La maison de Carl/Adam/Tommy(?) est immense. Même avec une carte au trésor je suis persuadée que j'arriverais jamais à trouver les toilettes. Evie est depuis longtemps disparue, elle qui m'avait juré en arrivant qu'elle ne lâcherait pas mes côtés pour rien au monde. Il y a de la musique qui joue dans toutes les enceintes de chaque pièce, les immenses portes patio ont été ouvertes pour laisser entrer la brise australienne.

Raphael est affalé sur l'un des canapés au sous-sol, je suis installée par terre les jambes en tailleur à redresser des yeux à chaque fois qu'il rigole, à chaque mot qu'il ajoute entre deux rires. C'est tout autour de nous qu'est attroupée la majorité des gens qui sont descendus, surtout là pour voir le téléviseur des parents et la salle de cinéma maison aménagée en grande pompe.

On a ri tous les deux, beaucoup et assez voir s'envoler le stress, parce que sur la table à alcool où tout le monde laissait traîner ses bouteilles il y avait un rhum à la noix de coco et une vodka à l'ananas. Les noms de code décidés au supermarché sont devenus les seuls cocktails qu'on s'est improvisés, ironiquement. Pour deux parts d'ananas-panique, venait une part de noix de coco-de sauvetage. Je pense qu'à un moment on a inversé les quantités, je pense aussi qu'à ce même moment j'aurais dû boire un verre d'eau, ou trouver un truc à manger.

N'en reste que tout va bien, finalement. Vraiment bien. Sauf quand Stacy apparaît dans l'embrasure de la porte, une bouteille pleine dans une main, et une vide dans l'autre. « Vous savez ce que ça veut diiiiire! » qu'elle scande, la blonde aux yeux presque aussi brillants que l'est son sourire Colgate parfait. La seconde d'après, elle pose la bouteille vide au sol, boit une longue gorgée de celle qu'elle garde encore contre sa paume et qui semble être de la tequila caramel bien crémeuse qui sent jusqu'ici. Tout le monde sait ce qu'elle veut dire parce qu'ils se rapprochent tous, s'installent au sol en rond autour de la fameuse bouteille vide. Tout le monde sait sauf moi apparemment. Quand je détourne la tête vers Raphael dans l'espoir qu'il m'explique, ou qu'il me propose un nouveau mot de secours - les deux autres franchement déjà très souvent utilisés.

Le plafond se moue, branle, tombe, remonte, s’agrandit, rapetisse : c’est impossible pour Raphael de seulement scruter un endroit tellement il est étourdi. Depuis qu’il s’est couché sur le dos, il sent la chaleur monter en vague dans son corps et il commence à comprendre pourquoi ses pères déboutonnent le haut de leur chemise quand ils boivent une bière sur le balcon. Pourtant, il n’a bu que quelques verres de il-ne-sait quoi, pensant qu’une si petite quantité ne nuirait pas à sa cervelle maintenant ramollie. Il n’est que dix heures du soir et il a l’impression que ça fait des journées qu’il ne dort pas. Malgré tout, on ne lit pas le regret sur son visage. Un sourire béat étire ses lèvres et, si on penche bien devant son visage, on peut remarquer que ses pupilles sont dilatées comme s’il était amoureux du plafond. Mais qu’est-ce qu’il est beau, ce plafond.

