La pièce jointe =P:

La notification serait passée inaperçue si seulement Scarlett n'était pas si anormalement concentrée sur l'écran de son ordinateur. Allongée sur son lit, elle avait parcouru des pages et des pages de lingerie féminine à la recherche de son nouvel uniforme de travail. Une activité autrefois routinière qu'elle avait dû sacrifier contre sa vie sociale. Seule et sans projets pour la soirée, elle avait donc profité d'un moment de répit pour se plonger avec satisfaction dans ses anciens rituels, et flatter par ailleurs la loyauté de ses admirateurs virtuels. C'étaient eux après tout qui sponsorisaient ses achats, encouragés par la perspective d'une invitation exclusive à la mise en scène des essayages. Lorsque le mail de sa sœur arriva sur sa messagerie, Scar n'avait pas imaginé être elle aussi invitée à des essayages de lingerie. Elle resta bouche bée à la lecture de ces quelques phrases, aussi choquée par l'aplomb dont son aînée faisait preuve jusque dans son intimité que fière de la savoir moins pudique qu'elle le pensait. Sa surprise se changea bientôt en amusement, alors qu'elle se redressait comme pour digérer l'absurdité de la situation. « Mais naaaan ! Tuez-moi ! » s'était-elle exclamée en rouvrant la pièce jointe pour s'assurer que son esprit ne lui jouait pas des tours. Elle n'était de toute évidence pas la seule à garder des secrets dans cette famille, et Beth lui semblait tout de suite très mal placée pour lui faire des leçons de morale. Au prochain sermon elle n'aurait qu'à fermer les yeux, car cette pose lascive avait fini par s'imprimer sur sa rétine. Elle s'empara de son portable pour prendre en photo la pièce à conviction, au moment même où Beth la harcelait pour savoir si elle était chez elle. Scar ne s'embarrassa même pas à répondre. Elle connaissait assez sa sœur pour savoir qu'elle était déjà en route pour réparer sa connerie, et qu'elle aurait dans tous les cas trouvé un moyen de soudoyer un voisin pour rentrer chez elle sans son consentement. Au fond, Scarlett jubilait. Elle s'empressa de marquer le mail en « non lu » et de réduire la page de sa messagerie, puis de poursuivre ses petites affaires. Comme prévu, Beth n'avait pas tardé à arriver. Elle avait dû griller quelques feux en chemin, histoire de rallonger encore un peu la liste de ses péchés. Finalement elle l'aurait peut-être sa réunion familiale une fois que tous les Warren finiraient en enfer. La sonnerie avait retenti avec insistance. Scar avait un peu traîné des pieds pour faire languir sa sœur encore un peu, et lui faire payer toutes ces fois où elle l'avait maltraitée malgré elle. Pas même un peignoir sur le dos, elle avait ouvert à sa sœur en petite tenue et avait simulé la surprise. Beth aurait vite fait de croire qu'elle attendait quelqu'un d'autre. Elle la laissa entrer sans piper mot. Après tout, c'était à elle de formuler des explications. Les mensonges filaient avec une telle fluidité que Scar réalisa qu'ils n'étaient pas une exception. Beth lui avait sans doute déjà menti, et elle était si convaincante qu'elle y avait cru. Elle était cependant fébrile, et scannait la pièce des yeux à la recherche de quelque chose. « Bien-sûr que tu es là pour le travail. Comme si ça pouvait être une envie un peu spontanée de voir ta petite sœur adorée. » avait-elle condamné pour la faire culpabiliser d'être si égoïste à cet instant. Quitte à choisir entre leurs fiertés respectives, Beth préférait épargner la sienne. « J'attendais de la visite en fait, tu tombes très mal. » dit-elle en pointant du doigt sa tenue minimaliste. « De toute façon tu devrais arrêter de bosser à cette heure. Ça peut pas attendre demain matin ? »

La scène était irréelle. Dans son esprit, Scarlett s'était forgée l'image pieuse de sa sœur. Celle de la femme accomplie qui effrayait les hommes, et qui finissait fatalement par craindre les relations intimes par manque d'habitude, et par soucis de perfectionnisme. Elle avait eu tort. Quelle frustration, de constater que Beth l'avait presque ignorée en s'engouffrant tel un prédateur à l’affût dans l'appartement. Scar était la seule à savoir que cette tenue minimaliste avait moins pour objectif de raccourcir ses préliminaires avec un inconnu fictif que de provoquer sa sœur sur un terrain dans lequel elle s'était fourrée elle-même. Son regard accompagna sa démarche fébrile, tandis que ses sourcils se haussèrent. Elle avait de toute évidence été trop subtile, pour une fois. Peut-être que Beth aurait été plus attentive aux