La matinée avait été éreintante mais, plongée dans l’exercice le plus pur de sa passion, Hayden se sentait revivre. Elle n’avait jamais vraiment pensé avoir une quelconque fibre pédagogique et, à bien y réfléchir, il était tout à fait possible que la plupart de ses élèves lui passent son manque d’expérience professoral en l’honneur de son statut de comédienne confirmée. Pour autant, il semblait à la jeune femme qu’au fur et à mesure des semaines écoulées, son groupe parvenait réellement à progresser dans la direction qu’elle leur avait donné, et Hayden se sentait aussi fière d’eux que de leurs progrès. Sa raison lui soufflait qu’elle ne s’était pas trompée, lorsqu’elle avait vu en Clément un potentiel fort, des années plus tôt. Brisbane renfermait bel et bien de véritables talents bruts, et elle était heureuse de pouvoir y contribuer à sa façon. Elle profita du dernier cours précédant le week-end pour féliciter l’ensemble de ses élèves de leurs améliorations notables, suffisamment concentrée pour ne pas remarquer le visage de son grand frère parmi le public qui s’étalait face à elle. Et pour cause : s’il y avait bien un endroit dans lequel la comédienne ne s’attendait définitivement pas à rencontrer Samuel, c’était bien un théâtre. Alors quand son regard accrocha la silhouette nonchalante du jeune homme qui s’avançait vers elle en même temps que les étudiants s’éloignaient, Hayden ne réagit pas immédiatement, surprise d’une telle visite après deux ans d’absence l'un dans la vie de l’autre. Comme elle aurait pu le deviner, cependant, son grand frère, lui, ne s’embarrassa pas d’un constat aussi amer, préférant se comporter comme s’ils avaient partagé un repas familial la veille au soir. La comédienne lui rendit son baiser sur la joue distraitement, toujours sur la défensive. « Bonjour, Samuel. Je suis heureuse de te voir, après tout ce temps. » Car même si la démarche n’émanait pas directement d’elle, cela ne voulait nullement dire qu’elle n’était pas capable de l’apprécier. « Te remplacer pour ? » Hayden fixa son frère avec une moue dubitative, ne comprenant pas très bien où ce dernier souhaitait en venir. Ou plutôt, si. Ce n’était pas la première fois que William faisait appel à son cadet lorsqu’il s’agissait de lui délivrer des messages en demi-teinte, et la comédienne doutait que Samuel ne soit là de son plein gré pour une simple visite de courtoisie.
La remarque concernant la santé de ses élèves la fit rouler des yeux, mais elle décida de prendre sur elle. Il sembla à Hayden qu’il s’agissait avant tout d’une tentative d’humour très maladroite, et la comédienne se sentait beaucoup trop fatiguée pour lutter contre la vision très personnelle que Samuel possédait des choses. « C’était un cours sur l’expression des sentiments. Ils devaient retranscrire des émotions sans se servir de la parole et je dois dire qu’ils ont très bien réussi l’exercice. » Au contraire de son grand frère qui, lui, semblait se complaire dans sa maîtrise quasi-parfaite de l’inexistence de la communication non-verbale. « Et je ne suis pas en vacances, on en a déjà parlé. » La comédienne s’était exprimée d’une voix calme, comme à chaque fois qu’elle s’adressait à son grand frère. Elle avait pris l’habitude d’échanger avec lui comme elle échangerait avec un enfant, ne se froissant jamais de devoir lui répéter des choses simples à longueur de temps quand elle était tout à fait certaine d’avoir déjà répondu à ses sempiternelles mêmes questions. Bien que leur relation familiale soit construite sur des fondations aussi fragiles qu’instables, Hayden connaissait Samuel par cœur et pouvait se vanter d’être en mesure d’anticiper la plupart de ses réactions sans se tromper. Et s’ils étaient le jour et la nuit à bien des égards, la comédienne nourrissait une affection fraternelle qui l’avait toujours poussé à adapter son discours en fonction du comportement de son grand frère, parfois même sans en prendre conscience. C’était de cette manière que fonctionnait l’ensemble des Siede : chacun était au courant de la façon d’agir des autres, et tous s’assurait d’interagir en prenant compte des caractéristiques des uns et des autres. Cela ne signifiait pas pour autant qu’Hayden comprenait toujours ce qui pouvait passer par la tête de Samuel, ni même qu’elle