Il pédale depuis dix minutes et ses mains moites ont enrobé les manches du guidon comme si sa vie en dépendait. Un mince filet de pluie tombe sur la ville mais ça n’a pas empêché Raphael de maintenir le rendez-vous près de la plage. Il avait envoyé un message à Swann deux heures plus tôt pour lui demander si la température le dérangeait et tous les deux ont déterminé qu’ils n’étaient pas faits de chocolat et que ce n’est pas une petite pluie qui les fera fondre. Et puis, un autre avantage, la place ne sera pas bondée ni par des australiens, ni par des touristes. À la base, Raphael aurait préféré rencontrer Swann dans un endroit privé, là où personne ne pourrait tendre l’oreille pour les entendre mais il n’avait pas osé proposer son appartement. Peut-être parce qu’il n’est pas prêt de s’ouvrir complètement à lui, même s’il s’est promis de faire des efforts.

Il a été un véritable connard. Il l’a su dès la seconde où il a fermé la porte du café derrière lui comme si le garçon représentait une menace. Il s’est senti pourrir de l’intérieur, a fait les cent pas dans le quartier en luttant contre sa propre cervelle qu’il n’arrivait plus à contrôler et qui lui répétait sans cesse qu’il est le pire des amis. Il avait tant regretté mais il lui avait quand même fallu cinq journées de réflexion avant d’envoyer un sms à son ami de missives. Cinq journées durant lesquelles il détestait son reflet dans le miroir, lui qui a plutôt l’habitude de se pouponner, de soigneusement replacer ses cheveux, de fantasmer sur ses propres vêtements  - oui, bon, sans commentaire.

Il arrive sur les lieux à midi quarante. Il trouve un petit chapiteau sous lequel il s’abrite de la pluie devenue légèrement plus lourde et il pose son vélo contre l’un des quatre poteaux en métal qui soutiennent le toit triangulaire au-dessus de sa tête. Les lieux sont effectivement vides. La mer est agitée et ses vagues rongent toute la longueur de la plage pour mieux l’avaler. Quel temps de merde, en fait. Ils auraient peut-être dû annuler. L’humidité dans l’air annonce un orage. Jetant un autre coup d’œil à son téléphone pour s’assurer qu’il n’a pas reçu de message de Swann, il se mord la lèvre inférieure en constatant que l’appareil est toujours aussi muet. Il le glisse dans la poche ample de son pantalon beige et replace soigneusement sa chemise sous sa ceinture, décollant le tissu trempé de ses épaules. Il retire enfin son casque et ébouriffe sa coiffe emmêlée pour la débarrasser de cette forme ridicule. Et il attend, les yeux aux aguets, les bras croisés sur sa poitrine pour mieux se protéger du monde extérieur et du vent légèrement frais qui fait naître sur sa peau des montagnes de chair de poule. Cinq minutes plus tard, il aperçoit une silhouette se frayer un chemin jusqu’à lui. Il reconnait rapidement Swann et, aussitôt, sa mâchoire se crispe et il tente de s’enlever cette image qu’il avait dans la tête depuis vingt ans. Ce n’est pas une fille, point final. Il faudra bien s’y faire. « Toi non plus t’as pas pensé à amener un parapluie ? » Il lance, pour commencer, préférant tout de suite alléger la discussion avant de devoir faire des excuses dignes d’un roi. « Heureusement, j’ai trouvé un toit. » Il ajoute timidement en pointant son index vers le haut pour désigner le toit en question. Et il recroise assez rapidement ses bras sur sa poitrine pour se protéger du monde, du froid, et de Swann, parce qu’il ne sait pas dans quel état d’esprit le jeune homme se trouve.

De ses cheveux perlent des gouttes d’eau alors qu’en parallèle, son t-shirt est trempé. Ses chaussures font un bruit atroce sur le bitume et ce ne sont là que mille raisons de plus pour n’avoir aucune envie de rejoindre Raphael. Il pense sincèrement qu’ils auraient dû s’en tenir à leur dernière entrevue, sachant par expérience qu’une seule catastrophe par année est déjà bien suffisante. Ses poings à l’abri dans ses poches de pantalon sont serrés au possible tout autant que l’est sa mâchoire alors que les gouttes en arrivent même à se placer au bout de ses cils. L’idée est nulle et atroce mais pourtant il ne peut pas se résoudre à faire demi tour et lui faire faux bond puisque, au contraire de Raphael, il n’est pas un lâche et encore moins un traître. Il a dit qu’il viendrait et c’est ce qu’il compte faire, même si cela ne lui plaît pas et qu’il aimerait se savoir partout sauf ici. Ce serait comme retourner en Angleterre que d’aller le voir - et la météo est la même, déjà.

Une fois arrivé sous le barnum, il passe une main distraite dans ses cheveux pour tenter d’enlever le maximum d’eau à l’intérieur de ces derniers mais autant dire que cela n’arrange pas vraiment sa situation. Ses gestes se figent même lorsqu’il reconnaît la silhouette de Raphael non loin de lui, en tout aussi piteux état. C’est déjà au moins ça de rassurant, sûrement. « Toi non plus t’as pas pensé à amener un parapluie ? » Il entame de lui même, ce qui sont sûrement là bien plus de mots qu’il n’a daigné en dire à Swann lors de leur première rencontre. Il aurait pu en rire ou au moins en sourire mais autant dire que l’envie n’y est pas et qu’il ne prendra pas la peine de lui mentir. Il le fait déjà bien assez à longueur de journée, il a besoin de garder ses forces et son énergie pour d’autres batailles. « Heureusement, j’ai un toit. » Ses yeux foncés ne quittent pas ceux de son ami, attendant qu’il en vienne de lui même à la raison pour laquelle ils sont aujourd’hui réunis. Les secondes passent, la pluie est battante et l’océan s’agite. Pas eux. Le silence est de plomb et ils se regardent en chien de faïence comme si cela allait changer quoi que ce soit.