détails si elle l'avait saluée comme une plouc du far west américain. Le tour de l'appartement était vite fait, et il ne faisait aucun doute qu'un coup d’œil rapide avait suffi à exposer la pièce à conviction. Et puisque ses sous-entendus manquaient leur cible, Scar s'empressa de changer de tactique. D'ordinaire c'était plutôt Beth qui la faisait culpabiliser, aussi l'occasion était trop belle pour s'en priver. Pas pour longtemps disait-elle ? Scarlett était pourtant bien décidée à tirer sur la corde. A étirer le temps, encore et encore, jusqu'au supplice. Ce n'était pas du sadisme, juste un cruel manque de maturité qu'on lui avait de toute manière toujours reproché. « Bien-sûr, comme moi j'en ai jamais pour longtemps dans la salle de bain. Tu sais comme c'est relatif tout ça. » rétorqua-t-elle en s'asseyant sur le lit déplié en plein milieu de la pièce. L'appartement était rudimentaire. Un studio digne de ses revenus, aménagé très modestement pour éviter de trop se projeter. Pour Scar, ce n'était qu'une situation temporaire. Une zone de transit le temps de mieux rebondir. La seule porte menait vers la salle de bain. La pièce dans laquelle Beth pourrait se réfugier pendant ses ébats imaginaires. A son aise, la jeune femme n'avait qu'une hâte : savoir jusqu'où irait l'imposture de sa sœur. Elle fit mine de regarder l'heure et de se lancer dans des calculs savants qui sembleraient évidents à n'importe quelle personne assez douée en arithmétique. « Il vient dans quinze minutes. C'est le voisin, si tu veux tout savoir. On s'est rencontrés à la laverie. » romança-t-elle à son tour, alors que l'image de son voisin, un sexagénaire aigri, la faisait ricaner intérieurement. Beth se fichait très certainement de ses histoires de flirt, mais son excuse suffirait à la faire patienter davantage. « Comme quoi, parfois c'est cool de vivre dans un taudis sans machine à laver. » renchérit-elle en tapotant sur le pavé tactile de son ordinateur. Un signal qui ne manquerait pas d'affoler sa sœur, un peu comme un animal conditionné à réagir à l'appel d'un sifflet. « Bon ok... » concéda-t-elle finalement en réponse aux minauderies de Beth. « J'attendais juste une confirmation d'achat. J'ai craqué sur un body Spanx. Bon j'avais un code promo... » continua-t-elle d'inventer avec la plus grande nonchalance. Si jamais elle lui faisait un jour la faveur d'oublier ce moment gênant, Beth avait au moins intérêt à se souvenir de ses goûts de luxe en matière de lingerie. Noël arrivait à grands pas.

Chaque réaction de Beth était minutieusement inspectée. Quand elle y réfléchissait, Scarlett n'avait pas tout à fait mesuré l'entière étendue de ce rapport de force dont elle avait au départ décidé de s'amuser. Dans sa grande naïveté, elle n'avait fait que jouer la montre avec fourberie, sans réaliser à quel point sa sœur rongeait son frein pour s'empêcher de l'affubler de ses habituels reproches. Cela faisait plusieurs minutes qu'elle s'était invitée dans l'appartement, et toujours aucun commentaire sur la fadeur de la décoration n'avait franchi le seuil de sa bouche. Rien non plus sur les failles de son accueil, ou encore de grand discours sur des capacités à mieux faire qu'elle était la seule à déceler dans la famille. Si Beth avait eu le don d'être toujours si diplomate, peut-être que sa présence lui aurait paru un peu moins incongrue, et peut-être même qu'elle aurait mis les pieds dans le plat plutôt que d'espérer secrètement que sa bourde était passée inaperçue. C'était bien mal la connaître, de croire qu'elle était incapable de vérifier sa boîte mail à une heure si tardive, tout ça parce qu'elle n'était qu'une serveuse dont personne ne dépendait. Beth tiqua, comme si une connexion nerveuse venait de rompre tant elle s'efforçait de jouer les sœurs compatissantes. Pouvait-elle seulement comprendre qu'elle était esclave du temps pour le glorifier à ce point ? Scar se contenta d'acquiescer en marmonnant, sans daigner lui accorder la moindre manifestation d'empathie. Feignant la distraction, elle lui contait l'histoire de sa rencontre imaginaire avec le voisin tout en cliquant un peu au hasard sur son ordinateur. Elle ne la voyait pas, mais Scar devinait très bien l'inconfort avec lequel Beth restait prostrée dans son coin en attendant sa bénédiction. Dans une situation normale elle l'aurait sans doute interrompue, voire rabrouée, mais à cet instant Scarlett se délectait de ce silence approbateur qu'elle lui accordait docilement. Sa seule intervention se limita à