approuvait ses propos et ses actes. Avec le temps, elle avait appris qu’il ne servait pourtant à rien de lutter contre son frère : impulsif, il agissait de sa propre initiative sans jamais se soucier de l’image qu’il pouvait renvoyer aux yeux de son entourage, et Hayden avait toujours été fière de cet aspect de sa personnalité. « J’ai été très occupée depuis mon retour à Brisbane, Sam. Entre mon appartement à récupérer et les cours que je donne ici, j’avoue que je n’ai pas vraiment eu une minute à moi pour souffler. » Au fond, rien de tout ça n’était un mensonge, ni même une omission. Les derniers mois avaient été plutôt mouvementés pour Hayden, plongée dans un marasme entre confrontations, tentatives de réconciliations et projets professionnels simplement évoqués. Pourtant, la jeune femme s’était bien gardée d’évoquer le sujet de Keith et de Jamie avec Samuel, réaliste concernant la réaction que de tels aveux pouvaient engendrer. Elle savait son grand frère fervent défenseur du premier et persuadé qu’une relation amoureuse existait entre eux, et n’ignorait pas plus la rancœur qu’il semblait porter à l’encontre du deuxième qui, pourtant, n’avait jamais porté d’affront envers la fratrie Siede, si ce n’était d’avoir brisé le cœur d’Hayden sans vraiment en être responsable à cent pourcent, bien évidemment. La comédienne ne se sentait pas prête à entendre les questionnements déplacés de Samuel, ni même les reproches qui suivraient sans aucun doute. Tout était encore beaucoup trop frais, beaucoup trop douloureux. Beaucoup trop fragilisant. « J’ai raté un anniversaire, c’est ça ? » Le ton se voulait léger, comme un trait d’humour qu’Hayden tentait d’imposer pour égayer l’atmosphère qui se faisait déjà pénible. Puisqu’il était certain que le jeune homme n’allait pas manquer d’exprimer à voix haute les critiques qu’il avait à lui adresser concernant sa gestion du temps accordé à sa famille, Hayden était prête à tout pour repousser l’échéance avec quelques moments de légèreté qui, elle le savait, ne ferait malheureusement pas diversion bien longtemps.
Hayden avait beau ignorer depuis combien de temps la discussion venait de débuter, elle était pourtant certaine d’une chose à ce stade : Samuel l’agaçait déjà fortement, du haut de ses beaux discours au bas de ses leçons de morales à peine dissimulées. Dans l’ensemble de la fratrie Siede, l’ingénieur était sans aucun doute celui qui lui avait toujours tenu le plus rigueur de son manque flagrant d’efforts lorsqu’il s’agissait de prendre soin des liens qui l’unissait à sa famille, même si la comédienne se doutait que la patte de leur frère aîné n’était sans doute jamais très loin. Pendant longtemps pourtant, Hayden avait espéré obtenir auprès de Samuel un soutien qu’elle ne se voyait chercher nulle part ailleurs, bien qu’il lui était hors de question de se l’avouer aujourd’hui. Après tout, il semblait à la jeune femme que leurs points communs n’étaient que renforcés par leurs nombreuses divergences. Sous bien des aspects, lui aussi se complaisait à suivre un chemin parallèle à celui des Siede, même s’il s’illustrait, ironiquement, comme beaucoup plus doué pour suivre le mouvement qu’Hayden elle-même. Cette dernière l’avait longtemps idéalisé, envieuse de son parcours d’électron libre à qui pourtant leurs parents ne lui reprochaient rien, car sa facilité à trouver sa place et à savoir comment agir avec le reste de ses frères et sœurs était une qualité dont la comédienne n’avait malheureusement pas hérité. Avec le temps, cette admiration tue s’était muée en une incompréhension qui avait dressé une barrière invisible entre eux, sans qu’Hayden ne se sente capable de trouver les mots suffisants pour pouvoir la franchir. Et puis l’habitude s’était installée et, à force, la jeune femme ne parvenait même plus à imaginer une issue différente à chacune des discussions qu’elle pouvait avoir avec Samuel. Il finirait par se lasser, elle finirait par se braquer, et ils laisseraient des mois, des années s’écouler avant que William n’intervienne de nouveau, dans une vaine tentative de les rapprocher. Et si Hayden espérait toujours que les choses finiraient par changer, elle se sentait toujours aussi démunie lorsqu’elle se retrouvait face au mur déstabilisant que représentait Samuel Siede.