“C’est tout ce que t’as à me dire ?”

Swann n’a pas le temps du tourner autour du pot, il ne veut pas faire semblant de lui avoir pardonné ou n’importe quoi d’autre. Ce dont il veut parler, ce sont ces années à se parler par lettre qui ont volées en éclat dès le moment où ils se sont vus. Il n’a même pas eu le temps de dire quoi que ce soit que déjà la conversation était terminée. Autant dire que oui, aux yeux de l’anglais, tout est la faute de l’autre homme et puisqu’il donne une très grande importance à l’amitié, il en a été profondément blessé.

Il a pu réfléchir pendant plusieurs jours. Il a détesté son cerveau de l’avoir fait réagir ainsi et il a maudit son handicap social beaucoup trop de fois. Il avait fixé son téléphone des nuits et des jours en cherchant le bon message à envoyer. Il avait finalement opté pour des excuses et c’est la première chose qu’il devait faire – on ne va pas le cacher : il a bel et bien écrit dans la barre de recherche de google « comment se réconcilier avec un ami » tellement il espérait trouver un autre moyen que d’admettre ses torts. Il a un égo énorme, Raphael, et c’est bien pour cette raison qu’il refuse de laisser ses yeux se poser sur un garçon. S’il était intéressé par les hommes, pourquoi aurait-il rêvé de Diana pendant toutes ces années ? Ça ne ferait aucun sens.

Swann se trouve lui aussi une place sous le chapiteau tapé par l’averse. Il est trempé comme une piscine, beaucoup plus que Raphael qui s’était rendu plus rapidement grâce à son précieux vélo. Les deux garçons se guettent du coin de l’œil sans qu’aucun des deux n’ose afficher une émotion humaine. Ils ressemblent à deux panneaux de signalisation qui ne signalent… rien. Cependant, si c’est la colère qu’on peut lire dans le regard de Swann, c’est plutôt de la honte qu’on retrouve dans celui de Raphael. Il voudrait le remercier de s’être rendu sur place mais il se fait interrompre avant même de prononcer un mot. “C’est tout ce que t’as à me dire ?” Lèvres pincées, il baisse la tête, replace sa coiffe humide en priant pour que son casque n’ait laissé aucune marque – même dans les moments de gêne il reste coquet, ce petit idiot. « Non, sûrement pas. » Il déglutit. « Enfin, non, pas du tout. » Il garde ses bras croisés sur sa poitrine pour, d’apparence, se protéger de la fraîcheur. « Merci d’avoir répondu et… et de me laisser une chance de… m’expliquer. » Il se met à observer les vagues grimpant sur la plage afin de s’imaginer seul le temps de révéler la véritable raison derrière sa colère injustifiée. Non, ce n’était pas le café soi-disant médiocre ou l’accent anglais de son ami. Son pied se met à taper contre le sol comme s’il avait envie de s’exprimer en dansant plutôt qu’avec les mots : mais ça serait complètement ridicule. Ils ne sont pas dans une comédie musicale. La vraie vie est soudainement moins rose. « Swann je… » Il se lance enfin sans jamais le regarder. Pas tout de suite. « On s’est envoyé des lettres pendant presque vingt ans, pas vrai ? » Il demande, attendant son approbation. « Vingt ans durant lesquelles tu étais mon confident, mon meilleur ami. Et je pense que c’était réciproque ? » Cette fois, il n’attend pas sa réponse de peur d’éprouver une déception. « Swann je… Je… Merde. » Il souffle, s’enfonçant les ongles dans la peau pour dévier la douleur. « Tu vas rire, c’est con… C’est complètement stupide… » Il s’exclame en le regardant enfin, un sourire de folie étirant ses lèvres. » Je pensais que je parlais avec… Avec une fille. » Il termine enfin, le dernier mot se dissimulant derrière un murmure de honte. Le problème semble complètement ridicule maintenant qu’il est dit à voix haute, dites donc.  

Quand il abaisse la tête comme un chien pris sur le fait, j’ai l’impression d’avoir en même temps à faire à une des cadettes à l’entraînement. Quand elles ne se battent pas avec leurs longs cheveux impossible à nouer sur leur crâne, elles trouvent toujours le moyen de se chamailler pour tout et son contraire, ce qui m’amène souvent à devoir trancher assez rudement et les remettre en place. La seule différence, c’est qu’elles ont dix ans et qu’il en a le triple. La seule différence, c’est qu’il devrait enfin me répondre plutôt que de laisser s’enfoncer le couteau dans la plaie sans que je ne tente rien pour dévier mon regard assassin de sa nuque, puisque c’est tout ce que je peux observer de lui désormais. « Non, sûrement pas. » Il devrait rayer le “sûrement pas”, il devrait vraiment le rayer et le fait que cela ne lui soit pas naturellement venu à l’esprit ne fait que m’enrager un peu plus. « Enfin, non, pas du tout. » Rage qui disparaît presque aussi lorsqu’il se reprend assez rapidement. Après tout, on ne se refait pas et j’ai le pardon facile quand les faits ne sont pas d’une importance capitale, encore plus lorsque cela ne touche que moi et aucun de mes proches.

