Le silence est froid dans la salle de soins. Les murs sont blancs et vides comme les pensées de Raphael qui a été légèrement médicamenté pour ne pas sentir la douleur dans sa cheville ankylosée. Il garde les paupières ouvertes mais c’est seulement parce qu’il est épuisé de dormir. Cela fait deux jours qu’il est étendu dans ce lit inconfortable, sa jambe suspendue vers le haut pour favoriser la réparation de l’os qui avait subi une opération. Il s’était complètement broyé quand Raphael est tombé brutalement au sol après avoir subi l’attaque surprenante d’un homme qu’il ne connaissait même pas. Il n’est pas certain de se rappeler de tout ce qu’il s’est passé. Et il ne sait pas si c’est la faute de l’alcool ou de sa commotion cérébrale. Tom est à son chevet, tenant fermement sa main dans la sienne. Jeremy ne pouvait pas prendre congé aujourd’hui mais il avait promis à son fils de revenir le plutôt possible, dès qu’il rentrerait du travail. Il lui avait aussi promis de lui ramener quelques-uns de ses films préférés en VHS.

S’il est silencieux, ce n’est pas seulement parce qu’il est trop étourdi pour placer un mot après l’autre. C’est aussi parce qu’il sait ce qu’il se passe : Tom a le regard fuyant comme s’il avait une mauvaise nouvelle à lui annoncer. Mais il le sait. Il a compris. Un danseur a besoin de ses deux jambes pour se propulser dans le ciel. Un danseur ne se rend pas à une audition en béquilles et encore moins en chaise roulante. Sa première chance d’entrer dans l’école de danse de ses rêves a déjà été bousillée. C’est un inconnu qui lui a fait ça. Et il ne comprend pas.

Et c’est pour cette raison que le silence est froid dans la salle de soins.  

Je me suis perdue quinze fois déjà, dans les dédales des couloirs de l'hôpital. Quand on me pointe à gauche je prends à droite, quand on me dit que c'est le prochain étage j'oublie et passe au suivant. Ma gorge est nouée depuis que je sais que Raphael est l'hôpital, mes mots sont douloureux dès que j'ai su par ses pères que sa cheville était en compote et qu'il allait devoir redoubler d'ardeur et de volonté s'il souhaitait poursuivre son rêve. La blessure n'a rien de superficielle et elle s'est additionnée d'une commotion. C'est horrifiée que j'ai tourné les événements en cause à plusieurs dizaines de reprises dans ma tête sans jamais arriver à trouver le pourquoi du comment, sans capter à quel point la scène avait été bien pire que ce que mon cerveau encore un brin embrumé par l'alcool avait pour souvenir.

Je lui ai cuisiné des biscuits. Okay, dans les faits, j'ai cuisiné une recette de presque trente biscuits, parmi le total s'en sont sortis indemnes à peine une dizaine d'entre eux. Faire à manger n'a jamais été un de mes talents, ne le sera jamais probablement. C'est Auden qui se charge toujours de tout préparer quand il est de passage à la maison, mais évidemment je ne lui ai pas demandé à lui de préparer la ration de desserts sachant l'historique des raisons pour lesquelles Raphael est blessé.

On m'a dit que les heures de visite se terminaient dans une petite trentaine de minutes, c'est suffisant pour que j'inspire de toute mes forces hors de la chambre, tape timidement du bout des jointures une fois, deux, trois autres encore sur le rebord de la porte de bois. Jeremy arrive à mes côtés, lui qui semble avoir terminé sa journée de travail sur la corde raide. Son sourire est las et fatigué, mais je le vois à l'effort qu'il tente de me rassurer. C'est lui qui ouvre et c'est lui qui m'autorise à entrer, filant au chevet de Raphael où Tom est déjà installé.

Mon souffle ralenti, s'arrête même, de voir mon ami étendu au beau milieu de couvertures et de coussins, encore endormi. Ils sont ridicules mes biscuits. Ils gouteront amer dans sa bouche, je parie.

Il n’a pas pu résister plus longtemps aux somnifères mélangés à la drogue qui était injectée dans son sang par petites gouttes. Les médecins voulaient qu’il dorme et qu’il se repose assez longtemps pour que son corps retrouve les forces de réparer tous les maux. Les blessures étaient encore trop fraîches mais, s’il avait eu la possibilité de se relever et de marcher pour sortir de cet hôpital, il l’aurait fait. Il déteste ces lieux parce qu’ils lui rappellent qu’il y aura maintenant un gros trou dans sa vie. De longs mois durant lesquels il ne pourra pas pratiquer le sport qui lui permet de chasser les pires souvenirs de sa journée, sa lutte constante contre sa peur d’approcher Diana ainsi que celle qu’il maintient pour ne pas se laisser sombrer du côté des garçons. Parce que, au fond, il a toujours peur, Raphael. Et c’est la danse qui lui permettait de vaincre ses démons.

