Le taxi me dépose sur le trottoir devant un petit building peint d’une couleur vive qui ne dissimule pas totalement les lézardes qui grignotent les murs vaguement délabrés. Je m’arrête le temps d’observer l’enseigne d’un air dubitatif en mordillant distraitement l’intérieur de ma joue. Sur le bois vert néon, de grosses lettres peintes d’un orange criard annonce Vinnie’s, trouvailles en tout genre. Le mélange immonde de couleurs pourrait bien donner mal à la tête au daltonien le plus endurci et je détourne les yeux en grimaçant. N’empêche, si le contenu du magasin est aussi kitsch que cette enseigne, je réussirai sûrement à trouver mon bonheur. Avec un vague hochement de tête, je m’avance vers la porte. Je tire d’abord sur la poignée sans trop de succès, puis laisse échapper un petit ricanement d’autodérision en remarquant l’autocollant rouge vif qui indique qu’il faut pousser pour entrer. Je réussis donc sans plus de difficulté à m’introduire dans la friperie. Un raz-de-marée de tissus, de motifs et de couleurs m’assaille brutalement, en même temps que le tintement désagréable de la clochette et la voix beaucoup trop guillerette de la vendeuse qui me bondit dessus comme un chat sur sa proie. « Bonjour, bienvenue chez Vinnie’s ! Est-ce que je peux vous aider à trouver quelque chose ? » Comme j’aimerais lui répondre que oui ! Je rêve de pouvoir lui dire exactement ce que je cherche pour qu’elle m’indique si je pourrai le trouver ici et, si oui, où exactement dans le chaos de cet endroit qui sent un peu la poussière et le renfermé. Hélas, je n’en sais rien moi-même ! Alors je retiens de justesse le soupir à fendre l’âme qui veut s’échapper de ma poitrine et je me contente de secouer la tête. « Non merci, c’est gentil. » En dépit de mon ton courtois, son sourire fond comme neige au soleil. L’air aussi triste que si je venais de donner un coup de pied à son chiot préféré, elle s’éloigne pourtant sans protester et retourne se morfondre derrière sa caisse enregistreuse. Je devine qu’elle doit s’emmerder solidement. À ce qu’il semble, rares sont les gens qui ont envie de pénétrer dans cette capsule temporelle qui regroupe le pire de ce que les cinq dernières décennies ont à offrir sur le plan vestimentaire.
Armé de tout mon courage, je plonge. Je suis bien déterminé à sortir d’ici en un tournemain. Je décide donc d’adopter une méthode stricte qui garantira le succès de ma mission : commencer d’un côté du magasin et parcourir les rayons un à un jusqu’à ce que le morceau parfait attire mon attention. Je jette donc mon dévolu sur le premier rayon, celui des… robes de soirée, apparemment. Un instant, j’envisage la possibilité de me pointer à la soirée vêtu de l’une de ces horreurs à paillettes et d’une paire de talons, mais le regard courroucé de Zelda qui jaillit dans mon esprit m’en dissuade rapidement. Je reprends donc sagement mon exploration. Je survole la section des complets, étonné de découvrir qu’il existe autant de motifs douteux, puis celle des vestes et des manteaux, qui ne me semblent pas trop horribles dans l’ensemble malgré quelques morceaux particulièrement… intéressants. Je flâne un moment parmi les chemises. Certaines d’entres elles ne sont vraiment pas si mal et je songe même à en acheter quelques-unes pour vrai une fois ma lourde tâche accomplie. C’est pourtant au détour de l’avant-dernier rayon que je tombe sur la perle rare. Non pas le coup de cœur qui règle enfin mon dilemme, mais plutôt sur un grand type à la silhouette nerveuse et dont les vêtements s’assortissent si bien au décor qu’il ne peut être qu’un habitué de Vinnie’s et un expert en la matière. Ravi d’avoir trouvé une potentielle solution, je parcours la dizaine de mètres qui nous sépare pour venir tapoter son épaule de l’index. Ça suffit évidemment à attirer son attention et il se retourne presque aussitôt, un air légèrement surpris sur son visage pâle. Affable, comme toujours, je lui souris de toutes mes dents. « J’ai besoin d’aide. » Je sens venir la protestation avant même qu’il n’ait fait mine d’ouvrir la bouche. Je m’empresse donc de préciser : « Je sais que tu ne travailles pas ici, mais clairement, tu as de l’expérience avec… ça. » D’un geste vague de la main, je désigne les dizaines de vêtements et d’accessoires de seconde main qui nous entourent. « Tu vois, c’est que j’ai été invité à une soirée sur le thème des années ’80 et je n’ai aucune idée de ce que je pourrais mettre. » En vérité, l’idée d’aller me balader dans une soirée enfumée à la gloire des cheveux trop volumineux et des vestons à épaulettes trop larges ne me plaît pas particulièrement. Si j’y participe, c’est pour faire plaisir à Zelda, mais aussi parce qu’avec un peu de chance, j’arriverai à dénicher quelques nouveaux partenaires ou talents pour l’agence.
Le portable vibre incessamment sur la table de chevet et résonne dans l’entièreté de la chambre encore plongée dans le noir. Il continue ainsi à quatre reprises pour finalement se taire sans que Raphael ne bouge d’un centimètre sous ses draps. Évidemment qu’il a entendu ce vacarme mais il est encore trop tôt pour lui : il ne se raisonne pas avant au moins onze heures du matin, le moment parfait pour se réveiller et déjeuner tout en dînant.
Une deuxième fois, l’écran du téléphone s’allume et sa sonnerie hurle dans la salle. Le garçon ouvre un œil, les cernes creusant ses yeux jusqu’à sa cervelle, puis il grommelle en tendant le bras vers son stupide portable qui ne veut pas se la fermer. Il indique neuf heures trente et, juste en dessous, il peut lire le numéro de la banque. Étrange. Il doit encore avoir oublié de payer un truc, il ne saurait malheureusement pas dire lequel. Il est presque certain d’avoir déjà versé la somme pour son loyer et quelques jours plus tôt il a remboursé son crédit… dans le rouge. Oh. Voilà pourquoi ils appellent. Ça n’empêchera toutefois pas Raphael de reposer le portable et de laisser sa tête se faire engloutir par son oreiller comme s’il s’apprêtait à passer une deuxième nuit.
