J’vais v’nir une fois par semaine, qu’il avait dit à sa mère, sur le seuil de sa porte. Elle n’était pas d’accord avec cette idée et pourtant, elle n’avait pas pu se résoudre à le lui interdire, puisqu’elle lui avait déjà refusé l’accès à plein temps, l’obligeant ainsi à se trouver un autre endroit où vivre que chez elle. Contrairement aux attentes de sa génitrice, il avait répondu à sa promesse toutes les semaines ; aujourd’hui encore. Il n’aime pas se retrouver devant cette porte et devoir attendre que quelqu’un vienne lui ouvrir, car à l’époque, il entrait comme chez lui. Car à l’époque, c’était chez lui. La semaine dernière, il était venu un samedi à dix-huit heures. Aujourd’hui, ce n’est pas le même jour, ce n’est pas la même heure. Et ça a été comme ça à chaque fois qu’il est venu : il soupçonne très fortement que si elle arrive à deviner le jour et l’heure de sa venue, elle fera en sorte de ne pas être chez elle à ce moment précis, emmenant María avec elle. Car elle sait que si son fils aîné lui rend visite, ce n’est pas pour ses beaux yeux, uniquement pour sa rédemption : il veut être le plus possible auprès de sa petite sœur, malade, car il pense que si elle a contracté ce sale truc c’est pour le laver lui de tous ses péchés. Comme une vengeance du ciel sur un des membres de sa famille. Sa mère a tenté de lui expliquer un bon nombre de fois qu’il n’est pas le centre du monde et que ça n’a rien à voir avec lui, il ne cesse de remuer le couteau dans la plaie quand il voit sa petite sœur, s’insultant lui-même tout en la câlinant et en la rassurant, elle, en lui disant que tout ira pour le mieux. Mais à lui, qui lui dit que ça ira bien ? Personne. Après quelques minutes à attendre, il entend enfin du bruit derrière la porte et sa mère lui ouvre, un air assez grave sur le visage. Salut m’man, qu’il dit, alors qu’il dépose un baiser sur sa joue après être entré. Elle n’a pas le temps de lui dire qu’elle a de la visite et qu’il ferait mieux de repasser plus tard, il se dirige déjà vers le salon où il sent ce parfum qu’il ne connaît que trop bien. Danika. Il regarde autour de lui une seconde puis se rend dans la cuisine, où il la retrouve attablée derrière un café. J’pensais que les fantômes, on les croisait qu’au cimetière. Qu’il dit alors, en portant son regard glacé sur elle. Elle est venue lui rendre visite en prison, une fois, là où il lui a demandé le même service qu’aux personnes les plus proches de lui : ne pas s’amuser à venir le voir tous les trois jours et ne jamais rien dire à Lena de tout cela. Il a été celui qui a annoncé à la blonde son emprisonnement et il n’a pas eu régulièrement des nouvelles d’elle, alors elle a respecté ses deux ordres sans rechigner. Sa mère les rejoint enfin dans la cuisine et regarde les deux jeunes gens avant de hausser ses épaules. Je vais aller voir María quelques minutes, et elle s’éclipse vers la chambre de sa cadette, une échappatoire comme une autre pour ne pas assister à ces retrouvailles. Il ne peut pas reprocher quoi que ce soit à la brune, Rudy, il n’a pas pris le temps de l’informer de sa sortie de prison. Il aurait pu, c’est vrai, il aurait dû, c’est vrai. Il contourne la table pour se rapprocher d’elle et pousse sa chaise de son pied, doucement, pour l’inciter à se lever. Tu vas m’faire la bise, quand même ? Qu’il demande avec un air d’ange qui ne lui correspond que très peu. Ils ont des tas de choses à se reprocher, tous les deux, des années d’amitié et d’engueulades à rattraper, aussi. Tu m’expliques c’que tu fais chez ma mère ? Il insiste bien sur le « ma », car c’est la sienne, jusqu’à preuve du contraire. Il sait que sa mère la portait dans son cœur, tout comme elle portait Raphael, mais il commence à en avoir un peu marre qu’elle accepte tout le monde plus que son propre fils.