Laissant tomber sa main le long du canapé, ses doigts s’arrêtent sur l’épaule de Ginny qu’il tâte doucement comme pour s’assurer qu’elle est encore là. Bonne nouvelle : elle ne l’a pas encore abandonné. « Vous savez ce que ça veut diiiiire! » Il sursaute, s’échappant violemment de la sorte de transe confortable dans laquelle il était. Sa tête lui tourne quand il tente de se redresser pour regarder les nouvelles personnes qui entre dans le sous-sol. La gêne, il ne la sent plus. Envolée, disparue. Un fardeau de moins à porter. « Nooooon ? » Il gémit en serrant l’épaule de Ginny pour la réveiller si jamais elle dort – on ne sait jamais. Elle pivote la tête vers lui et l’interroge du regard : en réponse, il hausse les épaules. Il ne sait pas ce que cette bouteille vide signifie. « Venez en rond ! Allez ! » Stacy lance en incitant tout le monde à venir s’installer près d’elle. Ils sont six et tout le monde semble comprendre ce qui s’en vient sauf les deux nouveaux. « Alors, c’est le jeu de la bouteille. C’est certain que vous avez déjà vu ça dans les films ! » Elle lance, beaucoup trop enthousiaste. Elle fait tourner la bouteille sur elle-même, au centre. « Elle tourne, elle tourne, et je dois embrasser la personne qu’elle pointe ! C’est aussi simple que ça ! » Et elle stoppe l’objet dans son mouvement avant qu’il ne s’arrête. « Qui veut commencer ? » Elle demande en observant tout le monde, un après l’autre. Raphael déglutit et secoue légèrement la tête de droite à gauche. Même si la timidité l’a abandonné, il ne se sent pas du tout de poser ses lèvres sur celles d’un inconnu. Toutefois, il ne peut s'empêcher de demander quelques précisions : « Ce doit être une fille ? Enfin, pour moi, et lui (il pointe le seul autre garçon présent) ça doit être une fille ? »   

« Nooooon ? » il ne connaît pas plus les règles que moi, et ça m'arrange autant que ça m'effraie. D'ordinaire, du moins, ça aurait eu cet effet. Quand au final je me lève au même rythme que lui, sentant les regards des autres sur nous sans que â ne me fasse le moindre plis. Mes joues sont engourdies et c'est sûrement la faute à mon sourire qui n'arrête pas de grandir, quand nos pas nous amènent là où on est encourager à être sous les « Venez en rond ! Allez ! » de Stacy, hilare.

« Alors, c’est le jeu de la bouteille. C’est certain que vous avez déjà vu ça dans les films ! » mes sourcils se froncent, les seuls référents que j'aurais seraient les bouteilles qu'on prenait dans les films d'horreur pour en éclater les rebords et s'en servir comme arme contre un tueur. Je pense pas que c'est de ça dont elle parle. « Elle tourne, elle tourne, et je dois embrasser la personne qu’elle pointe ! C’est aussi simple que ça ! » oh. D'office, mes jambes se remontent en barricades, se calent contre mon torse, mon menton se posant sur mes genoux comme s'il s'agissait de la seule posture dans laquelle je serais le moindrement confortable. « Qui veut commencer ? » pas moi, pas Raphael. On peut pas juste regarder? Ah non, ça fait creep si on fait que ça. « Ce doit être une fille ? Enfin, pour moi, et lui ça doit être une fille ? » « Tu embrasses la personne que la bouteille pointe, fille ou garçon! » je pense qu'elle jubile. Je pense qu'elle s'éclate. Je pense sincèrement que Stacy vient d'atteindre le niveau un milliard de bonheur en l'instant. « Ginny, tu veux commencer? » et moi, je viens d'atteindre le niveau dix milliards de six pieds sous terre. « Han quoi non je - faut que ; mon verre est vide. »

Verre que je bois d'un trait, verre qui n'était pas vide mais verre qui me sert de parfait alibi. Pour détourner la tête, pour chercher une bouteille des yeux, pour me trouver mille autres choses à faire que de regarder la bouteille qui tourne sur elle-même des soins de Stacy qui a finalement décidé de se sacrifier pour lancer la marche. Quand mes prunelles repèrent une étiquette en particulier, c'est sur le clavier de mon téléphone portable que je pianote, envoyant une série de messages auxquels j'aurais analysé quinze fois et quinze autres avant d'appuyer sur send si mes sens n'avaient pas été embués.

L'instant d'après, je redresse la tête pour voir Stacy en pleine séance de baiser goulu et langoureux avec Thomas, l'autre garçon parmi le cercle avec Raphael. Au tour de Thomas donc, de tourner la bouteille, lui qui du revers de sa main libre s'essuie les lèvres luisantes de leurs embrassades.