Vers midi, il se lève enfin – oui, j’avais dit onze heures mais il s’est fait réveiller trop tôt et a dû récupérer les cinq minutes perdues sans hésiter avant de les transformer en une heure complète. Il a déjà oublié qu’il est dans le rouge au moment où il observe son reflet dans le miroir en réfléchissant à son envie de faire un peu de shopping aujourd’hui. Son œil au beurre noir s’est presque complètement dissipé et la fente sous sa paupière bien cicatrisée. Il pourra bientôt oublier que Rudy lui a fait bouffer son poing. « Rudy ? » Il lance à voix haute en tendant l’oreille pour attendre une réponse qu’il ne reçoit pas. Il n’est pas surpris d’être en compagnie du silence, son colocataire forcé a des journées bien plus remplies que les siennes. Se sachant seul, c’est donc sans fermer la porte de la salle de bains qu’il se dévêtit de son boxer pour se glisser sous la douche.
Ses doigts dansant dans son portefeuille, il recherche quelques billets verts. Il en trouve exactement trois qui, ensemble, font la somme de cinquante dollars. Il ne pourra pas se payer une villa avec cet argent mais il sait qu’il pourrait gonfler sa collection de fringues démodées de quelques morceaux s’il se rend à sa friperie préférée. C’est donc ce qu’il fait, se hissant sur son vélo, après avoir rempli son sac d’une bouteille d’eau, d’un contenant de légumes – au cas où aurait faim plus tard – et de son portable affichant deux appels manqués.
Comme un habitué des lieux, il longe les allées de la friperie en sachant pertinemment où il se rend. Il voit au loin le coin de chemises et t-shirts à motifs ridicules : des pièces de choix pour celui qui arbore aujourd’hui des motifs de trains. Si certains aiment collectionner les cartes Pokémons ou les minéraux, lui il adore remplir son garde-robe de couleurs. « J’ai besoin d’aide. » Raphael sursaute légèrement en redressant la tête, serrant par instinct ses poings. Il n’a pas le temps de s’assurer que le garçon devant lui ne fait pas erreur qu’il se fait couper. « Je sais que tu ne travailles pas ici, mais clairement, tu as de l’expérience avec… ça. » Il plisse le regard en jetant un coup d’œil autour d’eux, toujours aussi silencieux. Son radar à extraverti bip fortement et ça le déstabilise déjà. « Tu vois, c’est que j’ai été invité à une soirée sur le thème des années ’80 et je n’ai aucune idée de ce que je pourrais mettre. » Nerveusement, il esquisse un minuscule sourire avant placer ses quelques boucles rebelles derrière ses oreilles. « Je suis… Plutôt années 90 ou 2000. » Il glousse, incapable de s’empêcher d’apporter cette précision. La mode des années 80 ne lui plaît pas vraiment, en fait. Mais il sait facilement la reconnaître dans un tas de tissus de seconde main. « Cherchez des trucs fluos, et très amples. » Du bout du doigt, il pointe une paire de pantalons qu’il a remarquée quelques minutes plus tôt. Un truc ignoble en denim aux couleurs d’un coucher de soleil. « Ça ferait une excellente base, ça. Mais ne vous attendez pas à aimer ce que vous allez voir dans le miroir. » Il termine en ricanant timidement, baissant les yeux vers les chemises qu’il admirait avant de se faire interpeler.
Dernière édition par Raphael Elly le Mer 9 Sep 2020 - 5:35, édité 1 fois
Malgré ce que les couleurs criardes de sa chemise pourraient laisser supposer sur sa personnalité, le grand blond est adorablement timide. Il m’observe d’un air incertain, m’adresse à peine l’ombre d’un sourire avant de finalement me répondre : « Je suis… Plutôt années 90 ou 2000. » Amusé, je balaie l’air devant moi du revers de la main comme si je pouvais repousser en même temps cette précision inutile. Au fond, quelle importance ? Dans les circonstances, je me contenterai de ce qui s’offre à moi, en l’occurrence ce presque expert de la décennie qui m’intéresse. « Cherchez des trucs fluos, et très amples. » La description en soi aurait suffit à me faire grimacer, mais ce n’est rien comparé à l’horreur qui m’envahit quand le jeune homme désigne de l’index une paire de pantalons teints d’un orange particulièrement révoltant, comme si quelqu’un avait vomi un coucher de soleil fluorescent sur le tissu. Je m’en approche, l’observe d’un œil dubitatif tandis que mon fashion expert précise : « Ça ferait une excellente base, ça. Mais ne vous attendez pas à aimer ce que vous allez voir dans le miroir. » Je jette un coup d’œil à l’étiquette pour vérifier la taille du vêtement. En théorie, il me ferait et je ne sais pas si je devrais m’en réjouir ou non. Ça ne m’empêche pas d’avoir envie de fanfaronner un peu. « C’est un défi que tu me lances ? Parce que je suis certain que j’arriverais à le porter sans avoir l’air ridicule ! » Prêt à lui prouver que j’ai raison, j’enlève le pantalon du rayon et le replie sur mon avant-bras avant de revenir vers la collection de chemises moches