Les jours s’enchaînent et je me sens aujourd’hui bien mieux respirer dans la routine qu’est devenue ma vie, prévisible et parfaite. Il n’y a pas de gang à gérer, il n’y a pas de vendetta à assurer, il y a encore moins de stocks ou d’argent à surveiller d’un œil constant. Personne ne peut me planter de couteau dans le dos ; ou en tout cas la blessure sera bien moindre aujourd’hui. La vie est belle et simple. Ma vie ressemble à celle des autres civils que j’ai toujours envié et d’ici un an, je pourrai revenir vers ma famille. Je me suis donné cinq années pour me créer un environnement et une vie stable et jusqu’à aujourd’hui tout s’est déroulé à la perfection et sous peu, tout sera vraiment comme avant, Rhea et Ilaria à mes côtés. Pour le moment encore je garde la tête dans le noir, plongée dans le moteur d’une vieille voiture d’un des clients du garage. Il y tient comme à la prunelle de ses yeux et nous la confie depuis des années, il est une des ces personnes qui ont donné à Ezra l’envie de continuer et de se battre pour ce garage qui ne paye pas de mine mais signifie bien des choses pour tant d’entre nous.
Je ne m’attarde pas sur les bruits de pas lents que j’entends par dessus le gravier, la main plein de cambouis, l’odeur allant même jusqu’à pénétrer dans mes narines. « Salut Bates. » Le rictus que cette voix m’arrache est autant soulagé que paradoxalement inquiet, parce que tout ce qui concerne cet homme ne se résume qu’à ces deux mots. Ma voix reprend à son tour, calme et posée sans que je ne daigne relever la tête en sa direction pour m’assurer de son identité. “Strange.” Je n’en ai pas besoin. Je le connais bien assez pour connaître au moins son timbre de voix, reconnaissable entre tous. Personne ne m’appelle par mon nom de famille ici et seul Ezra se risque à un diminutif. Les indices s’amassent mais les questions restent nombreuses, chacune de nos rencontres étant dangereuses.
Finalement, je souffle et termine ma manipulation pour enfin relever mes yeux en direction des siens, mes iris changeantes s’attardant sur la tâche dans une des siennes. Le poids du pouvoir semble venir avec les mêmes conséquences et si elles n’étaient qu’occulaires, aucun de nous n’aurait jamais pris la peine de s’en plaindre - non pas qu’on s’ose de toute façon à ce genre de chose face à l’autre. « T’as une sale gueule, tu prends pas assez de vacances. » Sur mes gardes mais relativement détendu (le paradoxe, toujours), je prends la peine d’attraper un chiffon sale pour nettoyer mes mains qui le sont pourtant plus encore. Mon rire est étouffé, il n’a rien de joyeux. “Au contraire, ça fait quatre ans que je suis en vacances.” Je réponds sans un sourire en venant de nouveau toiser son regard, sous entendant par là que c’est depuis que son gang a annihilé le mien que je goûte enfin à une liberté paradoxale. N’en reste pourtant pas moins que des hommes, les miens, ont péri dans cette lutte acharnée et que pour ça je ne serai jamais capable de pardon, qu’il ne soit que le bras-droit ou non n’y change rien. Nous étions dans deux clans qui devaient lutter jusqu’en enfer et ça a été le cas. Aujourd’hui je suis un chef sans fidèles mais cela ne m’empêche pas de toujours entendre leurs voix et leurs reproches avec une fois le sommeil retrouvé, lorsque je me pense enfin plus léger.
Alec lève le sac comme un adolescent ayant fait le mur, lui dont je ne suis jamais parvenu à lire les mêmes émotions que sur le visage de Mitchell. Ils sont la preuve que la famille et l’éducation ne fait pas tout ; le plus jeune n’aurait jamais dû suivre le chemin tracé par son frère. Moi, je n’aurais jamais dû suivre celui de mon père. « J’ai des bières. » L’air détaché, j’entreprends de retourner m’occuper du moteur de la vieille berline. En temps de guerre je n’aurais jamais agi ainsi et fait de moi une cible aussi facile mais j’imagine que les temps ont changé. Roi sans royaume, couronne, trône ou fidèles, je n’ai plus grand chose à défendre. Je garde les habitudes d’un respect qui m’est dû et d’une autorité qui n’émane que de moi et ce ne sont là que des raisons de plus pour moi de mettre en place mes propres règles. “Et moi je termine dans trente minutes. Tu peux attendre à l’arrêt de bus devant le garage.” Je le fais tant pour avoir le dernier mot que pour nous écarter de Mecanor puisque personne ne devrait avoir à associer nos deux personnes au garage. Ce ne serait synonyme de rien de bon.