Les deux novices sont surpris par l’arrivée d’un tout nouveau jeu qui serre déjà la gorge d’un jeune Raphael pas encore prêt à poser ses lèvres sur celles d’une autre personne – et on vient de lui confirmer que, si sa bouteille pointe Thomas, il sera condamné à avoir l’image d’un gay pour le reste de la soirée. Et ça le fait chier, parce qu’il n’en est pas un. Il n’a d’yeux que pour Diana et, si l’alcool ne faisait pas tourner sa tête autant, il ne serait pas en train de se dire qu’elle aurait dû être présente ce soir pour jouer avec eux. Grommelant légèrement, il pose ses deux mains contre le sol derrière lui pour être plus confortable, détestant déjà cette règle qui vient d’être instaurée. Que Dieu ne me fasse pas subir les lèvres d’un garçon : ce sont les prières qu’il murmure en fermant les paupières le temps que le premier jet de bouteille ralentisse. Cette dernière pointe l’autre garçon mais, heureusement pour Raphael, c’est Stacy qui doit l’embrasser. Émerveillé comme un gamin devant des dessins-animés, il entrouvre la bouche tandis que tous les deux s’embrassent et sa tête bascule doucement sur le côté. Ce n’est pas le genre de chose qu’il a l’habitude de voir et il est un adolescent comme tout le monde ici : cette vision fait naître quelque chose de nouveau en lui. Il met la faute sur l’alcool et non sur ses hormones. Du coup de l’œil, il remarque que les doigts de Ginny sont en train de pianoter sur l’écran de son téléphone : « Tu textes tes parents pour qu’ils viennent nous sauver ? » Il souffle près de son oreille, préférant que personne ne l’entende. Il ne voudrait pas être celui qui brise tout le fun. « Raphael ! À toi ! » S’exclame Stacy en remarquant que ce dernier s’est penchée vers Ginny pour lui murmurer un secret. Mal à l’aise, il déglutit, goûte à nouveau la saveur de l’alcool sur sa langue et tend le bras vers la bouteille. Il la fait tourner. Elle tourne, elle tourne, encore quelques secondes. Et son goulot s’arrête juste devant Ginny. « Oh. » L’onomatopée s’échappe de sa bouche comme s’il la vomissait. Perplexe, il redresse son regard vers son amie et se pince les lèvres : « On le fait ? » Il se met à gratter nerveusement le sol avec son ongle. « BIEN SÛR QUE VOUS LE FAITES ! C’est les règles ! » S’exclame une autre inconnue du cercle.

Il répond, brièvement mais il répond, assez pour que je lui envoie l'adresse sans réfléchir, assez pour que je ferme mon téléphone ensuite, les joues rougies, le sourire niais et le coeur qui manque un battement un seul. C'est idiot de penser qu'il soit pas à l'autre bout de la ville en train de graffer des murs entiers ou pas occupé avec sa copine du moment, c'est idiot et c'est probablement pour ça que je ne remarque pas que mon verre vide redevient plein quand Evie se charge de remplir le mien comme celui de Raphael au passage.

« Tu textes tes parents pour qu’ils viennent nous sauver ? »
« Mon frère serait meilleur, il nous emmènerait manger des frites avant de rentrer. » à son secret je chuchote le mien, riant à son oreille en me croyant bien subtile mais ne l'étant pas du tout aux yeux de Stacy qui nous ramène à l'ordre promptement. « Oh. »  oh quoi? Mes yeux quittent le contenu de mon verre que je tentais d'analyser après deux gorgées, la première sucrée l'autre amère. « On le fait ? » on le fait quoi?« BIEN SÛR QUE VOUS LE FAITES ! C’est les règles ! » bien sûr que - oh. Oh.