qui accapare l’attention du jeune homme. En espérant ne pas y sacrifier mes rétines, je parcours les vêtements du regard. Je m’attarde particulièrement à ceux qui dont les couleurs sont particulièrement vives. Entre deux ricanements incrédules – attend, il y a vraiment des gens qui porteraient ça ?! – je repère une chemise qui me semble prometteuse, un truc en tissu léger à rayures verticales jaunes et corail qui s’agence étrangement bien aux pantalons. « Ça serait pas mal ça, non ? » Sans gêne particulière, je brandis la chemise sous le nez de mon conseiller, qui m’offre en retour un espèce de haussement d’épaules que j’ai du mal à interpréter. Vraiment, il n’est pas très loquace… Pas découragé pour autant, je tourne les talons. « Je vais l’essayer, on verra bien. Il doit y avoir des cabines quelques part par ici… » Tout en marmonnant, je m’éloigne de quelques pas puis m’arrête net et me retourne. Le grand blond, qui ne m’a pas suivi, me regarde comme un lapin pris dans les phares d’une voiture. En poussant un soupir mi-amusé, mi-découragé, je reviens sur mes pas, l’attrape par le poignet et l’entraîne à ma suite. « J’ai besoin d’aide, j’te dis ! » Le magasin n’est pas très grand et je repère sans trop de difficulté les deux minuscules cabines d’essayage tout au fond. Sans plus de cérémonie, je m’engouffre dans la première, abandonnant derrière mon conseiller. Pris d’une soudaine hésitation, je me ravise et rouvre la porte pour sortir la tête. Les yeux plissés, l’air vaguement soupçonneux, je le mets en garde. « N’en profite pas pour te sauver, je veux ton avis. » Satisfait, je m’enferme à nouveau dans la cabine. Je commence par retirer mon jean et enfiler l’horreur orange qui me va parfaitement. Je m’observe dans le petit miroir cabossé, étonné de constater que ce n’est vraiment pas si terrible. La couleur mise à part, c’est potable. Ce ne sont pas exactement mes pantalons taillés sur mesure habituels, mais ça pourrait être pire. La chemise, en revanche, n’est pas exactement un franc succès. Elle est un peu trop petite et je n’arrive pas à la boutonner. Pas totalement convaincu, je décide que c’est le moment d’invoquer l’aide du grand blond. J’émerge donc de ma cabine, torse nu sous la chemise toujours déboutonnée. Un sourire confiant aux lèvres, j’écarte les bras et parade légèrement. « Ça marcherait avec un t-shirt sous la chemise tu crois ? Ou je devrais carrément chercher un autre haut ? »
Pour un timide, le moindre signe de désintérêt chez autrui est blessant. Le garçon n’avait probablement pas de mauvaises intentions en balayant l’air du revers de la main lorsque Raphael a précisé que son style vestimentaire correspondait davantage à la période de sa naissance mais ce dernier le prend mal, serre les dents et baisse les yeux un moment pour ravaler sa crainte. Les timides ont peur de déranger, d’être inintéressants. C’est pour cette raison qu’ils arrivent à battre des records de silence. Le danseur n’a pas envie d’évoquer un second propos insignifiant alors il répond de façon concise. Des vêtements fluo et amples, c’est ce dont le jeune homme a besoin pour passer inaperçu à son party. Il lui propose même une paire de pantalons ignobles aux couleurs chaudes. « C’est un défi que tu me lances ? Parce que je suis certain que j’arriverais à le porter sans avoir l’air ridicule ! » Ah, non, ce n’est pas un défi. Pas du tout. À vrai dire, il aimerait plutôt tourner les talons pour se remettre à fouiner parmi les hauts colorés qui lui avaient tapé à l’œil dès son arrivée. « Uh uh. » Il réussit à marmonner quand l’extraverti s’empare fièrement du vêtement pour le plier sur son avant-bras. Et, rapidement, il se retourner vers son allée pour laisser ses doigts glisser entre les tissus afin d’en examiner la texture. Il semble être à nouveau seul et ça le rassure. Furtivement, il lorgne quelques fois l’étranger qui court entre les rangées sans prendre le temps de profiter de toutes ces merveilles qui se trouvent devant lui. Au moins, il sortira d’ici plus rapidement que lui et il n’aura plus peur de se faire interpeller. « Ça serait pas mal ça, non ? » AaaaaaaAaaAAAAaaarrrrrrrrrggg ! À nouveau déboussolé, Raphael n’a besoin que de jeter un coup d’œil à la chemise qui lui frôle le bout du nez pour hausser les épaules. Il n’est pas un styliste, encore moins un costumier. S’il y a une chose qu’il est, c’est mal à l’aise. « Je vais l’essayer, on verra bien. Il doit y avoir des cabines quelques part par ici… » Oui, effectivement, et Raphael connait leur position par cœur mais il est un grande garçon et il trouvera facilement les deux cabines dans le fond de la boutique qui sont aussi visibles qu’un seul poisson dans un aquarium vide. C’est bon ? Il a fini ? Il va s’enfermer dans une des cabines et le laisser s’enfuir ?
Euh. Euh. Wooooh. Attends. Non. Non non non.