J’pensais que les taulards, on les trouvait qu’en taule. Elle est piquante, glaciale. Elle a la répartie lourde, Danika. Ça a toujours été le cas et Rudy adorait ça. Parce que face à lui, quand il était avec elle, il avait à la fois une alliée remarquable et une redoutable adversaire. Ils pouvaient se disputer et se réconcilier dans la même phrase : une remarque vexante était tantôt destinée à être blessante, tantôt dans le but de taquiner. C’est ce qu’il aimait chez elle, ce qu’il n’est plus sûr d’apprécier aujourd’hui : car à l’heure actuelle, il ne sait pas si elle lui répond de la sorte pour l’attaquer ou pour rire avec lui. Sa mère et la petite sont à proximité, le brun le sait, et il n’a pas l’intention de faire une scène devant elles, chez elles. Il doit se faire pardonner pour tous ses excès, pas en ajouter de nouveaux à la liste et se faire rejeter indéfiniment. Il paraît qu’ça existe les remises en liberté, c’est comme une évasion mais ça prend un peu plus d’temps. Ce sont finalement les seuls mots qui sortent de sa bouche, sarcastiques au possible. Il aurait pu s’évader et rentrer chez lui bien plus tôt – ou il aurait mis des années à le faire comme dans certaines séries – mais il a préféré la voie de la sagesse, attendre calmement son tour. S’il avait fait le con là-bas, il y serait encore, il est assez fier de lui-même d’avoir tenu ses quelques promesses faites à lui-même et de ne pas avoir aggravé son cas. Elle se lève, lui fait cette fameuse bise avant de lui donner un coup dans le ventre : plus par prévention qu’autre chose, si elle avait voulu le blesser, elle aurait tapé un tout petit peu plus bas. Ça c’est pour pas m’avoir prévenue que t’étais sorti ducon. Un sourire se dessine sur ses lèvres, elle a toutes les raisons du monde de lui en vouloir : il a voulu qu’elle se tienne à l’écart de lui durant sa détention et n’a pas pris la peine de la prévenir une fois à l’extérieur. Leur amitié est sérieusement amochée et même si les reproches semblent faussés, ils sont véridiques, sincères. J’avais mieux à faire à c’moment là. Tu l’sais depuis combien d’temps ? Depuis sa sortie, il a eu le temps d’emménager chez Raphael et revoir Lena. Elle est d’ailleurs l’une des personnes à qui il a demandé de ne rien dire à la jolie blonde, en sachant leur proximité, en sachant que l’information pouvait fuiter au détour de n’importe quelle conversation. Il était son petit ami, à l’époque, c’était normal qu’elle demande des nouvelles de lui : et pour Rudy, c’était normal que le monde entier lui mente, parce qu’il ne voulait pas assumer ses torts. Aujourd’hui encore, il préfère les lui mettre sur le dos que d’accepter d’avoir autant dérapé. Il lui demande ce qu’elle fait chez sa mère car il aurait aimé se retrouver seul à seul avec sa génitrice et, maintenant qu’ils se font face, il est sûr et certain qu’elle ne va pas s’en aller tout de suite. Ils ont des années à rattraper et elle serait bien capable de lui imposer en une seule après-midi. Parce que j’ai pas le droit d’aller voir ta mère maintenant ? Contrairement à toi elle m’a pas dit de pas aller la voir elle. Ouais, et… ? Il lui pose la question sincèrement, comme s’il était incapable de faire le rapprochement entre sa mère et lui. T’sens pas visée personnellement si j’t’ai demandé d’plus v’nir, personne en avait réellement l’autorisation, j’étais mieux seul. Et dans cet acte, il était à la fois généreux et égoïste, car c’est à la fois difficile et salvateur pour une personne extérieure de rendre visite à quelqu’un en prison. On se sent mieux parce qu’on a des nouvelles, on se sent ensuite mal car on la laisse à l’intérieur en rejoignant la liberté. Il savait qu’il s’était mis tout seul dans cette galère et il voulait l’affronter seul – il a eu ce droit, à quelques détails près. Elle attrape une tasse et lui demande s’il veut un café, il secoue son visage de gauche à droite. Nan, merci. Mais j’t’invite pas à te servir, t’as l’air d’savoir où tout se trouve. Elles sont récurrentes tes visites ? Jaloux, par rapport à sa mère, il l’a toujours été. T’as pas mieux à faire aujourd’hui, d’ailleurs ? Il suit ses gestes du regard, le ton empli de reproches alors qu’il y a quelques secondes il était bien plus doux, il essayait de se dédouaner. En deux ans t’as pas su qui aller faire chier d’autre qu’ma famille, sérieux ? Sous-entendu, est-ce qu’elle a un copain, des amis, tout un nouvel entourage que Rudy ne connaît pas – encore – ou est-ce qu’elle en est restée au même point ?
