Perdre Keith avait été plus difficile que prévu. Les trois derniers mois avaient marqué la dissipation progressive de l’excès de confiance qui lui avait donné la force de tourner les talons lors de cette fameuse soirée catastrophique, entamant au fil des semaines sa jolie assurance et ses convictions fermes et définitives. Pour autant, Hayden n’avait pas hésité une seule seconde à ignorer les différentes tentatives de son ancien meilleur ami pour renouer avec la brune comme si, au fond, rien de tout cela n’était réellement surmontable. La comédienne s’était murée dans le silence, se jetant à corps perdu dans le travail, repoussant chaque jour un peu plus l’échéance d’une discussion à cœur ouvert qu’Elizabeth lui réclamait depuis son retour du gala. Elle avait fini par céder quelques jours plus tôt, lassée de s’entendre répéter inlassablement qu’elle ne pouvait pas toujours tout garder pour elle, au risque d’exploser un jour ou l’autre. Hayden n’avait définitivement pas apprécié l’expérience, et elle s’était rendu compte que ressasser sans cesse une situation incompréhensible n’aidait nullement à lui trouver un sens. Sa meilleure amie avait tenté tant bien que mal de lui remonter le moral, cherchant une explication logique au comportement exécrable de Keith, essayant du mieux qu’elle pouvait de passer outre sa propre méfiance envers l’ancien lieutenant pour justifier l’injustifiable. Mais même Elizabeth et son optimisme débordant n’avait pas suffi, et Hayden s’était rapidement décidée à lâcher prise. L’essor de son nouveau projet professionnel aidant, la comédienne avait passé le plus clair de son temps à jongler entre la Northlight et le bureau de son appartement, la seule pièce qu’elle avait réellement pris la peine d’aménager correctement puisqu’elle y passait une grande partie de ses journées. Concentrée sur le rare domaine qu’Hayden continuait de maîtriser sur le bout des doigts, il lui était devenu plus aisé de s’obliger à ne répondre à aucun des messages que Keith avait cru bon de lui envoyer. Ces derniers avaient fini par s’amenuir d’eux-mêmes et la comédienne avait fini par se faire une raison : bien que la colère se soit muée en déception, il était temps d’avancer malgré des explications qui ne viendraient sans doute jamais.
Lorsque l’on frappa à sa porte, Hayden ne s’attendait donc pas à grand-chose, et surtout pas à la vision qui s’imposa à elle lorsqu’elle jeta un coup d'œil sur son palier. Keith s'y tenait debout, dégageant une confiance aussi déplacée qu’arrogante pour une personne qui l’avait autrefois trahie en un battement de cils, visiblement déterminé à s’imposer pour ce qui n’était certainement pas une simple visite de courtoisie. Figée par la surprise, la comédienne n’eut pas les réflexe suffisants pour réagir immédiatement, et son ancien meilleur ami profita de la faille qui s’offrait à lui pour s’engager dans le salon sans qu’Hayden ne puisse répliquer quoique ce soit. Oubliez la partie concernant la déception : face à un tel culot, la comédienne lutta contre une colère froide qu’elle sentait grandir de nouveau. Elle ne comprenait pas très bien ce que Keith cherchait à obtenir, mais il était certain qu’il n’arriverait à rien en agissant de la sorte. « Je te sers un verre, pendant que tu attends qu’on vienne t’inculper pour une intrusion au sein de ma propriété ? » Hayden croisa les bras, fixant son interlocuteur d’un regard noir, tout en faisant en sorte de se tenir à bonne distance de ce dernier, comme par peur de se brûler si elle s’approchait de trop près. « Qui sait, peut-être que tu croiseras d’anciennes connaissances. Il doit bien te rester quelques amis à qui tu n’as pas encore planté de couteaux dans le dos, non ? » Le ton placide avait lequel la comédienne s’exprimait ne laissait envisager rien de bon. Pour quiconque la connaissait suffisamment, il n’était pas difficile de reconnaître qu’Hayden cherchait à piquer autant qu’elle avait été blessée, endossant à la perfection le rôle de la garce qu’on lui associait beaucoup trop souvent. Sa loyauté n’avait toujours eu pour unique limite que le respect qu’elle estimait que Keith avait bafoué sans un seul regard peiné en arrière.