Les doigts de l’étranger s’enroulent autour de son poignet et aussitôt son teint vire au rouge. Il se fait entraîner en direction du corridor principal, les pas maladroits, ses semelles frottant au sol comme pour gagner du temps, ses doigts s’accrochant aux manches des chemises qu’il croise sans jamais les arracher de leur cintre. Ses yeux cherchent ceux des vendeuses qu’il connait un peu – du moins, il les connait bien mieux que ce garçon qui a décidé qu’il était son meilleur pote aujourd’hui – mais il n’y a personne pour venir le sauver. Il peut reprendre son souffle seulement devant la porte de la cabine, quand l’autre disparaît derrière la porte. Naturellement, il se met à observer la sortie comme s’il tentait d’évaluer la distance qui le sépare de celle-ci. Il sent un mouvement à sa droite, pivote rapidement la tête et croise le regard de l’extraverti qui a sorti sa tête entre le cadre et le battant de la porte. Il cligne rapidement des paupières pour répondre à la négative : « Non, non, je n’avais pas l’intention de bouger. » Ses bouclettes se secouent sur le dessus de sa tête quand il la secoue de droite à gauche. Ses lèvres sont pincées, les veines dans son cou visibles par la tension. Pour faire passer le temps, il se met à gruger le bout de son ongle, les bras croisés sur sa poitrine. Quelques minutes plus tard, la porte se rouvre et il retire son doigt de sa bouche, redressant son dos et faisant mine d’avoir été occupé à… À faire quelque chose de productif. Quand il constate que le corps de son opposé n’est pas couvert en totalité, il s’efforce d’ancrer son regard dans le sien pour ne pas voir la moindre parcelle de peau en dessous de sa chemise trop petite. À nouveau, il cligne plusieurs fois des paupières pour ajuster sa vision qui est pourtant impeccable. « Eum. Le t-shirt sous la chemise c’est… Ça correspond pas aux années que tu cher… que tu veux représenter. Sauf si tu prends une veste en jean. » Il en connait étrangement beaucoup sur la mode et, pourtant, jamais il n’a pensé à faire de ce domaine sa carrière. Il n’est que le garçon qui s’habille différemment des autres et qui voit de la beauté dans les motifs qui refilent la migraine aux autres. « Trouve une autre chemise. » Il souffle finalement, baissant les yeux vers les trois perles qu’il avait trouvées et enroulées autour de son avant-bras avant de se faire emporter de force par l’inconnu. Il soupire et se résigne à lui tendre une chemise bleue poudre qu’il souhaitait s’acheter – mais, ça, il ne le dit pas. Et puis, ça lui permettra d’économiser, lui qui est dans le rouge. « Tiens, ça serait parfait, ça. Je pense qu’on fait presque la même taille. » Il précise en positionnant le vêtement de façon à ne pas voir le torse nu du garçon qui en demande beaucoup trop à un timide. Joues écarlates, mains moites, yeux humides, lèvres sèches, on aurait dit qu’il s’apprête à passer une audition devant le danseur le plus célèbre du monde.
Il faudrait être aveugle pour ne pas se rendre compte que le grand blond timide est terriblement mal à l’aise et je m’en amuserais complètement si son air de chaton terrifié ne m’amadouait pas un peu. Depuis que je suis sorti de la petite cabine, ses grands yeux bleus restent fixés sur mon visage avec une rigidité qui n’a rien de naturel. Intrigué, je comprends que ma nudité partielle exacerbe probablement son malaise. Même si je ne comprends pas très bien pourquoi, je suppose que ça le gêne de voir un inconnu torse nu. Moi, je suis plutôt du genre à en profiter, mais nous n’avons pas le même type de personnalité, c’est plutôt clair. Curieux mais dépourvu d’information supplémentaire, je me décide à ignorer sa gêne comme je l’ai fait jusqu’à maintenant. De son côté, il semble avoir réussi à retrouver suffisamment de mots pour formuler une phrase complète qu’il réussit à bredouiller au prix d’un effort évident : « Eum. Le t-shirt sous la chemise c’est… Ça correspond pas aux années que tu cher… que tu veux représenter. Sauf si tu prends une veste en jean. » Je hoche lentement la tête en essayant de me représenter ce qu’il vient de m’expliquer. J’aime bien l’idée de la veste en jeans. Ce n’est pas trop éloigné de mon style, et puis ça risque d’atténuer un peu l’effet coucher de soleil aveuglant du pantalon. Mais j’ai à peine le temps de contempler la possibilité quelques secondes de plus car le grand blond reprend la parole. « Trouve une autre chemise. » Ça aurait pu être un ordre, mais il l’a soufflé si délicatement que ça ressemble à peine à un conseil. « Tiens, ça serait parfait, ça. » Je baisse les yeux vers la chemise pâle qu’il me rend. Elle fait un peu trop bleu bébé à mon goût, je ne suis pas totalement convaincu, mais je m’empare néanmoins du ceintre et du vêtement. « Je pense qu’on fait à peu près la même taille. » Je me permets de le balayer rapidement du regard de la tête aux pieds. Il est plus grand que moi, probablement d’une bonne dizaine de centimètres s’il ne fixait pas le sol, la tête penchée comme une tortue timide. Il est peut-être un peu plus large d’épaules aussi que moi, mais ça veut juste dire que la chemise risque d’être légèrement ample sur moi. Ce n’est pas la fin du monde, les tailleurs existent pour une raison après tout. « Je vais l’essayer, » que je conclus avant de tourner les talons et de m’engouffrer à nouveau dans la cabine. Cette fois, je ne ferme pas la porte. C’est que la cabine est vraiment étroite et je n’ai pas particulièrement envie de me retrouver coincé à nouveau entre quatre murs dans un espace à peine assez large pour me permettre d’enfiler des vêtements moches. Du reste, je me soucie bien de ma pudeur déjà plus ou moins menacée par le fait que je me suis baladé à moitié nu dans la friperie. Je fais tout de même l’effort de tourner le dos au grand blond avant de retirer la chemise jaune pour enfiler la bleue. Il avait raison. Visiblement, il a l’œil pour ce genre de truc parce que le vêtement me va comme un gant. Impressionné, je me retourne en boutonnant la chemise. Mon assistant involontaire semble toujours aussi timide, mais j’ignore son teint vaguement pivoine pour me concentrer sur les choses importantes. « C’est parfait ! » Une fois que j’ai suffisamment attaché de bouton pour être décemment habillé, je sors de la cabine pour lui montrer le résultat. « Mais ça ne t’embête pas trop si je te la vole ? Tu l’avais prise, j’imagine que tu voulais l’acheter… » Au pire, s’il la veut vraiment, je peux toujours m’arranger pour la lui retourner une fois l’événement terminé. Même si elle me va plutôt bien, je n’ai pas du tout l’intention de la porter plus qu’une fois pour autant. Alors que pour lui, ça semble être son style habituel. « Tu es doué pour ça, clairement. Tu es juste un fan de mode ou tu as déjà pensé à travailler dans le domaine ? » Peut-être que je me trompe, mais je n’ai pas l’impression que c’est déjà le cas. Évidemment, je ne connais pas absolument tout le monde qui évolue dans le monde de la mode en Australie, mais je me dis qu’il aurait difficilement pu survivre avec une personnalité aussi timide que la sienne.