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Trente minutes et pas une de plus, le timing est quelque chose à quoi je suis particulièrement accroché. Mes mains sont propres, mon travail est terminé, les clients sont ravis et je le suis presque autant. Revoir Alec est généralement toujours une bonne chose, malgré toutes les choses qui font que cela ne devrait pas être le cas. “Des nouvelles en direct de l’Enfer ?” J’amorce déjà, prenant de moi même une bière dans son sac. Maintenant que ma journée est terminée, plus rien ne me retient nulle part et j’anticipe déjà que Alec n’est pas venu ici sans une idée derrière la tête.
La question pourrait sembler enfantine pour quiconque n’appartient pas à notre monde et à notre bulle. Ils pourraient penser que je parle du foyer qu’on partage, d’un travail qu’on déteste ou d’un groupe d’amis qui nous tape sur le système. Ils pourraient penser que j’exagère bien des choses alors que les mots ont été pesés et choisis avec soin, l’Enfer étant ce qui représente le mieux le monde de la drogue et le Club en particulier. Il prend son temps pour répondre et gagne de précieuses secondes en tirant sur sa cigarette, j’en fais de même en portant mes lèvres autour du goulot de la bière. « Rien de bien nouveau, le roi règne sur son royaume. » Le roi est mort, vive le roi. Son frère continue de régner jusqu’au prochain aléa et on sait tous les deux bien plus que lui même à quel point son poste est quelque chose d’incertain. Rien ne change en Enfer, cela me rassure autant que cela m’inquiète. Si Alec ne vient pas m’annoncer la chute du royaume alors pourquoi les traits de son visage semblent-ils si tirés ? Je doute que cela ait quoi que ce soit à voir avec moi et je n’ai entendu parler d’aucun autre gang susceptible de les faire trembler aucunement. Alors quoi ?
On partage une bière à l’abris d’un bus comme si on était des adolescents en fuite, trop impatients d’enfin boire un peu d’alcool qu’on ne trouverait pas le temps d’arriver chez l’autre. « Quand tu bosses toute la journée dans ce garage, ton royaume à toi il te manque ? » Mon regard bleuté suit par réflexe le point pointé du bout de son doigt quand bien même je sais déjà ce qu’il est en train de montrer. A nouveau, je prends le temps de répondre et de trouver les mots justes pour une question de la sorte qui n’a rien de normale entre nous - même si, justement, rien n’est normal entre nous. Mon royaume à moi a été englouti tel l’Atlantide, je ne peux pas me permettre de baser aucun de mes rêves là dessus puisque ce serait comme les baser sur rien, sur un mensonge qui a enfin été rattrapé. “Jamais.” J’aurais pu avoir ces même mots sans avoir à y penser plus longuement, finalement. La réponse coule de source tellement elle me semble logique et si, par respect pour les anciens Manthas, je n’ai pas rapidement fait part du fond de ma pensée alors aujourd’hui je sais ne plus rien avoir à perdre. Je ne parlerai pas de mon attachement profond ni pour le garage ni pour ses employés, je suis loin d’être stupide à ce point, mais je peux au moins confier quelques mots à Alec et lui dire ce qu’il a bien sûr envie d’entendre. Après tout, ce n’est que la vérité. ”Je me dis que les gens ont bien de la chance de ne pas savoir qui est le roi de quoi dans leur propre ville.” Ma gloire d’antan ne me manque pas, je suis comme un enfant star propulsé trop vite et trop fort sur le devant de la scène, ce genre de gamin qui finit tantôt par devenir drogué, tantôt alcoolique. Parfois les deux. Au final, ils retombent tout aussi vite dans l’oubli et pour ma part, c’est tout ce que je demande. “Qu’est ce que tu as en tête ?” Et si je continue de garder les yeux ancrés sur l’horizon tout en buvant ma bière, la discussion a aussitôt l’air bien moins cruciale. Deux adolescents qui rattrapent le temps perdu et les années d’université qu’ils n’ont jamais eu le temps de connaître, voilà ce que nous sommes.
