Je ne sais pas si on est plus proches du lever ou du coucher du soleil, à présent. Tout ce que je sais c’est que décembre en Australie n’a rien à voir avec le décembre en Italie et que sûrement jamais je ne m’y habituerai. Les rues devraient être gelées à cette heure de la nuit et pourtant la chaleur est suffocante de ce côté du globe. On est le 23 décembre et au delà du fait que ce soit bientôt mon anniversaire, c’est surtout déjà celui de mon enfant. Ça aurait dû l’être, en tout cas. C’est un 23 décembre qu’on m’a annoncé sa mort alors j’imagine que ça aurait aussi dû être le jour de sa naissance. C’est ironique que d’associer aussi aisément les deux. Il aurait pu vivre quelques heures, quelques jours au moins, vivre la nouvelle année, fêter 2001 comme il se doit. J’aurais fêté mon dix neuvième anniversaire en sa présence ; lui ses premières 48 heures. Dans mon esprit le plan était parfait ou presque, à la seule différence que je me tenais le plus loin possible de toutes maternités.

Aujourd’hui de toute façon tout a déjà été écrit et personne ne peut ramener les morts à la vie. Le 23 décembre est une date comme une autre et ce soir une insomnie comme il en existe beaucoup. Je vais me réfugier à l’atelier parce qu’on a investit dans des ventilateurs et parce que Spring Hill s’agite bien trop en cette période de l’année. C’est ici que sont tous mes pinceaux par dizaines, il y a tout le matériel approprié pour faire tout ce que je désire. L’argentique est posé dans un coin, j’attends que les premiers rayons du soleil pointent le bout de leur nez pour m’échapper des effluves de peinture et aller photographier tout ce que je desirerai. En attendant, les couches se superposent sur la toile sur laquelle je m’acharne et qui aurait tout pour être terminée depuis longtemps déjà. Le dos courbé et la mâchoire serrée au possible, ce n’est pourtant pas mon poignet douloureux qui pourrait m’arrêter dans mon entreprise d’obtenir toujours mieux encore pour pouvoir toucher du bout des doigts la perfection.

“Insomnie ? Encore ?” Je sais qu’elle a tenté d’être discrète. Elle a retiré ses chaussures à l’entrée, elle n’a buté sur aucun meuble. Pourtant je peux reconnaître la cadence de ses pas entre mille, même quand elle avance sur la pointe des pieds sur le parquet pour ne pas me déranger. On est pas encore le vingt cinq, ce serait de la triche que de déjà commencer les six jours de tradition.

”Insomnie ? Encore ?”
« Je pourrais te dire la même chose. »

Mes mots pointent à travers un rire. Sa silhouette est calée à l’autre bout de la grande salle de l’atelier qui même plongé dans la pénombre ne m’empêche pas de suite de le remarquer. La pièce sent la peinture à l’huile à plein nez, et même les plus forts des ventilateurs n’arrivent pas à chasser l’odeur que je ne voudrais pas chasser, justement, pour rien au monde. Les pauvres étudiants qui s’en plaignent se voient jetés hors de l’atelier en vitesse intersidérale une fois sur deux (non en vrai, une fois sur une) de la part d’un Auden qui leur scande toujours à quel point s’ils n’arrivent pas à bien respirer l’endroit de leurs narines de bâtards ils ne devraient pas se donner la peine de rester. Il a toujours été le plus accueillant de nos tous ici, avouez.

Mes pieds nus qui une minute plus tôt s’assuraient sans succès ni motif précis de ne pas faire craquer le parquet aux endroits stratégiques ont complètement abandonné leur mission maintenant qu’ils avancent bien plus régulièrement vers lui. C’est devenu un rendez-vous un peu sans l’être, les nuits blanches passées ici. Lui, il peint, moi je dessine. À l’aube l’argentique de l’un se retrouve au cou de l’autre, on alterne, on tergiverse. J’ai pris pour habitude de ne jamais lui demander les raisons de son manque de sommeil, palliant en étalant les miennes à chaque fois à la place, parlant pour deux. C’est qu’elles se sont accumulés depuis les dernières semaines au final, et il n’aurait pas été lui s’il ne l’avait pas souligné. Depuis octobre que je multiplie les moments passés cachée ici, mais qu’au final il n’y avait rien de bien alarmant dans une suite d’événements arrivés si doucement qu’ils ne m’ont jamais donné l’impression d’être matière à gratter les quelques minutes de sommeil que je cumulais déjà mal, d’ordinaire. Jusqu’à tout récemment.

