Un match sur Tinder. En temps normal, je ne suis pas adepte des applications de rencontre. Pourtant, je me suis laissé tenté. Peut-être que ma convalescence y a joué. Inscription. L’aventure a démarré. Une photographie. Un glissement sur la gauche. Un glissement sur la droite. La ritournelle. Supermarché de la superficialité. Jugement sur une ou plusieurs photographies. Quelques éléments descriptifs. Tellement aléatoire. Je suis perplexe. Pour, les matches s’enchaînent. Des discussions naissent. Parfois courtes. Erreur de casting. D’autres sont plus fluides, plus intéressantes. Moins portées sur les bagatelles. Plus encourageante pour l’avenir. Parmi elles, une fille attire mon attention. Australian Doll. Un regard hypnotique. Pénétrant. J’ai succombé face à son regard. Match. Réciprocité ? Discussion. Rencontre. Au Ciné-parc. Sans pression. Simplement mettre du réel au virtuel. Quitter l’application. Quitter le téléphone. Retrouver la vraie vie. Les sensations.
Je me prépare. Être présentable. Ne pas faire fuir mon rencard. Mon unique objectif. Je ne veux pas en mettre plein les yeux. Juste être moi. Charmeur. Charmant. Rien de plus. Ne pas mettre d’enjeu, là où il n’y en a pas. Seulement prendre le moment pour ce qu’il est. Une rencontre. Un moment agréable. Humain. Je pars de chez moi, sans une ultime caresse à Diablo. Il me regarde. Plein d’espoir. L’espoir d’un faux départ. D’une mauvaise blague. Espoir qui se métamorphose en tristesse. Lorsque je me trouve sur le pas de la porte. Les clefs en main. Prêt à refermer derrière moi. Le laisser seul. Quelques heures. Pincement au cœur. Pour la bonne cause.
Je descends jusqu’à ma voiture. Le trajet me semble interminable. J’ai le palpitant qui s’emballe. Pourtant, il n’y a pas de raison particulière. Il s’agit d’une rencontre des plus banales. Grâce à une application. Il s’agit d’un grain de sable dans les rouages de la vie qui rend les choses plus compliquées. Comment réagir face à une personne que l’on a jamais vu, en vrai ? Comment réagir si la déception se lit dans ses yeux ? Que ferais-je s’il s’agit d’un plan foireux ? Si Australian Doll n’est pas au rendez-vous ? Si elle me pose un lapin ? Trop de questions fusent dans mon esprit. J’en grille un feu. Je manque le carambolage de peu. Des coups de klaxon me ramène à la réalité. Je me ressaisis. Je ne veux pas terminer, une nouvelle fois, à l’hôpital. Garder le contrôle de la machine. Arriver à bon port. Rencontrer cette demoiselle. Voir ce que cela donne.
Je suis à quelques minutes du lieu de rendez-vous, lorsque j’entends les notifications. Je regarde rapidement mon téléphone. La jeune femme vient d’arriver. Déjà, le lapin est peu probable. Normalement. J’arrive. Je me gare. J’attrape mon téléphone. Je lis ses messages. Elle est prêt de l’entrée. Je lui envois un message. ‘Garé’. Je verrouille mon téléphone. Je ferme les yeux quelques secondes. L’heure de vérité approche. J’hésite un instant. Je respire profondément. Je ne peux plus faire marche arrière. Passé pour un roublard. J’extirpe de mon véhicule. Nouvelle respiration. J’arrange machinalement ma tignasse avant de me diriger tranquillement, mais avec un brin d’appréhension. Je déglutis. Je m’avance. Près de l’entrée, je vois une silhouette. C’est elle. Elle attend, la cigarette au bec. Légèrement tournée, elle ne me vois pas, encore. Je m’approche. Arrivé à quelques mètres d’elle, je me racle la gorge. « Australian Doll ? ». Demande-je. Question étrange. Rencontrer une personne. Ne pas connaître son prénom. Mon cœur bat la chamade. Elle se tourne. Je reconnais ses yeux. Hypnotiques. La jeune femme ne se résume pas à ses yeux. Je scrute son visage. Flash. Elle. Des souvenirs ressurgissent. « A-A-A-A-Ava ? » bégaie-je. Tomber sur elle, grâce à Tinder… Qui aurait pu le croire ?
Elle se retourne. Je croise son regard. J’ai la sensation de voir un fantôme. Ava. À son tour, elle me reconnaît. Il n’y a plus aucun doute à avoir. C’est bien elle. Là. Devant moi. La jeune fille que j’ai connu a bien grandi. Elle est devenue une femme. Ravissante. Mais son regard, lui, n’a pas changé. Toujours aussi expressif. Toujours aussi hypnotique. Ava. Devant moi. Je reste con. Je souris. Niaisement. Si seulement je m’en étais douté une seule seconde. Australian Doll. Je revois son profil. Je n’ai absolument pas tiqué. Et sa photographie ? Rien ne me saute aux yeux. À part peut-être ses yeux. Ses mêmes yeux qui m’ont fait glisser son profil vers la droite. Match. Gêné, de la voir devant moi, je passe une main derrière la tête et me gratte l’arrière du crâne.