J’esquisse un sourire alors qu’il trinque aux rois sans royaumes et aux royaumes sans rois. Ce ne devrait plus être mon monde et techniquement c’est le cas mais le fait est que tout ne cesse de me ramener à cela, que je le veuille ou non. Même des silhouettes qui ne sont finalement que des connaissances, comme Alec, contribuent à ce cercle vicieux. Je reste incapable de lui en vouloir pour quoi que ce soit, pourtant, parce que je n’aide cesse de pouvoir me retrouver au fond de ses iris voilées, vidées. Les affaires de famille auront notre peau à tous, il faut croire. « J’crois que j’ai besoin de vacances. » A ce moment là pourtant, mon regard ne peut que changer, de la douce allégresse au soucis. Les vacances n’existent pas dans notre milieu et je ne peux être autre chose qu’un grand frère pour lui en ce moment, me demandant justement ce que penserait son véritable grand frère d’une telle chose et, surtout, comment il réagirait. Alec connaît indéniablement Mitchell bien plus que cela ne sera jamais mon cas et pourtant je crains qu’il ne voit plus le monde qu’avec un filtre mensonger, un qui lui plaît un peu plus que la triste vérité. La bouteille reste entre mes doigts crispés ; l’envie de boire m’est soudainement passée. “C’est pas vraiment une décision qu’on a le droit de prendre dans notre milieu, Alec.” Je rectifie et recadre bien malgré moi et même si je ne me plais aucunement dans ce rôle du bad cop, je me vois obligé d’agir ainsi face au brun qui semble se croire pousser des ailes simplement parce que son monde s’écroule. S’il a vécu des années ainsi il peut bien encore continuer pour d’autres. Peu importe à quel point il n’aime pas ce qu’il fait, ce ne sera jamais ce qui importe. On ne prend pas de vacances dans notre milieu. On gouverne ou on obéit, on continue d’exister ou on meurt. Il n’y a pas de juste milieu possible, il n’y a pas de pause de prévue. On avance jusqu’à ce que cela devienne impossible, non pas jusqu’à ce qu’on en ait marre. J’en suis la preuve vivante : on ne peut fuir éternellement.
Il continue et entame même une discussion à laquelle je me sens étranger alors que je souhaite égoïstement ne pas entendre ses confessions pour ne pas m’en mêler. « Tu sais comment Mitchell m’a convaincu de rejoindre le Club à l’époque quand on est arrivé à Brisbane ? En me promettant assez d’argent pour ouvrir un restaurant. Quinze ans plus tard, j’ai le restaurant, Mitchell est à la tête du Club et parfois… » Une part de moi souhaite lui hurler de s’en tenir là mais le Mantha qui me tiraille les entrailles souhaite en savoir plus. L’ami que j’ai toujours rêvé d’être avec lui, au fond, souhaite aussi savoir ce qui lui pèse tant sur la conscience au point où il ne peut en parler à personne si ce n’est à moi. Je ne me voile pas la face et je sais que notre amitié est bien loin d’être idéale, cela signifie donc qu’il n’a personne d’autre de mieux placé à qui en parler. A sa place, je ne saurais pas à qui m'adresser. Impossible de parler aux propres gars de mon gang et impossible non plus d’y mêler mes proches qui se tiennent loin de ce monde là. Mes problèmes sont les siens, quoi que je puisse en penser. Je n’ai pas même besoin de lui poser la question. « Parfois…je me demande ce que je fous encore là. » Ma mâchoire se serre et j’avale difficilement ma salive, mes pupilles braquées sur son visage. Mon expression n’a rien de chaleureuse tout autant que notre discussion n’a rien d’officielle. “J’ai toujours supposé qu’il avait attendu que tu aies un certain âge pour te recruter.” Je reprends calmement sans pour autant répéter sa version des faits, faisant justement de mon mieux pour l’effacer de mes pensées. Je n’ai pas à savoir ce genre de chose et pour cause : cela n’a même aucune utilité stratégique, surtout pour un gang qui n’est plus. Dans certaines familles ce sont des histoires de guerre et de forçat que l’on se transmet en génération alors que pour ma part j’en apprenais toujours plus sur le Club et ses deux frères à leur tête, mon père ayant même sérieusement considéré le fait de m’utiliser comme appât pour que j’approche Alec et lui soutire des informations. Le plan n’est jamais entré en action et, ironiquement, c’est ce que je suis en train de faire aujourd’hui alors que je bois une ultime gorgée de bière. “Sérieusement, Alec. Sois franc. Tu crois réellement que ton frère te laisserait faire une telle chose ? Et que tous vos hommes te laisseraient revenir à la vie civile comme si de rien n’était ?” Je voudrais lui dire de foncer et de vivre la vie dont il rêve puisqu’il n’est jamais trop tard, mais je n’ai pas le coeur à lui mentir.