Ses mots sont hachés, il a besoin d’une éternité pour expliquer le fond de sa pensée et même si je n’ai nullement envie de laisser mon regard à son encontre se radoucir, je ne le presse pas non plus. Après tout, il a été mon ami pendant des dizaines d’années et il était ma bouée de secours sans même le savoir, je n’ai pas le droit de le laisser se perdre sur l’océan agité. Il est peut être un sombre connard mais j’ai l’habitude de ce genre de personnes, à force. « Vingt ans durant lesquelles tu étais mon confident, mon meilleur ami. Et je pense que c’était réciproque ? » Je n’aurais jamais pensé à le qualifier de meilleur ami mais peut être que c’était finalement le cas. J’en ai toujours eu beaucoup, des amis. J’en avais à l’église, j’en avais à l’école, j’en avais dans le club de foot. J’en avais dans mon quartier, dans mon immeuble. Je ne suis pas quelqu’un de compliqué, c’est facile pour moi d’échanger rapidement avec des gens, de prendre de leurs nouvelles une fois par an et d’ensuite pouvoir les appeler “ami” parce qu’ils me confient tout un tas de chose que je ne partage jamais à mon tour. Mais avec Raphael, c’était différent, c’est vrai. J’ai toujours pensé que cela avait à voir avec la forme même que prenaient nos échanges mais force est de constater que j’avais faux sur toute la liste. Me remettre en question lui permet au moins de formuler des sons et d’autres pour, au final, en venir au vif du sujet.  » Je pensais que je parlais avec… Avec une fille. » Le temps se fige un instant et je suis presque certain que la tempête a cessé d’être durant quelques secondes, le même laps de temps dont j’ai eu besoin pour relever des sourcils froncés et des yeux perdus en direction de l’australien. J’ai bien compris ses mots, oui, mais je reste incapable de comprendre le fond du problème. Je ne prends pas mal le fait d’avoir été pris pour une fille tout ce temps - même si, justement, tout ce temps est tout de même assez long - mais je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi cela l’a tant déstabilisé. “Et tu pensais pouvoir me sauter ? C’est pour ça que t’es déçu ? Après vingt ans, tu pensais enfin pouvoir y arriver ?” En règle général ce ne sont pas les mots que j’aurais utilisé mais avec lui, j’enfreins beaucoup de mes principes en très peu de temps. J’ai aussi besoin de réponse, une fois de plus, à croire que ma vie n’est qu’une quête éternelle qui ne mène nulle part.

Les secondes sont longues lorsqu’il termine de prononcer cette phrase douloureuse que probablement très peu de garçons ont déjà entendu. Certains pourraient se vexer d’avoir été comparé à la gente masculine, d’autres pourraient éclater de rire et transformer le moment en anecdote future mais la voie que choisi de prendre Swann déstabilise complètement Raphael qui avait déjà épuisé toute ses forces en dictant plus de dix mots de suite. Il pige tout de suite dans les mots les plus vulgaires, comparant le danseur à un pervers qui n’attendait que de rencontrer sa proie pour conclure vingt années de correspondance par lettre. Mais jamais Raphael n’a vu les choses de cette façon : il ne possède pas vraiment les mêmes hormones que les adolescents traversant leur puberté. Jamais il n’a admiré Diana à des fins plus intimes, jamais il n’a pensé que lui et Swann (quand il était encore une fille) pourraient être plus que des amis. Tout ce qui comptait pour lui, c’était de penser qu’il entretenait une relation amicale avec une personne du sexe opposé : quelque chose qu’il ne pensait jamais pouvoir accomplit tellement ses jambes deviennent molles quand il rencontre une jolie demoiselle. Swann aurait pu être grande, petite, brune, blonde, belle, moche ; ça n’aurait absolument rien changé de ses intentions. Il souhaitait seulement se prouver à lui-même qu’il n’était pas un cas perdu. « N…Non.  » Il murmure, déboussolé, ses bouclettes sèches frappant son front alors qu’il secoue la tête à la négative. Il semble pris sur le fait mais il n’est coupable de rien. Seulement, il ne sait pas comment réagir dans une telle situation. Il faut dire que ça ne lui était jamais arrivé – et à qui ça arrive réellement, ce genre d’histoire qui semble provenir de la fiction ? « Tu sais très bien qu’il n’y av… qu’il n’y a que Diana depuis toujours. Je te parlais d’elle dans presque toutes mes lettres. » Ses ongles s’enfoncent dans la peau de ses bras alors qu’il tente de se faire de plus en plus petit au milieu de sa propre étreinte. Il marque une pause, yeux légèrement humides, et pas à cause de la pluie. « Je ne peux pas t’expliquer pourquoi j’ai été aussi déçu. Ça ne venait pas de toi, c’était moi, je crois que… j’ai pensé que… J’avais une amie. Une fille qui me comprenait. Alors que j’avais l’impression d’être une sorte d’extraterrestre pour toutes celles de l’école. » Il souffle nerveusement tout son air par sa bouche et hausse mollement les épaules, les membres tendus par le stress que cette discussion lui procure. Il n’a jamais su mettre les mots sur ces émotions qu’il ressent et voilà qu’il doit offrir des explications à Swann. C’est beaucoup trop demandé pour lui. Et, second problème, il sait que toutes ses émotions ne font pas de sens. « Écoute, je ne comprends pas plus ce qu’il se passe dans ma tête, mais je te jure… Je te jure… Que je ne t’ai jamais réduit à ce genre de… truc… » Partenaire sexuel, compagne d’un soir, alliée de la nuit… les synonymes sont nombreux et de plus en plus poétiques mais ils ne se trouvent que dans le dictionnaire, pas dans la bouche de Raphael. Incapable de soutenir son regard, il ne peut que fixer le sol protégé de la pluie et attendre que les secondes se remettent à s’écouler normalement. Parce que ce moment semble s’éterniser depuis plusieurs heures, déjà.    