Elle sourit à sa remarque et ça le fait sourire, à son tour. Parce que même si elle essaie d’avoir mauvais caractère avec lui, elle ne peut pas s’empêcher d’apprécier ses conneries. Ça a toujours été le cas : dès qu’il était décevant, dès qu’il faisait une bêtise, il suffisait qu’il reste lui-même et ça finissait par passer. Il n’est pas certain que ça passera réellement, cette fois : deux ans à rattraper, ça ne se fera pas en quelques phrases sarcastiques, loin de là. Au moins t’as pas fait de connerie en prison, pour toi ça relève presque du miracle. Il hoche doucement son visage. T’sais bien qu’j’ai toujours préféré sortir du lot. Là-bas ils s’foutaient sur la gueule tous les jours alors pour être différent, j’devais rester sage. Évidemment, ce n’est pas la vérité. Il n’a rien fait parce qu’il voulait sortir. Il avait besoin de sortir, il croyait étouffer, là-bas. Et il savait que pour s’en aller au plus vite, il devait rester calme et exemplaire, prendre sur lui. Il savait qu’il pourrait redevenir lui-même une fois dehors et, vu ce qu’il s’est passé depuis sa sortie, il avait raison. Il est de nouveau le Rudy Gutiérrez que tout le monde connaît – plus pour le pire que pour le meilleur. Toi t’évader j’y crois pas une seule seconde par contre. T’as grillé trop de neurones. Un rire sincère s’échappe, c’est vrai que de lui-même il n’aurait jamais pu organiser une évasion. Dès que j’voyais un mec tatoué sur tout l’corps j’lui demandais si j’pouvais voir les plans et il m’regardait chelou. La fiction rattrape jamais la réalité, j’te l’dis. Référence à prison break, il en fallait au moins une.
Il lui demande depuis combien de temps elle sait qu’il est sorti. Un moment. Il accepte la réponse, il en aurait voulu une autre. S’il n’a pas de nouvelles, elle n’a pas cherché à le recontacter. Il la sentait distante avant son emprisonnement, et ça s’est confirmé une fois à l’intérieur de sa cellule. Leur amitié ne se terminera pas aussi facilement, aussi bêtement. Ils le savent tous les deux et pourtant, ils n’arrivent pas à mettre de mots là-dessus. C’est comme ça, et c’est tout. Hé ben… cool ? Il hausse ses épaules. Fallait pas hésiter à m’faire un coucou ou à m’rappeler. J’ai l’même numéro qu’à l’époque. Il ne sait pas vraiment quoi dire. S’il n’a pas fait l’effort de la prévenir, elle n’a pas fait l’effort de lui dire qu’elle savait. Ils sont dans le même bateau, partagent les mêmes torts. Et même si dans la logique des choses c’était à lui de faire le premier pas, il ne veut pas penser de la sorte : il n’a rien à se reprocher, point final.