Malgré toute la sympathie que je peux vouer au Strange, je n’apprécie pourtant que peu le ton condescendant qu’il retrouve rapidement. « T’as mal supposé. » Ces mots n’ont l’air de rien mais si les Manthas étaient encore, cela aurait valu à l’homme en question une remontrance publique en signe d’exemple. Il devrait en être de même pour Alec puisque les habitudes ont la peau dure et je me suis sans doute bien trop rapidement habitué au respect qui devait m’être dû, en tant que numéro un du gang. Lui n’en a toujours été que le second, petit oiseau cherchant à s’évader de sa cage dorée - ce que je ne peux que comprendre. Mon regard traduit toutes mes pensées, le menaçant silencieusement de s’en tenir à carreaux. Nos deux mondes ne font qu’un, certes, et ce serait mentir que de dire que je ne lui voue pas une certaine amitié ; mais ce serait aussi mentir que de dire que tout lui est permis. Les barrières ne s’abaissent pas en une nuit et pas en quelques années non plus. Je doute même qu’une vie entière soit suffisante pour de telles choses.
« Est-ce que j’ai parlé d’un retour à la vie civile ? » “Est ce que tu me prends pour un imbécile ?”
Il y a une infinité de choses qu’il nous est interdit de se dire entre nous et pourtant personne n’a besoin d’utiliser de mots pour que l’autre sache. Le rêve du retour à la vie civile en est un parmi tant d’autres, que ce soit de son côté ou du mien. Je l’ai toujours caché lorsque j’étais au pouvoir mais aujourd’hui qu’il n’y a plus de fief à défendre, cela ne sert plus à rien d’utiliser mon énergie inutilement. De son côté, il a encore quelques vestiges dorés et surtout l’épée de Damoclès qui lui sert de frère dans les parages. Une part de moi aurait aimé pouvoir observer sa franchise et son honnêteté une fois, une seule fois. C’est cette même part de moi à laquelle on reprochera toujours son utopisme inadéquat, sûrement. « Mais pour ta réponse, non, évidemment que non. Mais tu le sais ça non ? Ton père, à toi, il t’aurait laissé partir ? » J’esquisse un rire faux, un simple souffle, pas le moins du monde déstabilisé par ses yeux remontant dans les miens. On ressemble à des adolescents se confessant sur leurs problèmes existentiels et bientôt on viendra nous sermonner de ne pas en avoir le droit dans la mesure où une partie du monde meurt de faim. Le problème est toujours le même et nous, peu importe à quel point on tente de paraître fort et invincible, on reste sous le joug d’une seule personne tels ses marionnettes préférées, parfaitement dociles. “Il aurait préféré mourir plutôt que de me voir déserter.” La cigarette qu’il a de clouée au bec me donne envie d’en prendre une à mon tour, ce que je fais finalement en sortant le paquet de la poche arrière de mon pantalon, un sourire sur les lèvres. En effet, mon père aurait préféré mourir plutôt que de savoir que son fils a trahi les Manthas. Ironiquement, justement, il est bien mort et ce n’est qu’après que j’ai fait ce que je désirais (histoire romantisée, certes, mais la finalité reste la même). Je ne suis pas en train de suggérer à Alec de tuer son frère mais entre nous, avouons quand même que cela règlerait bon nombre de ses problèmes. L’idée me laisse un sourire sur les lèvres alors que mes yeux ne lâchent pas les siens non plus, en retour. Ce ne serait qu’une histoire de plus de rivalité entre frères, comme pourront en témoigner Abel et Caïn ou Romulus et Remus. “Fais ce que tu veux de cette information. On sait tous les deux que tant que ton frère restera dans les parages, tu ne quitteras jamais le Club.” Vrai ou faux ? Vrai, bien sûr. “Et on sait aussi que si tu m’en parles à moi, c’est parce que je n’en ai plus rien à faire que ton gang vive ou pas.” Fut un temps j’aurais tout fait pour les annihiler et aujourd’hui je serais presque prêt à recommander leur petit restaurant aux clients du garage, c’est pour dire. Alec sait qu’en venant me voir ses confessions ne franchiront jamais de nouveau le seuil de mes lèvres mais ce n’est pas pour autant que je compte le materner. Il a besoin d’entendre la vérité, aussi imparfait soit-elle. “Si c’est fonder une famille et vivre une vie à peu près normale que tu cherches, alors il ne te reste pas beaucoup de marge pour redresser le cap.” Pour ne pas avoir réussi à le faire trop tôt, je sais pour ma part très bien ce dont je parle.