« N…Non.  » Mêmes ses non ne semblent plus être assurés, à tel point que Swann finit par perdre confiance en tout ce qui peut sortir de sa bouche et même en ce qu’il peut écrire, par sms ou sur papier. « Tu sais très bien qu’il n’y av… qu’il n’y a que Diana depuis toujours. Je te parlais d’elle dans presque toutes mes lettres. » Le problème est bien là alors que justement l’anglais ne peut plus être certain de rien et qu’un mot de plus échangé avec son ami ne fait que déconstruire leur histoire commune, morceau par morceau. Il devait être une fille, lui, alors qu’il n’ose pas dire que les déconvenues ne peuvent pas être partagées entre les partis. Qui sait si elle existe réellement, cette Diana ? Peut être qu’elle n’est qu’une figure inventée pour rendre jalouse la supposée Swann, hm ? Il a dit non mais il pensait oui, c’est certain. Sinon il n’aurait pas réagit ainsi, sinon il ne serait pas ce genre de personne à se refermer sur elle même aussi rapidement et facilement, aussi abruptement aussi. Le blond pourrait lui dire qu’il est stupide d’ainsi se faire du mal et qu’il pourrait au moins attendre d’être de retour chez lui pour pouvoir enfoncer ses ongles plus profondément sans personne pour le juger mais, une fois de plus, il préfère rester silencieux.

« Je ne peux pas t’expliquer pourquoi j’ai été aussi déçu. Ça ne venait pas de toi, c’était moi, je crois que… j’ai pensé que… J’avais une amie. Une fille qui me comprenait. Alors que j’avais l’impression d’être une sorte d’extraterrestre pour toutes celles de l’école. » La déception, donc. Voilà avec quoi débute son explication, un terme que l’Osborne a entendu à de maintes reprises au cours de sa vie. Raphael n’est pas le premier, encore moins le dernier, mais sans doute avait-il espéré que de tels mots ne franchissent jamais le seuil de ses lèvres, parce qu’il était supposé être son ami. La seconde chose qui n’est qu’un rappel parmi tant d’autres c’est le fameux ça n’est pas de ta faute|/i] il manque le mais ensuite bien que l'intention soit présente, sous-jacente dans chacun de ses mots et ses intonations. « Écoute, je ne comprends pas plus ce qu’il se passe dans ma tête, mais je te jure… Je te jure… Que je ne t’ai jamais réduit à ce genre de… truc… » Le voilà qui devient finalement truc par extension, la juste conclusion à tout ce discours qui ne fait, lui, aucun sens. Swann est patient, doux et attentionné, il a tout pour reconnaître les signes qui émanent de chaque pore de la peau de Raphael et pourtant ce n’est pas ce qu’il veut. Il souhaite plutôt le détester et le haïr puisque c’est plus facile ainsi plus que d’accepter une énième personne de plus qui l’a déjà trahi dans son cercle d’ami, une personne de plus qui l’a jugée et lui a donné des étiquettes qui ne sont pas les siennes et ne l’ont jamais été. "Et avoir un ami garçon, c’était pas suffisant ?" J’étais pas suffisant ?

"Et avoir un ami garçon, c’était pas suffisant ?" Les rôles sont inversés. C’est habituellement Raphael qui prononce un mot à la minute et voilà que Swann opte pour sa stratégie. Ça le bloque, le coince dans ses propres émotions qui se contredisent elles-mêmes. Le garçon devant lui n’a pas changé depuis leur premier échange de lettres. Bien sûr qu’il le considère encore comme un ami parce que c’est encore le même cerveau qui est logé dans son crâne. Il reste celui qui a lu ses plaintes, ses bons coups, ses échecs, ses mauvaises notes mais aussi ses petites victoires. Et c’était tout à fait réciproque. Raphael attendait sa lettre tous les jours quand il fréquentait encore les établissements scolaires, pensant que la poste arriverait un jour à trouver une technologie qui peut téléporter les colis pour qu’ils puissent discuter sans devoir attendre des semaines.