Comme Hayden avait pu le prévoir, les reproches de la part du camp adversaire ne se firent pas attendre très longtemps. La comédienne ne bougea pas d’un iota, figée dans sa position de repli, comme reconnaissante qu’un plan de travail puisse les séparer. Elle n’écoutait plus vraiment, désormais. Il lui semblait que la discussion tournait en rond alors qu’elle venait pourtant tout juste de débuter, et elle demeurait toujours outrée que Keith puisse encore prétendre, après trois mois d’un silence radio minutieux, qu’il avait le droit de lui imposer quoi que ce soit. Cette discussion en tête de liste, pour commencer. « Que j’envisage de retourner à Londres ou non ne te regarde aucunement, Keith. Pas plus que l’état de mon téléphone portable, d’ailleurs. » Hayden soupira longuement, refusant de croiser le regard de son interlocuteur, refusant d’entendre l’émotion qui faisait trembler sa voix, comme si son amitié avec la comédienne pouvait soudainement lui importer. Car le schéma était toujours le même, avec Keith ; toute cette situation sentait terriblement le réchauffé, et Hayden luttait contre une impression de déjà-vu tenace. Les deux anciens amis semblaient figés dans le temps, prisonniers d’une boucle temporelle infernale qui les incitaient à reproduire sans cesse le même schéma destructeur depuis que la comédienne avait rejoint Londres trois ans plus tôt. « Mais puisque tu sembles te poser la question, mon téléphone est en très bon état, merci pour lui ; je n’avais simplement pas envie de te répondre. » Hayden désigna vaguement l’appareil en question du doigt, comme pour appuyer ses propos. Ce début de joute verbale commençait d’ores et déjà à la lasser, et il n’avait jamais été prévu de se confronter avec Keith aujourd’hui. Si tel avait été le cas, la comédienne se serait au moins attendue à des excuses en bonne et due forme, et non pas à des piques sous couvert d’une culpabilité qu’il souhaitait visiblement lui imposer là encore. « Je ne sais pas ce que tu es venu faire ici mais, crois-moi, c’est une très mauvaise idée. Je n’ai rien à te dire et, surtout, je n’ai plus envie de t’entendre. » Hayden sentit son cœur se serrer, tandis que son instinct lui soufflait qu’elle venait de s’exprimer dans un demi-mensonge. Car en réalité, elle ne possédait plus que ça, des questions sans réponses qui ne demandaient qu’à être résolues. Et elle se refusait à croire que Keith Weddington, qui avait été son pilier pendant de si longues années, pouvait désormais être l’initiateur de la débâcle qu’elle tentait tant bien que mal de traverser.
Pendant des années, Hayden avait suivi aveuglément la loyauté qu’elle avait toujours senti la lier à Keith, comme si elle ne pouvait tout à fait s’empêcher de le soutenir contre vents et marées, parfois même lorsqu’il agissait comme un parfait idiot en préférant écouter son orgueil plutôt que la bienséance. C’était ainsi qu’ils fonctionnaient depuis toujours, ou du moins depuis la première fois qu’elle avait réussi à passer outre sa carapace et son faux air bougon en lui permettant de vider son sac à propos de la mort de ses parents. Au fur et à mesure du temps qui s’écoulait, la comédienne s’était retrouvée à devoir l’épauler dans bien des cas, lui permettant d’apercevoir son meilleur ami dans des situations si diverses qu’Hayden estimait aujourd’hui être en mesure de deviner chacune des pensées qui agitaient son esprit simplement en le regardant. C’était peut-être ça, qui l’avait tant effrayé lors du gala. Cette sensation que peu importe l’ensemble des épreuves qu’ils avaient pu traverser ensemble, Keith continuait à détenir une part d’imprévisible avec laquelle elle ne se sentait pas suffisamment à l’aise pour l’accepter complètement. Ce soir-là, et même si Hayden avait fini par se brûler la rétine à force de fixer l’ancien lieutenant comme pour tenter de percevoir un indice qu’elle aurait manqué et qui aurait pu expliquer son comportement, c’était comme si la comédienne avait pris conscience qu’au fond, trois années de silence avaient sans aucun doute fini par éroder leur si belle amitié. Comme si elle découvrait que leurs fondations étaient fragiles, tout comme les promesses qu’aucun des deux n’avaient réussi à totalement tenir. Aujourd’hui était une preuve de plus, s’il en fallait une, que la jeune femme ne parvenait plus à reconnaître la personne qui se tenait en face d’elle. C’était toujours Keith Weddington, son parfum rassurant et sa démarche hésitante, mais les armes qu’il semblait déposer sans même s’être battu ne lui ressemblaient définitivement pas. Aveuglée par la déception, Hayden ne parvenait pas à voir, ne réussissait pas à comprendre. Tout ce qui se déroulait sous ses yeux n’était qu’un aveu supplémentaire d’une trahison qui se jouait en coulisses depuis des semaines peut-être à son insu. Dans ces conditions, comment lui était-il possible de faire confiance à Keith de nouveau lorsqu’elle le croyait désolé simplement car elle l’avait confronté à sa propre hypocrisie ? « Figure-toi que j’ai encore suffisamment de considération pour éviter de t’attirer des ennuis. » Après tout, et bien que les disputes et les coups bas soient devenus si fréquents qu’Hayden redoutait une fin de leurs interactions à tout instant, le professeur demeurait une personne que jamais elle ne s’imaginait pouvoir un jour trahir.