Il sacrifie la chemise bleue qu’il avait trouvée pour éviter de socialiser davantage. S’il avait un peu de conviction, il serait parti à la recherche d’un autre haut à passer à ce garçon un peu trop intense mais il préfère tout de suite abandonner pour ne pas rougir davantage. Il sait qu’il est déjà assez nerveux et qu’il pourrait perdre l’usage de ses jambes à tout instant si son niveau de stress augmentait encore plus. Il vaut mieux pour lui obéir aux requêtes de l’inconnu sans poser de question. C’est étrange, tout de même : ce sont habituellement les femmes qui lui font perdre tous ses moyens. Ce garçon doit dégager une énergie dont il n’est pas habitué et dont il ne s’habituera jamais s’il fait aussi peu d’efforts pour approcher les gens. « Je vais l’essayer, » Il hoche la tête, lèvres pincées, et soupire de soulagement lorsque l’autre disparait une seconde fois dans la cabine d’essayage. Il n’a plus besoin de tordre le cou dans tous les angles inimaginables pour s’épargner la vision de son torse. La nudité n’a jamais été son truc. Il perdrait probablement la vie s’il se retrouvait par hasard sur une plage nudiste. Si dramatique.
Ah… Attends… Tu ne fermes pas la porte ?
C’est décidé. Ce type et lui sont le nord et le sud, le blanc et le noir, le yin et le yang. Encore obligé de détourner les yeux, il décide finalement de se mettre dos à la cabine pour laisser son regard se perdre dans la friperie. Il a à nouveau croisé ses bras sur sa poitrine, l’air contrarié. Il voulait simplement zyeuter les allées, pas se retrouver dans une telle situation. « C’est parfait ! » Lance finalement l’extraverti. Sa voix s’est rapprochée de Raphael alors ce dernier comprend que c’est le moment d’affronter ses peurs à nouveau. Il se retourne et observe l’accoutrement du jeune homme. Une lueur de fierté traverse ses pupilles et un léger sourire surpris soulève la commissure de ses lèvres. Il a vraiment l’œil pour ce genre de chose. Non seulement les vêtements de l’étranger correspondent parfaitement à la thématique de son party mais aussi ces derniers lui vont comme un gant. Il préfère nettement ce qu’il porte maintenant en comparaison avec les fringues qu’il avait avant de se dénuer dans la cabine. « Ouais, carrément. » Il répond juste avant de porter son pouce à ses lèvres pour gruger le bout de son ongle. Il cache ainsi sa fierté. « Mais ça ne t’embête pas trop si je te la vole ? Tu l’avais prise, j’imagine que tu voulais l’acheter… » Sortant de sa contemplation, il hausse les sourcils et recroise le regard du garçon. Il reste silencieux un moment, comme s’il tentait de comprendre le sens de ses paroles, puis il finit par vivement secouer la tête de droite à gauche. « Non, non, t’inquiète. Je suis à sec en ce moment, de toute façon, ça aurait été une fantaisie de trop. » Il tapote doucement les deux morceaux de tissu enroulé autour de son avant-bras. « Je ne prendrai que ça. » Il avale sa salive, expire doucement, et s’attend à ce que l’aventure soit terminée. Cependant, l’autre l’interroge à nouveau. Le compliment le rend mal à l’aise, il passe sa main dans ses cheveux pour les ramener vers l’arrière, les yeux fuyants. « Je ne suis qu’un passionné. Je récupère les vieux trucs dont plus personne n’a envie. » Il esquisse un sourire, glousse légèrement et hausse les épaules : « Mais je serais probablement mieux payé si je bossais dans ce domaine. » Il admet, perplexe. « Il paraît que les designers de grandes marques sont aussi bien payés que les stars hollywoodiennes. C’est eux qui les habillent, au fond. » Il termine en ricanant doucement, juste avant de se racler la gorge. Son regard se porte naturellement vers les chaussures du jeune homme. Une paire noire, simple, ennuyante. « Ne preneds pas celles-là pour ton party. Elles sont trop fades. » Et il écarquille les yeux. « Enfin, fades… C’est pas une insulte, hein. Elles sont biens mais… pas adaptées, tu comprends. » Ouais, non, en fait il les déteste ces souliers. Mais ça ne lui servirait à rien de le dire.
En dépit de son manque d’enthousiasme global, le grand blond semble satisfait du résultat des conseils qu’il m’a donnés. Il ne va pas jusqu’à sourire, mais au moins il ne semble plus… terrifié. Il m’explique qu’il n’avait pas vraiment l’intention d’acheter la chemise bleu poudre parce que son compte en banque est à sec. Je ne le crois pas totalement. Compte en banque dans le rouge ou non, il l’avait choisie sur le rayon et ce n’était certainement pas pour moi. Considérant qu’il semble toujours sur le point de ses prendre ses jambes à son cou, je me doute bien que, si je ne l’avais pas abordé, il ne m’aurait pas accordé la moindre attention, sauf peut-être pour s’enfuir dans la direction opposée à celle dans laquelle je me trouve. Ça devrait probablement me vexer, mais ça éveille surtout ma curiosité. Est-il seulement d’une timidité maladive ou y a-t-il quelque chose d’autre qui se cache sous cette carapace réservée ? N’ayant aucune réponse et aucun moyen d’en trouver pour l’instant, je me contente de hocher la tête sans rétorquer. Ça n’empêche pas un petit plan de se former dans mon esprit. Je pourrais bien lui acheter ses deux chemises. À quelques dollars chacune, ce n’est pas ce qui risque de me ruiner et si ça peut lui donner un coup de main, en plus de le dédommager d’une certaine façon pour le fait que j’ai détruit sans remords la quiétude de sa séance de shopping, tant mieux. Je me garde bien de mentionner tout ça, convaincu que mon assistant de fortune serait le genre de personne à protester. Mieux vaut, donc, le mettre devant le fait presque accompli tout à l’heure, quand nous passerons à la caisse.