Au départ, ce n’était qu’un échange dans le cadre d’une activité scolaire. Cet échange devait lui rapporter de l’expérience puis se transformer en un voyage culturel. Un voyage qui n’a jamais eu lieu et qui a peut-être encouragé les garçons à s’écrire encore et encore dans l’espoir d’un jour se rencontrer. C’est le même Swann. Les mains doigts qui tenaient le crayon et qui glissaient le papier dans l’enveloppe. Et, pourtant, il n’arrive pas à simplement rire de ce malentendu peut-être parce qu’il a accordé trop de valeur au sexe de la personne avec qui il parlait. Il a une véritable réaction de gamin et c’est probablement parce qu’il se sent soudainement adolescent, comme s’il avait fait un bond de dix années arrière. Pour finalement le rencontrer. « Non, ce n’est pas ça. » Il est à court de mots depuis déjà trop longtemps. Il a épuisé son quota de mots en une journée et ses lèvres se mettent maintenant à marmonner des voyelles et des consonnes qui ne se marient pas pour former de véritables phrases. Sa cervelle ressemble probablement à celle d’un perroquet. « Ti… Te… tu restes la même personne. » Il arrive à dire, bien qu’il sache que ce n’est pas ce simple argument qui donnera envie à Swann de le pardonner de sa maladresse. Il redresse enfin le regard pour croiser celui de son ami mais aussitôt ses yeux se gorgent d’eau saline et lui brouillent la vision. MAIS QU’EST-CE QU’IL SE PASSE ?! Pourquoi n’arrive-il pas à contrôler ce surplus d’émotions qui lui tombe sur la tête comme une puissante vague ? Les jambes aussi molles que des spaghettis trop cuits, il s’accroche au poteau qui soutient le toit au-dessus de leur tête et il y pose le dos pour se laisser glisser jusqu’au sol. Il croise ses poignets sur ses genoux et serre les poings en réalisant que ses doigts tremblent comme des feuilles mortes remuées par une bourrasque. Le son de la pluie se fracassant contre l’herbe lui permet d’oublier pendant un moment que la personne devant lui peut entendre sa prochaine phrase. « Je crois que je suis gay. » Son souffle se coupe et il peine à remplir ses poumons d’air. Son visage trahit cette sensation d’étouffement qu’il ressent et une sorte de sanglot vulnérable s’échappe de ses lèvres quand il tente de se retenir de pleurer pour de bon. Sa poitrine est écrasée par le poids de sa culpabilité. Parce qu’il est coupable d’avoir lutté toute sa vie pour se prouver qu’il n’était pas ce qu’il craignait être. Et, aujourd’hui, les dommages de cette lutte éternelle se sont étendus bien plus loin. Elle n’a plus pour simple victime Raphael lui-même mais aussi le garçon qui voyait en lui un ami. Il l’a trahi ; il n’y a pas d’autres mots pour décrire la situation. « Je suis tellement désolé. » Il arrive enfin à murmurer après avoir réussi à décontracter ses muscles pour laisser un peu d’air passer dans sa gorge. « J'ai attendu cette rencontre toute ma vie et j'ai merdé, je suis tellement désolé. » Il répète une seconde fois.  

« Non, ce n’est pas ça. » Le problème n’est pas de savoir ce que ce n’est pas puisque justement c’est bien trop large et bien trop peu utile. Swann a soif de savoir, il a soif de connaissances. Il veut savoir ce qui ne va pas avec lui, avec Raphaël aussi. Il a besoin de réponses là où il n’a même aucune idée de ce qu’est la question ou même le problème. L’australien parle trop doucement, l’australien ne va pas assez vite. Il n’explique rien, il se contente de négations, il ne fait que agacer un peu plus l’anglais à chaque seconde, lui qui pourtant a généralement une patience à toute épreuve. Cette fois-ci les enjeux sont bien différents, on ne parle pas d’une déception amicale de plus ou de moins, on parle de vingt années de vie et de tout autant de souvenirs qui ont été remis en question d’un simple claquement de doigts, comme s’ils n’étaient rien - comme s’il n’était rien.

« Ti… Te… tu restes la même personne. » Swann l’observe douter et vaciller - littéralement - tout autant qu’il se complait dans son rôle de spectateur. Aujourd’hui il est fatigué d’être acteur, il se contente d’observer cette scène comme s’il n’y était aucunement lié. Même son métier se résume à aider l’autre et à donner de lui même, pour autant aujourd’hui il prend une pause et du recul par rapport à tout ceci. L’anglais se fait statue de marbre face aux larmes de son ami, désormais incapable de sevoir comment réagir correctement il préfère plutôt ne plus réagir du tout. Ainsi, il est supposé limiter les dégâts.