L’interrogatoire que la comédienne avait l’impression de subir ne faisait qu’accroitre sa colère. Elle sentait la morsure de l’injustice lui entailler la peau tandis qu’elle était sommée de se justifier sur ses mois de silence, comme si elle était coupable, comme si Keith avait tenté de lui faciliter les choses et qu’elle n’était finalement qu’une gamine ingrate. Et si l’aveu d’un manque ressenti par l’ancien lieutenant devait avoir pour but d’adoucir Hayden, la confession ne parvint qu’à l’outrer plus encore. « Je t’ai connu plus virulent, Keith. Où est passée ta belle répartie, dis-moi ? A moins que ton venin ne soit réservé qu’aux grandes occasions, ou à la présence de Jamie ? » La comédienne se garda bien de réagir à la douleur que son ancien meilleur ami venait de mentionner, tout comme elle refusa de s’étendre sur sa propre peine. Elle craignait de se laisser attendrir, de ne plus être capable de faire comprendre à Keith qu’il avait dépassé les limites et bafoué leur amitié au profit d’une vengeance aussi personnelle qu’incompréhensible. Car au fond, l’amertume ne pouvait dissimuler le tourment qu’Hayden traînait comme un poids lourd depuis trois mois maintenant. Elle avait beau tenir son rôle de poupée de cire à la perfection, cela ne signifiait en rien qu’elle ne souffrait pas de voir Keith de la sorte, ni que son cœur ne s’était pas serré à chaque fois que son nom s’était affiché sur l’écran de son téléphone portable. Pour autant, elle se refusait à laisser son ancien meilleur ami apercevoir de nouveau l'une de ses failles, au risque de la voir se faire exploiter une fois de plus.
Le silence s’installa, lourd, étouffant, et Hayden ne parvenait pas à anticiper la suite des événements. Lorsqu’à chaque fois qu’elle perdait le contrôle, la jeune femme sentait une légère angoisse la saisir, et les paroles de Keith reprirent leur fil avant qu’elle ne soit tout à fait parvenue à la maîtriser. La sincérité qui émanait des dires de l’ancien lieutenant la déstabilisa quelque peu et, l’espace d’un instant, la clémence put se lire sur les traits de son visage. Mais le répit fut de courte durée tandis que son ancien meilleur ami semblait s’échiner à tenter de dissimuler ses remords sous une couche de reproches, obligeant Hayden à se défendre de nouveau, comme s’il s’agissait de son procès pour avoir tenté de désamorcer une situation difficile dans laquelle Keith aurait de toute évidence souhaité continuer de se complaire. « Je t’interdis de comparer ce qui n’est pas comparable. Lorsque je suis venue te voir la première fois, c’était pour tenter de comprendre par quel tour de passe-passe ton cerveau avait cru bon de te faire assimiler mon départ pour Londres à un abandon. Je ne t’ai jamais manqué de respect comme tu as osé le faire l’autre soir. » La colère aidant, la comédienne compléta la distance qui la séparait maintenant de Keith, venant planter ses yeux bleus dans les siens. Elle y chercha machinalement une lueur bienveillante, un espoir que, peut-être, tout ça n’était qu’un malentendu dramatique et que son meilleur ami était toujours là, caché quelque part dans cette carapace d’homme grignoté par sa propre amertume. Elle n’y rencontra pourtant qu’une détresse qui lui donna la nausée. « Pourquoi continuer à te comporter comme si j’avais commis le pire des crimes ? Tu t’es servi de mes blessures, de mes faiblesses et de mes erreurs pour me faire du mal, tandis que je n’ai rien fait d’autre que monter dans un avion pour m’offrir une chance de me reconstruire ailleurs. » Mais il semblait à Hayden que le problème était autre et, loin d’être stupide, la comédienne l’avait compris depuis bien longtemps. Puisque l’ancien lieutenant continuait de prétendre qu’il n’avait rien d’autre à lui reprocher, elle sentait qu’il était temps de le confronter à ses propres incohérences, et peu importe si elle devait passer pour une garce sans cœur. Sa loyauté avait été bafouée, mais elle était toujours présente, et Hayden ne pouvait renier sa personnalité tout entière à la faveur d’une trahison qu’elle refusait d’appliquer à elle-même. « Tu as deux minutes, Keith. Pas une de plus. Et si je considère que ce que tu as à me dire n’est pas plus convainquant que ton petit manège du meilleur ami possessif et injuste de la dernière fois… » Hayden se tut. Il n’était pas nécessaire d’achever cette phrase, après tout. Ils avaient surmonté bien des querelles avec le temps et, parfois, la comédienne avait eu la douloureuse sensation qu’il s’agissait du mot de trop qui engendrerait mécaniquement leur chute. Aujourd’hui pourtant, la sensation avait laissé place à la certitude, et sa gorge se serra tandis qu’elle songeait, à regret, qu’elle ne croyait pas Keith capable de lui fournir une raison acceptable à son comportement grossier et brutal.