une déclaration aussi polie qu'insignifiante. Ce genre de discours tout prêt qu'on répétait pour ponctuer une discussion interminable avec une voisine trop bavarde. Et Scar n'était rien d'autre qu'une voisine trop bavarde à cet instant. Celle qui, totalement ingénue, grignotait l'avance qu'on s'appliquait à prendre avant un départ, et dont on arrivait difficilement à se débarrasser. Beth n'en croyait pas un mot, mais Scarlett avait presque pris goût à cette sœur si conciliante qui souhaitait son bonheur sans lui en dicter le chemin. « Le drive ? T'es vraiment venue ici pour faire tes courses ? » s'était-elle exclamée en résistant laborieusement à l'envie de rire. Beth allait bien finir par craquer face à une stupidité si parfaitement simulée. « Fais-toi plaisir, t'as juste à tendre le bras pour atteindre le robinet. » dit-elle en levant le menton pour lui signifier l'évier de la cuisine, qui trônait pas si loin du lit, ou même de n'importe quel autre pièce de mobilier. « Ou alors attends juste deux minutes, que je vérifie si j'ai bien reçu la facture par mail. Parce que je te connais, tu vas en avoir pour trois plombes, et je vais devoir aller faire mes affaires ailleurs. » conclut-elle dans une ultime tentative de la pousser dans ses retranchements. Si avec ça elle ne lui sautait pas dessus, elle avait définitivement gagné la palme de l’imperturbabilité. Et sans attendre sa permission, elle s'exécuta. « Tiens, c'est bizarre... »

Le spectacle était devenu grotesque. La chute d'une dignité ; c'était ainsi qu'on aurait pu nommer cette pièce. Un mise en scène pittoresque dans un décor minimaliste, à l'image des fourberies auxquelles Beth se rabaissait chaque minute un peu plus. Elle ne réalisait toujours pas qu'elle tenait le rôle principal dans cette parodie de mensonge, et continuait de s'enfoncer dans des explications fumeuses qui peinaient à la convaincre elle-même. Ses dents étaient aussi longues que la silhouette qu'elle exhibait si fièrement sur cette photo dont elle niait l'existence était élancée, prête à tout pour sauver un honneur que Scarlett ne considérait de toute manière pas avec les mêmes critères conventionnels. Si elle se donnait autant de mal, c'était avant tout pour se défendre de lui ressembler foncièrement bien plus que les sermons rigides dont elle l'accablait depuis des années. Fais ce que je dis pas ce que je fais. Son hypocrisie n'avait jamais autant brillé que ce soir-là. Là où elle imposait son respect, c'était pour ce flegme à fleur de peau. Ce masque de placidité qu'elle gardait imperturbablement, tandis que Scarlett l'imaginait se mordre l'intérieur des joues pour empêcher son naturel autoritaire de ressurgir. Comme quoi, quand elle le voulait elle pouvait faire preuve de beaucoup d'abnégation et de tolérance. Elle la rabroua sans la moindre once de condescendance, sans dénigrer cette ignorance que Scarlett feignait à merveille. Toujours assise sur son lit, la jeune femme hocha la tête et hérissa les sourcils de stupéfaction. Bien-sûr qu'elle savait que tout ce qui touchait de près ou de loin aux tâches de la parfaite ménagère était hors du champs de ses compétences. Certainement sa manière à elle de s'émanciper, du moins en apparence, du chemin que lui avait tracé leur mère. Elles n'étaient finalement pas si différentes. Du coin de l’œil, Scarlett avait aperçu cet air dédaigneux que sa sœur n'avait su réprimer à l'évocation du robinet. Elle aurait pu invoquer des critères écologiques, mais la vérité était surtout que Scar était bien trop pauvre et son appartement bien trop encombré pour s'offrir le luxe de boire de l'eau en bouteille. Puis moins elle en buvait mieux elle se portait. Beth avait plus de chance de trouver de l'alcool dans un de ses placards que n'importe quelle autre ressource vitale et saine. Dans une ultime tentative de lui arracher la vérité, Scar la menaça de vérifier cette boîte mail tant redoutée. Sa sœur l'en empêcha aussitôt, et la cadette leva vers elle des yeux interloqués. Allait-elle choisir l'honnêteté ou dérouler encore le fil de son mensonge ? « Wow, t'es épatante. » avait-elle rétorqué de but en blanc. Elle espérait que ce nouveau prétexte pour l'éloigner de l'écran de son ordinateur faisait partie du script, car le contraire réduirait son imagination au rang de trouble compulsif. « Moi aussi faut que je te dise quelque chose Beth... je sais ce qu'il y a dans ce mail. » trancha-t-elle enfin. La sentence était tombée, comme un couperet qu'elle avait sadiquement retenu de