Je ne me suis pas retourné après que le garçon soit tombé. Je ne me suis pas retourné non plus après avoir parlé le plus froidement du monde à Ginny, mes yeux dans les siens lui ordonnant de me suivre. Je n’en ai rien à faire de savoir ce que peuvent bien penser tous ces gamins, je me moque encore plus de leurs stupides jeux et de leur stupide alcool. « T’es venu. » Elle sourit, moi pas. Pas alors que dans mon esprit les scénarios s’enchaînent à propos de ce monde parallèle dans lequel justement je ne serais pas venu. Les et si font atrocement mal, bien plus que tous les regards aussi noirs que horrifiés des inconnus, au milieu de quelques uns qui tentent de m’empêcher de repartir et elle de monter dans la voiture. S’ils savaient à quel point justement elle sera infiniment plus en sécurité à mes côtés qu’elle ne l’a jamais été aux siens.

« Je pense que je vais être malade. » “Dans la voiture.” Je répète sans une once de compassion. Je n’en aurai pas tant qu’on restera dans cette maison, je n’en aurai pas tant qu’on ne sera pas chez moi et que je ne pourrai pas voir de moi même à quel point elle a bu et à quel point, justement, elle va être malade.

J’insiste pourtant pour que le trajet dans la voiture se fasse sans un bruit, je ne souhaite pas entendre ses excuses qu’elle va proférer par centaines de milliers jusqu’à justement en oublier pourquoi elle le fait. Elle va s’excuser d’avoir bu, d’être allé à la fête, d’avoir joué, de m’avoir envoyé des sms, d’avoir embrassé cet inconnu - elle en a embrassé d’autres, des gars ? elle a fait d’autres choses ? Et c’est qu’une gamine, bordel, c’est qu’une putain de gamine dont je garde le corps près du mien parce que mes bras la soutiennent du mieux que je le peux dans l'allée qui mène à ma maison. On entend les flots et ça sera sûrement une raison supplémentaire pour elle de vomir.

Je garde une main à la base de sa nuque comme si les caresses de mon pouce allaient suffire à la soigner, comme si mes doigts jouant doucement de ses cheveux allaient eux aussi pouvoir y changer quoi que ce soit. Le saladier récupéré en hâte dans la cuisine est déposé près du lit, sans doute nécessaire pour la suite de la soirée. “Y’en a d’autres qui t’ont embrassée ? T’as fait d’autres choses ?” Je m’enquiers déjà de savoir avant toute chose, à défaut de pouvoir faire quoi que ce soit dû à son abus d’alcool. “Ils t’ont donné quelque chose à avaler ou à boire ?” Et ça, aussi.

Ma tête tombe sur son épaule et y rebondit toute seule un nombre incalculable de fois pendant le trajet en voiture. Il dit qu’il ne veut pas que je parle, alors mes doigts dérivent vers la radio, changent les chaînes, montent le son et le baissent tout de suite après. J’y reste jusqu’à ce que ce soit ses doigts que je ressente sur les miens, eux qui doivent vouloir me dégager de là, eux que je chasse pour me glisser entre ses jointures, pour en compter les phalanges. Il n’a pas la peau en sang comme à son habitude quand il s’est battu, je le remarque parce que l’instant d’avant j’étais inquiète qu’il soit blessé. Que je ne l’ai pas vu, que je ne l’ai pas soigné. Ses mains presque pas marquées donc, elles se chargent de me sortir de l’habitacle. Je laisse échapper autant de rires que de grognements devant le chemin de croix infini que représente l’allée à la porte de sa maison. Au passage, mon nez trouve sa nuque, mes mèches poisseuses doivent lui chatouiller, agressantes, la joue.

C’est après une durée située entre une seconde et une éternité que je finis par me reconnaître dans sa chambre, couvertures tirées et saladier contre mes cuisses repliées. Ses doigts se perdent contre la peau de mon cou, mes paupières se ferment lorsqu’il presse un peu plus fort mais s'ouvrent presque automatiquement quand le monde entier tourne trop vite et trop mal dès que je le quitte des prunelles. “Y’en a d’autres qui t’ont embrassée ? T’as fait d’autres choses ? Ils t’ont donné quelque chose à avaler ou à boire ?” la voix d’Auden réchauffe ma peau glacée, je secoue la tête de la négative à m’en craquer la nuque tant j’y mets de la vigueur. « J’ai pris une menthe avant mais y’a personne d’autre que j’ai embrassé. » mes mains se resserrent sur le bol, mes doigts improvisent une mélodie contre ses rebords. « J’aurais voulu t’embrasser toi et ils ont rien mis dans mon verre c’est moi qui y a mis de la vodka à la noix de coco et du rhum à l’ananas et - oh, non, l’inverse. » j’éclate de rire, le mélange qui se mélange justement.

« Je pensais pas que tu allais venir tu faisais quoi avant? T’étais avec ta petite amie? » les questions pleuvent et les mots avec, ma tête se relève rien que pour pouvoir attraper ses iris des miens. « Elle est chanceuse. Tu lui diras. T’es beau même si quand tu te bats ton visage devient tout contracté, un peu comme ça. » du bol, mes mains dérivent à ses joues, à sa mâchoire. Elles ramènent la peau au centre, forment des rictus de colère et de rage qui n’ont rien à voir avec l’air qu’il a quand il se bat - air que j’ai mémorisé, parce qu’en ce qui le concerne, je mémorise tout, tout le temps.