« Attends, j'ai des menthes dans mon sac. » les menthes comme le Graal, quand je sens l'haleine de chips jusqu'ici, quand c'est tout sauf un bon plan pour gagner du temps mais que c'est tout ce que je peux lui donner pour l'aider à relaxer, pour aider sa mâchoire à arrêter de férocement se contracter. Trois pour moi donc, des menthes, avant de réaliser en replaçant une mèche derrière mon oreille qu'il en rêve peut-être d'une lui aussi. Une petite seconde de répit. « Tu en veux? » c'est juste un jeu et c'est juste un baiser, c'est juste une bouteille et c'est juste Raphael. Quand j'inspire une dernière fois, redresse mon dos et ramène mes mollets sous mes cuisses, tourne ma silhouette vers la sienne et ferme les yeux. C'est juste un jeu et c'est juste un baiser, c'est juste une bouteille et c'est juste Raphael, mais justement, c'est Raphael.

« Mon frère serait meilleur, il nous emmènerait manger des frites avant de rentrer. » Il remarque qu’elle ne répond pas à sa question mais il ne sait pas si c’est parce que l’alcool la lui a retiré des oreilles en quelques secondes ou si elle veut éviter de lui donner la véritable réponse. Il ne laisse toutefois pas ce détail le déranger et il ricane légèrement en hochant la tête : « Ce serait mieux oui, je meurs de faim. » Un autre effet de l’alcool que les novices ne connaissaient pas et qu’ils vont découvrir quand leurs yeux croiseront un plat qui les feront saliver.

L’attente fait trembler Raphael plus qu’il ne le faudrait. Ce n’est pas que Ginny est répulsive, c’est que le jeune adolescent a réservé son baiser pour Diana, celle avec laquelle il fondera une famille, il en est certain. Seulement, ce jour n’est pas encore arrivé mais il continue à la fixer à la cafétéria en attendant qu’elle se tourner vers lui pour lui offrir l’un de ces sourires qui le fait fondre jusqu’au sol (c’est une référence à la vidéo dans laquelle il chante, sur netflix). « Attends, j'ai des menthes dans mon sac. »  Elle fait éterniser le moment et il la remercie pour ça. Peut-être que les autres participants vont s’ennuyer et changer de victime si Ginny prend tout le temps du monde pour se rafraîchir la bouche. « Tu en veux? » Machinalement, il hoche la tête en tendant la main dans l’espoir qu’elle fasse retarder le moment encore plus. Elle a d’autres idées, probablement. Non ? Oui ? Non…

Une fois la menthe posée sur sa langue, Raphael la suce nerveusement et comprend qu’ils ont tous les deux assez tourné en rond. Tous les regards sont rivés vers eux alors le danseur prend une grande expiration. Son amie ferme les yeux et il réalise que c’est à lui de faire le premier pas. D’accord. D’accord. Tu peux le faire. Allez. Il se racle la gorge, jette un coup d’œil à l’horloge au mur et se laisse enfin basculer vers Ginny, les lèvres tendues, les yeux fermés lui aussi. Il s’approche centimètre par centimètre, millimètre par millimètre, jusqu’à ce qu’il puisse sentir le parfum de Ginny à travers celui de la menthe.

J’aime la vodka à l’ananas finalement. J’aurais jamais pensé, elle que tout le monde critiquait parce qu’elle était bien trop sucrée. Apparemment, le sucre n’est pas un problème chez les McGrath et si les frites sont un essentiel l’alcool aux saveurs tropicales et à la touche fruitée vient de facilement prendre sa place sur les premières marches du palmarès.

Tout le monde nous fixe.
Tout le monde me regarde me lever, aller vers le canapé, me pencher pendant une longue seconde vers mon sac, le prendre, l’ouvrir au ralenti, en sortir le paquet de menthes qui tinte bien trop fort sous mes doigts nerveux. Raphael avait raison quand il disait que l’alcool donnait chaud, et c’est avec cette réalité aussi stressante qu’inutile au possible que je reviens pantoise me poser au sol, assise bien droite devant lui.