Vient finalement la révélation à laquelle Swann n’aurait jamais pu se préparer. « Je crois que je suis gay. » Il y a des ah et des oh qui se traduisent dans son regard qui ne sait même plus où se poser. Pour autant ses lèvres restent closes et ses sourcils figés et il vient à son tour glisser contre un des poteaux de la structure, imitant sans même s’en rendre compte la position adoptée par Raphael. Ses poignets viennent se poser sur ses genoux, les vieilles cicatrices du passé ravivées par le temps pluvieux. A son tour sa respiration se fait plus forte et plus saccadée, quand bien même la révélation de son homologue n’a absolument rien à voir avec sa propre vie - ne devrait absolument rien à voir avec sa propre vie. Puisqu’il n’a pas les mots nécessaires pour traduire toutes les pensées qui lui viennent à l’esprit, en face l’australien se confond déjà en excuses qui n’ont pas lieu d’être. « Je suis tellement désolé. J'ai attendu cette rencontre toute ma vie et j'ai merdé, je suis tellement désolé. » Swann sait déjà que cela ne lui servira à rien que de le rassurer à coup de “non le sois pas” et de “non c’est pas ta faute”. Beaucoup ont essayé avec lui, déjà, et tout autant se sont heurtés à un mur d’émotions diverses. “J’ai aimé un homme, une fois.” Il a besoin de comprendre que Swann sera bien le dernier à pouvoir penser quoi que ce soit de négatif à ce propos et pour cela, rien de mieux que des explications claires et précises. Alors, à défaut de pouvoir avouer avoir été en couple avec un homme, Swann peut au moins lui dire qu’il en a été amoureux et sans doute que ses sentiments étaient même partagés, à l’époque. Ses yeux bruns cherchent le bleu des siens simplement pour lui donner un ancrage dans ce monde qui n’a jamais rien de rassurant. “Tu peux pas utiliser ça comme excuse, parce que ça ne change absolument rien.” Sous ses paroles difficiles se cache le besoin de lui expliquer qu’il n’y a pas de problème et qu’il n’y en aura jamais ; pas à propos de son homosexualité présumée, en tout cas. “Ça m’empêchera pas d’être ton ami.” Qu’il aime les hommes ou les femmes, le McGrath est bien le dernier à en avoir quelque chose à faire. Il a déjà bien assez lutté pour s’accepter lui même (chose qui n’est toujours pas le cas), il ne peut pas non plus se battre contre les autres. “Personne est au courant, par contre. Si ça pouvait rester entre nous, ça m’arrange.” Pour Rory, à jamais présenté comme un ami. Il lui a avoué sans réfléchir un secret que seuls ses amis les plus proches ont un jour appris et ne souhaite certainement pas que sa famille vienne à apprendre une telle chose, ni même un cercle plus élargi encore de connaissances.

Les tremblements sont nombreux dans tout le corps de Raphael qui se recroqueville de plus en plus sur lui-même, bras enroulés autour de ses jambes, front posé contre ses genoux pour ne rien voir autour de lui. Pas la pluie, pas les paysages gris, mais, surtout, pas l’expression de Swann quand il révèle à voix haute ce secret qu’il ne s’était pas même avoué à lui-même. Il n’aurait jamais pensé avoir le courage de prononcer ce minuscule mot composé de seulement trois lettres mais il s’est échappé de ses lèvres comme si son instinct l’en avait obligé pour qu’il se mette enfin à vivre réellement. Parce que ça fait trop longtemps que le danseur s’empêche de mener une vie normale, lui qui fuit le monde pour ne pas afficher la véritable personne qu’il est. Lui qui évite de trop longtemps croiser son regard dans le miroir pour dénicher la vérité derrière ses iris claires : ça fait plus de vingt ans qu’il se ment à lui-même pour entrer dans les normes. Il le fait pour paraître normal parce qu’il a trop longtemps été différent des autres garçons, lui qui dansait tandis que d’autres frappaient la balle dans la cour de récréation ou s’attrapaient les pieds en grimpant sur la montagne pour être le premier arrivé en haut et obtenir le titre de roi du monde.

Diana est apparue dans son champ de vision et il a tout de suite posé tous ses espoirs sur elle. Il a tellement fait croire à son entourage qu’il n’avait que d’yeux pour elle qu’il a fini par croire que cette admiration était de l’amour. Alors que, au fond, il a toujours été intimidé par les filles. Et par les hommes. Et par tout le monde, en fin de compte. Seulement, elle était la meilleure excuse, le meilleur alibi, pour se prouver à lui-même qu’il n’était pas si différent, qu’il n’était pas tombé dans la marmite quand il était petit. “J’ai aimé un homme, une fois.” Le temps s’arrête. Les gouttes de pluie restent accrochées aux nuages. Le vent se tait complètement pour laisser place à un brouillard épais. Raphael reste silencieux, le cœur battant dans sa poitrine. Il redresse légèrement la tête pour s’accrocher au regard de Swann qui s’est lui aussi assis au sol. Il veut voir s’il invente des histoires pour lui faire plaisir et pour lui donner l’impression qu’il n’est pas le seul à regarder les hommes du coin de l’œil au restaurant. “Tu peux pas utiliser ça comme excuse, parce que ça ne change absolument rien.” Hésitant, il ne sait pas où se placer à la suite de cette réplique. Est-ce qu’il lui en veut d’avoir balancé cette information comme s’il ne s’agissait d’une excuse pour sa stupidité ? “Ça m’empêchera pas d’être ton ami.” Cette conclusion a pour effet de panser son cœur et, doucement, ses muscles se détendent. Il ne change pas de position pour autant, souhaitant préserver le semblant de réconfort qu’il obtient en serrant ses jambes contre lui. Il ne sait pas vraiment quoi dire parce que les mots ne lui viennent pas aux lèvres. Le silence lui fait le plus grand bien. Il n’a pas encore réussi à avaler la nouvelle selon laquelle il serait… gay. L’est-il réellement ? Oui… Non… Hein ?.. Mais Swann l’est-il lui aussi ? Quoi ? Non… Oui… “Personne est au courant, par contre. Si ça pouvait rester entre nous, ça m’arrange.” Poussées par la nervosité et l’ironie, les lèvres de Raphael s’étirent en un sourire inconfortable. Il entrouvre la bouche, hésite un moment, réfléchit trop longtemps en compagnie du chant de la pluie puis souffle finalement : « Tu… Tu en as parlé à personne… » Il ne fait que répéter sa révélation pour mieux y réfléchir. Ça ne fait pas de sens. « Alors c’est un secret. Et ça doit le rester ...? » Il demande, ou il dit, comme s’il s’agissait d’un fait : on ne sait pas vraiment ce qu’il se passe entre ses deux oreilles. « Okay… » Ce n’est vraiment pas ce qu’il avait besoin d’entendre, à vrai dire. Il aurait été heureux d’apprendre que Swann est comme lui et qu’il n’a jamais vécu dans le noir pour autant. Mais il vient de lui demander de garder ses lèvres cousues et de cacher son homosexualité… Et ainsi cacher la sienne aussi, parce que c’est ce qu’il faut faire. Comme un enfant auquel on présente un sac rempli de bonbons à l’allure louche, il ne sait pas comment réagir. C’est donc tout naturellement qu’il décide de brusquement changer de sujet pour soulager sa nausée : « Il ne fait pas très beau, hein ? J’aurais dû choisir une autre journée. »  