Même s’il semble légèrement surpris que je la lui aie posée, il répond à ma question : « Je ne suis qu’un passionné. Je récupère les vieux trucs dont plus personne n’a envie. » Un collectionneur de vêtements mal-aimés, quoi. Pourquoi pas, après tout ? C’est presque poétique. « Mais je serais probablement mieux payé si je bossais dans ce domaine. » Là-dessus, il a totalement raison, bien plus encore qu’il ne l’imagine. « Il paraît que les designers de grandes marques sont aussi bien payés que les stars hollywoodiennes. C’est eux qui les habillent au fond. » Je hoche la tête. Encore une fois, il fait mouche. Il se brasse une quantité obscène d’argent dans l’industrie. Juste en Australie, on parle de milliards de dollars. Aux États-Unis, encore plus. Je gagnais déjà un salaire ridicule à l’époque où je bossais à L.A. et pourtant, j’étais encore le petit nouveau tout au bas de la chaîne. « Effectivement, il y a énormément d’argent à faire si tu réussis à percer et à te faire une petite place. » Mais il ne s’intéresse déjà plus à notre discussion. Distrait, semble-t-il, par la vue de mes chaussures, il m’adresse une moue pas totalement convaincue. « Ne prends pas celles-là pour ton party. Elles sont trop fades. » Les sourcils haussés, je baisse la tête pour regarder mes pieds. Je porte des Converses noires, un peu endommagées par les nombreuses balades en ville dans lesquelles elles m’ont accompagnées. Je ne vois pas trop le problème, même si c’est vrai que le noir fait un peu austère en comparaison avec le orange flash des pantalons. « Enfin, fades… C’est pas une insulte, hein. Elles sont biens mais… pas adaptées, tu comprends. » Je comprends surtout qu’il est trop poli pour me dire vraiment le fond de sa pensée et, qu’en fait, il n’aime pas du tout mes souliers. « Tu crois ? » que je lui demande en relevant le nez vers lui. « Alors viens, on va voir si on ne peut pas trouver quelque chose d’un peu plus intéressant. » Cette fois, je ne l’attrape pas par le poignet, confiant qu’il s’est suffisamment résigné à son sort pour me suivre de son (presque) plein gré. J’arrive à trouver assez rapidement le rayon des chaussures. Planté devant les boîtes qui s’étalent devant nous, je balaie les souliers du regard à la recherche de la perle rare. Bien vite, je me laisse déconcentrer. Ce n’est pas ma faute si le timide jeune homme m’intéresse bien plus que la quête vestimentaire dans laquelle je me suis lancé. « Si ça te passionne la mode, ça ne t’a jamais tenté de travailler là-dedans ? Faites de votre passion votre boulot et vous n’aurez jamais l’impression de travailler, n’est-ce-pas ? » Évidemment, je suis bien la preuve que ce dicton à la con n’est pas infaillible. Je n’ai pas choisi la mode par passion et pourtant j’adore mon boulot quand même. « Et puis avec tout cet argent, tu pourrais t’acheter toutes les chemises… » Je manque de dire moches, me rattrape à la dernière seconde : « …excentriques que tu veux. » Du coin de l’œil, je repère une paire de chaussures argentées et brillantes. J’attrape la boîte pour les montrer au grand blond. « Un truc comme ça, ça marcherait ? » Contre toute attente, elle me plaisent assez. J’ai même envie de les acheter même si elles ne conviennent pas à mon look néon, quitte à les porter avec un habit noir au prochain 5 à 7 organisé par l’agence. Ça ferait certainement parler mes collègues.
C’est une petite victoire pour Raphael, aujourd’hui. Pas seulement d’avoir trouvé un habit à cet inconnu trop enthousiaste mais aussi d’avoir réussi à prononcer plus de trois mots de suite sans que sa salive ne disparaisse pour laisser place à un désert dans sa bouche. Il aurait pu plier bagages là, tout de suite, quand l’homme admire son accoutrement dans le miroir avec un sourire satisfait mais la suite de la discussion percute son intérêt. Très peu de gens l’interrogent quant à son étrange passion pour les vêtements trop colorés alors il ne loupe pas l’occasion de le faire. On pourrait presque croire qu’il est lancé pour le reste de la journée mais il s’arrête finalement en comparant mentalement son salaire médiocre à celui des grands designers. « Effectivement, il y a énormément d’argent à faire si tu réussis à percer et à te faire une petite place. » Il hoche la tête machinalement sans se rendre compte qu’il s’est mis à nerveusement mordiller sa lèvre inférieure en fixant le garçon dans les yeux – il ne s’en rend pas compte, cette fois, il est plongé dans ses pensées. Il se met à imaginer tous les scénarios possibles dans lesquels il ne se retrouve pas là où il est présentement : dans une friperie, le portefeuille presque vide et le tempérament aussi ennuyant que celui d’une tortue. Alors qu’il contemple cette vie qu’il n’aura jamais, son regard dévie finalement vers les chaussures du garçon. Il les remarque seulement parce qu’elles ne sont pas accordées au reste de son accoutrement représentant les années 80. Ou, alors, ce sont ses propres goûts qui interfèrent, lui qui préfère les godasses voyantes, pétillantes, remarquables même dans une foule de monde. Il ne se rend pas vraiment compte qu’il insulte les chaussures en question mais il se rattrape rapidement. « Tu crois ? » Il redresse enfin le regard pour le plonger dans celui du garçon. Il veut s’assurer qu’il n’est pas vexé. Au contraire. « Alors viens, on va voir si on ne peut pas trouver quelque chose d’un peu plus intéressant. » Le plus vieux lance la marche et Raphael emboîte le pas après avoir frotté son menton quelques secondes. « Je te suis. » Au moins, cette fois, il lui donne le choix de le suivre. Il ne se sent plus prisonnier de l’extraverti. Arrivés dans le rayon des chaussures, le danseur oublie rapidement qu’il est là pour aider l’étranger et ses yeux divaguent vers les paires les plus horribles. Il se secoue les pouces lorsqu’il se fait interrogé à nouveau tandis qu’il tendait son bras vers des Sneakers rouges à l’allure cartooniste. « Si, si, c’est ce que j’ai fait. Ma passion de mon boulot. Eum. De ma passion j’en ai fait mon boulot. » Il se perd dans ses mots et, nerveux, il continue dans sa lancée sans pour autant corriger sa première phrase qui ne ressemblait à rien du tout. « Je suis danseur. Enfin, j’enseigne la danse à des jeunes. S’il y a une chose que j’aime plus que les