« J’ai amené des cafés. » que j’avance, arrivée à sa hauteur, le plateau de gobelets que je lui tends et le sien qui est identifié sous Oden comme le veut la tradition entre nous, une parmi des milliers. Une autre commence dans deux jours, au calendrier. « Et il m’a dit qu’il m’aimait. » ça par contre, ça faisait longtemps que c’était pas arrivé.

Auden sait, de quel il je parle. Il sait aussi ce que ces mots-là veulent dire, quelle place ils prennent dans un historique où ils m’ont toujours terrifiée venant d’autres, toujours manqué venant de lui.

Justement on ne dit plus ce genre de choses puisqu’il n’y en a plus besoin, tellement c’est devenu une habitude. Les nuits de sommeil n’existent plus vraiment, on se contente de quelques heures par ci par là et j’imagine que mes raisons sont bien loin d’être semblables aux siennes. Il n’y a sûrement plus que l’art qui compte désormais. « Je pourrais te dire la même chose. » Et on pourrait continuer ce jeu pendant longtemps, si jamais ça nous amusait réellement. Son rire me fait sourire, pourtant, et après laissé un coup d’oeil s’échapper en sa direction je reprends mon travail sur la peinture en cours. On a nos habitudes et on a notre train de vie, on sait comment être oppressant pour l’autre quand on le veut tout comme on sait aussi parfaitement comment se faire oublier. On sait que quand il est question d’art, tout passe au second plan.

« J’ai amené des cafés. » J’attrape machinalement le gobelet sans la questionner sur le nombre de sucres qu’elle y a ajouté et le café en lui même qu’elle a pris. Ca aussi, c’est une habitude dont on ne parle plus puisque justement il n’y a plus rien à dire à ce sujet. Tout est bien rôdé, bien huilé et rien ne peut désormais plus sortir du quotidien. Il est brûlant, du café a coulé sur le bord parce qu’elle était sûrement bien trop occupée à regarder les pigeons voler ou quelque chose du genre pour être totalement concentrée sur le petit plateau. « Et il m’a dit qu’il m’aimait. » Et là, juste là, j’aurais vraiment voulu savoir comment ne pas réagir et garder une expression neutre. J’aurais voulu que mes yeux ne grossissent pas, j’aurais voulu ne pas m’étouffer avec le café qui m’avait déjà brûlé la langue. J’aurais voulu, aussi, que derrière les muscles saillants de ma mâchoire elle ne puisse pas deviner aussi facilement et aussi rapidement à quel point je la contracte, justement, cette foutue mâchoire. A défaut de pouvoir cacher aucunement mon étonnement face à la situation, je m’autorise finalement à laisser mes yeux vides se tourner en sa direction. “Et tu lui as dit quoi ?” Je ne répéterai pas le verbe, je ne demanderai pas si à son tour elle l’aime. Je ne veux pas en entendre la réponse, peu importe sa teneur. Je veux simplement savoir ce qu’il sait, lui.

C'est comme si on était en plein jour, alors que ce n'est que la nuit qui compte. Je ne sais plus à partir de quand c'est devenu une habitude, je ne sais plus à partir de quel moment venir ici m'est apparu plus salvateur que de rentrer chez moi. La maison à Logan City est loin de l'atelier, celle d'Isaac est dans le même quartier. Nous dirons que ceci explique donc cela.