A l’instant même où je commence à prononcer le mot de famille, je le regrette déjà. Cela ne fait que me faire penser à la mienne, celle qui vit à quelques pattés de maisons que moi, celle qui vit dans le même quartier de la même ville et du même pays sans que pour autant je m’autorise le simple droit de leur rendre visite. Ils ignorent même de mon statut ; mort ou vivant personne ne leur a jamais donné le moindre indice à ce sujet et je serais bien le dernier à le faire. « Redresser le cap. Tu dis ça comme si c’était une possibilité. » Mes yeux roulent, ceux d’un père agacé face à l’attitude de son enfant. “Cesse de te morfondre.” Mal placé pour dire qu’on peut toujours faire quelque chose pour changer notre situation, c’est pourtant la théorie que je continue de défendre dur comme fer. J’ai certes attendu que tout implose pour ma part, mais j’imagine que d’autres solutions moins brutales pourraient être envisagées. Je vois mal son frère vouloir le traquer et le tuer si jamais il venait à quitter le Club ; il pourrait se choisir un pays sur la carte et s’y installer, piquant au minimum dans leurs finances pour ne pas s’attirer plus de foudre que nécessaire.
« Après tout, regarde, tu es sorti de cette vie et pourtant je ne vois ni femme ni enfants à tes côtés. Il n’y avait plus personne pour t’en empêcher pourtant. » Cette fois-ci pourtant mon flegme est mis à rude épreuve dès lors que mes yeux font volte face dans les siens, perdus au loin. Je n’ai pas bougé et pourtant ils se font le reflet de mon âme et de toutes mes émotions, envoyant des éclairs tout en sachant pertinemment qu’ils ne doivent pas se faire remarquer. Une part de moi rêve bien sûr de lui conter l’histoire de ma fille née il y a dix sept ans et celle de ma compagne (ex compagne maintenant, j’imagine) depuis vingt ans mais je ne me leurre pas sur la barrière invisible qui existe entre nous. Il est peut être doté de toutes les meilleurs intentions du monde, n’en reste pas moins que je souhaite mettre entre ses mains une telle information. Ce n’est pas de ma vie dont on parle mais bien de la leur et à ce sujet je reste intransigeant. “Je n’ai jamais dit que c’est ce dont je rêvais. Avoir un travail normal me suffit amplement.” Et même si je dois souvent me faire fureur pour ne pas rappeler à Ezra qu’il est un patron de garage quand j’aspirais à être le roi du monde, dans l’ensemble, je ne regrette nullement les choix qui m’ont mené jusque là. La vie y est bien différente et c’est précisément ce que je recherchais.
Mon propre soupire à la suite de sa question fait écho au sien, juste avant. “« Redresser le cap à quel prix ? Pour rajouter des pièces sur l’échiquier ? »” Je reste toujours déstabilisé de la question sur ma famille, une partie de moi ne pouvant s’empêcher de se demander s’il n’est finalement pas au courant de quelque chose à propos de mes proches. Pourtant cela semblerait impossible, surtout pas venant d’Alec, et je tente au mieux de me raisonner pour ne rien laisser paraître. “Tu es venu ici pour me demander de l’aide, je me trompe ? Et tu ne fais que refuser chacune des propositions que je te fais, Alec.” La question était rhétorique, bien sûr. On sait tous les deux qu’il ne rend pas visite à son ami en souvenir du bon vieux temps ; c’est une chose qui n’existe pas dans notre milieu. Nos amis sont soit morts, soit des ennemis. La règle s’applique toujours et à cette dernière il n’y a jamais d’exception. Je serai un jour soit mort soit son ennemi et je sais que dans cette histoire, le temps ne peut être que contre moi. “A ta place, je me demanderais simplement si tu te vois continuer comme ça pendant cinq ans ? Dix ans ? Vingt ? Toute ta vie ?” Habile de ses mains, doté d’une belle gueule et empli d’un bon fond, il pourrait recommencer une parfaite petite vie n’importe où sur Terre. Si jamais il osait faire un pas en avant, en tout cas.