Il lui dit qu’il préférait être seul. C’était aussi vrai en prison que dans sa vie personnelle, à l’époque. Rudy est un grand solitaire. Et même s’il y a toujours du monde autour de lui, personne n’arrive réellement à le comprendre. Ça renforce son besoin de ne pas parler, de ne pas faire confiance. Pourtant, il croit en Danika plus qu’il n’ose l’admettre. Elle ne l’a jamais réellement lâché. Partiellement à une époque, c’est vrai, mais elle est toujours là aujourd’hui. En le voyant entrer, elle aurait pu lui dire qu’elle était sur le départ et s’en aller. Elle est là, elle lui parle, elle ne le lâche pas. De toute façon j’sais pas si je serais venue. Il sait très bien qu’elle ne l’aurait pas fait. Moi j’pense que si. Une fois ou deux, pour m’montrer qu’t’es là et puis t’en aurais eu ta claque et ça aurait été compréhensible. Il y a rien d’fun à aller voir un type en prison, qu’ce soit ton pote, ton frère, ton fils ou ton mec. Ça sert à rien. Il est là aujourd’hui, il était très bien seul là-bas. Il n’y a rien à dire de plus.
Il lui reproche sa présence ici. Il préfère être sur la défensive que l’accepter pleinement. Parce que là où il n’est pas à sa place, il a l’impression que tout le monde va et viens. Et lui, alors ? Pourquoi lui, on le rejette toujours ? Fallait bien que quelqu’un soit là non pour ta famille ? Toi en tout cas tu l’étais pas. Il tape dans ses mains, comme pour l’applaudir. Bravo, bravo ! On me l’avait pas encore dite celle-ci. Alma n’a de cesse de lui répéter qu’elle était là, elle, quand il était là-bas. Elle et ses frères, elle et sa mère, elle et Raphael, elle et le reste du monde. Parce que c’est une évidence, un fait. Il ne le prend plus comme un reproche, il l’accepte et commence à s’en foutre. Ça l’énerve encore un peu mais il préfère passer au-dessus que mordre à l’hameçon. J’viens souvent. Tous les mois. Voir plus. J’ai jamais arrêté de venir. Au fond de lui, ça le soulage quand même. Elle est un point d’ancrage pour sa mère, une relation qu’elle n’aurait pas aimé perdre. Et même s’il jalouse d’une part, il l’accepte d’une autre. T’as fait quoi depuis que t’es sorti ? Il marche un peu dans la cuisine et va s’asseoir sur une chaise. J’ai emménagé chez Raphael, j’ai rompu officiellement avec Lena et j’me suis trouvé du boulot. C’est d’jà pas mal. Il n’aime pas vivre chez le danseur, il crève d’être séparé de la blonde et il n’apprécie pas forcément son nouveau travail. Mais c’est déjà pas mal, oui.
Il trouve des parades, des histoires pour enjoliver la vérité et ne pas raconter sa solitude, son désespoir quand il se sentait réellement trop seul. Il serait prêt à en parler pendant des heures, à raconter chaque petite anecdote qui lui semble valoir le détour, même parler de celui qui chantait quand il allait aux toilettes : ça vaut mieux que ses appels au secours, toujours intérieurs, quand il avait besoin de retrouver les siens. Au moins, il la fait sourire. Mieux, il arrive à la faire rire. Et c’est tout ce qui compte, finalement, parce qu’il ne peut pas lui reprocher de ne pas être venue quand il ne le voulait pas, parce qu’elle ne peut pas lui reprocher d’avoir été enfermé si longtemps quand elle était bien heureuse de se débarrasser de lui. C’est bien t’as dû te faire des potes avec ça. Il hoche sa tête. J’sais pas si tu m’crois ou pas mais y’a des types en vrai j’trouve ça nul de plus les voir. Il hausse ses épaules. Mais bon j’crois que la plupart ont encore une dizaine d’années à tirer, j’pense pas que c’était d’la bonne compagnie à l’extérieur. S’ils étaient sortis en même temps, s’il avait continué à les fréquenter, il serait retourné derrière les barreaux très vite, pour très longtemps.