Elle n’a rien de son énergie de d’habitude que je peine à canaliser. Chaque geste semble lui coûter beaucoup, ils sont tous réalisés avec une lenteur que je ne lui connais pas. Mes yeux restent vissés sur son visage, ils tentent de discerner le moindre changement dans son expression qui pourrait trahir un mensonge réalisé pour me conforter. Je ne veux pas qu’elle me mente, je ne veux pas qu’elle me rassure. La vérité pleine et entière, c’est tout ce que je souhaite entendre de sa part et à partir de là seulement je serai capable de savoir quoi faire ensuite. « J’ai pris une menthe avant mais y’a personne d’autre que j’ai embrassé. » Ok. Si elle le dit alors je la crois et ce sont des doigts un peu moins crispés qui continuent de doucement lui caresser l’arrière de la nuque pour la rassurer. Ok, tout va un peu mieux alors. Elle a l’air d’avoir tout son esprit et je doute qu’il y ait des pertes de conscience à déplorer. Si elle dit n’avoir bu qu’une menthe et n’avoir embrassé personne d’autre alors je la crois et c’est un bon début.

« J’aurais voulu t’embrasser toi et ils ont rien mis dans mon verre c’est moi qui y a mis de la vodka à la noix de coco et du rhum à l’ananas et - oh, non, l’inverse. » Elle rigole peut être mais ce n’est pas mon cas alors que c’est désormais un regard bien plus désolé que je pose sur elle plutôt qu’autre chose. Je retire donc ce que j’ai dit : elle a trop bu et elle n’a plus toute sa tête, elle ne sait pas ce qu’elle dit et la preuve en est elle perd trop vite le fil de ses pensées et s’attarde sur des détails qui n’ont aucune importance. Par là je parle tant de la composition exacte de son verre que de la personne qu’elle voulait embrasser. Elle parle de moi parce que je suis face à elle et si ça avait été Thomas alors c’est certain qu’elle aurait confessé ne vouloir embrasser que lui. Elle est saoule pourtant et elle aura tout oublié demain, c’est là la seule et unique raison pour laquelle j’abonde en son sens. “Je sais.” Je souffle à peine au milieu de ses éclats de rire qui ont au moins le mérite de me réchauffer un peu le coeur, malgré tout.

Ses questions ne font pourtant que débuter et je m’en veux déjà de lui avoir laissé porte ouverte à tant de raisonnements qui me brisent le coeur un peu plus à chaque mot de sa part. « Je pensais pas que tu allais venir tu faisais quoi avant? T’étais avec ta petite amie? » Je ne fuis pas son regard et attends qu’elle complète sa pensée. Je sais qu’elle en a besoin et de toute façon, encore une fois, c’est la GInny saoule qui parle et non pas la véritable gamine. « Elle est chanceuse. Tu lui diras. T’es beau même si quand tu te bats ton visage devient tout contracté, un peu comme ça. » Je la laisse poser ses mains sur mon visage crispé et agité, je la laisse s’amuser avec ce qu’elle a à disposition alors que justement mon coeur est tout sauf capable d’une telle chose en l’instant. “Ginny ... ” Je commence doucement, emprisonnant sans forcer ses mains entre les miennes. Je les caresse pour faire de mes doigts une cage dorée et continuer à tenter de l’apaiser, mes mots aidant peut être à la tâche. “J’ai rompu avec elle. Je n’ai plus de petite amie.” Depuis que je t’ai connu, je n’ai plus de petite amie. Elle n’a pas besoin de connaître les détails, elle s’en moque puisque de toute façon elle est saoule et ne pense aucun mot qui traverse ses lèvres. Elle s’en souviendra encore moins. “Je serais venu de toute façon.” J’étais occupé à peindre, parce que c’est la seule chose à laquelle j’occupe toutes mes soirées sans distinction. La maison sent encore la peinture fraîche mais ses sens sont altérés, elle ne l’a sans doute pas remarqué. “Tu as trop bu. Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu vas aller te laver, d’accord ? Je viens avec toi et je ferme les yeux.” Parce que je veux m’assurer qu’elle ne s’endorme pas, qu’elle ne vomisse pas, qu’elle ne tombe pas. Je veux m’assurer de bien trop de choses pour rester comme un con à attendre de l’autre côté de la porte. Et je fermerai les yeux. Ça au moins, ce n’est pas un mensonge, pas comme tous ceux que j’omets : moi aussi, j’aurais voulu l’embrasser et moi aussi, je la trouve belle.