longues minutes. Elle admettait volontiers avoir savouré la lente agonie de sa fierté. Et elle devinait aisément comme le sol venait de s'ouvrir sous les pieds bien ancrés de sa sœur, qui fomentait déjà des explications inutiles. « Entre nous, c'est le meilleur cadeau de Noël que tu pouvais me faire. » conclut-elle en retenant un rire que sa sœur aurait trouvé inapproprié. Elle avait assez profité de sa naïveté, mais n'était pas cruelle au point de l'humilier davantage qu'elle ne l'était. « T'as une vie sexuelle, yay. Franchement, tu m'en vois la première ravie. Dommage que ça te déride pas un peu plus... Pourquoi tu fais tout un foin pour une photo en soutif ? Tu sais très bien que je m'en fiche. Au contraire, ça te rend beaucoup plus humaine à mes yeux. T'es pas obligée d'être un modèle de vertu pour moi Elizabeth. Moi je la trouve fantastique la femme sur cette photo.  »

Tout à tour, les émotions se succédaient sur le visage de Beth avec autant d'antagonisme que le soleil après une averse. Son agacement dissimulé, puis ses yeux élargis par la surprise, cédèrent à une frustration embarrassée. Pendant ce temps, Scarlett n'avait cessé de la dévisager, imprimant à jamais sur sa rétine le souvenir de sa sœur désemparée. Son petit jeu était aussi sadique que mérité, mais Beth avait l'air bien trop gênée pour se permettre de la sermonner sur ses méthodes vindicatives. Elle resta prostrée dans son coin, glacée de peur dans l'attente d'un verdict dont elle ignorait le raisonnement. Même à ses yeux Scar savait faire preuve de mystère. Elle savait encore surprendre, être mature et rationnelle, dans les moments qu'on suspectait le moins. Beth parut sonnée, mise à terre par ce coup d'une loyauté inattendue. Scarlett avait failli envisagé de se déloger de son lit pour vérifier si son système nerveux était toujours en état de marche quand sa sœur reprit enfin ses esprits. Son cerveau avait déjà grillé deux fois ce soir-là. A ce stade elles finiraient par avoir une conversation intellectuellement équitable. « Depuis quand t'as un complexe d'infériorité ? » s'étonna-t-elle face à la candeur inédite de Beth. Elle l'avait connue plus ferme dans ses convictions. « T'es la mieux placée pour me donner des conseils Beth. Comme tu dis je choisis juste de ne pas les écouter. C'est toute la différence entre un conseil et un ordre. » tempéra-t-elle, trop heureuse de devoir être la plus sage des deux pour une fois. L'heure n'était plus vraiment à la taquinerie, et Scarlett connaissait assez sa sœur pour ne pas compromettre cette chance accidentelle de l'entendre se confier à elle. A la moindre parole de travers, la brune détalerait sur ses jambes de gazelle effarouchée, enterrant cette conversation au plus profond de sa mémoire comme on enfouirait un traumatisme. En fait, Scar avait du mal à le croire, mais elle se surprenait à avoir énormément de compassion pour sa sœur, celle qui portait la réussite familiale sur ses épaules et dont les erreurs étaient pointées du doigt comme des anomalies. Elle se blâmait certainement d'avoir pu se tromper de destinataire. Par charité Scarlett ne dirait rien, mais les choses auraient pu s'avérer plus embarrassantes encore si cet e-mail était tombé dans une autre messagerie que la sienne. A ses yeux il n'était qu'un rappel innocent que sa sœur était faillible. Humaine. N'importe quel autre maître chanteur aurait pu s'en servir de monnaie d'échange. Ne sachant où se mettre, elle baissa les yeux, telle une enfant qui découvrait pour la première fois les conséquences de sa bêtise. La voir si vulnérable était aussi jouissif que perturbant. L'enfant qu'elle était, l'espace d'une minute, releva la tête timidement, posant sa question d'une voix fluette, mendiant un peu d'assurance pour reprendre possession de ses moyens. « Oui, t'as l'air affirmée, sûre de toi. Comme tu l'es dans la vie. J'aurais jamais suspecté que tu étais aussi comme ça au lit. » Elle n'apprécierait sans doute pas que sa cadette s'immisce dans sa vie sexuelle comme elle avait toujours voulu le faire. Respectant sa pudeur, Scar ne s'attarda pas trop sur cette image d'une Beth dominatrice. « Bon du coup, on fait quoi maintenant ? Tu veux toujours travailler ou tu restes avec moi et tu m'en dis plus sur ce fameux cow-boy ? Je t'ai menti aussi, j'attends personne. Mon voisin c'est un vieux qui sort de chez lui seulement pour promener son chat sur le palier. Qui fait ça sérieusement ? » dit-elle en tapotant sur son lit pour enjoindre sa sœur de quitter son coin.