Elle s’étonne de me voir. Nouveau sourire niais. « Et moi donc ! ». Je suis vraiment mal à l’aise. Situation cocasse. Tandis que je me suis inscrit sur Tinder sans de réelles raisons, sans un réel objectif. Seulement passer du temps. Rencontrer des personnes. Et je tombe sur Ava. Quelle est la probabilité de matcher avec une personne qui s’avère être une amie d’enfance, pas vue depuis de nombreuses années ? Quasi nulle. Elle ne pensait jamais me revoir. « Et moi donc ! » Mon vocabulaire reste limité. Je suis pris au dépourvu. Et j’en perds la parole. Tandis que nous avions eu quelques échanges intéressants, fluides sur l’application, désormais, aucun mot, aucun son ne daigne sortir de ma bouche. Je suis sur le cul. Je respire. Je ne la quitte pas du regard. Perdu. Je tente de me remémorer des souvenirs avec la jeune fille. Sans succès. Mon esprit est embrumé. Par cette situation inattendue. J’ai besoin d’elle. Pour combler ce vide. Me sortir du brouillard. Finalement, je reprends la maîtrise de mes émotions. « Mais cela combien d’années que nous nous étions pas vu ? » Dix ans ? Quinze ans ? Je ne sais plus. Le collège oui. Avant que je ne me retrouve en famille d’accueil. Et que nos chemins se séparent définitivement. Jusqu’à aujourd’hui.
Elle m’avoue être contente de me voir. « Plaisir partagé ! ». Je réponds à son sourire par un sourire, un peu moins crispé. Un peu plus naturel. Un peu plus détendu. Tout repart à zéro. Je suis presque devant une inconnue, un mirage qui attend de prendre de l’épaisseur. Je prends donc les devants. « Qu’est ce que tu deviens ? » Depuis le collège ? Vaste question. Aurait-elle suffisamment de temps pour y répondre ? En une soirée ? Nous devons combler tout le temps perdu. Et les aléas de la vie. Je tente de me souvenir des moments passés ensemble. Quelques réminiscences apparaissent. Quelques vagues images d’une cour d’école. D’un gamin frêle, chahuté par un groupe de garçons. Délibérément. Et d’une gamine qui est là, qui observe, qui ne fait rien. Dans l’expectative. Témoin silencieux. Je cligne des yeux. Retour à la réalité. Retour au moment présent. La jeune fille est devenue une femme, mais toujours avec ce même regard pénétrant, hypnotique.
« Rectification. J’avais quatorze ans, tu en avais douze… Je m’approche dangereusement de la trentaine, tu sais ? » Dis-je avec un brin de malice. Oui. La trentaine est là, au seuil de la porte, au bout du couloir, à m’attendre. Pour franchir ce cap. « Mais c’est gentil de me rajeunir. Au moins, cela prouve que je suis encore frais ! » Ajoutai-je en riant et en me tapotant les deux joues. Pour sa part, elle n’en revient pas. Quatorze ans que nous nous étions pas vue. Impressionnant. Les choses se sont enchaînées après que ma mère est tuée son compagnon. Prison pour elle. Famille d’accueil pour moi. Avec ça, toute ma vie a été chamboulée. Nouveau quartier, nouveau repère. Nouveau voisinage. Et le lien avec la jeune fille s’est coupé. Sans sommation. Sans prévenir. Du jour au lendemain, j’ai tiré un trait sur mon passé.
Nous avons tant de choses à rattraper. Une soirée suffira-t-elle ? J’en doute. Machinalement, je lui demande ce qu’elle devient. Est-ce la question adéquate ? Nous avons conscience que tout nous dire est impossible. Elle plaisante. De me faire le résumé de sa vie en version longue. Ou en version courte. Je ne sais que lui répondre. Je hausse les épaules. Qu’elle fasse à sa convenance, bien qu’intérieurement, j’ai une nette préférence pour la version courte. Elle m’annonce vivre chez son cousin et être agent immobilier… Rien que ça. « Pétard ! Agent immobilier ! Je suis impressionné ! » Je toise ce petit brin de femme. Et je l’imagine, au travail, ne rien lâcher pour satisfaire sa clientèle. « Tu sais, j’ai un ami avec qui je fais du sport, il est aussi agent immobilier ! » Silence. « @Jacob Copeland, tu connais ? ». La ville de Brisbane est grande, des agences immobilières, il en pousse à foison… Une bouteille à la mer. Peut-être qu’elle le connaît, qu’elle l’a déjà croisé, qu’elle s’est confronté à lui lors d’une vente… Que c’est sa bête noire. Que sais-je encore. Elle a dévoilé un pan de sa vie. En retour, j’en fais de même. « Grâce à ma famille d’accueil je me suis découvert une passion pour la cuisine. À présent, je suis chef cuisinier. Je tente de monter ma boîte de chef à domicile ! ». Inconsciemment, je lui révèle une phase de mon passé. L’évènement qui a marqué une rupture dans notre relation. Ma famille d’accueil. Et cette soudaine disparition l’a interpellé. Ne plus se voir au coin de la rue, de part et d’autre de la palissade qui séparait nos deux maisons. Je soupire. « Les aléas de la vie. J’ai été placé en famille d’accueil… Après… après... » Silence. Dois-je lui révéler les raisons de ma fuite, de ma disparition ? J’hésite. Je me mords la lèvre inférieure. Elle connaît mon histoire. Elle sait toutes les souffrances que j’ai pu endurer. Inutile d’enjoliver les choses. Je lâche le morceau : « Après que ma mère ait tué mon tortionnaire... ». Je détourne le regard. Honteux. « Et je n’ai pas pu me retourner sur mon passé ! » Silence. « Te prévenir ! »
« Tu ne sais pas… Je me colore peut-être déjà les cheveux ! » Dis-je en blaguant et en passant une main dans ma chevelure ébouriffée. L’obscurité ambiante dissimule les premiers cheveux blancs qui courent ici ou là. Néanmoins, mon esprit n’est pas obnubilé par la course naturelle du temps, même si le cap redouté de la trentaine se dessine à l’horizon. Je souris, niaisement, lorsqu’elle me complimente. ‘Toujours le même’. ‘Mignon’. Je fixe son regard. Inconsciemment, je transpose son visage à celui de la petite fille de douze ans que j’ai connu. Les traits ont mûri mais elle conserve le même regard chaleureux.