Samuel l’agaçait donc, mais comme toujours, Hayden déployait bien volontiers des trésors de patience, si cela pouvait signifier que William ne lui tombe pas dessus dans quelques jours lorsqu’il apprendrait que la comédienne n’avait pas été des plus réceptives à la démarche de son petit frère. « Je ne disais pas ça pour que tu te justifies, Sam. Je suis honnêtement heureuse de te voir. » La comédienne haussa les épaules, consciente qu’il ne servait à rien d’insister plus longtemps. De ce qu’elle pouvait constater, Samuel n’avait même pas l’air de s’être rendu compte qu’il s’agissait de retrouvailles après un temps d’absence qui se comptait en années dorénavant. « Je me doutais bien que tu n’étais pas ici de ton plein gré. » Le constat venait de sonner comme un reproche, mais Hayden espérait que son frère n’en saisirait pas la nuance. Heureusement pour elle, et comme souvent lorsqu’elle avait affaire avec Samuel et son cheminement de pensées aussi rapide que chahutant, le jeune homme était déjà passé à autre chose. Il était désormais question des cours qu’elle prodiguait à la Northlight qui, semblaient-ils, demeuraient un vrai mystère aux yeux de son frère. Laissant échapper un léger soupir, la comédienne tenta tant bien que mal de formuler les paroles qui réussiraient à donner sens à ses choix de vie dans l’esprit de Samuel. « Pour la plupart, ils ont déjà tous de solides bases en comédie. Je fais simplement en sorte de les aider à s’améliorer, comme grand-père faisait avec moi. Tu te souviens ? » Hayden secoua la tête, comme pour chasser les beaux souvenirs qui perduraient à se faire douloureux des années plus tard. « En aucun cas cela ne remplace ma carrière en Europe : vois plutôt ça comme un complément provisoire tant que je reste à Brisbane. Même si, je te l’accorde, tu n’avais pas toutes les cartes en main pour le deviner toi-même. » Bien sûr, que son métier de comédienne demeurait l’une des choses les plus importantes à ses yeux. Et, sur ce point, elle était à peu près certaine que Samuel pouvait la comprendre mieux que quiconque, lui qui ne jurait que par les sciences et la technologie.