“Je sais.”
« Tu sais quoi? Ah oui, ça. »

Tout est diffus et tout est incertain, ne reste que le contact de ses doigts sur ma nuque auquel je me rattache presque autant que mes doigts le font avec les rebords du bol qui aura plus tard un dessein très peu glorieux au compteur. “Ginny ... ” les mots se multiplient et les idées avec, il faut dire qu'elle a l'alcool heureux la gamine. Que je n'ai qu'envie d'éclater de rire, de sourire tout autant. J'ai oublié la suite des événements comme j'ai oublié ce qui les a précédé, ne reste que la chambre d'Auden et Auden tout court, à mes côtés. « Ouiii? » “J’ai rompu avec elle. Je n’ai plus de petite amie.” le monde qui vivotait s'est arrêté brusquement. Et mes paupières prennent le temps de cligner une, deux, trois, dix fois sur elles-mêmes j'ai l'impression, quand mon visage bouillant se redresse vers le sien, immuable. “Je serais venu de toute façon.” il ne ment pas. Je sais qu'il ne ment pas. Même si la chambre est inondée par la nuit, même si son visage a l'air d'être embrouillé, même si mes prunelles le sont aussi et même si j'ai égoïstement rêvé de l'entendre dire une telle chose trop de fois pour que ma conscience s'en porte bien, il me faudra une bonne poignée de secondes pour expirer, pour comprendre. « Est-ce que tu veux que ce soit moi alors, ta petite amie? Tu me l'as jamais demandé mais j'aurais voulu. J'aurais dit oui. » il n'a jamais demandé parce qu'il n'a jamais voulu, assurément.

La question posée est aussi vite enveloppée d'un soupir de sa part, d'un hoquet de la mienne. “Tu as trop bu. Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu vas aller te laver, d’accord ? Je viens avec toi et je ferme les yeux.” « Okay, mais je veux pas ton shampooing le vert, je veux l'autre celui qui sent le pin et la menthe. » ma silhouette s'ancre à la sienne comme dans l'allée et comme dans les escaliers, comme à Pago et comme toutes les fois après où la salle de l'Académie devenait le seul sursis, le seul ailleurs dans un monde d'après. « Oh, la menthe, attends j'ai pas pris de menthe là je peux pas t'embrasser ça veut dire. » ça devait sortir comme un secret à son oreille, ça se termine comme une affirmation aussi solide que mes jambes sont chambranlantes, dès lors qu'on quitte sa chambre pour la salle de bain.

« Auden? » derrière, je l'entends jouer avec le jet de la douche, ou alors ce sont mes mains qui s'égarent sur les différents robinets du lavabo. « Il faut que je ferme les yeux moi aussi? » j'ai pas encore retiré mes vêtements et la lumière n'est pas allumée, la porte fermée. La question me fait rire à nouveau, quand je fais volteface vers lui, ferme les yeux de toute mes forces, lève les bras en l'air docile, inégale. « Parce que quand je les ferme ça tourne. » il est où, le saladier?

Et ce soir, les rôles sont échangés. Elle est heureuse et elle demande ce qu’elle désire, elle n’a pas de filtre et elle n’a pas peur non plus. Il n’y a aucun voile sur ses yeux, ils brillent et ses dents pareil, parce qu’elle ne cesse de sourire même si elle risque probablement de mourir d’un moment à l’autre. « Est-ce que tu veux que ce soit moi alors, ta petite amie? Tu me l'as jamais demandé mais j'aurais voulu. J'aurais dit oui. » Et moi je suis celui qui tente de la raisonner, qui joue à l’adulte, qui rentre dans le moule de la société. Elle a dix sept ans, ce n’est qu’une gamine, elle n’a rien vécu et elle ne peut pas savoir ce qu’elle désire réellement pour le moment encore. J’en suis certain et elle, elle s’en rendra compte bientôt, quand elle aura trouvé mieux. Pourtant je me répète qu’elle a trop bu et que demain arrive une gueule de bois lorsque les souvenirs, eux, auront disparus. “J’aurais voulu que ce soit toi. Je voudrais vraiment que ce soit toi, Ginny.” Mes mains ne cessent de caresser son visage pour la rassurer et mes baisers se perdent sur son front brûlant, celui qui sent presque autant la cigarette que ses cheveux. Je voudrais pouvoir la considérer comme ma petite amie et que tout soit aussi simple.

Je l’aide à marcher jusqu’à la salle de bain et elle tente de déjà décider du shampooing qu’elle choisira, elle qui connaît sans doute bien mieux la composition de ma salle de bain que moi même, au final. “J’ai racheté celui que tu aimes, au caramel.” Y’a que du sucre dans le caramel, c’est normal que ce soit aussi son odeur industrielle préférée parmi tous les shampooings qu’elle a pu tester chez moi les uns après les autres. Elle leur a donné des noms scientifiques et des notes allant avec, le tout savamment noté sur un carnet qui doit traîner quelque part dans la maison avec des milliers d’autres. « Oh, la menthe, attends j'ai pas pris de menthe là je peux pas t'embrasser ça veut dire. » Sa remarque me fait sourire et alors qu’on approche de la porte de la pièce, je dépose un baiser contre sa tempe pour la rassurer face à cette nouvelle qui semble soudainement l’horrifier.