Il a dormi pendant trois heures. Tom n’a pas bougé de sa chaise, gardant sa main dans la sienne pour lui faire savoir que, même dans son sommeil, il n’était pas seul. Il ne s’est levé qu’une seule fois pour aller chercher de quoi s’hydrater. Il fait de son mieux pour ne pas laisser la colère se voir dans son visage. Un homme a agressé son fils et il ne sait pas son identité. La plainte sera faite. Ils ont les moyens de poursuivre en justice s’ils arrivent à mettre la main sur le fautif qui a brisé les os à un gamin de quinze ans qui souhaitait simplement s’amuser avec des jeunes de son âge.

Autour de dix-huit heures, le garçon étourdi ouvre enfin les yeux. La lumière blanche de la chambre l’aveugle à nouveau. Son visage se déforme en une grimace quand il réalise que ce n’était pas qu’un rêve. Il remercie les calmants pour l’empêcher d’hurler de rage. Dans le cadre de la porte, il voit Jeremy qui entre pour rejoindre Tom. Il tente de lui offrir un sourire et il ne peut pas – et ce n’est pas parce que ses lèvres sont paralysées, c’est parce que son cœur est trop triste. Juste derrière lui, il entrevoit la silhouette de son amie. La dernière personne qu’il se souvient avoir vu avant de s’évanouir. « Salut. » Il réussit à murmurer. Sa voix est humide. S’il a oublié certains détails de la soirée, il se souvient toutefois que l’homme qui l’a agressé est reparti avec Ginny. Et elle n’est pas blessée.  

On voit à peine que leur dessous est brûlé. Pour ce qui est du dessus, j'ai abusé sur le glaçage et les vermicelles, je me suis donnée sur les dessins qui sont censés représenter des lions, des robots, des épouvantails et des sorcières. Il y a même un chiot et un escarpin rouge dans le lot. En espérant lui rappeler le Magicien d'Oz, mais surtout en espérant lui rappeler tout ce qui s'est passé avant.

Jeremy me laisse entrer, Tom me jette un coup d'oeil désolé. Même s'ils sont les deux personnes les plus gentilles et les plus accueillantes que je connaisse, n'en reste que je me sens totalement de trop dans une pièce qui en elle-même est suffocante. Il est trop tard pour laisser mes (catastrophes) biscuits sur la table basse et pour partir lâchement, mal à l'aise, quand la voix de Raphael me coupe dans l'élan. Son salut me glace le sang, le trémolo dans sa voix ne fait que confirmer ce qu'on sait tous déjà dans la pièce : rien ne va.

L'un de ses pères s'assure qu'il a bel et bien assez d'oreillers derrière la nuque, l'autre replace sur son corps frêle les couvertures au mieux. Il n'y a que moi, au bout du lit, qui reste immobile. Mes prunelles ont trouvé celles de Raphael, elles les scrutent à la recherche de tout le mal qu'il peut bien ressentir en espérant stupidement être en mesure de tout panser, de tout guérir, de tout réparer d'un simple, unique et crève-coeur : « Je suis désolée. »

Ce n'est pas ma faute mais c'est la mienne, ce n'est pas moi qui ait frappé mais c'est tout comme. Désormais, c'est le poids du monde entier qui affaisse ma colonne vertébrale. Les remords et les regrets forment une immense toile d'araignée noyant avec violence ma conscience en un claquement de doigt.

La première chose qu’elle fait, c’est de s’excuser. Alors, ses souvenirs n’ont pas été modifiés par l’alcool ou la chute. Elle connait le garçon qui s’en est pris à lui sans lui expliquer la raison derrière ses actes. Elle connait celui qui l’a transformé en une fragile nouille de spaghetti et qui l’a cassé en deux pour disparaître comme s’il venait de réaliser le boulot qu’on lui avait donné.

Mais Raphael ne fait pas partie d’un gang de criminels, il n’a jamais commis le moindre tord punissable de la sorte. Il n’a fait que tourner les bouteilles et… et… Il ne se souvient plus de la suite. Il ne sait plus s’il a pu embrasser quelqu’un avant de tomber dans les pommes. Il n’arrive pas à percevoir le goût des lèvres sur les siennes parce qu’il n’y a que l’amertume qui noie ses papilles gustatives. Il a besoin de boire mais n’a pas l’impression qu’il serait capable de le faire sans tout recracher tellement sa gorge est rouillée.

En silence, il baisse les yeux vers le plat de biscuits posé sur la table et esquisse un minuscule sourire en remarquant leur forme. Il reconnait les personnages de la comédie musicale. Pourtant, il peine à croire que tous ces événements se sont déroulés hier. Il a l’impression qu’une éternité s’est écoulée quand il avait les yeux fermés. Il voudrait la remercier pour les sucreries mais il n’y arrive pas. C’est Tom qui prend les devants en expirant doucement, le regard sérieux. « Ginny. Tu étais présente, hier, pas vrai ? » Il attend que le regard de la jeune se lie au sien. « Est-ce que tu peux nous dire quelque chose ? » Il a besoin de savoir si elle a vu le coupable, si elle pourrait décrire son visage aux autorités. C’est un crime qui a été commis et l’agresseur devait être puni.  