Les minutes passaient, mais la colère d’Hayden ne s’apaisait pas. La comédienne avait la sensation d’avoir attendu les excuses de Keith depuis des mois, simplement pour se rendre subitement compte qu’elles ne contribuaient en rien à redorer son blason à ses yeux. Elle continuait de ne trouver aucune excuse valable au comportement inacceptable de son meilleur ami, tout comme il lui semblait que les explications qu’il avançait pour tenter de lui faire comprendre les raisons qui avaient pu le pousser à agir de la sorte rendait l’entièreté de la situation plus absurde encore. Pour être tout à fait honnête, Hayden ignorait même si un quelconque éclaircissement de la part de l’ancien lieutenant pouvait encore réellement faire écho dans son esprit. A bien des égards, la comédienne songeait à quel point elle aurait préféré entendre de la bouche de Keith qu’il l’avait confronté à une humiliation publique par simple vengeance, plutôt que sous couvert d’une loyauté qui ne parvenait toujours pas à faire sens. « Me remercier ? » Hayden lâcha un ricanement froid et détaché, comme s’il s’agissait d’une blague particulièrement drôle mais toute aussi déplacée. « Oh, Keith, ne te donne pas cette peine. Crois-moi, je n’ai jamais attendu un quelconque remerciement de ta part, et ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer. » C’était presque une insulte, de sous-entendre que la comédienne s’était un jour comportée avec le jeune homme dans l’espoir d’obtenir quoique ce soit de sa part. Si elle ne s’entourait pas d’énormément de personnes auxquelles elle estimait pouvoir accorder sa confiance totale, Hayden n’avait plus à prouver une loyauté qui n’avait jamais rien exigé en retour.
Les minutes passaient, donc, et la jeune femme ne faiblissait pas dans sa rancune. Keith débitait un discours qui lui semblait sincère, et elle le connaissait suffisamment pour savoir qu’aucun de ses mots n’étaient préparés. Le discours était bien trop fébrile pour être malhonnête, et Hayden était certaine que l’ancien lieutenant n’aurait jamais mis sa fierté de côté en venant frapper à sa porte s’il s’agissait simplement d’une tentative vaine de jouer de nouveau avec son amitié. La comédienne était touchée, tentée d’accorder crédit à ce qu’elle entendait, prête à desserrer quelque peu sa mâchoire et, pourquoi pas, avancer d’un pas vers son ancien meilleur ami. Alors, pourquoi ne parvenait-elle pas à bouger, ni à ouvrir la bouche pour laisser échapper un simple mot de réconfort, n’importe quoi qui puisse assurer à Keith qu’elle parviendrait peut-être à passer l’éponge une fois qu’un peu de temps se serait écoulé ? C’était peut-être ça, le point de non-retour. La lassitude des choses, le ras-le-bol qui menaçait de l’ensevelir à chaque fois qu’elle prenait de nouveau conscience qu’ils avaient été dans cette situation il y a peu de temps, et qu’il ne faisait nul doute qu’ils y seraient encore et encore, comme des pantins voués à perpétuellement s’acharner à reproduire des erreurs similaires aux précédentes. Alors elle n’esquissa aucun geste pour le retenir, lorsqu’il se dirigea vers la porte d’entrée. A la dernière minute pourtant, sa voix s’éleva. Ferme, comme si Hayden voulait détourner l’attention de ses yeux humides, comme si elle redoutait qu’entendre son timbre trembler puisse apporter à Keith la certitude du conflit intérieur qui la tiraillait, elle qui sentait son pilier s’effondrer, elle qui n’avait jamais pensé qu’une séparation amicale puisse faire autant de mal. « J’ai passé les trois derniers mois à rejouer la scène dans ma tête, tu sais. J’ai étudié chacune de tes paroles sous tous les angles possibles et imaginables en espérant y trouver une explication rationnelle, un indice qui me permettrait de te croire aujourd’hui quand tu m’assures n’avoir jamais souhaité me blesser ni exploiter mes failles. » Au fond, la question de la sincérité de l’ancien lieutenant n’avait plus vraiment d’importance. Hayden reconnaissait volontiers le sentiment de culpabilité qui agitait Keith, et elle ne souhaitait nullement le contredire. Mais la problématique était plus profonde encore, et la comédienne se sentait excédée de ne pas tout à fait parvenir à mettre le doigt dessus. « Oublie Jamie, c’est bien trop facile de lui attribuer l’entièreté de nos discordes. Il a peut-être fait des erreurs, mais c’est toi qui as attaqué le premier, au gala. Et il n’était pas là, toutes les fois précédentes où tu avais visiblement un amas de reproches à m’adresser. » La sensation de tourner en rond était tenace. Hayden avait l’impression d’avoir emprunté ce chemin à de nombreuses reprises auparavant, et l’ensemble de leur échange dégageait un déjà-vu amer. C’était ridicule, cette accumulation de non-dits tenaces. Et elle avait perdu la patience d’attendre que Keith se décide à faire preuve de suffisamment de transparence pour lui confier ce qui lui déplaisait tant dans ses choix de vie qu’il lui semblait nécessaire de la réprimander systématiquement comme si elle était une enfant.