Rapidement je m’occupe de remettre les boutons en place pour qu’ils fassent couler l’eau à la bonne température, la sienne, celle à plusieurs dizaines de milliers de degrés puisqu’apparemment elle aime brûler en se lavant. « Auden? » J’esquisse un hm ? concentré sur tous les détails mais, paradoxalement, pas sur elle même. J’essaye de faire au mieux pour lui rendre la nuit plus facile ou en tout cas moins horrible, bien conscient que c’est sûrement la première fois qu’elle boit autant. « Il faut que je ferme les yeux moi aussi? » Et même lorsque je n’en ai pas la force ni le courage, son attitude en vient à me faire sourire à mon tour. Je me retourne vers elle, désormais un peu plus certain qu’elle ne se porte pas si mal que j’aurais pu le croire et surtout que je suis là pour elle, pour autant de temps dont elle en aura besoin. Elle n’est qu’une gamine mais je l’aime, elle qui lève les mains au ciel comme si elle s’apprêtait à passer dans une attraction à sensations fortes. « Parce que quand je les ferme ça tourne. » Je me relève doucement pour parvenir à sa hauteur et m’assurer qu’elle ne se cogne nulle part, mes mains posées sur ses hanches. “Tu les ouvres le temps d’aller dans la baignoire et après si tu veux on peut faire un jeu et on devine quel shampooing c’est, okay ?” Ce n’est pas le moment de la contrarier et ses jeux seront les miens quand, finalement, la nuit nous appartient. “Je peux laisser la lumière éteinte le temps que tu enlèves tes habits si tu veux.” Ses désirs seront les miens, dans la mesure du possible.

“J’aurais voulu que ce soit toi. Je voudrais vraiment que ce soit toi, Ginny.” seront les mots auxquels je m'accrocherai longtemps, vraiment longtemps, après ce soir, après cette nuit. J'hoche bêtement de la tête et la cache ma tête, d'ailleurs, au creux de ses caresses et de sa nuque. Mais si un seul souvenir reste de ce soir, de cette nuit, ce sera celui-là et il le sait autant que moi.

Ce que je ne sais pas par contre, c'est à quoi s'apparente l'odeur que je me coltine de sa chambre jusqu'au couloir, et désormais la salle de bain plongée dans le noir. “J’ai racheté celui que tu aimes, au caramel.” il m'arrache un rire entre deux sourires de gamine, je passe la prochaine seconde et les suivantes à me demander de quelle couleur est l'étiquette sur la bouteille. Si son parfum est à jamais enregistré dans ma mémoire momentanément embrouillée, c'est devenu un question de vie ou de mort de me rappeler quels sont les motifs estampés sur le plastique et quelle sont les teintes du bouchon comme de la bouteille. « Merci, t'es parfait, je t'aime, est-ce que je te l'ai déjà dit?  » apparement, l'alcool me rend aussi heureuse qu'honnête. Un sérum de vérité qui laisse place à quelques miettes de ce à quoi il répondra sûrement un autre je sais. Pour me dédouaner et lui aussi, mes yeux chercheront la réponse à ma quête à l'étiquette dès qu'ils passeront par-dessus son épaule pour scruter les rebords de la baignoire.

Mes bras sont relevés, ma respiration s'est calmée. “Tu les ouvres le temps d’aller dans la baignoire et après si tu veux on peut faire un jeu et on devine quel shampooing c’est, okay ?” « Mais pas celui au caramel sinon c'est de la triche.  » j'en ouvre un, un oeil, l'autre reste fermé de force avant que je n'alterne, amusée par ce nouveau jeu aux règles que j'invente au fur et à mesure. Jeu naïvement empilé avec tous les autres. “Je peux laisser la lumière éteinte le temps que tu enlèves tes habits si tu veux.” j'hoche de la tête de la positive, réflexe stupide qu'il ne remarquera sûrement pas puisque justement, la lumière est éteinte déjà. « Si tu fermes les yeux en même temps que moi on verra rien de rien mais quand tu souris je vois que toi. » que je souffle, perdant l'équilibre alors que mon jeans trône au sol et que ma paume se rattrape à ses épaules. Il ne bouge pas, il est ancré, solide, stoïque. C'est moi qui gâche tout et qui titube encore et toujours.

Une jambe après l'autre, le pauvre rideau autour duquel j'enroule mes doigts collants. Mon autre main elle, n'a pas lâché Auden. « Tu prenais ton bain à quelle température avant moi? » il s'est calé d'un côté de la baignoire, je suis ensevelie de mousse du mien. Les cheveux déjà noyés d'eau et de shampooing, les prunelles rivés sur les traits de sa silhouette. Son profil est si proche, et en même temps si loin.

Un frisson parcourt rapidement mon corps et ce n’est pas dû à aucun courant d’air d’aucune fenêtre ouverte de la maison. « Merci, t'es parfait, je t'aime, est-ce que je te l'ai déjà dit? » Mes paupières se ferment pendant de longues secondes en même temps qu’une expiration qui n’en finit pas alors que je maudis son franc parler alcoolisé autant que je peux l’aimer. Elle enchaîne les mots sans les comprendre ni même s’attarder sur leur sens, sûrement, alors on dira que tout ce que je fais c’est lui répondre ce qui lui ferait plaisir. “Je t’aime aussi.” Quand, finalement, chacun sait que cela n’a rien d’un mensonge et tout d’une vérité aussi immuable qu’interdite.

Elle finit par accepter le jeu et j’en conclus qu’il en est de même pour le bain allant avec et à chaque étape je me sens respirer un peu mieux, m’inquiéter un peu moins. Je m’assure toujours qu’elle ne se mette pas en tête de débuter une danse endiablée au milieu de la salle de bain alors que Ginny entame des jeux dont elle seule détient les règles. « Si tu fermes les yeux en même temps que moi on verra rien de rien mais quand tu souris je vois que toi. » Mon sourire apparaît, justement, celui qu’elle seule a le don de faire naître alors que je n’en éprouve pas la moindre envie. Mes mains désordonnées tentent de la rattraper alors que je la sens vaciller mais elle se débrouille seule, en profitant pour enfoncer ses ongles dans la chair de mon épaule.