C’est juste un baiser et pourtant il en devient cérémonial. Les menthes glacées pleuvent sur ma langue, piquent et grattent mes lèvres. Il finira par en prendre une - ou peut-être même mille je n’ai pas compté, je compte seulement les secondes qui défilent aussi vite que lentement sans que jamais je ne sache quelle en sera la suite. Je parlais de contrôle tout à l’heure, je parlais de détester le perdre au profit d’une boisson qui enivre les sens. Le contrôle a ironiquement été perdu par la faute d’une bouteille vide et non d’une bouteille pleine. Elle est drôle la vie.

Elle l’est encore plus quand il se penche vers moi, que son souffle contre mes lèvres remonte jusqu’à mon nez, qu’il me fait automatiquement éternuer. J’éclater de rire ensuite, confuse mais surtout hilare, mes prunelles ne faisant que remonter pour trouver les siennes. Il reste sur mes lèvres mon sourire, il reste là surtout pour dédramatiser la scène à ses yeux à lui autant qu’aux miens à moi. Ma salive que je ravale doucement, et l’inspiration qui guide le reste. « C’est okay Raphael. On le fait. » ses mots à lui que je le reprends, avant de fermer les yeux une ultime fois. La suite lui appartient.

Il faut attendre encore un peu. Il n’est pas prêt. Peut-être qu’il le sera dans quelques secondes. Il y a bien trop de gens autour d’eux, la pression sociale fera son effet. Il va s’approcher jusqu’au bout, ses lèvres vont frôler les siennes jusqu’à ce qu’ils soient soudés ensemble. Comme s’ils ne faisaient plus qu’un. Et il aimera ça, parce que c’est ce que les adolescents désirent. Ils s’échangent des baisers s’ils ne s’échangent rien de plus et ils découvrent de nouvelles saveurs.

Boom boom. Boom boom. C’est le cœur du jeune garçon qui tente de lui faire passer un message mais Raphael est sourd. Il ne comprend pas. Il est trop jeune pour faire le lien entre A et B. Il est trop jeune pour réaliser que ce n’est pas la robe tournoyante de Diana qui attire son regard, ni ses cheveux reposant en cascade sur ses fines épaules. Trop immature pour voir plus loin que le bout de son nez, pour laisser à ses pensées s’échapper là où elles ne devraient pas, selon lui. Parce que ce n’est pas ce qu’il est.

Et c’est ce qu’il ne deviendra jamais. Comme il fuit la peste, il fuit son instinct. Et il approche encore de Ginny jusqu’à ce que son souffle se coupe. Le monde a arrêté de tourner mais sa tête, elle, continue de monter et descendre dans des montagnes russes. Il n’y a plus qu’une odeur de menthe qui se colle à l’intérieur de ses poumons pour mieux l’étouffer. Il a l’impression qu’il va se noyer dans ce trop-plein d’air. Le silence dans la pièce le tétanise mais il avance, encore. Il ne reste plus qu’un centimètre entre eux et la chaleur de son visage rencontre la sienne pour se mélanger. Il ne peut plus revenir en arrière. Le tic tac de l’horloge s’est arrêté.

Une seconde ou quinze, une minute ou mille, et finalement ses lèvres trouvent les miennes.

Il goûte les ananas à la menthe et la noix de coco à la cannelle. Il goûte la vodka et le rhum et le maquillage aussi, les restes de son masque de lion qu’il a encore au coin des lèvres et qui déborde de leurs commissures aux miennes. Autour de nous les autres gamins plus si gamins que ça ont arrêté de parler, ils chuchotent maintenant. Eux qui pressaient et eux qui jugeaient, eux que je sentais me fixer comme autant de paires de yeux prêtes à critiquer le moindre fait et le moindre geste se sont tues pour au moins une poignée de miettes d’instants - ceux-là même qui se retrouvent coincés entre les lèvres de Raphael posées chastement sur les miennes.