Parlant d'Isy, la bombe est lancée et avec elle vient une salve de réactions que je n'aurais jamais cru pouvoir prévoir de la part d'Auden. S'il n'est pas de ceux qui laissent entrevoir quoi que ce soit, je mets de suite la faute sur le gobelet de café bouillant entre ses mains. Les miennes de mains, elles s'élancent vers le verre de carton pour le lui enlever des mains, éviter que la seconde d'après il ne le lance à bout de bras comme un gamin insulté de s'être brûlé le palais. “Et tu lui as dit quoi ?” mais mes gestes se stoppent dans l'élan, ma respiration avec. Si je ne m'attendais pas à sa réaction, je m'attends moins à la question que je ne balaie pourtant pas ni du revers, ni d'un coup d'oeil fuyant comme un autre. « Que j'avais besoin de temps, que j'attendais le bon moment pour lui dire la même chose. » je déteste l'impression de lui poser un ultimatum presqu'autant que je déteste la réponse qu'il me donnerait si j'osais faire quelque chose de la sorte. Ce n'est pas parce qu'un autre m'aime que je dois le lui dire, ce n'est pas parce que j'entrevois une possibilité de quelque chose de sérieux avec un autre que lui que la conversation doit avoir pour seule et unique issue notre suite aux dépends de celle qui serait potentielle construite ailleurs. « Je pense que je l'aime aussi. » les incertitudes remontent et avec elles s'expliquent les insomnies. Celles reliées à de vieux doutes et d'aussi vieux démons, celles dictant mon modus operandi avec l'univers entier - mais jamais avec lui. « Je veux pas comparer Auden, je veux vraiment pas. » et pourtant c'est ce que je fais, au point où mes prunelles quittent les siennes pour jeter leur dévolu vers la toile sur laquelle il travaillait un peu plus tôt. Ses pinceaux gisent sur son chevalet, la peinture sèche doucement. Mes doigts s'agitent pour refermer des tubes que je réouvre l'instant d'après. « Mais c'est ce que je fais. » c'est la seule chose que je sais faire, on dirait, de comparer l'un à l'autre. De ressasser comment je pouvais être avec Auden, comment je suis maintenant avec Isaac. Deux mondes, deux univers, deux rythmes et deux vitesses.

Une inspiration plus tard et je tente de rattraper ce qu'on a sauvé depuis deux ans déjà. Hors de tout ce qui a été mis en sourdine, de ce qui a été rangé et archivé, réglé et classé. Une porte de sortie autant pour moi que pour lui, l'art a le dos large aujourd'hui. Je n'avais pas été aussi lâche depuis longtemps. « Le gars des chevalets a encore déplacé le mien. » le mien est à la réserve, dans l'un des placards où s'entassent autant de toiles vierges que de canevas en processus de création. C'est là où mes pas fuient, la seconde d'après. J'ignore s'il m'a suivie. Il se moquera bien de m'entendre faire un bordel sans nom à distance que ça au moins, ça ne me surprendrait pas.

« Que j'avais besoin de temps, que j'attendais le bon moment pour lui dire la même chose. » Le bon moment. Lui dire la même chose. Donc elle ne doute pas. Elle a besoin de temps comme elle en a toujours eu besoin pour tout et n’importe quoi. Elle agit toujours de la même manière dès que quelque chose de nouveau se présente à elle et encore plus si c’est de cet ordre là. Elle agit à l’opposé de la manière dont on a toujours agit, nous, justement parce que ce n’était sûrement pas la meilleure chose à faire et qu’elle s’en rend enfin compte aujourd’hui qu’elle est adulte.

« Je pense que je l'aime aussi. » Qu’il en soit ainsi, alors. Qu’elle aime son infirmier, qu’elle vive la vie parfaite et qu’elle soit heureuse. Noah l’aime bien et elle aussi, apparemment, alors c’est tout ce qui compte. Si elle est heureuse je le serai aussi pour elle, même si pour le moment encore les poils de mon pinceau s’écrasent plus que de raison sur la toile bien trop grande pour être aussi sombre. « Je veux pas comparer Auden, je veux vraiment pas. » “Je veux pas en parler.” Ma voix monte aussitôt, presque apeurée à l’idée qu’il y ait une suite à cette déclaration et qu’elle me plaise encore moins que ses derniers mots et les milliers de sous entendus allant avec. Il n’y a rien à comparer, il n’y a rien de semblable si ce ne sont quelques sentiments qui ont dû se perdre au travers des âges. Je ne veux pas, je ne peux pas comparer non plus. « Mais c'est ce que je fais. » Elle touche à mon matériel et elle sait que je déteste ça tout autant que je sais que, pour d’obscures raisons, ça la rassure et l'apaise. “C’est une mauvaise idée.” C’est ce que je faisais aussi quand j’étais Helena, c’est ce que je continue de faire maintenant que je suis seul et que je me demande chaque soir comment aurait pu être ma vie si j’avais eu le courage de la garder à mes côtés. Peut être qu’aujourd’hui ils auraient accepté qu’on soit ensemble. Peut être qu’on serait à l’autre bout du monde en ce moment même, simplement pour y être ensemble.