Le véritable cœur du problème – et, par conséquent, la véritable raison de la venue de l’ingénieur – ne se fit pas prier plus longtemps avant d’être exposé sur la table. Hayden conserva un silence de retrait durant la quasi-totalité du monologue de Samuel, estimant le connaître suffisamment pour savoir qu’elle n’arriverait de toute manière pas à imposer une réponse qui serait entendue tant que son frère n’aurait pas vidé son sac. Si elle trouva la tirade profondément injuste sur certains points, la comédienne fut contrainte de ravaler sa fierté en constatant que, pour d’autres, elle ne possédait pas réellement d’excuses viables. Bien qu’elle ne démordrait pas d’avoir indubitablement manqué de temps face à la cacophonie et à l’enchevêtrement de situations toutes plus compliquées les unes que les autres que son retour avait engendré, il ne faisait nul doute qu’Hayden aurait fait preuve d’une mauvaise foi qui ne lui ressemblait pas si elle avait laissé sous-entendre qu’elle n’avait pas fait exprès d’éviter au mieux le domicile familial. Mais comment la comédienne était-elle supposée expliquer à un garçon aussi concret que Samuel des concepts qui relevaient presque entièrement de ressentis complexes et d’un sentiment de non-appartenance ? « C’était un peu compliqué pour moi, ces derniers temps. J’ai eu quelques problèmes à régler qui n’ont pas laissé de place pour grand chose d’autre. » La jeune femme détourna le regard, peu surprise de constater que la famille était bien le seul domaine qui continuait l’exploit de réussir à la gêner. « Mais si tu me dis que je manque à maman, alors je ferais un effort. » Ce n’était pas comme si Samuel lui laissait le choix, de toute manière. Mais ça, hors de question de l’assurer à voix haute.
Hayden aurait pu prédire le moment où son frère prendrait la poudre d’escampette les yeux fermés. Le message qui lui avait été transmis venait d’être délivré plus ou moins adroitement, et la comédienne se doutait que Samuel était assez submergé de travail pour considérer cette entrevue comme une réelle perte de temps professionnel. La jeune femme elle-même fut tentée de prendre congé de son aîné, espérant ainsi éviter de nouvelles leçons de morale qu’elle se sentait trop fatiguée pour supporter de nouveau. Mais un détail de l’exposé de l’ingénieur avait éveillé sa curiosité, et Hayden sentait qu’elle ne parviendrait pas à lutter contre l’envie d’en savoir plus bien longtemps. « Sam, j’ai une question. Ce gala que tu viens d’évoquer, tu es le seul à en avoir entendu parler ? » Le fiasco avait été total, et la jeune femme en assumait tout autant l’issue qu’elle ne se considérait comme nullement responsable de la façon dont les choses avaient pu déraper, simplement de son manque de gestion après coup. Pour autant, elle ne souhaitait pas que de tels esclandres puissent se frayer un chemin jusqu’à un membre de sa famille sans qu’Hayden n’ait l’occasion de s’en expliquer. La fierté familiale était importante, pour les Siede. Et si la communication n’était plus toujours chose aisée avec le temps, la comédienne redoutait toujours autant de pouvoir les décevoir.
La remarque de Samuel à propos de son talent la toucha en plein cœur, autant qu’elle en demeura silencieuse sous l’effet de la surprise. Ce n’était pas commun, pour l’un des aînés Siede, d’exprimer un quelconque compliment à voix haute, et encore moins lorsqu’il se trouvait être adressé à Hayden. Cette dernière le connaissait d’ailleurs suffisamment pour deviner qu’il s’était exprimé sans arrière-pensée aucune, sans réfléchir à l’impact de ses paroles, sans se dire une seconde qu’il pouvait s’agir à la fois d’un geste de sympathie à l’égard de sa sœur et d’une inexactitude totale en ce qui concernait le talent des élèves de la comédienne. La plupart brillaient par leurs interprétations, et Hayden était certaine de l’avenir assuré qui en attendait un bon nombre. Mais l’expliquer à Samuel, qui s’était visiblement auto-persuadé que le métier qu’elle exerçait à Brisbane était