fringues démodées, c’est la danse. » Une jolie lumière éclaire son regard pendant seulement une seconde : il faudrait être assez attentif pour la remarquer. Rapidement, son visage redevient plutôt neutre alors qu’il pose son attention sur la boîte de chaussures à paillettes qu’il lui présente. Il hoche vaguement la tête de droite à gauche, puis de haut en bas, oubliant presque que ce n’est pas pour lui qu’il magasine. « Ouais c’est parfait. » Bon, il trouve la coupe horrible et beaucoup trop sérieuse mais le contraste sera parfait avec le reste du « costume ». Pourtant, il fronce les sourcils en réalisant le prix inscrit sur la boîte. « Pas de chance, ce n’est pas une paire usagée. » Il se pince les lèvres, redresse les yeux et s’explique davantage : « Il y a quelques items ici qui sont des invendus de bonnes marques. Regarde. » Il pointe l’étiquette avec son doigt : « À moins que t’aies un budget de deux cents dollars parce que tu bosses dans la mode (son ton est sarcastique), je te conseillerais de trouver une paire moins dispendieuse. » Il hausse les épaules et se remet automatiquement à la recherche d’un autre petit bijou qui s’accorderait aux années 80. Pourtant, ses yeux s’arrêtent encore sur la paire de Sneakers ridicule qui semble appeler son nom.
Une fois de plus, ma question semble le prendre par surprise. Il s’interrompt, le bras à moitié tendu vers boîte qui contient une paire de chaussures beaucoup trop voyantes, aussi rouges qu’un camion de pompier. Je ne comprends pas ce qu’il leur trouve, mais je me dis que, clairement, il aurait de l’avenir dans le domaine de la mode. Ses goûts sont assez absurdes pour ça. Sûrement qu’on le qualifierait de « visionnaire » et qu’on qualifierait son style de « délicieusement rafraîchissant » ou quelque connerie dans le genre. « Si, si, c’est ce que j’ai fait, » me contredit-il timidement. « Ma passion de mon boulot. Eum. De ma passion j’en ai fait mon boulot. » Malgré le manque flagrant de clarté dans son explication, je crois avoir compris ce qu’il essaie de dire. « Je suis danseur. Enfin, j’enseigne la danse à des jeunes. S’il y a une chose que j’aime plus que les fringues démodées, c’est la danse. » Franchement surpris, je hausse les sourcils en resserrant machinalement ma prise sur la boîte de carton entre mes mains. Je n’aurais jamais imaginé un instant que ce grand gamin timide et coincé puisse s’intéresser à un art qui demande autant de fluidité et de grâce que la danse. Et je dois m’avouer un peu intéressé par la découverte de cette fascinante nuance dissimulée sous sa personnalité placide. Comme si cette confidence l’avait épuisé, il se recentre sur la tâche qui nous occupe, à savoir choisir la paire de chaussures qui complètera mon look. « Ouais, c’est parfait, » conclut-il avec un hochement de tête imprécis et plus ou moins dirigé vers les pompes argentées. Presque aussitôt, un air contrarié s’affiche sur son visage. A-t-il changé d’idée ? Ou alors c’est qu’il a acquiescé à la première paire que je lui ai proposée juste pour pouvoir se débarrasser de moi et il est soudainement pris de remords. Au final, la raison qui se cache derrière son changement d’humeur est plus simple : « Pas de chance, ce n’est pas une paire usagée. » Si ça m’étonne un peu, je ne vois pas en quoi ça pose problème. Même que ça m’arrange un peu. Sûrement que c’est parce que j’ai mené une vie de privilège et de luxe, mais je n’ai adoré l’idée d’enfoncer mes pieds dans des chaussures qui ont connu de près d’autres pieds que les miens. « Il y a quelques items ici qui sont des invendus de bonnes marques. Regarde. » Je reconnais aussitôt la marque indiquée sur l’étique qu’il me pointe de l’index. Un ou deux de mes modèles ont déjà travaillé sur certaines campagnes pour ce groupe de designers. Ça ne me pose pas problème pour autant. Je me suis pointé à la friperie parce que ça me paraissait être l’endroit où j’avais le plus chance de trouver des vêtements démodés, pas à cause du prix dérisoire des fringues. « À moins que t’aies un budget de deux cents dollars parce que tu bosses dans la mode, je te conseillerais de trouver une paire moins dispendieuse. » Pas besoin d’être un expert en langage corporel pour capter le sarcasme retentissant dans les paroles du jeune homme. Plutôt amusé que vexé par le jugement évident dans sa voix, je m’éclaircis la gorge en glissant le couvercle en carton sur la boîte. « En fait, c’est précisément pour ça que je vais acheter exactement celle-là. » Le grand blond, qui s’était désintéressé de moi, cesse de baver devant sa paire de sneakers rouges moches pour me lancer un regard rempli d’incrédulité et tellement expressif que, l’espace de deux secondes, je me demande si c’est toujours la même personne qui se tient devant moi. « J’ai rarement l’habitude de parler de trucs que je ne connais pas. » Ni de donner des conseils dans le vide. Mais ça, il ne pouvait évidemment pas le savoir puisqu’on ne se connaît pas. Sur un coup de tête, j’allonge le bras pour attraper les chaussures qu’il observait amoureusement. Un bref coup d’œil m’apprend qu’elles font aussi partie de la collection neuve. Tant pis. « Je vais aussi prendre celles-ci d’ailleurs. » Avant de passer à la caisse, je dois me changer, renfiler les vêtements sombres qui me plaisent bien plus que ceux-ci et ne risque pas d’aveugler qui que ce soit. Cependant, l’air dépité de mon assistant improvisé m’arrête sur ma lancée. « Tu ne crois tout de même pas qu’elles sont pour moi ? Elles sont pour toi. » Et comme je me doute qu’il va proteste, j’esquisse un sourire amusé en hochant légèrement la tête pour l’en dissuader. « Ne t’inquiète pas, je n’essaie pas de te convaincre que je ferais un excellent sugar daddy. Ce n’est pas que tu n’es pas mignon, juste que tu n’es pas trop mon genre. » Ou plutôt qu’il l’aurait été autrefois, avant que je me décide à tenter une relation sérieuse et à offrir une place sérieuse à Zelda dans ma vie. « Je vois bien qu’elles te plaisent. C’est pour te remercier de m’avoir aidé. Tu aurais pu m’envoyer promener. De toute évidence, je t’ai dérangé dans ta séance de shopping.» J’ai beau être têtu, je ne suis pas aveugle pour autant. J’avais bien remarqué son malaise initial, je me suis simplement fait un malin plaisir de l’ignorer.
