable. “C’est toi qui marche comme une fillette là.” On dirait qu’il risque de tomber dans un précipice dès qu’il marche sur une brindille et je ne vous parle même pas de sa tête dès qu’il entend un bruit suspect - qui est 99% ladite brindille, finalement.

« Merde, ma lampe. File la tienne, ma lampe elle a grillé. Marche pas devant, Auden, cours pas. Attends moi je te dis ! » On me dit de ne pas marcher devant, de ne pas courir et de surtout de l’attendre. Tel le parfait enfant obéissant, je contourne donc sa silhouette pour passer devant lui, courir un peu plus rapidement et surtout, surtout ne jamais l’attendre. On n’a même pas besoin de lampe, c’est stupide, on vient assez souvent jusqu’ici pour connaître le chemin comme notre poche et même qu’on aura pas besoin de laisser des cailloux sur notre chemin. Au moins, dans ses mains trône ma lampe que je lui ai jeté sans aucune considération parce que contrairement à lui j’ai besoin de personne pour décider d’aller me baigner dans la rivière.

C’est à peine si je trouve le temps d’enlever mes habits alors que je sautille sur place, coinçant à plusieurs reprises mes orteils contre les cailloux qui jonchent la rivière, rageant de ne pas avoir pu anticiper le coup. Derrière, la lumière de la lampe tourne dans tous les sens alors que j’entends mon frère s’énerver sans que cela ne soit moindrement différent de d’habitude. Au moins, les bruits de l’eau couvrent le tout et bientôt on pourra déguster la nourriture au coin du feu alors en attendant que mon frère se montre enfin utile, j’arrive à rentrer dans l’eau le premier. Il va la trouver trop froide et il va râler que y’ait pas de jacuzzi fourni avec, n’en reste pas moins que moi je suis content d’habiter ici parce qu’elle est toujours un peu plus chaude que chez nos amis du nord. J’avance sans savoir où je vais, nage lentement à contre courant, me cogne le genou par trois fois contre le même rocher avant d’abandonner par rage et décider de le contourner. Le courant est fort mais je le suis plus encore, alors je remonte pour mieux me laisse glisser ensuite, parce que c’est drôle et que je peux voir la lune se refléter dans l’eau et ainsi anticiper les mouvements à faire.

En vrai, c’était drôle jusqu’à ce que je finisse par être coincé, entraîné par l’eau d’un côté, retenu par ma cheville de l’autre, mon corps étiré autant que possible sans que je ne puisse y faire quoi que ce soit. J’ai beau tirer autant que je veux cela ne change rien, j’ai beau m’énerver et j’ai beau rager et j’ai beau taper le rocher de rage, rien ne bouge. “[/color=darkgreen]Massimo t’es lent ! Massimo je suis coincé, dépêche toi là, fais pas ta princesse ![/color]” Il n’y a plus de blague, il n’y a même plus de fun dans le son de ma voix, parce qu’à force tout commence à réellement me faire mal et ma rage se mue lentement en des cris étouffés de douleur.

Et bien sûr qu'Auden court devant. Bien sûr qu'il file, malgré le manque de lumière. Massimo ne sait plus s'il doit éclairer ses pieds ou les pas de Auden, qui se dirige dangereusement vers la rivière. Encore une fois, ils rentreront trempés et leur mère ne croira pas à leurs mensonges. Massimo prendra le soufflet de sa vie, Auden la punition de son existence, puis les deux frères recommencera dès que la lune sera assez pleine pour éclairer leurs pas sans qu'ils n'aient besoin de dérober la lampe tempête de leur père.

Auden a plongé. Massimo l'entend barboter dans l'eau, se plaindre de lenteur. Il n'a pas vraiment envie de se mouiller - si, il en crève d'envie, mais se tuera plutôt que d'admettre que Auden a de bonnes idées - mais commence déjà à retirer ses chaussettes. Gronder Auden ne servira à rien, gronder Auden ne sert jamais à rien de toute façon. Alors, d'accord, voilà que Massimo plie ses vêtements d'un air rageur, le sourire pourtant prêt à bondir sur son visage encore enfantin. Mais du côté des rapides, Auden ne rigole plus du tout. Quel idiot cet Auden, à nager trop proche de la petite cascade qui lance la course vers les rapides de la rivière. Il n'apprend jamais de ses erreurs. « Massimo t’es lent ! Massimo je suis coincé, dépêche toi là, fais pas ta princesse ! » « Calme toi deux secondes, j'arr- » Mais Auden ne rigole vraiment plus et Massimo bondit en avant, là où les rochers retiennent la cheville de son petit frère. Avant que l'eau ne submerge complètement le visage de celui-ci, Massimo passe derrière son dos pour le tirer hors de l'eau. « Respire, je te tiens. Je vais tirer en arrière, pousse le cailloux avec ton autre pied. » Et à la une, à la deux...

Trois et le rocher cède enfin. Trois et Massimo bascule en arrière, la chute est violente par dessus le barrage de cailloux. Trois et la chute n'est pas haute, l'eau pas si profonde et c'est bien là le problème. Les rapides l'entraînent dans la rivière, les cris de l'enfant se perdent entre les rochers. Les flots ne sont pas très rapides, mais suffisants pour emporter son corps d'enfant contre un gros rocher qui sépare la rivière en deux. Ses pieds écorchés par la course ne suffisent pas à ralentir sa descente de la rivière. La dernière chose dont petit Massimo se souvient, c'est le bruit qu'a fait sa tête contre le rocher.

Le bruit et la suite, à l'hôpital. Le gros bandage, le regard inquiet et plein de colère de maman. La douleur aux poumons, aussi. Il s'en souvient si bien que personne ne le fera plus jamais rentrer dans l'eau, que les bains seront dès lors une épreuve, que toutes les journées à la plage ressembleront à de la torture. Et puis, peut-être que la plaisanterie "t'as les chevilles qui enflent" aurait pu être utilisée avec pour complément cette aventure qu'il a vécu avec Auden. Mais étrangement, Massimo ne s'en sert jamais. Ce soir là, ils n'ont pas mangé de chocolat.