Hayden sembla sortir de sa torpeur, parcourant enfin la distance qui la séparait de son ancien meilleur ami. Son regard vint s’accrocher au sien qui tentait déjà de la fuir, mais la comédienne persista, essayant de parvenir à lire ce qui agitait Keith au plus profond de son esprit. La comédienne n’y rencontra que du doute, de la détresse et une mélancolie durable. « Je n’ai pas envie de te voir quitter cet appartement pour toujours, sois en certain. Mais tu ne peux plus continuer à te braquer systématiquement lorsque j’emprunte un chemin qui n’est pas le tien. Tu ne peux plus continuer à m’imposer tes choix, simplement parce que tu es certain qu’ils sont meilleurs que les miens. Je ne t’appartiens pas, Keith. » L’humidité sur ses joues la frappa de plein fouet. Hayden ne s’était pas rendu compte que les larmes avaient coulé, n’avait pas pris conscience que la tristesse venait de prendre la place de la colère. Ou peut-être était-ce la fatigue, alliée à la douloureuse certitude qu’un pan entier de sa vie allait manifestement trouver son point final ce jour-là. « Est-ce que tu t’es déjà demandé si tout ça rimait encore à quelque chose ? » Ce qui allait suivre n’allait pas plaire à l’ancien lieutenant. La comédienne le savait pertinemment, car elle sentait son propre pouls s’accélérer sous l’émotion que lui apportait une telle conclusion. Hayden n’avait jamais autant détesté endosser le rôle de la décisionnaire qu’aujourd’hui. « J’ai… on a essayé pendant trois ans, et j’ai vraiment pensé, à mon retour, que tous nos efforts avaient fini par être suffisants. Il est peut-être temps de regarder la vérité en face. » Elle stabilisa à la dernière minute le ton de sa voix qui avait menacé de se briser sous la difficulté de l’exercice. « Notre amitié… je ne suis pas certaine qu’elle ait encore un véritable sens. » Le couperet était tombé, et la comédienne constata qu’elle n’était pas le moins du monde apaisée par l’évocation, à voix haute, d’un tel constat. Son cœur se serra un peu plus en réalisant que ses paroles avaient sonné comme un adieu, mais elle ne détourna pas le regard. Hayden demeura droite face à Keith, le regard toujours fermement accroché au sien, déterminée à ne pas flancher. Elle ne voulait pas le perdre, pas le moins du monde. Elle voulait retourner à une époque où les choses étaient plus simples, une époque où elle pouvait encore se rendre à chez le jeune homme à l’improviste en étant certaine de ne pas rencontrer un regard froid pour tout accueil, en étant sûre que l’après-midi qui suivrait parviendrait à dissiper temporairement toutes ses inquiétudes intérieures. Hayden aurait pu renoncer à beaucoup de choses, si on lui avait assuré que ses sacrifices seraient suffisants pour retrouver la facilité de leurs échanges, et les points de divergence qui les avaient pourtant un jour rapprochés. Mais à cet instant, la comédienne n’était plus certaine que le jeu en vaille la chandelle. Ils étaient devenus bien trop différents ; ou peut-être l’avaient-ils toujours été, et Keith paraissait alors ne plus souhaiter faire semblant.