« Le gars des chevalets a encore déplacé le mien. » J’expire. Je ne sais pas quel sentiment exactement me pousse à le faire mais j’expire dans un souffle tout l’air que je gardais emprisonné dans mes poumons durant tout le temps qu’a duré notre discussion. Quelques secondes de trop, déjà, quand je me rêvais quelques heures plus tard au moment où on aurait fait semblant d’oublier, nos appareils photos autour du cou et la ville à nos pieds. Pourtant ce sont ses pas qui divaguent ailleurs et s’enfuient et cette fois ci je peux aisément mettre un nom sur le sentiment qui m’envahit : la culpabilité. J’abandonne mon pinceau et mes tubes de peinture encore ouverts pour la suivre dans les dédales de la galerie sans ajouter un mot. Je sais de toute façon déjà où elle se rend, je sais lire en elle, au moins pour ce genre de choses et finalement ma place se fait dans l’encadrement de la porte alors qu’elle s’occupe d’attraper son matériel au milieu du bordel environnant. “C’est quelqu’un de bien.” Sûrement bien mieux que moi et ça tout le monde n’a cessé de le lui répéter pendant des années, quand même une amitié semblait proscrite. Elle l’est toujours. “Je suis content pour vous.” J’essaye d’y croire pour de vrai, j’essaye de toutes mes forces.

Il ne veut pas en parler et c'est une mauvaise idée, j'hoche stupidement de la tête pour simple réponse quand bien même son dos tourné ne verra ni le mouvement que j'use comme confirmation, ni mes doigts qui se triturent avec pour excuse le gobelet bouillant tenu entre eux. C'était autant une évidence qu'une épée de Damocles de lui amener telle information, j'en ai autant conscience que mon besoin désormais viscéral de lui laisser de l'air. Son pinceau lui demande grâce dès lors que je trouve la première excuse du bord. Je le laisse souffler contre sa toile pour m'égarer à travers les dédales de la galerie en ignorant les miennes. Mettre de la distance, mettre du temps, mettre de l'espace, mettre tout quand il ne reste rien.

Mon attention est maintenant rivée sur la seule et unique priorité qu'il lui reste, celle dont on peut parler et celle qui n'est pas une mauvaise idée donc, de retrouver mon chevalet. Celui qu'on avait volé à une rencontre d'anciens étudiants à l'Académie pour le ramener ici, celui qui a reçu en avant-première la grande majorité des couleurs qu'accueillent ensuite mes canevas, mes vêtements. Il a été rangé à tort parce qu'on le juge trop vieux trop chancelant et trop dangereux. Il fait office de lourde métaphore quand peu importe le renouveau qu'on peut mettre sur mon chemin, n'en reste que jamais je ne le changerais pour quoi que ce soit d'autre. Autant bariolé et autant cassé puisse-t-il être.

“C’est quelqu’un de bien.” c'est quelqu'un de doux. C'est quelqu'un de foncièrement bon, quelqu'un de gentil, quelqu'un qui m'aime et quelqu'un qui aspire à devenir meilleur à mes côtés jour après jour. C'est un être incroyable Isy, tout en subtilité et en honnêteté. Il est authentique et il est naturel, il n'a aucune malice et jamais je ne pourrai voir en lui la moindre once de méchanceté ou de rage, de colère ou de jalousie. C'est quelqu'un de bien que je ne mérite pas, que je ne mériterai jamais. Quelqu'un de bien qui ne sait pas que mes doigts tremblent à chaque fois où il le démontre, ici ou ailleurs. Quelqu'un de bien qui ignore par ma faute, trop lâche pour les lui partager, tous des démons contre lesquels je me bas jour après jour, médicaments après médicaments en tentant d'être forte pour lui, d'être bien à mon tour. C'est quelqu'un de bien qui ne connaît rien de tout ce qui fait de moi une personne qui n'a rien de bien, rien du tout. Quelqu'un de bien qui voit trop de bon dans tout, qui en voit trop en moi. “Je suis content pour vous.” il l'est, je n'en doute pas une seule seconde. Il l'est vraiment Auden, il l'est bien plus que moi et le coup du revers que cette révélation m'occasionne me coupe dans l'élan, mes recherches stoppées dans le temps.