inutile, semblait vain. Son flux de pensées circulait dans tous les cas beaucoup trop vite pour lui donner l’occasion de répliquer quoique ce soit, et la remarque suivante atteignit sa cible bien plus directement cette fois-ci. Bien entendu, la disparition de son grand-père n’avait pas atteint qu’Hayden, mais elle était pourtant celle qui avait pris le plus de temps à faire son deuil. Personne ne s’en était étonné, et pour cause : la comédienne avait passé plus de temps avec son grand-père que n’importe qui au sein de la fratrie Siede, et elle n’avait jamais cessé de répéter à qui voulait l’entendre qu’elle lui devait tout. La douleur avait été tenace, la tristesse tout autant : venant d'une autre personne, Hayden aurait donc pris une telle référence comme un véritable affront mais, une nouvelle fois, elle ne parvenait pas à en vouloir à Samuel qui n’avait jamais réellement perçu la souffrance de sa sœur à ce sujet. « Bien sûr, qu’il me manque. Il ne se passe pas une seule journée sans que je pense à lui, à ce qu’il me dirait s’il était encore là, à ce qu’il pourrait bien penser de ma carrière. J’aimerais savoir s’il serait fier de mes choix. » Hayden s’était confessée pudiquement, sans vraiment le vouloir, sans espérer une quelconque réaction de la part de Samuel. Quelques années plus tôt, sa voix aurait certainement tremblé en évoquant le sujet ; depuis, elle avait appris à anesthésier la plupart de ses sentiments, surtout lorsqu’elle ne percevait plus l’intérêt d’en discuter avec la personne qui se trouvait en face d’elle. « Mais tout ça n’a rien à voir avec lui, et encore moins avec l'argent. Je fais ça par envie, Sam, simplement car j’ai besoin de voir autre chose. » D’entrapercevoir de nouveaux horizons, de ne plus seulement se contenter de faire ce que l’on attendait d’elle. Savoir qu’elle était capable de bien plus, de toujours plus, de toujours mieux. Hayden ne se sentait réellement vivante qu’en se surpassant chaque jour, elle le savait. La comédienne n’ignorait pas non plus que si le discours de Samuel l’agaçait autant, c’était sans doute qu’au fond, il n’avait pas tout à fait tort. Elle avait beau avoir développé une crainte à l’idée de se réunir en famille qui lui paraissait fondée, Hayden ne pouvait pas réfuter que l’argumentaire de son frère l’était tout autant. Il lui faudrait sans doute affronter ses craintes irraisonnées un jour ou l’autre, et elle visualisait cette occasion comme une opportunité qui inscrirait un point final à sa fuite. « Tu peux compter sur ma présence, c’est promis. » Et s’il y avait bien une chose dont l’ingénieur ne pouvait douter à propos de la comédienne, c’était sa propension à ne jamais avancer de promesses si elle ne se sentait pas capable de les honorer.
La suite du discours de Samuel lui arracha un sourire sincère. Tout autant bourré de maladresse que son grand frère pouvait être, il semblait à Hayden que ce qu’il venait d’avouer avoir effectué pour elle était une véritable preuve d’affection fraternel. Oh, bien sûr, elle ne doutait pas qu’il se soit simplement exécuté à la demande de Blake et que, de son propre point de vue, toute cette manœuvre n’ait été qu’un défi supplémentaire dans un domaine qui représentait toute sa vie. Là encore, la comédienne songea à quel point leur relation était devenue un gâchis, au fil des années. Ce genre d’acte ne parvenait qu’à lui prouver chaque jour un peu plus que Samuel était capable de prendre soin d’elle comme elle était capable de l’en remercier, mais que chacun était devenu bien trop pudique pour le reconnaître ou même s’engager sur cette voie. « Tu as vraiment piraté tous les sites qui parlent du gala ? C’est illégal, non ? » Sa remarque était à la fois rhétorique et naïve, et Hayden savait que son frère ne manquerait pas l’occasion de lever les yeux au ciel en lui expliquant qu’évidemment, il avait été contraint de contourner la loi, mais qu’il ne s’agissait pas de quelque chose qui lui faisait peur. Tout comme il devait sans doute souligner intérieurement à quel