Plus tard et à tête reposée, loin de l’émotion du moment et des sentiments contradictoires qu’il avait déterré, Hayden serait en mesure de s’avouer pleinement qu’elle avait regretté ses paroles à la minute où elles avaient passé la barrière de ses lèvres. Elle aurait sans doute pris conscience, entre-temps, qu’il ne servait à rien de chercher à blesser l’autre simplement car il avait porté le coup fatal en premier, et que pousser Keith dans ses derniers retranchements en espérant un réveil de sa part n’avait jamais été la solution. Pour l’instant pourtant, la comédienne ne se sentait pas capable d’agir autrement : il lui semblait avoir d’ores et déjà épuisé l’ensemble de ses recours, de la colère à la tentative de compréhension en passant par la possibilité de le laisser s’exprimer pour tenter de comprendre ce qui se passait dans son esprit. Mais au fur et à mesure que les minutes défilaient, les questions laissaient place à des interrogations plus confuses encore, et Hayden ne comprenait tout simplement plus la situation dans laquelle elle se trouvait. La seule chose dont elle pouvait être certaine, c'était que les excuses de l’ancien lieutenant étaient dénuées de toute tentative de manipulation. La comédienne reconnaissait chacun de ses gestes tremblants, chacune de ses paroles hésitantes. Sa mâchoire serrée par l’envie de répliquer en sachant pertinemment qu’une telle réaction ne soutiendrait pas sa cause, la proximité qu’il souhaitait instaurer tout en rêvant de la fuir. Le constat était plus lourd encore, de prendre conscience que les remords étaient véritables mais qu’ils n’étaient plus suffisants. Dans son esprit défilait l’hypothétique situation dans laquelle Hayden finirait comme toujours par lui pardonner, suivie de près par Keith qui ravalerait ses reproches autant que sa fierté, conforté dans sa démarche par la comédienne qui ferait comme si, comme si elle ne voyait pas les regards lourds de jugement, comme si elle ne sentait pas l’éloignement motivé par une incapacité à fonctionner comme avant. Pour la première fois depuis longtemps, la jeune femme se demandait à quoi pouvait bien rimer cette accumulation de faux-semblants, et elle ressentait une peine amère en prenant conscience qu’il était devenu beaucoup trop cruel de s’imposer autant de douleurs pour le peu de bons moments qui en résultaient. Lorsque cette pensée déplaisante lui avait traversé l’esprit quelques années en arrière, Hayden était encore à Londres, l’ancien lieutenant avait cessé de se battre, et la comédienne ne savait plus comment l’atteindre. A l’époque, il lui avait été facile de mettre son ressenti pessimiste sur le compte de la distance qui les empêchait de communiquer correctement, plus aisé encore de se convaincre que les choses rentreraient dans l’ordre d’elles-mêmes le jour où ils se retrouveraient enfin dans la même pièce, le jour où elle serait en mesure d’analyser chacun des signaux qu’elle percevait et qui pouvait lui prouver qu’ils n’étaient pas encore tout à fait devenus de parfaits étrangers l’un pour l’autre. Aujourd’hui pourtant, il devenait nécessaire de se rendre à l’évidence : si Keith se trouvait désormais à sa portée physique, il demeurait inaccessible, et le fossé qui les séparait n’était plus en mesure de se combler grâce à des excuses et à des paroles de réconfort. Le mal qui rongeait leur amitié était plus insidieux encore, et visiblement hors d’atteinte : Hayden avouait à regret à quel point elle était fatiguée de chercher sans jamais trouver, ni même comprendre quelle chimère l’ancien lieutenant attendait d’elle qu’elle poursuive. Oui, ce jour-là, la comédienne était prête à rendre les armes le cœur lourd mais la tête haute, animée par un dernier devoir de protection qu’elle devait à Keith aussi bien qu’à elle-même : la nécessité d’abréger leurs souffrances à tous les deux, et de rendre à son meilleur ami une liberté qu’elle le savait incapable de s’accorder de son propre chef. La comédienne avait été sincère, en lui exposant qu’elle ne souhaitait nullement le voir quitter son appartement pour toujours, passer sa porte d’entrée en sachant qu’elle ne le reverrait peut-être jamais ailleurs qu’au détour d’une rue de Brisbane par le plus grand des hasards. Mais Hayden savait également, pour l’avoir personnellement vécu trois ans plus tôt, que la seule solution qui s’offrait parfois nécessitait des départs larmoyants et des adieux non-désirées. Peut-être était-ce leur dernier recours, face à un Keith qui ne semblait plus tirer un quelconque bienfait de sa présence. Et il devait savoir, au fond de lui, que la comédienne n’accepterait de le tenir hors de sa vie qu'à une seule condition : que ce sacrifice puisse signifier qu’à terme, son meilleur ami ne souffre plus.