Ma respiration aussi, elle s'arrête. Mes mains ont dérivé du chevalet que j'avais enfin retrouvé, qu'à la place elles ont simplement poussé par terre un canevas, un autre. Le vacarme est puissant et le vacarme est assourdissant, il l'est encore plus quand c'est le premier sceau de peinture que je vois qui s'écroule, qu'un autre le suit. Mon chevalet et deux autres les rejoignent bruyamment au sol. Il est quelqu'un de bien et je suis quelqu'un de cassé, de brisé, de fracturé, d'impossible à réparer. Quelqu'un qui se détourne finalement pour attraper les prunelles d'Auden des miennes, à bout de souffle quand ironiquement je n'avais même pas réalisé avoir recommencé à inspirer. « Je - » je suis désolée. Je suis terrifiée. Je suis perdue, je suis effrayée, je suis tétanisée. « Il sait pas. Il sait rien. » il ne sait pas que je prends encore des cachets pour contrer la dépression qui restera longtemps ancrée en moi. Ces mêmes cachets qu'Auden s'amuse à me menacer de mélanger avec des M&M's jaunes pour me forcer à les prendre les jours sans. Il ne sait pas à quel point je ne dors pas, à quel point je ne dors plus depuis des semaines déjà, alors qu'Auden est celui qui ramasse les morceaux d'insomnie à chaque fois. Il ne sait pas quand elles vont et quand elles viennent, les crises de colère, les élans d'auto-destruction qui restent les seules constantes dans une vie qui ironiquement n'arrive jamais à tenir bon, constance en carton. Alors que c'est vers Auden que ma silhouette hésitante restée tournée, bloquée, épuisée. « Il aurait pas dit ça s'il savait. » il ne m'aimerait pas, s'il me connaissait.

Dans la pièce annexe, les chevalets et pots de peinture jouent au domino. Tout résonne dans cette pièce trop petite, les bruits sont amplifiés et j’accélère le pas pour m’assurer qu’elle ne se retrouve pas coincée au milieu de tout ce qui s’effondre. La fin du spectacle je l’observe en silence sans même regarder quoi que ce soit tomber, à vrai dire, quand mes prunelles se content de scruter Ginny comme si c’était la dernière fois. Tout change de nouveau aujourd’hui et elle le sait autant que moi puisque cela ne fait aucun doute. Il l’aime et elle l’aime aussi, ils seront heureux et le monde entier leur souhaitera plein de bonheur. Je m’en tiens encore à ce que je peux accepter pour le moment mais je jure qu’à mon tour aussi, je le lui souhaiterai au moment voulu. Pour le moment encore, tout est loin d’être parfait.

« Je - » Elle tremble, elle hésite, elle trébuche et je ne peux que me sentir coupable de ce changement d’attitude soudain puisque jusque là elle était la plus heureuse des jeunes femmes du monde, celle qui s’apprêtait à venir peindre au milieu de la nuit comme s’il n’y avait finalement rien de plus normal. « Il sait pas. Il sait rien. » A mon tour j’inspire doucement, gardant le chevalet au entre nous comme seule excuse pour ne pas la prendre dans mes bras. J’ai encore une fois été trop égoïste en ne pensant qu’à mon propre bien quand je sais sûrement mieux que personne à quel point elle ne cesse de lutter chaque jour pour trouver son bonheur à elle, pour avoir l’infime chance de le toucher du bout des doigts de temps à autres. « Il aurait pas dit ça s'il savait. » “Il l’aurait dit quand même.” Pourtant je réponds du tac au tac sans hésiter, le regard sombre et le ton froid. Je défends ma cause bien plus que la sienne à travers ces mots puisqu’à mon tour j’avais dit à Ginny l’aimer bien avant de savoir pour sa dépression et le jour où la sentence est tombée cela n’a absolument rien changé. Elle a toujours été la même, elle a toujours été elle et juste elle et c’est tout ce dont j’avais besoin. S’il l’aime vraiment comme il le dit, lui aussi, alors un jour elle lui en parlera et un jour il aura intérêt d’être le plus prévenant des petits amis sinon je m’occuperai de lui moi même. S’il la mérite réellement, je suis certain qu’elle trouvera le bon moment où lui en parler. “Ça change pas qui tu es.” Ça change rien, absolument rien. C’est un nom stupide et une étiquette qu’on lui donne, ce sont des cachets que je déteste voir mais qui pourtant l’aident à leur niveau. J’ai espoir qu’un jour elle n’en aura plus besoin, j’ai vraiment espoir et ne cesse de m’y raccrocher. J’espère qu’il l’aime au moins autant que moi, c’est tout ce que je lui souhaite. “Je t’aide à ranger. Dannie va nous faire la peau sinon.” Et je romps le contact visuel, je romps tout pour la protéger elle et moi avec quand, finalement, je me baisser pour venir remettre à sa place le chevalet tombé entre nous deux.