Ce n’est pas un baiser langoureux comme Stacy semble en avoir fait sa marque de commerce. C’est à peine si la pression de sa peau est lue sur ma propre épiderme. Il a cessé de respirer je pense, je sais pas, j’imagine en fait, parce que pour moi c’est le cas. Il ne ressemble en rien aux autres baisers que j’ai pu recevoir ou donner, il ne ressemble à rien d’autre ce baiser-là parce qu’il est fixé dans le temps. Dans une faille étrange où il n’y a pas une dizaine de personnes dans un sous-sol qui respire la clope pour une raison que j'ignore. Où on ne se donne pas en spectacle parce que ce n’est pas comme ça que ça devrait se passer. Il est doux le baiser, il est comme Raphael. Lui qui est toujours là lorsque mon visage se détache avec toute la retenue dont je suis facilement capable. Il est toujours là, aussi, quand j’ouvre à nouveau les yeux. Ce sont ses yeux à lui que je trouve, alors que rien n’a changé du tout mais que tout est quand même tellement différent.

Le contact se fait mais aucun frisson ne parcourt son équine. Pourtant, c’est ainsi que les films décrivaient les premiers baisers : un chatouillement qui part des orteils, qui remonte dans les cheville jusqu’au genou, qui s’éternise un peu plus longtemps dans les hanches puis dans le ventre, là où il fait ronronner les tripes, pour enfin faire vibrer le cœur dans la poitrine, terminant en feux d’artifices dans le cerveau. Mais, rien. Raphael ne sent absolument rien. Seulement le goût de la menthe et la douceur des lèvres de Ginny. Il tente de trouver l’étincelle en prolongeant quelques secondes leur liaison mais en vain : il se décolle finalement, la gorge nouée, les dents serrées, prêtes à se fendre sous la pression. Il ne sait pas si c’est la déception qui rend son visage si impassible ou s’il est rassuré : parce que le premier baiser sera incroyable seulement avec Diana, celle qu’il ne touchera pas une première fois pour répondre aux ordres d’une bouteille.

Il rouvre les paupières et croise le regard brillant de son ami. Il reste silencieux, presque de marbre, mais il esquisse enfin un petit sourire pour ne pas l’effrayer. Ce n’était qu’un jeu, de toute façon, et elle a probablement ressenti le même vide que lui. Parce que l’amour ne s’invente pas en un claquement de doigt et les histoires de fées n’existent pas. Ils ne sont que des amis et, ce baiser, il a simplement confirmé que l’alcool peut lui faire faire des choses étranges. Jamais il n’aurait participé à cette activité s’il avait tous ses esprits, s’il n’avait pas aussi chaud, si la faim de commençait pas à serrer son estomac.

Pourtant, il la fixe plus longtemps qu’il ne devrait. Peut-être qu’il veut s’excuser de lui avoir volé son premier baiser, un symbole tellement important pour Raphael. Mais il ne peut prononcer aucun mot alors que les autres participants s’impatientent, se lassent. Le prochain fait tourner la bouteille à son tour, comme si rien ne c’était passé.

Et c’est un peu le cas.

J’aurais aimé qu’on soit en train de jouer au Loup Garou. J’aurais triché, bien sûr, mais ça aurait été amusant. J’aurais pris la carte du Loup garou blanc, simplement pour avoir à tuer tant les Loups que les Simple villageois, parce que de toute façon je ne me serais pas senti à ma place dans un groupe ou dans l’autre. J’aurais dû parler avec les autres, on aurait dû s’entendre et ça aurait été impossible, à moins d’être Maire j’aurais passé mon temps à contredire chacune de leur idée par pure envie. A vrai dire, seulement en tant qu’Ange je pourrais gagner rapidement : être insupportable au point que tout le monde veuille me tuer après quelques minutes de jeu à peine, la voilà mon ouverture. Aucun Cupidon n’aurait pensé à me mettre en couple avec qui que ce soit et surtout pas lui même (ça aurait été du suicide, avouez), alors je n’aurais même pas eu à partager la victoire avec aucun incapable. Tout la gloire me serait revenue parce que oui, bien sûre que j’aurais gagné.