Ses réflexions intérieures ne l’avait pas mené beaucoup plus loin, et Hayden était presque parvenue à s’auto-persuader que son cœur n’était pas douloureux, à l’idée de continuer à vivre comme si de rien n’était, comme si elle ne venait pas de perdre l’une des seules constances dans sa vie ces dernières années. C’était presque devenu un jeu d’enfant, de faire comme si son propre discours ne la blessait pas autant qu’elle le blessait lui, comme si les larmes réflexes qui coulaient maintenant pleinement sur ses joues étaient dues à la colère et non pas à une profonde tristesse. Mais c’était sans compter sur Keith et sa loyauté à toute épreuve, Keith et son dévouement sans limites, Keith qui ne voulait pas voir que leur situation était sans issue dans l’état actuel des choses. Ses mots la touchèrent en plein cœur sans qu’elle ne le désire vraiment, et son besoin de se justifier reprit le dessus sur la raison, sur le bon sens, sur tout le reste, en somme. Hayden ne pouvait pas le laisser partir en lui donnant la satisfaction de croire qu’elle était la méchante de l’histoire, qu’elle ne ressentait aucune douleur à mettre fin à leur amitié sans ménagement, qu’elle avait fait semblant de tenir à lui et qu’elle continuait de faire semblant d’avoir besoin de sa présence dans sa vie. Car au fond, l’ancien lieutenant venait peut-être de mettre bien malgré lui le doigt sur le problème : toute cette histoire aurait été tellement plus simple, s’ils se détestaient vraiment. « Tu n’as pas le droit d’insinuer que tu n’as jamais compté pendant tout ce temps, Keith. Pas après tout ce que j’ai pu faire pour toi, pas après tout ce que j’ai pu te dire durant toutes ces années. » La proximité de son meilleur ami l’étouffait et l’empêchait de réfléchir convenablement, mais Hayden sentait qu’il s’agissait sans doute de sa dernière chance de le faire réagir, de lui faire prendre conscience qu’ils fonçaient droit dans le mur à une vitesse bien trop élevée pour être maîtrisée à temps. « Et tu te trompes. Je ne suis pas en train de préparer mes cartons pour rentrer à Londres, au contraire. J’essaye de redonner un semblant de vie à cet appartement pour me prouver que je n’ai pas fait tout ça en vain. » La comédienne se dégagea doucement de Keith, une attitude qui contrasta avec la façon rageuse dont elle essuya les dernières larmes qui coulaient encore de ses yeux. « Tu as le droit de m’en vouloir, de ne pas t’avoir tout dit à propos de mon retour ici. Mais sache que c’est avant tout à moi-même que j’ai menti, pas à toi. » La solution à l’ensemble de cette situation ne se trouvait certainement pas là, mais c’était toujours un début. Hayden avait compris, un peu tard cependant, que rien ne s’arrangerait si Keith persistait dans son comportement de victime collatéral, dans son obstination à se croire systématiquement rejeté ou abandonné. Dans ce domaine, elle avouait sans détours que les torts étaient partagés : la jeune femme n’était pas parvenue à le rassurer suffisamment pour lui ôter ces idées de la tête. « Quels sont nos choix possibles, Keith ? Parce que de là où je suis, je n’en vois que deux : continuer à se rendre la vie impossible, ou accepter que l’on ne puisse plus continuer comme ça et que l’on a besoin de temps autant que de recul. » Sa main s’était saisie de celle que l’ancien lieutenant avait laissé en suspens sur sa joue, et Hayden se raccrocha à ce contact physique pour tenter d’oublier à quel point ses propres paroles sonnaient comme un « au revoir ». Elle savait que son meilleur ami, lui, ne s’y tromperait pas.
Hayden était fatiguée de se battre contre des moulins à vent. Elle ne s’était jamais embarquée dans ce vol pour Brisbane dans l’optique d’enterrer définitivement son amitié avec Keith, pas plus qu’elle ne s’était attendue à ce que l’entièreté de ce qui avait pu les lier par le passé ne dégénère de la sorte. L’ancien lieutenant faisait preuve d’une mauvaise foi irritante, mais la comédienne le connaissait suffisamment pour reconnaître que cette fois-ci, il ne lui serait plus possible d’aller contre son opinion en espérant lui faire ouvrir les yeux sur l’irrationnalité des conclusions à cette situation qu’il se plaisait à tirer seul. « La colère t’aveugle, et tu laisses ta rancœur parler à ta place. » Il s’agissait d’un constat plus que d’un reproche, tant son meilleur ami avait déjà dépassé depuis longtemps les limites de la logique. Hayden voyait désormais à quel point il ne s’était pas une seule fois retourné pour s’assurer qu’elle le suivait toujours : pour quelqu’un d’aussi déterminé, c’était aussi amer que douloureux, de s’avouer vaincue. La frustration ne cessait de grandir, menaçant d’emplir la pièce et de les étouffer, à moins que l’atmosphère chargée d’électricité n’ait raison d’eux en premier. La comédienne aurait subitement tout donné pour ne pas être dans cette pièce, à ce moment précis, en train de tenter de convaincre Keith du bien fondé de sa proposition de laisser l’eau couler sous les ponts, alors qu’elle-même n’était pas certaine qu’elle parviendrait à s’habituer à son absence. Mais son meilleur ami continuait de cracher son venin, ne se souciant désormais guère de toucher ou non sa cible, n’ayant visiblement même pas pris conscience qu’Hayden avait de nouveau creusé l’écart physique qui les séparait, lâchant sa main en s’efforçant de retrouver sa contenance habituelle. « Et si tu décidais de revenir à un semblant de raison, tu te rendrais compte à quel point il est ironique, de me parler de choses inachevées. » Car à ses yeux, Keith avait multiplié les mauvais choix, dans sa quête perpétuelle de ne jamais vouloir apposer un point final aux choses qui échappaient à son contrôle. Une peur de la fin de tout et de ses relations qui l’avait mené à ne pas dénoncer Andréa à la police, à ne pas se soigner suffisamment pour être en mesure de tourner la page et de renoncer à sa vie d’avant, à refuser de détacher son regard de celui d’Hayden en craignant que ce soit la dernière fois qu’il en aurait la possibilité. La comédienne savait qu’elle avait fui bien des choses, par peur de les achever totalement. Mais que l’ancien lieutenant soit incapable de séparer ses erreurs du passé de ce moment précis où elle essayait justement de sauvegarder le peu de leur lien qui n’était pas encore rongé par la rancœur lui déclenchait une véritable nausée.