“Il l’aurait dit quand même.” non il ne l'aurait pas dit. Parce qu'à ses yeux je suis parfaite, lisse, sans aucune fissure. Parce qu'à ses yeux je n'ai aucune tare, parce que selon lui je suis un phare et une lumière quand il n'y a rien, absolument rien qui fait sens dans ce discours lorsqu'on s'attarde un peu plus longtemps sur mon regard fuyant, sur mes prunelles voilées, sur mes mains tremblantes d'avoir tout cassé. Encore. “Ça change pas qui tu es.” et si je veux changer qui je suis? Et si j'aime ce qui se reflète dans ses yeux à lui parce que c'est une toute autre Ginny que j'y vois? C'est égoïste et c'est pathétique, et pourtant c'est ce à quoi je me raccroche maintenant que tout glisse entre mes doigts, des crayons que je tente de rapatrier au sol aux pinceaux qui en fuient.

La peinture coule contre mes paumes et mes mains en sont recouvertes, mon jeans aussi. Pas parce que j'ai passé la nuit à peindre avec Auden comme convenu sans qu'on le convienne. Surtout pas parce qu'au petit matin on sera intoxiqués à l'odeur de l'huile et de l'aquarelle. “Je t’aide à ranger. Dannie va nous faire la peau sinon.” j'ai arrêté de ranger quand il annonce m'aider à le faire. J'ai arrêté de bouger maintenant que lui s'active, qu'il égare son attention sur la surface à sauver, les bribes de miettes de mon carnage qui barbouillent le plancher à nos pieds. J'ai arrêté pour le regarder faire, pour comprendre d'où viennent les impulsions de ses mains qui analysent la scène, de ses yeux qui font le reste. J'ai tout arrêté même de respirer. Désormais, ce n'est qu'Auden que j'analyse, que j'entends grogner parce que ce sont ses couleurs que j'ai bousillées, que j'entends rager parce que mon chevalet est encore brisé et qu'à force il va finir par le brûler.

J'ai juste besoin de me voir dans ses yeux, à Auden. J'ai juste besoin de voir au creux de ses iris si ce qu'il voit est ce que je veux voir. J'ai juste besoin une seule et unique fois d'être assez forte pour voir le miroir qu'il me renvoie. Juste une seconde une seule, juste son menton qui se redresse entre deux insultes et entre trois blagues nulles, juste son coup d'oeil que je capterai du mien pour me confirmer que tout ira bien ailleurs, que c'est ma place, là, ailleurs. Mais c'est pas ailleurs, qu'elles vont mes lèvres, quand elles s'ancrent aux siennes alors qu'il la relève la tête, que je les vois, ses yeux, que j'y m'y vois aussi. C'est pas ailleurs que dérivent mes mains tachées de peinture, gommantes et collantes, quand elles investissent sa nuque au profit du bordel encore diffus tout autour de nos deux silhouettes maintenant confondues. C'est pas ailleurs qu'est ma place, ça ne le sera jamais. Si seulement à cet instant-là je le savais.