J’aurais vraiment, vraiment aimé qu’on soit en train de jouer au Loup Garou. J’aurais aimé être la Petite fille tout sauf discrète qui ouvre les yeux au beau milieu de la nuit tout en pensant passer inaperçu, j’aurais aimé être la Sorcière qui utilise sa potion de mort au premier tour simplement parce que j’aime pas la gueule du gars face à moi. Et là, vraiment, y’en a un dont j’aime pas la gueule. La bouteille tourne et moi je vire au rouge, je rêve d’être Voyante pour pouvoir utiliser l’argument de mon rôle pour le lyncher ensuite. Qu’il soit innocent ou pas, ça n’aurait pas été mon problème. Il aurait même pu être le putain d’Ancien que j’en aurais rien eu à cirer. Le seul rôle que je lui donne, moi, c’est l’Idiot du village. Il n’en a même pas le pouvoir mais je peux au moins vous assurer qu’il en a la gueule, ça oui.

J’aurais vraiment, vraiment, vraiment aimé qu’on soit en train de jouer au Loup Garou. J’aurais aimé être le Salvateur, tiens, parce que le seul cul que j’aurais sauvé tout au long de la soirée n’aurait été que le mien et oui, ok, celui de Ginny aussi parce qu’apparemment je dois changer un tour sur deux. Quelles conneries. Le Joueur de flûte me conviendrait bien mieux puisque gagner seul, il n’y a que ça. A défaut d’avoir aucun rôle que j’aime ni même aucun rôle tout court, je ne peux même pas laisse reposer ma défense sur un jeu qui tourne mal. Pas un jeu du Loup Garou en tout cas. Pas un jeu auquel je participais non plus. Une bouteille, c’est tout ce dont ils ont besoin, les cons. Ils ont dû en descendre pas mal pour en arriver là. Si j’en crois l’attitude de Ginny, en tout cas, elle a dû boire deux verres. Elle sourit pour un rien, elle panique pour un rien aussi et à aucun moment je ne la reconnais dans son attitude.

Là où rien ne change et où tout est prévisible, pourtant, c’est quand je ne prends pas le temps d’observer ni la salle ni les personnes qui l’entourent ni même quoi que ce soit d’autre quand mon poing vient se loger dans la mâchoire d’un gamin trop con, trop heureux et surtout, surtout, trop proche d’elle. Elle a trop bu et elle n’est pas dans son état normal et il ne fait qu’en profiter, le con. Je n’ai pas besoin de mot, je n’en ai même aucun en réserve tellement ma rage immense bloque ma trachée. Ce n’est pourtant pas ma propre trachée qui se retrouve encerclée de mes mains mais bien la sienne, quand après avoir été sonné par le premier coup il en vient à être projeté contre le mur le plus proche. Ma main autour de sa gorge l’empêche tant de bouger que de respirer, ses pieds ne touchent plus le sol et je m’en moque de savoir si je lui fais mal ou non tout comme je me moque de tout, même de savoir la teinte exacte de rouge qu’est peu à peu en train de prendre son visage aux veines saillantes. Un dernier coup de son crâne contre le mur et je le laisse retomber au sol sans me préoccuper de la raison pour laquelle un craquement sonore se fait entendre au moment où son corps rejoint le sol. Ce n’est plus mon problème. Il ne l’a jamais été. Sa gueule en sang ne l’est encore moins.

“Dans la voiture.” Pas lui. Elle.

Et le baiser dure une seconde, à peine. L’attente a été bien plus longue que le baiser en lui-même, les longues minutes qui l’ont précédé étaient teintées de lèvres sèches et de mains moites, de salive qu’on ravale et de mots qui s’échappent.

Raphael sourit quand il s’éloigne, d’un sourire aussi déçu que doit être le mien. Ce n’était pas comme ça aurait dû l’être et demain, et la semaine prochaine, et au détour d’un couloir ou d’un autre, un jour on en rira. Un jour on se dira que c’est ça perdre le contrôle, que c’est ça de laisser faire la vodka ou le rhum ou les menthes ou les bouteilles vides tournées par Stacy. Ce jour-là arrivera en son temps, parce que pour le moment, le temps, il glisse doucement.