C’est un miracle qu’elle ait réussi à rentrer sans se casser une jambe, un bras, ou même les deux. « Tu prenais ton bain à quelle température avant moi? » Ses doigts collent contre les miens, le carrelage de la salle de bain est froid et le rebord de la baignoire inconfortable. Pourtant, je ne me plains de rien et continue de garder les yeux refermés, mon avant bras appuyé sur le rebord froid. La chaleur de l’eau se ressent déjà sur mon visage. “Je me lavais pas, c’est pas répandu en Italie et puis ça fait économiser cinq minutes par jour comme ça.” J’évite la question, mon sourire aveugle reposant désormais sur mon bras et le reste de ma tête avec. Elle a l’air d’aller bien, elle est joyeuse et c’est finalement à mes yeux tout ce qui importe. “Je sens pas le caramel ni la menthe, là, t’es sûre que tu te laves ?” Je gronde à peine, simplement pour dire quelque chose et m’assurer qu’elle ne soit pas en train de regarder le plafond tout en barbotant dans l’eau mousseuse. Elle pourrait rester comme ça pendant des heures ; elle l’a déjà fait.

Ils remontent et ils divaguent, les mots que je ne retiens plus parce qu'en l'instant je n'ai pas la moindre raison de le faire. On est chez lui, on est en pleine nuit, on ne voit rien et les ecchymoses sur mes mollets d'être foncée dans les meubles traînant ça et là entre la chambre et le couloir le confirmeront bien vite, demain matin.

“Je t’aime aussi.”
« C'est promis? »

Ma silhouette chancelante s'arrête net, elle qui luttait pour rester debout quand l'instant d'après j'ai pas besoin de me demander où mettre mes pieds et où mettre mes mains. Mes yeux sont ancrés aux siens, mon sourire fait écho à celui que j'entrevois sur ses lèvres, celui que je ne vois plus pendant une longue seconde à cause du baiser lequel je me hisse sur la pointe des pieds pour lui donner. La salle de bain, donc.

“Je me lavais pas, c’est pas répandu en Italie et puis ça fait économiser cinq minutes par jour comme ça.” j'ai oublié comment je suis entrée dans le bain ni même où sont mes vêtements, j'ai oublié comment placer mes pieds pour ne pas avoir des crampes et incessamment mes orteils finissent par se faufiler sous ses cuisses. J'ai oublié des tas de choses mais j'ai pas oublié les dizaines de milliers de questions que j'ai envie de lui poser quand dans l'instant leurs réponses me semblent être les seules issues pouvant m'intéresser. « Tu devais puer c'est sûr que c'était horrible là tu sens bon la peinture à l'huile et bizarrement la cigarette mais la cigarette c'est ma faute t'as arrêté de fumer j'ai remarqué. » une impulsion me donne envie de quitter le bain pour partir à la recherche de la toile sur laquelle tout porte à croire qu'il travaillait ce soir. La même impulsion est chassée aussi vite lorsque la brise fraîche contraste avec la chaleur de l'eau et que je finis par me recaler dans la baignoire, bien loin de le voir comme une défaite.

“Je sens pas le caramel ni la menthe, là, t’es sûre que tu te laves ?” « Oui, oui, je fais que ça, regarde je suis presque propre. » je pouffe, le savon qui flotte entre nous et le shampooing relégué aux oubliettes après en avoir noyé mes mèches. Ce que je fais, c'est avoir l'impression de nager des mètres de distance entre nous deux alors que ce n'est qu'une poignée de centimètres qui nous séparent en réalité. « Je vais te dire un secret et tu le sais déjà c'est pas totalement un secret et je dis pas ces choses-là mais j'aimerais vraiment ça si tu pouvais être toujours dans ma vie moi je veux être toujours dans la tienne mais toi tu peux faire ce que tu veux et aller où tu veux mais on part pas pour toujours okay, on reste quand même un peu. » mon front vient se poser à la naissance de sa nuque et mes jambes de chaque côté de ses hanches. La panique remonte seulement quand je redresse la tête vers Auden, effrayée de lui avoir mis du savon dans les yeux.

« C'est promis? » Le fait qu’elle en doute me serre le coeur quand, à mes yeux, il n’y a jamais eu l’ombre d’un doute à ce sujet et que je n’ai même pas tenté de garder cette idée au loin. C’est un fait que je me contente simplement de garder pour moi autant que possible puisque c’est bien mieux ainsi, pour tout le monde. Même le partager à elle est dangereux, quand bien même elle est la première concernée. “C’est promis.” Et si jamais elle en reparle je dirais avoir dit ça pour lui faire plaisir, je dirais avoir menti, je dirais qu’elle a mal entendu. Je dirais tous les mensonges du monde pour ne pas qu’elle s’attache plus qu’elle ne l’a déjà fait puisque rien de bon ne pourrait en ressortir. Pourtant, quand ses lèvres se posent sur les miennes, mon souffle se stoppe et mon corps avec, incapable de lui dire que ce n’est pas une bonne idée.