point il s’agissait d’une insulte à son talent, qu’elle puisse sous-entendre qu’il n’ait pas été capable de faire ce qu’il venait de décrire. « Pour la dernière fois, Samuel, je ne suis pas en couple avec Keith. Mais merci d’avoir couvert mes arrières. Je suis désolée s’il t’a importuné. » La comédienne avait délibérément choisi de ne pas s’étendre sur le sujet pour éviter de tirer la sonnette d’alarme sur la gravité relative du chemin qu’avait pris son amitié avec l’ancien lieutenant. Pour autant, son visage s’était assombrit. Hayden n’arrivait pas à croire que Keith ait pu pousser le vice au point de contacter un membre de sa famille pour obtenir des informations à son sujet, bien qu’il lui soit facile d’avouer qu’elle ne lui avait sans doute pas laissé beaucoup d’autres possibilités de l’atteindre. Heureusement, il s’agissait de Samuel et de son incapacité à se soucier de ce genre d’interrogations. « En tout cas, je suis sûre qu’il n’y a que toi que mon comportement de ce soir-là a impressionné. Oh, et Mia, je suppose ; enfin, seulement si je n’avais pas gâché autant de whisky dans la manœuvre. » Hayden esquissa un léger sourire en songeant à la réaction que Blake avait dû avoir en apprenant par la presse les événements du gala. Elle l’imaginait sans trop de difficultés paniquer, puis appeler William, puis paniquer de nouveau, puis faire jouer tous ses contacts pour s’assurer que la réputation d’Hayden ne soit pas plus entachée encore. Décidément, être une Siede digne de ce nom n’était pas à la portée de tous.
L’affirmation de Samuel lui arracha un rire sans joie, comme si Hayden s’attendait à l’entendre prononcer ces mots tout en le redoutant quelque peu. La comédienne était une femme forte, il aurait été mentir que d’affirmer le contraire : elle était tantôt indépendante, souvent intrépide, et elle avançait tête baissée en se souciant rarement de ce que l’on pouvait penser de ses choix et de leurs conséquences. Elle avait toujours vécu de la sorte, et n’avait rien trouvé à y redire pendant longtemps. Aujourd’hui pourtant, c’était presque déplaisant, de voir que son propre grand frère la considérait suffisamment composée de pierre pour ne rien redouter, et ne rien ressentir. C’était une sorte de rançon de la gloire qu’Hayden acceptait sans rechigner, consciente qu’il était trop tard pour changer les choses, à l’aise avec l’idée qu’elle avait cherché à dégager un tel aura, et qu’offrir ce sentiment de maîtrise totale lui facilitait les choses à chaque fois qu’elle ressentait le besoin de s’affirmer aux yeux des autres. Mais parfois, comme depuis son retour à Brisbane qui avait entraîné plus de complications que d’ententes, la comédienne songeait à quel point les choses auraient pu tourner différemment, si elle ne s’était pas comportée exactement comme ce que l’on avait attendu d’elle. Si, pour une fois, elle n’avait pas dégagé la sensation de ne pas vraiment s’intéresser à ceux qui pouvaient lui graviter autour, comme une égoïste condamnée à reproduire inlassablement les mêmes erreurs. Convaincre l’opinion publique d’une telle image était une chose ; prendre conscience que son frère aîné lui-même s’était laissé berner était autrement plus douloureux et en disait long sur la rupture de leur lien familial. « Depuis quand es-tu devenu un spécialiste des sentiments de grand-père ? » Le ton était résolument moqueur, mais nullement accusateur. Tout le monde savait qu’Hayden avait été la seule à passer suffisamment de temps avec l’ancien artiste de music-hall pour pouvoir se vanter de le connaître au point d’en prédire les opinions. Pour autant, elle était la première à ne pas vouloir s’y risquer. « On a tous nos moments de doute, tu sais. Il n’y a que tes logiciels qui sont totalement prévisibles. » Et, par extension, sans doute Samuel lui-même. A bien y réfléchir, il semblait à la comédienne qu’il lui était aisé de deviner chacun de ses ressentis, tout en ne parvenant jamais véritablement à le comprendre, ni même à le cerner entièrement. Doux paradoxe.