Ils peuvent se rejeter la balle un nombre incalculable de fois : il ne lui a pas dit qu’il était sorti, elle ne l’a pas rappelé depuis qu’elle le sait. Ils se le reprocheront indéfiniment, intérieurement, et s’en voudront également à tout jamais de ne pas avoir fait le premier pas – acte justifié par une fierté qu’ils ne devraient plus avoir au sein de leur amitié, après tant d’années. T’aurais pu m’appeler toi, pourquoi tu l’as pas fait ? La réponse est évidente : pourquoi lui ? Il ne la quitte pas du regard, comme si la réponse allait se lire dans ses yeux ou sur son front. Parce que j’avais pas mal d’choses à faire à ma sortie. T’sais quand tu retrouves le plein air après deux ans, tu t’poses pas trop d’questions. Il soupire légèrement. J’ai rappelé pas mal d’personnes déjà, ça faisait beaucoup. Elle n’était donc pas dans ses priorités, voilà ce qu’il admet. Et à défaut d’avoir été rappelé, ils parlent du fait qu’elle serait – ou non – venue le voir. J’pense pas. J’pense pas que j’en aurais eu ma claque si j’avais décidé de venir. Et si tu m’avais laissée venir. Car il est là, le problème. Rudy s’est senti abandonné, mais c’était un choix, à la base : il ne voulait personne à ses côtés. Pourtant, d’après ce qu’elle dit, elle aurait été là si tel avait été son souhait. Laisse tomber Dani, on va pas sortir les mouchoirs. L’passé est c’qu’il est, ça changera pas. Il a merdé, elle n’a pas insisté, fin de l’histoire et des reproches.
Il lui dit tout ce qu’il a fait depuis sa sortie : pas de grands exploits, certes, mais c’est mieux que rien. T’as pas chômé. Il la voit regarder dans tous les sens. J’ai envie de fumer, tu crois qu’elle va dire quelque chose ? Il hoche son visage de haut en bas. T’sais comment elle est quand y’a les p’tits à la maison. Viens, on va dehors. Là où ils avaient l’habitude de se cacher, étant plus jeunes : là où Maritza savait pourtant les trouver car oui, les mégots écrasés ne disparaissaient pas seuls, contrairement à ce que Rudy semblait croire. Ils sortent ensemble et elle lui tend une cigarette après en avoir allumé une. Tu bosses où ? Tu fais quoi ? Elle est curieuse et ça lui plaît, ça lui montre son intérêt. À Spring Hill, j’suis serveur. À l’interlude, un restaurant français. C’est pas c’que j’préfère faire mais l’patron m’a accepté dès l’départ, et ça, j’ai bien kiffé. Parce que maintenant, il a l’habitude qu’on le regarde mal dès qu’il mentionne la prison. Il était déjà pas très apprécié par les autres, ceux qui ne sont pas de son monde, mais c’est encore pire depuis qu’il a fait un séjour là-bas. Mon père est mort. Il ne s’attendait pas à cet aveu-là, à vrai dire. Le brun la regarde un instant avant de poser une main sur son épaule, comme seul soutien, le seul dont il est capable. Et elle poursuit, sans parler de ça. J’bosse dans un bar. Tu vois il y a pas que toi qui a pas chômé. Et elle se joue de la situation pour que ça ne soit pas tragique. Ça l’est, pourtant. Ça va ? Qu’il demande, finalement. Parce que donner ses condoléances et dire qu’il est désolé, il ne sait pas faire. S’inquiéter de l’état de son amie, ça, il en est un peu plus capable. T’sais qu’t’as le droit d’pas jouer la dure avec moi, j’te connais assez bien pour ça Dani. Ils savent tout l’un de l’autre, même s’ils détestent ça. Ça fait combien d’temps ? Parce qu’il a disparu deux ans, lui. Alors depuis combien de temps est-elle endeuillée ?