« Ginny. Tu étais présente, hier, pas vrai ? »
« Est-ce que tu peux nous dire quelque chose ? »

Les questions se bousculent et mes mains se serrent contre les barreaux du lit où Raphael est si injustement couché. Bien sûr que je le connais et bien sûr que je sais qui il est. Bien sûr aussi que jamais je ne mêlerai ces deux mondes-là ni hier, ni aujourd'hui, ni demain, ni dans une autre vie.

« Oui, j'étais là. » que je commence, la voix embrouillée, pas autant que celle de Raphael pourtant. « Tout s'est passé vraiment vite, et j'avais la tête qui tournait et ensuite j'ai été malade. » la totalité de mes paroles sonne comme des excuses encore et toujours, tout sonne comme autant de clauses à un contrat que j'ai pris avec moi-même stipulant que jamais je ne serais déloyale à qui que ce soit. Autant à Raphael s'il avait été en cause, qu'à Auden qui est au centre de tout ceci. « J'aurais dû appeler les ambulanciers et j'aurais dû venir ici plus tôt. » ma voix finit par céder, alourdie par toute la culpabilité que je suis lâchement capable de porter. La vérité étant que mes sens étaient tellement noyés la veille que je me rappelle à peine des détails, que je n'arrive qu'à mettre ensemble que quelques pièces de puzzle alcoolisé entre l'arrivée d'Auden et mon réveil quelques heures ensuite.

Alors j'ose, au moins je lui dois cela. Les médecins sont passés et à voir l'air que partagent les pères depuis la seconde où je suis entrée dans la chambre, tout est assurément bien plus sombre, bien trop sombre en l'état. « Est-ce que vous savez quand est-ce qu'il pourra sortir? » je prie pour que ce soit rapide, je prie pour que ce soit sans lourdes séquelles. Je prie pour que tout rentre dans l'ordre et surtout, je prie pour qu'un jour Raphael sache me pardonner quand moi, je n'y arriverai moi-même jamais.

Il les écoute attentivement parce qu’il a besoin de savoir pourquoi son agresseur a pris le poignet de Ginny pour la guider vers l’extérieur. Il se serait fait un sang d’encre pour elle s’il ne s’était pas évanouit. Il l’aurait cherché toute la nuit en s’imaginant le pire. Que cet homme était un tueur en série, qu’il avait fait de Ginny son otage et qu’il l’avait maintenant enchaînée dans son sous-sol pour assouvir sa soif de sang. Avec tous les films et les séries qui passent à la télévision ces jours-ci, c’est facile pour un adolescent plein d’imagination de s’imaginer le pire, de se créer les scénarios dans lesquels rien ne se termine bien.

Mais, ce soir, Ginny est là et en un seul morceau. Elle a même eu le temps de cuisiner des biscuits. Il n’y a aucune marque d’abus sur ses poignets alors que le cou de Raphael était parsemé d’ecchymoses bleutées. Il était le seul qui avait entendu ses os craquer.

Et il n’est pas assez stupide pour ne pas comprendre qu’il y a une histoire pas nette qui se cache derrière tout ça. « Oui, j'étais là. » Le garçon tente de se redresser légèrement dans son lit pour mieux entendre mais il abandonne rapidement en sentant la douleur dans sa jambe perchée vers le haut. « Tout s'est passé vraiment vite, et j'avais la tête qui tournait et ensuite j'ai été malade. J'aurais dû appeler les ambulanciers et j'aurais dû venir ici plus tôt. » Elle ne dit rien de plus. Les yeux de Raphael restent de marbre et il fixe son amie pour essayer de lire dans ses pensées. Il sait qu’elle ment. Elle a peur des deux hommes d’autorité dans la pièce et il aimerait tant comprendre pourquoi elle choisit le silence. C’est injuste. Elle devrait être de son camp. « D’accord, merci Ginny. Nous savons que s’est difficile pour toi aussi. » C’est ce qui conclue le court interrogatoire. Raphael tente de capoter le regard de Jeremy ou de Tom mais il n’a pas le courage de montrer le moindre signe. Il n’a pas le courage de dire la vérité. Ginny lui a fait des biscuits et elle est venue le voir. Il ne peut pas la trahir. « Est-ce que vous savez quand est-ce qu'il pourra sortir? » Les deux hommes secouent la tête et une boule de peine bloque la gorge de Raphael. Ses deux guides ne savent pas ce qui va advenir de lui dans les semaines à venir. Il n’y a rien de plus paniquant que de ne pas connaître la suite. « Le médecin nous donnera plus d’informations demain. » Tom répond en replaçant une mèche de cheveux sur la tête de Raphael.