Il se doutait que le jeune homme n’avait pas un bien grand budget en ouvrant la porte de cette friperie. La plupart du temps, il ne croise que des étudiants endettés et des familles en difficulté, ici. Les riches préfèrent les magasins de grande marques, ceux qui s’enlignent sur les plus belles rues du centre-ville. Alors, simplement pour donner un coup de pouce à celui qui se cherche des chaussures pour aller avec le reste de son habillement des années 80, il lui désigne l’étiquette de prix, une grimace déçue sur le visage. Elles sont terriblement dispendieuses, pour une telle boutique d’aubaines. « En fait, c’est précisément pour ça que je vais acheter exactement celle-là. » La surprise étire les traits de Raphael qui l’interroge du regard, pensant qu’il plaisante. Pourtant, il semble totalement sérieux quand il ajoute : « J’ai rarement l’habitude de parler de trucs que je ne connais pas. » Cette fois, le plus jeune fronce les sourcils et se mord la lèvre inférieure, légèrement mal à l’aise. Il bosse dans le domaine de la mode, alors ? Merde. Il l’a probablement insulté avec ses sarcasmes. Et, là, il veut lui prouver qu’il est le seul à éprouver des difficultés financières. Il va partir avec sa paire à deux-cents dollars en lui faisant un doigt d’honneur, peut-être ? Ils sont comme ça, les gens qui ont les moyens. Ils regardent de haut ceux qui peinent à payer leur loyer. « Je vais aussi prendre celles-ci d’ailleurs. » Et voilà, ça commence. Il veut lui voler les chaussures rouges qui lui avaient tapé dans l’œil. C’est certain qu’il a remarqué qu’elles lui avaient plu. Raphael est un livre ouvert lorsqu’un objet qu’il convoite passe devant ses yeux (sauf lorsqu’il s’agit d’un homme, là il se ment à lui-même et détourne vite le regard pour ne pas y penser trop longtemps). Embarrassé, il passe sa main dans ses cheveux, prêt à tourner des talons et à disparaître avant de faire comme si jamais ça ne s’était passé. « Tu ne crois tout de même pas qu’elles sont pour moi ? Elles sont pour toi. » Son expression perplexe se transforme en interrogation et il entrouvre légèrement la bouche, prêt à refuser cette offre. Pas un seul mot n’arrive à s’échapper de ses lèvres, il est bien trop honteux d’avoir passé si rapidement aux conclusions. Ce ne sont peut-être pas tous les riches qui méprisent la plèbe. « Ne t’inquiète pas, je n’essaie pas de te convaincre que je ferais un excellent sugar daddy. Ce n’est pas que tu n’es pas mignon, juste que tu n’es pas trop mon genre. » Ses joues se transforment en deux tomates bien mures. Sa bouche se referme vivement et il secoue la tête, ses bouclettes fouettant l’air. Il aurait aimé avoir l’audace de rigoler, d’entrer dans son jeu et de faire comme si la blague était tout à fait normale (c’était bien une blague ?) mais il s’empourpre davantage en portant son ongle à ses dents pour le gruger. « Uh uh… » Qu’il arrive à couiner entre deux expirations incontrôlées. Il y a de nombreux sujets qui arrivent à le pétrifier mais, celui-là, c’est le pire. La dernière personne qui a évoqué à voix haute sa soi-disant homosexualité s’est retrouvé le menton contre le carrelage de la cuisine. Heureusement pour le garçon, pas la moindre miette d’agressivité ne coule dans les veines de Raphael en ce moment. Il a bien trop été pris par surprise, il ne sait pas comment réagir. « Je vois bien qu’elles te plaisent. C’est pour te remercier de m’avoir aidé. Tu aurais pu m’envoyer promener. De toute évidence, je t’ai dérangé dans ta séance de shopping. » Inspire, expire, inspire, expire. Tu n’as qu’à le remercier, Raphael, et à ignorer ses dernières paroles. « Merci… » Le mot semble si minuscule à côté de la grandeur du geste de générosité de l’inconnu, alors il ajoute : « Beaucoup. Merci beaucoup. » Et un mince sourire vient couronner ses remerciements alors qu’il replace une énième fois ses cheveux, comme si ces derniers le dérangeaient alors qu’ils ne sont pas du tout les responsables de son hébétement et de la couleur rosée qui a teint ses pommettes.