L’explication de son piratage en était un exemple flagrant. Aux yeux d’Hayden, il s’agissait d’un effort disproportionné, comparé au peu d’intérêt dont elle pouvait faire preuve à l’égard de ce que le fiasco du gala avait pu lui accoler comme image. Les conséquences avaient été tellement plus importantes, pour sa vie personnelle. Tellement plus destructrices, aussi. A quoi bon se soucier de ce que de parfaits inconnus pouvaient penser, quand l’opinion des personnes qui comptaient le plus pour elle avait basculé en une seule soirée ? Samuel était loin d’être stupide, et la comédienne savait qu’il n’ignorait pas ces détails à son sujet. Il était impossible qu’il soit passé à côté de son manque d’effroi face aux scandales, et pourtant ; il s’était tout de même démené pour que sa réputation sorte indemne de toute cette histoire. Pour n’importe qui d’autre que le jeune ingénieur, cela aurait signifié une affection fraternelle profonde, un sentiment de protection porté par l’envie de jouer le rôle du parfait grand frère. Hayden, elle, n’était pas dupe : tout ceci n’était qu’un jeu pour Samuel, un moyen supplémentaire de se prouver qu’il était capable de ces prouesses technologiques sans que jamais personne ne lui demande de les réaliser, pour commencer. La comédienne avait appris à faire avec. « Ce qui est un exploit pour les autres ne l’a été toujours que très rarement pour toi. » Elle haussa machinalement les épaules, consciente que ses prochaines paroles passeraient certainement inaperçues. « Mais merci, Sam. Sincèrement. » Un tel geste était peut-être insignifiant, pour l’ingénieur ; Hayden n’en était pas moins reconnaissante pour autant.
Le sujet Keith ne semblait pas s’être épuisé, et la comédienne sentit de nouveau la colère l’envahir peu à peu tandis que son grand frère lui exposait des faits qui, elle le savait, n’avaient pu être apportés à sa connaissance que par le principal concerné. Elle continuait de n’apprécier nullement que l’ancien lieutenant se soit permis de contacter Samuel derrière son dos, et encore moins pour lui livrer une version faussée des événements dans le seul but de le faire passer pour la victime de l’histoire. Les torts étaient partagés, il était inutile de le nier : pour autant, il était troublant de constater à quel point Keith ne se sentait nullement capable de se remettre en question. « Ne t’inquiète pas, je vais mettre les choses au clair, et faire en sorte qu’il ne soit plus contraint de te questionner. » Une telle chose signifiait certainement une mise au point qu’Hayden n’avait aucune envie de subir en premier lieu, mais qu’elle savait inéluctable. Aussi inéluctable que le retour à la réalité pour les deux Siede, coupés dans leur élan par l’appel du travail qui avait toujours résonné en priorité chez Samuel. Hayden avait d’ores et déjà hoché la tête d’un air entendu, prête à laisser l’ingénieur prendre congé, consciente que le temps qu’il venait de lui accorder était un luxe à ses yeux, et qu’elle n’avait sans doute eu droit à ce traitement de faveur simplement car son frère avait été mandaté par William. La surprise fut donc totale quand il proposa à Hayden de poursuivre leur conversation autour d’un café, et pour cause ; la comédienne ne parvenait pas à se souvenir de la dernière fois qu’ils avaient eu l’occasion d’échanger en tête à tête. « D’autres cours ? » L’inattendu lui avait fait répéter les termes de Samuel un peu bêtement. « Non, c’était le dernier de la journée. Je dois juste récupérer mes affaires, et je te suis. » Un léger sourire étira ses lèvres tandis qu’Hayden joignait le geste à la parole. « Si on parle du même café, je n’en ai entendu que du bien. » Et peu importait, finalement. L’ingénieur venait de faire un pas vers elle, et la comédienne trouvait finalement cela si simple, de laisser la vie suivre son cours et de ne plus se braquer systématiquement. Il y aurait certainement beaucoup d’hésitations, et tout autant de silences : malgré cela, il semblait à Hayden que cette fois-ci, rien ne serait aussi amère que d’habitude.