Le temps a fait son œuvre. Nous nous sommes perdus de vue. Chacun a pris le chemin qui lui était destiné. Nous ne pouvons pas réécrire le passé. Combler quatorze ans en un simple claquement de doigts. Il faut avancer à petits pas. Prudemment. Les prémices de la conversation s’engage sur notre parcours professionnel. Elle est agent immobilier. Je ne cache pas mon étonnement. « Pas si impressionnant ? Quand même. Tu dois te plier en quatre pour satisfaire les désirs des acheteurs potentiels. Subir leurs sautes d’humeur, essuyer leurs critiques, les convaincre d’acheter. Et toujours avec le sourire. Ce n’est pas rien. Et après tout, des jeunes couples, des familles mettent leur destin, leur avenir entre tes mains. Pour trouver le bien qui correspond à leurs attentes ! » Je n’ose imaginé tout le travail de prospection, d’enquête, de coups de téléphone qu’elle doit abattre tous les jours. De fil en aiguille, je lui demande comme une évidence si elle connaît @Jacob Copeland. Elle m’annonce sans ambages qu’il est son patron. Décidément, le monde est petit. Sur le ton de la plaisanterie, le sourire aux lèvres, j’ajoute à son égard : « S’il t’emmerde, je peux le mettre K.O. ! » Silence. Inconsciemment, je fais craquer mes doigts avant de poursuivre, et d’éviter tout malentendu : « Je fais de la boxe avec lui ! » Silence. « Et nous nous côtoyons depuis... » Non, son patron n’est pas mon punching-ball, enfin si un peu, mais tout comme je suis le sien. Pour évacuer la pression, nous nous retrouvons sur le ring et échangeons quelques amabilités viriles.
« À l’occasion, je te préparerais un repas. J’espère simplement que tu ne seras pas aussi exigeante que certains de mes clients. De vrais casse-bonbons ! » Pour rester courtois. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Ils disent ‘Blanc’ et le lendemain, ils rappellent en disant ‘Noir’. Je dois m’amuser à jongler avec leurs envies fluctuantes. Grand bien me fasse, ils sont pas tous comme cela. Mais c’est toujours les pires qui restent en mémoire. Comme les mauvais souvenirs. De mon enfance. Même si des lueurs d’espoir apparaissaient ici ou là. Au gré des moments passés avec Ava et d’autres camarades du quartier, ou de l’école. « Oui mais j’aurais pu te prévenir. T’envoyer une lettre ! » Silence. « J’aurais dû ! ». Nous connaissons le résultat. Nous nous retrouvons grâce à une application de rencontre. « J’ai été égoïste ! » Quoiqu’elle puisse me dire, c’est ce que je ressens. J’aurais dû prendre la plume. Lui écrire. Lui donner des nouvelles. Simplement garder contact et donner un signe de vie. J’ai préféré oublier mon passé et tout balayer d’un revers de la main. Sans penser aux autres.
Je l’observe. Silencieux. Avant d’être pris au dépourvu par sa dernière question. Mariage. Enfants. Je ne sais que répondre. Tellement surpris. Je reprends le contrôle de mes émotions et je réponds avec sérieux. « Marié. Trois gosses. Un chien ! ». Silence. Je continuer à maintenir son regard, quelques secondes. Je scrute sa réaction. Après tout, sa question n’est pas anodine. Au contraire. Puis, ne me retenant plus, je laisse échapper un sourire. « Je plaisante ! J’ai confondu avec ma famille de Sims ! ». Silence. « J’ai juste un chien... ». Ça m’occupe suffisamment.