Incapable de garder une rancoeur infondée bien longtemps, Swann se rassure lui même peu à peu en voyant le corps de son ami cesser de gesticuler à son tour. Il semble recouvrir son calme et reprendre une respiration normale maintenant que ses doigts ne s’attaquent plus entre eux. « Tu… Tu en as parlé à personne… » L’anglais relève mon regard en sa direction sans que rien ne puisse être lu sur son visage, lui même incertain de ce qu’il pense réellement. Il n’en a pas parlé à personne et ne compte pas en parler à qui que ce soit puisqu’au delà de se rapporter à sa propre vie privée, cela touche surtout à celle de quelqu’un d’autre en qui il continue de tenir. Aujourd’hui cela ne le dérangerait pas d’avouer avoir entretenu cette relation mais il doute encore bien trop de tous les dommages collatéraux qu’une simple révélation de la sorte pourrait engendrer pour réellement vouloir tenter l’expérience. Il a peur que le regard de Lucia change en apprenant une telle chose tout comme il a peur de voir Rory propulsé une fois de plus en une de toutes les unes du pays pour les mauvaises raisons. Une part de lui en veut à Raphaël de remuer le couteau dans la plaie alors que, des deux, l’australien est le seul à en faire toute une histoire. Swann n’était là que pour le rassurer et il se retrouve quasiment accusé, acculé aussi.

« Alors c’est un secret. Et ça doit le rester ...? » Ce à quoi l’anglais répond aussitôt, sans laisser son ami vaquer à de nouvelles suppositions farfelues. “C’est pas un secret. J’en parle pas, c’est tout.” Il ne nierait pas l’existence de sa relation si on venait à lui poser la question, tout comme il semble fort peu probable qu’il en parle de lui même un jour. Ce n’est pas un secret, simplement une vérité qui repose à la surface, bien loin de lui, là où elle vit très bien. « Okay… » C’est un okay qui n’a justement rien de okay et il ne faut pas être omniscient pour deviner que la gêne de Raphaël n’a en rien disparue, tout comme il doit sans doute avoir des dizaines et des dizaines de questions auxquelles il ne trouvera jamais de réponses s’il continue de se contenter de okay. Le blond n’a certainement pas pour habitude de parler de ses talons d’Achille ou ses problèmes mais une fois qu’il a commencé à ouvrir les valves, il ressent le besoin d’aller jusqu’au bout des choses pour se sentir un minimum mieux, au moins. « Il ne fait pas très beau, hein ? J’aurais dû choisir une autre journée. » Pour seule réponse, la longue expiration de Swann tente de concurrencer le bruit de la pluie non loin d’eux. Raphael lui reproche de ne pas être transparent avec ses histoires passées (appuyons sur ce terme, d’ailleurs, passées) mais lui même est totalement incapable d’en parler quand, justement, elles n’ont rien de passées. “T’en as déjà parlé à quelqu’un d’autre ?” Le premier tente d’esquiver le sujet alors que le second n’abandonne pas la lutte si rapidement et si facilement. S’il rejoue le même jeu une seconde fois alors Swann ne forcera rien, tout comme il sera bien le dernier à vouloir l’écouter le jour où il daignera s’ouvrir à lui - jour où, il en met sa main à couper, il voudra en savoir plus sur Rory. “Et t’as pas intérêt à faire semblant de croire que je te parle de la météo.” Son ton reste doux mais l’intention est bien présente, pourtant. S’ils en parlent alors c’est maintenant, sinon, ce sera un sujet oublié et enterré parmi une infinité d’autres.

Il est encore plus perdu qu’avant, Raphael. Cependant, ce n’est plus la panique qui fait bousculer dans sa tête toute sorte d’émotions négatives. C’est plutôt son incompréhension de la situation qui continue à foutre le feu à ses pauvres neurones. Il a beau serrer le plus fort possible ses jambes, ou se pincer la chair jusqu’au sang, il n’arrive pas à sentir à nouveau la gravité faire effet sur lui. Il flotte au-dessus du sol, protégé de la pluie qui agit comme un isolant sonore autour de lui. Il n’y a que la voix de Swann qui arrive à se frayer un chemin jusqu’à ses tympans. “C’est pas un secret. J’en parle pas, c’est tout.” Comme Raphael n’a jamais parlé à quiconque de la façon dont bat son cœur quand il croise le regard de Kieran. Parce que c’est un secret pour lui et pour le monde entier. Un secret qu’il vient de cracher quelques secondes plus tôt comme si son corps n’en pouvait plus de le supporter. « Pourquoi tu n’en parles pas ? » Il demande finalement, la voix calme mais la crainte dans les tripes. Il a honte ? Il a peur du jugement des autres ? Il craint de ruiner sa réputation ? Même si Raphael attend ardument sa réponse, il ne sait pas s’il veut l’entendre. « Et comment tu as fait pour ne plus l’aimer ? » La question lui déchire le cœur mais il devait la poser. Il veut savoir comment oublier Kieran et retrouver sa flemme pour celle à la longue chevelure. C’était tellement plus facile. Il avait l’impression de savoir ce dont il avait besoin pour être heureux. Maintenant, la seule pensée de ce garçon lui donne la nausée parce qu’il refuse de s’écouter.