Il n’en demeurait pas moins que les supplications de Keith, elles, menaçaient sérieusement de faire vaciller ses belles certitudes, apportant à leur tour un sentiment de culpabilité naissant. Pour autant, Hayden ne céderait pas, et l’ancien lieutenant en était certainement conscient, quelque part au fond de son esprit. Cela ne signifiait nullement que l’ultimatum qu’exprimait la comédienne à voix haute était prononcé de gaieté de cœur. L'échec était douloureux, dans sa vie personnelle plus qu’ailleurs, et elle n’était pas certaine que cette fois-ci, elle en sortirait tout à fait indemne. Hayden ne fut pas surprise d’entendre son meilleur ami accepter sa décision à demi-mots amers, et elle garda pour elle d’éventuelles paroles de remerciements qui n’aideraient personne dans leur situation, tant elles sonneraient clichés et railleuses. Keith, lui, n’était visiblement pas décidé à s’arrêter en si bon chemin, et la comédienne l’observa abattre ses dernières cartes, peinée de réaliser une nouvelle fois que cette fois-ci, aucune parole ne serait en mesure de la faire changer d’avis. Tout comme aucune parole ne serait capable de l’empêcher de se sentir comme un monstre. « Je n’en sais rien. » Et c’est bien pour cette raison, qu’Hayden s’évertuait à vouloir prendre du recul. Là où son meilleur ami voyait des certitudes, la comédienne n’apercevait qu’un éventail de possibilités peu reluisantes et auxquelles elle désirait plus que tout échapper. Elle ne supportait plus de le voir se complaire dans un pessimisme dissimulé, tandis qu’elle avait tout donné pour tenter de leur maintenir la tête hors de l’eau. « Si c’est pour tenir de tels propos, je crois qu’il est préférable que tu partes, Keith. » Sa voix s’était légèrement adoucie, comme si elle désirait lui faire comprendre qu’au-delà de le mettre à la porte, elle souhaitait simplement mettre fin à leur discussion qui menaçait de dégénérer et d’aggraver les choses de façon irrémédiable. Sous le coup de l’émotion, la dernière phrase du lieutenant aurait presque pu passer inaperçue ; il n’était pas rare qu’il fasse appel à Andréa et aux dommages qu’elle avait pu causer le jour où elle avait décidé de tirer dessus sans une seule arrière-pensée. Sans doute était-il sincère, peut-être cherchait-il à jouer sur la corde sensible d’Hayden qui avait bien cru perdre son meilleur ami pour toujours. Que Keith évoque une seconde fois, en revanche, était inédit : à quoi faisait-il référence, au juste ? La comédienne abhorra une moue dubitative, ouvrit la bouche pour répliquer, mais se stoppa à temps. L’ancien lieutenant était tout aussi bouleversé qu’elle, et il n’était pas question de relancer la machine en se risquant à une nouvelle interrogation que Keith interpréterait de la mauvaise manière. Gardant sa réflexion intérieure dans un coin de sa tête, elle se saisit brièvement de la main du jeune homme pour la caresser doucement, s’efforçant de soutenir son regard, comme pour le graver quelque part. « Je t’appelle. » Et tandis que la porte se fermait derrière lui, Hayden lutta contre la petite voix qui lui soufflait que peut-être, tout ceci était une terrible erreur. Qu’au fond, elle n’était pas certaine que le jour où elle se sentirait prête – en partant du principe que ce jour arriverait prochainement -, le jeune homme soit en mesure de leur accorder une opportunité de redémarrer à zéro. Le risque était certain, mais s’imposait encore et toujours la question à un million : quelles autres options possédaient-ils ?