Je sais que tout bascule au moment où son regard croise le mien. J’arrête d’insulter le mobilier et elle, elle arrête de trembler. C’est ce que j’ai envie de croire, du moins. C’est ce que je n’ai de toute façon pas le temps de confirmer quand déjà on retrouve de vieilles habitudes impossibles à oublier et encore moins à nier, ses lèvres contre les miennes et nos souffles mêlés. J’arrête de respirer et pourtant je me sens mieux, bien plus vivant, bien plus égoïste aussi de ne pas penser un seul instant aux répercussions que tout ceci pourrait avoir sur sa vie. N’existe plus que le présent, n’existe plus qu’elle et moi et ce qui aurait pu être un baiser perdu n’a justement rien de perdu, rien d’un simple baiser non plus.

Mes doigts cherchent les siens sans les trouver, la paume de sa main imprimant déjà une couleur au hasard dans mon cou. Mes lèvres inquisitrices ne lâchent plus les siennes, bien trop au fait que ce genre de moment n’existera plus puisque celui ci déjà ne devrait pas avoir lieu. On rattrape des années perdues sans un mot, on comble le vide qui n’aurait jamais dû exister et on fait un peu plus de dégâts et de bazar encore au moment où je laisse tomber au sol l’intégralité du contenu de la table pour venir l’y asseoir, elle.

Tout est pressé, si pressé et pourtant si naturel et instinctif. Pago Pago est loin derrière nous mais l’énergie est la même et les sentiments aussi, concrétisés autour de son corps que je connais désormais par coeur. Mes lèvres ne connaissent plus aucune frontière, nos habits se tâchent des couleurs qui jonchent le sol et pourtant c’est à peine si on s’en rend compte alors que n’existe plus que notre duo. La passion est la même depuis le premier jour, quand bien même le dernier jour se produit dix années plus tard. Il y a des mots égoïstes que je voudrais lui susurrer alors j’utilise comme excuse mon souffle court et le manque d’air pour ne pas le faire, mes lèvres de toute façon jamais bien loin des siennes. Je voudrais lui dire de ne pas aller vers lui quand, finalement, faire l’amour avec elle a tout d’un adieu. Et si Dannie apprend ça un jour, on est encore plus morts que morts.

Même quand tout est terminé, je me refuse à laisser nos baises cesser d'exister. Ce serait tirer un trait une dernière fois sur le nous dont on rêve depuis tant d'années.

C'est lorsque mes cuisses se resserrent contre ses hanches et que mes lèvres suffoquent lorsqu'elles sont loin des siennes que je sais qu'il n'y aura absolument aucun retour en arrière possible. Même si chacun de ses baisers perdus contre ma peau a des airs de déjà vu. Même si chacun des soupirs qu'il laisse aller contre ma mâchoire au gré de mes doigts remontant le fil de sa colonne vertébrale sonne comme une vie antérieure. Même si à chaque pression de ses paumes contre mes reins, à chaque expiration partagée, à chaque râle un peu plus étouffé tantôt par ma nuque tantôt par la sienne j'ai l'impression d'être avant, il n'y a ironiquement que maintenant qui compte. Qui devrait compter.

Les cahiers qui restaient encore potentiellement saufs et les pinceaux avec se retrouvent au sol d'un élan qui m'aurait fait sursauter si ma silhouette n'était pas autant ancrée immuablement à la sienne. Au creux de l'annexe dans laquelle tout sent la poussière, tout est mal éclairé et tout est difficile à trouver, ne reste que nos souffles emmêlés qui résonnent comme autant de mauvaises idées. Comme autant d'arguments soulignant qu'on ne devrait pas, qu'on ne devrait absolument pas faire ça. Je ne devrais pas perdre mes doigts dans ses cheveux et encore moins me perdre moi-même contre ses lèvres. Il ne devrait pas relancer l'étreinte en plaquant aussi solidement mon corps contre le meuble qu'il plaque son propre coeur battant un rythme effréné à même le mien qui s'accorde aux notes que lui seul l'autorise à jouer.

Chaque parcelle de mon épiderme brûlant de lui est tatouée de ses lèvres et de son parfum. Il a de la peinture sur le visage et au gré de ses bras. Ce sont autant de preuves que j'étais là, qu'il l'était lui aussi. Mon front s'est ancré au sien une dernière fois, quand inspirer est devenu difficile, quand une dernière et ultime expiration a été enfin partagée. J'avais les yeux ouverts, lui aussi, ce n'était que lui que je voyais, ça n'a toujours été que lui.

Puis, tout était fini.