Dans le bain ses questions ne font que s’accumuler quand moi je me résous à entrer à mon tour, certain qu’elle finira par le demander de toute façon. Je me suis habitué à la température brûlante désormais. « Là tu sens bon la peinture à l'huile et bizarrement la cigarette mais la cigarette c'est ma faute t'as arrêté de fumer j'ai remarqué. » Ils se rouvrent, mes yeux. Ils cherchent les siens dans l’obscurité quand je ne sais même plus comment réagir face à une Ginny qui voit tout et a désormais perdu tous ses filtres. Je devrais en être heureux et j’en ai peur, désormais, parce qu’elle a sûrement bien plus appris à me connaître qu’elle ne l’a jamais montré ; que personne ne l’avait jamais fait avant elle non plus. “Je sais que t’aimes pas l’odeur.” Je pourrais dire que j’ai arrêté parce que ça bousille la santé ou parce que ça coûte bien trop d’argent mais je garde mes mensonges pour autre chose. J’ai arrêté parce qu’elle déteste ça, sans qu’elle n’ait jamais eu besoin de me le dire.

Elle assure se laver, elle se défend comme une condamnée à mort mais je la reconnais au moins dans ses rires et au milieu des sourires que je devine, avant qu’elle en vienne à se rapprocher là où je jure entendre la petite voix dans ma tête me dire que c’est une mauvaise idée. « J'aimerais vraiment ça si tu pouvais être toujours dans ma vie moi je veux être toujours dans la tienne mais toi tu peux faire ce que tu veux et aller où tu veux mais on part pas pour toujours okay, on reste quand même un peu. » Mes pouces dessinent des cercles invisibles sur ses genoux ecchymosés, ses cheveux froids et mouillées laissent de la chair de poule là où elle les avait posés contre mon cou. Je ne dis rien, je ne fais rien de plus, et pourtant dans mon esprit aussi les rêves s’accumulent par dizaines ; ceux dont elle fait partie. “Je pars pas. Je veux pas partir et ça n’arrivera pas, c’est aussi une promesse.” Elle implique bien plus de choses auxquelles je ne pourrais jamais penser mais j’y crois autant que je veux y croire. “Mais je veux plus que tu aies à boire pour pouvoir dire tout ça, Gin.” Parce que ça me fait peur, parce que je crains qu’un jour elle recommence et ne sache plus quand s’arrêter, parce que je suis horrifié à l’idée qu’elle fasse des choses qu’elle regrette après coup.

“Je sais que t’aimes pas l’odeur.” « Mais je t'aime rappelle-toi, ça contrebalance. » comme l'évidence, comme si ajouter des baisers sur sa mâchoire et sur sa nuque allaient dans le même sens. Comme si cette nuit était celle des confidences et comme s'il n'y avait rien d'autre, absolument rien qui ne devait pas être dit et ne voulait pas être entendu. Il pourrait fumer quinze cigarettes et quinze de plus ensuite que je ne lui demanderais jamais d'arrêter, même si l'odeur me pique les narines et même si elle me donne mal à la tête. L'ampleur de sa révélation reste ancrée un peu ici et un peu là-bas, comme le font mes lèvres qui finissent ultimement par retrouver naturellement les siennes. De ses confessions viennent celles que je garde loin, enfouies, ingrate gamine qui lui demande de rester quand il n'a jamais vraiment menacé de partir. “Je pars pas. Je veux pas partir et ça n’arrivera pas, c’est aussi une promesse.” pourtant je sais qu'il est un électron libre Auden. Je sais que demain il voudra sûrement s'envoler ailleurs, qu'il devrait pouvoir. Je sais que Brisbane n'était qu'un arrêt dans son tour du monde, je sais tout ça, et je ne lui en voudrai jamais si cette promesse-là disparaît au profit de son envie de conquérir la planète en entier. C'est pour ça que je l'aime, pour ce qu'il est, pour cette liberté-là qu'il personnifie. « Est-ce que je peux t'embrasser maintenant? Et est-ce que si un jour tu pars, je pourrai partir avec toi? »

Il n'a pas de savon dans les yeux et la soirée est sauvée, elle l'est vraiment. “Mais je veux plus que tu aies à boire pour pouvoir dire tout ça, Gin.” il ne me gronde pas, ce ne sont pas des accusations ni même des remontrances dans sa voix. Quand bien même il pourrait, désormais mon attention est rivée sur la bouteille de shampooing à la menthe et à l'eucalyptus que je vide dans le bain parce qu'il manquait cruellement de bulles à mon sens. Mes gestes ralentissent, arrêtent finalement. Mon souffle s'accélère et mes sourcils se froncent. « Je veux plus du tout être bourrée. Je veux pouvoir tout te répéter sans avoir bu. » la révélation et l'importance de l'urgence, mes mains qui s'élancent vers le bouchon pour l'enlever, laisser l'eau se vider dans un élan de responsabilisation qui ne me ressemble pas.  