« J’sais pas si tu m’crois ou pas mais y’a des types en vrai j’trouve ça nul de plus les voir. Mais bon j’crois que la plupart ont encore une dizaine d’années à tirer, j’pense pas que c’était d’la bonne compagnie à l’extérieur. » Bien sûr qu’elle le croit, mais elle se doute aussi que le type en face d’elle était bien plus seul qu’il n’y paraissait derrière ses barreaux. Il a maintenu le monde à distance et dans son regard elle ne voit que la solitude qu’il cherche à cacher. Elle ne dit rien pourtant, ne le souligne pas quand elle fait partie des gens qui l’ont abandonné derrière ces barreaux. « J’comprends. » Le peu de personnes avec qui il s’était entendu pendant ces deux ans devaient être des personnes qu’il n’avait pas forcément eu envie de perdre en sortant des barreaux en sachant l’accueil que sa famille et ses amis lui réserveraient. « Mais oui c’est sans doute mieux ainsi. » Mieux pour ne pas qu’il retombe, mieux pour qu’il arrête de traîner avec des gens peu fréquentables. Mais pouvait-elle juger depuis qu’elle avait mis les pieds dans le fight club illégal durant l’été et qu’il y passait un nombre incalculable de soirées ?
« Parce que j’avais pas mal d’choses à faire à ma sortie. T’sais quand tu retrouves le plein air après deux ans, tu t’poses pas trop d’questions. J’ai rappelé pas mal d’personnes déjà, ça faisait beaucoup. » Elle n’était pas dans ses priorités, pas assez haut dans sa liste d’amis proches pour qu’il ait envie de la recontacter. Elle hausse les épaules, le regard un peu plus froid malgré tout. Pourquoi ça doit avoir de l’importance quand elle a coupé les ponts avec lui ? Pourtant ça en a, sans qu’elle ne veuille l’admettre, parce que ça en aura toujours, malgré tout ce qu’elle prétend, Rudy reste son ami, son ami qu’elle a déjà détesté par moment, mais son ami quand même. Mais lorsqu’ils parlent de son hypothétique venue pendant ces deux ans où elle avait été enfermée, elle admet qu’elle ne serait pas venue mais que si elle l’avait décidé, elle n’en aurait pas eu sa claque de lui rendre visite. « Laisse tomber Dani, on va pas sortir les mouchoirs. L’passé est c’qu’il est, ça changera pas. » Il a raison ça ne changera pas le passé.
Elle préfère se concentrer un peu sur le présent et Rudy n’a pas l’air mal parti avec son nouveau job. L’envie de fumer se fait pressante et nécessaire. . « T’sais comment elle est quand y’a les p’tits à la maison. Viens, on va dehors. » Danika hoche la tête et ils prennent la direction de ce coin où ils s’étaient sans doute toujours crus un peu invincibles à fumer et à refaire le monde en pensant qu’on ne les trouverait jamais. « À Spring Hill, j’suis serveur. À l’interlude, un restaurant français. C’est pas c’que j’préfère faire mais l’patron m’a accepté dès l’départ, et ça, j’ai bien kiffé. » Elle se doute que ça ne doit pas être facile de trouver un travail en sortant de prison. Elle se dit au moins qu’il pourra un peu aider sa famille, peut-être ? Enlever un poids des épaules de sa sœur ? Elle ne veut pas parler d’Alma, pas maintenant au risque de briser l’équilibre fragile qu’ils viennent de mettre en place. Au lieu de ça elle évoque la mort son père, sans le regarder, sentant sa main sur son épaule, préférant immédiatement changer de sujet comme si elle lui avait parlé de la météo.
« Ca va ? » Un faible sourire triste étire ses lèvres. « T’sais qu’t’as le droit d’pas jouer la dure avec moi, j’te connais assez bien pour ça Dani. » Elle hausse les épaules. « J’vais bien. » elle ne parle ni de la douleur, ni des dettes, ni des combats illégaux. « Ca fait combien d’temps ? » « Il est mort en mars. De son cancer. » Son cancer avait commencé avant que Rudy ne parte en prison. « Faudra que tu passes, voir Maddox. » lui dit-elle en tirant sur sa cigarette. Et juste comme ça, leur amitié reprend son cours, la porte ouverte pour la première fois depuis quelques années. Peut-être qu’un jour ils arriveront à se parler ? Mais les années écoulées n’ont jamais su régler cette incapacité à se dire les choses. Elle est inquiète pour lui. Il est inquiet pour elle. Ils restent comme deux abrutis à fuir leurs vérités et à ne pas admettre ni la solitude ni la douleur du deuil.