Puis y’a rien de doux, absolument rien dans une suite qui fait autant de sens que pas le moindrement. Auden apparaît de nulle part et est partout, il dit pas un mot et c’est ça qui aurait dû me faire paniquer. C’est ça qui aurait dû me faire réaliser que quelque chose cloche parce que s’il ne dit rien, s’il ne dégaine pas de remarques piquantes ou de blagues acerbes c’est que rien ne va.

Il se glisse entre Raphael et moi simplement pour le pousser le plus loin possible, l’écraser contre le mur d’un geste un seul. Ma silhouette se lève d’un bond et titube de dix, ma tête tourne et mes pas sont chancelants. Je tente de les rejoindre mais il est trop tard, je tente de poser ma main sur son bras pour le ramener à moi mais rien n’y fait. Autour, les regards apeurés des autres sont passés à terrorisés quand les craquements que le corps de Raphael laisse poindre n’augurent rien de bon. Thomas et Evie se sont élancés vers lui, Auden s’élance à son tour vers moi.

“Dans la voiture.” qu’il me gronde, mon « T’es venu. » que je lâche dans un autre sourire de Joconde. Derrière Auden, Raphael semble reprendre son souffle et c’est là où je réalise l’ampleur des gestes. Que l’alcool arrête de brouiller mes sens et de nouer mes prunelles braquées sur le peintre pour s’élever, alarmées vers le danseur. Je veux comprendre mais je comprends rien, je veux l’aider mais je n’y peux rien. Et quand je finis par ouvrir la bouche c’est tout sauf pour suivre le plan originel, sans grande surprise.  « Je pense que je vais être malade. »

Il ne connait pas la violence, du moins, pas celle qui noircit le regard, ni celle qui serre les poings et qui les envoie valser dans les murs. Il n’a rien fait de mal, Raphael. Il est le gentil garçon que les parents complimentent pour sa politesse, sa posture et ses fossettes bien délimitées quand il sourit. Il porte les vêtements les plus colorés qui font de ses iris deux perles éblouissantes. Il a encore le cœur d’un enfant qui croit à l’impossible et à la seule et unique princesse, il se sent voler lorsqu’il se projette dans les airs et il retombe sur ses chevilles habiles sans jamais se tordre un os.

Il ne connait pas la violence, du moins, pas celle qui lui déforme le visage à coup de phalanges ni celle qui fait couler un liquide amer dans sa gorge sans qu’il n’ait le temps ni les réflexe de l’avaler avant qu’il ne s’étouffe avec. Le mur derrière lui est aussi dur que le regard de cet inconnu qui a fait de lui son pantin bientôt désarticulé. La peur se lit dans ses yeux qui ne sont plus bleus et son visage se teinte d’un rouge bien plus rouge que la gêne lorsque deux mains enveloppent son cou.

Il ne connait pas la violence, pas celle qui est alimentée par une colère indescriptible d’un homme amoureux qui briserait les os d’un garçon bien plus jeune que lui. Il la rencontre aujourd’hui quand l’arrière de son crâne se fracasse contre la tapisserie et quand de véritables étoilent viennent lui piquer les yeux. Il ne sent plus sa conscience quand il tombe au sol et le craquement dans sa cheville ne fait que vibrer dans son corps sans qu’il ne puisse l’entendre.

Sa respiration est saccadée et difficile. Il voit la silhouette de Ginny se faire emporter par un prédateur mais il ne fait que gémir en serrant les dents, incapable de faire le moindre mouvement. Deux autres consommateurs d’alcool viennent à lui, paniqués, comme si soudainement il représentait l’objet le plus fragile qui existe. Quand il s’évanouit, c’est juste après avoir craché une molaire qui s’était détachée de sa racine.  

Il n'y avait pas d'amour dans ce baiser.