La seconde d'après, je pouffe contre ses lèvres, plongeant mes yeux vitreux dans les siens. La baignoire à moitié pleine et mon sourire qui n'en finit plus de grandir. « Qu'est-ce qu'on doit faire, pour ne plus du tout être bourrée? »  

Chacun de ses mots me fait un peu plus mal encore alors que ça ne devrait pas, vraiment pas être l’effet procuré par un je t’aime de la bouche de celle que j’aime aussi. Tout devrait être infiniment plus simple mais on ne connaît pas ce genre de vie là. « Mais je t'aime rappelle-toi, ça contrebalance. » A ses baisers je n’ai désormais plus la force et encore moins le courage alors je me contente de laisser mon souffle mourir contre sa nuque et son épaule, retenant mes propres baisers. “Je sais.” Je sais et je souffle dans un élan à peine audible, incertain de savoir si je veux qu’elle entende ou non tout ce que j’ai à dire et tout ce que je pense réellement de la situation. « Est-ce que je peux t'embrasser maintenant? Et est-ce que si un jour tu pars, je pourrai partir avec toi? » Mes yeux retrouvent les siens qui luisent à peine dans l’obscurité, deux billes noires dans lesquelles je me réconforte pourtant chaque jour sans ne jamais le lui en faire part. Mes doigts se reposent sur son menton pour la garder éloignée autant que nécessaire, totalement contre mon gré. “Tu peux m’embrasser quand on est ici mais pas quand tu as trop bu. Promets moi d’embrasser personne quand c’est le cas, Gin.” Ni moi ni personne et cette fois-ci ça n’a rien à voir avec de la jalousie quand tout ce que je désire c’est la préserver autant que possible. Je sais qu’elle n’est pas stupide, je sais qu’elle saurait bien réagir si elle en avait besoin mais je ne peux pas m’empêcher de m’assurer de la chose une fois de plus. “Si un jour je pars, tu viendras avec moi si tu le veux.” Pour ça pourtant je ne lui demande aucune promesse, lui laissant la latitude de changer d’avis un millier de fois parce qu’elle ne devrait pas décider de quoi sera fait tout son existence alors qu’elle est encore bien trop jeune.

« Je veux plus du tout être bourrée. Je veux pouvoir tout te répéter sans avoir bu. » Elle me rend fier et elle ne le sait même pas, la gamine qui fait de la baignoire son terrain de jeu et elle la reine des lieux. Les bouteilles sont vidées et le bain avec, je l’observe faire à chaque étape sans jamais interférer puisque de toute façon il n’y en a même pas le besoin. Je le veux aussi et si tout pouvait être aussi simple je l’aurais déjà clamé devant le reste du monde un millier de fois et un autre millier encore. Si je lui laisse la possibilité de changer d’avis à mon propos autant de fois qu’elle en aura besoin, de mon côté tout est déjà fixé depuis longtemps.

Qu’est ce que j’avais dit, déjà, à propos de ses baisers ? « Qu'est-ce qu'on doit faire, pour ne plus du tout être bourrée? » Elle parle et rigole contre mes lèvres et je ne sais faire autre chose que de lui sourire en retour. “T’as faim ?” Quelle question, c’est Ginny. Je connais déjà la réponse et c’est une raison comme une autre pour rendre mon sourire plus immense encore alors qu’elle a finalement l’air d’aller mieux. Même avec le peu de lumière qui l’éclaire, je devine déjà que son visage a repris quelques couleurs. “Tourne toi. Je te rince les cheveux et après tu m’aideras à cuisiner.” La mousse luit dans la nuit, ses cheveux brillent lorsqu’ils ne le devraient pas et que cela n’a rien à voir avec une bombe achetée à un marché ou à un autre. Je m’applique à enlever tout résidu de shampooing de ses cheveux sans lui en mettre sur le visage et j’imagine que dans un sens, cela se rapproche un peu de la minutie utilisée lorsqu’il s’agit de peindre. “Et après tu me diras avec quel hoodie tu veux dormir.” Parce qu’elle dormira ici et qu’il est évident que je ne la dépose pas chez elle dans cet état.

Mes baisers se multiplient quand les siens s'immobilisent. Ont-ils déjà existé? “Tu peux m’embrasser quand on est ici mais pas quand tu as trop bu. Promets moi d’embrasser personne quand c’est le cas, Gin.” docile petite gamine bien élevée qui dégaine sa main d'entre les bulles pour la hisser à la hauteur de ses yeux. Elle fait office de drapeau blanc et d'acte signé, de confirmation croisée. « Promis je boirai plus quand t'es là parce que c'est que toi que je veux embrasser de toute façon. » l'issue de la soirée n'importe plus maintenant que c'est avec lui que je la termine, avec lui que j'aurais dû la commencer. Le monde entier tourne de l'autre côté de la porte que j'ai tout oublié quand il me sourit, quand il me regarde, quand il est là et que moi je suis ici. “Si un jour je pars, tu viendras avec moi si tu le veux.” « Je veux, là. On part où? » je pouffe, de la mousse vole de tous les sens et haut dans les airs. Les bulles que je tente d'attraper du bout du doigt comme une métaphore des choix sur une carte du monde. On pourrait aller en Chine ou au Japon, on pourrait emménager en Californie ou envahir l'Espagne. J'ai toujours rêvé d'étudier l'art à Porto, de grimper des montagnes à Sao Paolo. Mon passeport est toujours dans mon sac à dos, il le sait parce que mon sac devient inévitablement le sien. Il ne le saura qu'un peu plus, le sérum de vérité à saveur de vodka à l'ananas et de rhum à la noix de coco se charge de le lui repréciser. S'il veut que je parte avec lui, je voudrai partir. C'est aussi simple que ça.  