Les questions d’Alec ressemblent parfois à celles que pourraient avoir un enfant et pourtant je sais bien à quel point il n’a plus rien d’un enfant, lui qui a beaucoup vécu et vu tout autant. N’en reste pas moins qu’il sait m’arracher des sourires sans le vouloir, alors que le sujet ne devrait pas s’y prêter. Les souvenirs me ramènent à ma famille, lui me rappelle la drogue et le garage derrière nous est tout ce que je possède aujourd’hui ; quand bien même il n’a rien de mien. J’imagine que si je me martèle assez que cette vie est celle que j’ai toujours rêvé de mener alors je finirai par le croire pleinement et que je pourrai répandre la fausse vérité au reste du monde. “Tu n’as jamais rêvé de plus ? Jamais eu envie de te rapprocher de quelqu’un maintenant que les Manthas sont loin ?” Et pour peu ne serait-il pas en train de me suggérer de trouver une femme pour aller mieux ? L’idée est aussi stupide qu’elle est réaliste et malgré tout ce qui a pu et continue encore de nous éloigner depuis toujours, je dénote toujours son aptitude à vouloir le bien d’autrui. Même quand le contexte est difficile, il ne se contente pas du minimum. “Ma vie privée se porte bien, je t’assure, mais merci de t’en soucier.” Et bien que mon ton soit rempli d’ironie, c’est un sourire sincère que je lui serre, buvant une gorgée de plus pour ne pas avoir à répondre à de plus amples questions à ce sujet. J’ai tout ce dont j’ai rêvé, finalement, même si je dois me contenter de voir ma fille et celle que j’aime évoluer sans moi.
Comme un miroir en retard, il boit à son tour pour gagner du temps après avoir posé une nouvelle question. “Qu’est ce qui te dit que je suis pas venu prendre des nouvelles d’un de mes vieux amis ?” Ma bière est terminée et je m’en veux d’avoir tout bu, trop rapidement. Je cache moins mes sourires, maintenant. Il n’y a rien à cacher à ce niveau là, pas alors que nous connaissons tous deux la difficile réalité des choses : nous nous faisons vieux mais n’avons pourtant rien d’amis. J’aurais aimé pouvoir poser sur lui cette étiquette, bien sûr, mais tout est bien trop difficile pour qu’on puisse ne serait-ce avoir le droit de se parler sans risquer notre vie. Si son frère le savait en ma compagnie, il serait traité tel un paria. Si on me savait en sa compagnie, par contre, tous en viendraient à la conclusion qu’ils ne peuvent plus rien me voler : ils auraient raison. “Qui en a encore quelque chose à faire de ses vieux amis ?” Qui en a encore quoi que ce soit à faire des Manthas de nos jours ? Honnêtement ? Ils sont tombés dans l’oubli et moi avec - c’est en tout cas ce que je crois.
Le ton est plus difficile alors qu’on en revient à Alec et qu’il n’y a plus rien de quoi sourire, ou presque. On fait de notre mieux pour ne pas tomber dans le pathos, j’imagine. C’est tout ce qu’on peut faire désormais. “Je pense que j’ai juste besoin d’une pause, d’oublier un peu tout ça, un temps.” Je repose ma bouteille en verre sur le sol, mauvais citoyen par excellence qui compte l’abandonner sur le banc de l’arrêt de bus. Le mouvement me permet en tout cas de me rapprocher d’Alec et poser mes yeux dans les siens, atypiques. “Tu peux trouver de bonnes excuses pour prendre une pause. Ca n’a jamais tué personne.” D’autant que Mitchell restera toujours présent pour gérer ; il peut bien se passer de son cadet pour un temps. Chacun y trouvera son compte, même si je persiste malgré moi de penser que ce n’est que reculer pour mieux sauter. Je souffle. Il connaît bien mon avis sur la question. “C’est une bonne idée.” Il ne peut pas fuir, il ne peut pas changer de vie. Je le rêve mais lui est bien plus terre à terre. Prendre une pause est donc tout ce qu’il peut s’offrir, en effet.