Ce qui n'est pas simple du tout par contre, c'est ma tête qui tourne encore. ce sont mes joues engourdies. Et la limite qu'il met désormais, sans rien forcer, m'empêchant de l'embrasser. Je joue les élèves studieuses, mettant entre nous une distance maintenant, j'y tiens. Je respecte ses règles, même celles que je déteste, surtout celles disant que je suis trop jeune, qu'il ne peut pas être avec moi à cause de ça. À cause de tout le reste. “T’as faim ?” j'hoche de la tête de la positive vigoureusement, personne n'en est surpris. “Tourne toi. Je te rince les cheveux et après tu m’aideras à cuisiner.” aussi vite demandé aussi vite réalisé, ma silhouette glissant au fond de la baignoire avec une grâce absolument absente. “Et après tu me diras avec quel hoodie tu veux dormir.” mes yeux se ferment, un immense sourire se dresse sur mes lèvres. Je ne m'endors pas strictement parce qu'entre deux mèches nettoyées il en tire une pour me réveiller.

J'ai pris son hoodie qui sentait la peinture de ce soir. Son jogging taché des fusains de la veille. Sur ma nuque restent collés des cheveux encore trempés, ceux qu'il m'exige d'attacher à chaque fois qu'il regarde par-dessus son épaule, lui-même penché aux fourneaux. Du saladier vide censé me sauver de mes hauts-le-coeur, j'en ai désormais un plein de calé sur mes jambes croisées en tailleur. Mes doigts s'appliquent à se resserrer sur la cuillère de bois qu'il m'a empêchée de lécher parce que t'as p't'être la grippe et que c'est deg vraiment Ginny arrête même juste de faire semblant, dite cuillère qui brasse un dit mélange dont je n'ai aucune idée de la consistance voulue ou du résultat escompté. Mes prunelles un peu moins brouillées sont vissées à sa nuque. On voit les premiers rayons du soleil poindre à peine à l'horizon, à travers les immenses baies vitrées à quelques mètres de nous au salon. « Auden je veux savoir si un jour je pourrai être avec toi. » mon sang est encore imbibé d'alcool, il ne reste qu'une poignée d'heures avant qu'il ait entièrement quitté mon organisme. « Est-ce que tu me le diras? Quand on pourra? » une poignée d'heures avant que tout ceci soit relégué au rang de soirée arrosée, de soirée oubliée. Si seulement.

Je me concentre sur les morceaux de mousse qui s’envolent plutôt que sur ses paroles qui font mal. « Je veux, là. On part où? » Et pourtant, même quand je devrais arrêter de lui faire miroiter monts et merveilles, je ne sais pas comment être raisonnable. “Tu veux aller où ?” Et on partira pas demain parce qu’elle est bourrée, on partira pas parce qu’elle doit continuer sa vie. On partira un jour, quand j’aurai gardé en tête la destination pendant des années simplement pour qu’on s’y rende au moment voulu, quand tout sera réellement comme on le désire. La mousse entre mes mains vole jusqu’à son visage quand je souffle dessus, dernier mouvement de ma part pour lui dérober un rire de plus.

L’instant qui suit, la maison sent l’Italie. Elle sent les épices et elle sent le sucre, il y a des plats et des desserts qui sont tous en cours de préparation parce qu’on ne voulait pas avoir à choisir et que je ne sais pas exactement ce qui est aussi bon pour le palais que pour la gueule de bois. Les mugs de café et ceux de thé traînent eux aussi non loin de là, tout lui appartient autant qu’à moi et même mes habits. Même le chat des voisins semble la connaître depuis toujours, celui qui vient réclamer sa dose de croquettes du matin parce que oui okay peut être que je lui en donne tous les jours avant d’aller à l’Académie.

Elle est concentrée sur la poêle que je lui ai dit de surveiller, elle prend son rôle bien plus au sérieux que quoi que ce soit dans la vie et ses yeux aussi fatigués que concentrés m’arrachent un sourire. « Auden je veux savoir si un jour je pourrai être avec toi. » Face à elle, j’en viens à tirer sur les pans de chaque côté de la capuche pour la lui resserrer au maximum et ainsi le faire descendre jusque sur ses yeux. Je gagne du temps encore et toujours alors que la réponse me semble être évidente mais dans un futur bien trop éloigné pour être apprécié à sa juste valeur. “Un jour. Oui.” Et mes lèvres sur son front scellent la promesse, entrecoupée par un simple bout de tissu. Un jour on ne sera plus seulement des amis, des ennemis, des partenaires et des collègues. Un jour, je l’espère vraiment, on sera ensemble. « Est-ce que tu me le diras? Quand on pourra? » “A la seconde même.” Et parce qu’elle ne s’en souviendra de toute façon pas, je clos une ultime fois la discussion en venant la prendre dans mes bras, ma joue posée contre son crâne. Bientôt elle ira enfin dormir et elle évacuera tout l’alcool de son organisme. Bientôt, on reprendra là où on s’était arrêtés.