Il veut changer de sujet parce qu’il se met à trop réfléchir. Cela fait vingt ans qu’il tente d’ignorer ces réflexions qui traversent son esprit et voilà que sa cervelle se fait enterrer d’interrogations. Ça lui brûle de l’intérieur, il a besoin de respirer à nouveau. Malheureusement, Swann ne le laisse pas s’en tirer si facilement. Après tout, c’est le danseur qui a hurlé sa honte en premier. “T’en as déjà parlé à quelqu’un d’autre ?” Ses yeux commençaient à sécher mais c’est à nouveau la cascade. Il les essuie du revers de la main en retenant quelques hoquets. Il se sent complètement humilié et aimerait s’envoler bien plus haut qu’il ne flotte déjà. Il n’apprécie pas la position dans laquelle il se trouve. Les canapés des psychologues, il les a toujours fuis pour ne jamais creuser au plus profond de lui. « C’était tellement plus facile de s’exprimer avec ces lettres. » Il finit par murmurer après avoir fait attendre Swann trop longtemps. Il s’octroie quelques secondes encore pour reprendre son souffle. « Je ne pense pas avoir prononcé ce mot à voix haute une seule fois dans ma vie. » Et, ce, même si ses pères représentent exactement ce qu’il signifie. Gay. Deux hommes, deux femmes, qui s’aiment. Ça n’a jamais été un problème, au contraire. Seulement, il pensait que c’était le genre de chose qui ne tombe que sur les autres. Lui, il était destiné à fonder une famille avec la femme de sa vie, à éduquer deux beaux enfants aux États-Unis, à deux pas du plus grand théâtre de Broadway. Il n’a rien obtenu de tout ça et, si son rêve de devenir danseur professionnel s’est évaporé le jour où sa cheville s’est broyée, il pensait avoir au moins la chance de tenir la main de sa danseuse préférée.

Il n’a rien eu de ce qu’il désirait. C’est ça qui fait le plus mal. C’est ça qui rougit ses yeux et bloque sa gorge. Même Swann, qu’il pensait de sexe féminin, s’est avéré le contraire de ses attentes. Toute sa vie n’est qu’une partie de pile ou face à laquelle il perd constamment.  

Spoiler:

Le problème lorsqu’on pose des questions dérangeantes, c’est qu’elles finissent toujours par revenir vers vous tel un boomerang. « Pourquoi tu n’en parles pas ? » Une question simple ne devrait pouvoir amener qu’une réponse toute aussi simple ; et pourtant. Tout a toujours été tellement confus que Swann n’a jamais réellement pris le temps de penser aux choses aussi simples que cette dernière. Pourquoi est ce que rien n’a marché, finalement ? Ils avaient toutes les bonnes intentions du monde, ils y croyaient dur comme fer, ils étaient purs. Ils ne voulaient que le bien l’un de l’autre, assurément, et même qu’à l’époque la vie de Rory allait bien. L’instant d’après, elle s’est effondrée et eux avec. Tout a toujours été bien trop chambranlant dans le quotidien de l’anglais, il était incapable de lutter, pas alors que toutes les pièces du puzzle se faisaient la malle sous ses yeux attristés. Il est incapable de laisser la faute se rejeter sur celui qui est, aujourd’hui encore, un grand ami. “On a jamais su avancer au même rythme, j’imagine.” Il se contente d’imaginer à défaut d’avoir de véritables réponses à pouvoir donner à Raphaël. Il continue de le regarder dans les yeux, un brin moins étincelant que la seconde d’avant et moins fier. Ses épaules se haussent à peine alors qu’il manque tant de force que d’envie de se replonger dans cette histoire difficile. Aujourd’hui il a tourné la page et est pleinement heureux mais cela ne signifie pas pour autant que les blessures du passé se sont cicatrisées. « Et comment tu as fait pour ne plus l’aimer ? » Il ressemble à un enfant interrogeant ses parents sur ce qu’est l’amour, idée puérile qui relève les lèvres de l’anglais en un fin sourire sincère. “C’est pas quelque chose qu’on peut commander.” Si les questions s’appliquent à Swann, il se doute pourtant bien qu’il cherchera en retour à en faire un exemple pour lui même. Il prévoit déjà tout ce qui peut mal se passer, il anticipe tout ce que l’australien tentera de faire en pensant que son ami est doté de la parole de Dieu. Oh, si seulement. “Mais pour moi, c’est arrivé quand je me suis rendu compte que je n’étais plus heureux.” Il a surtout eu besoin de temps pour se rendre compte que ses sentiments avaient été altérés mais une fois que ce fut chose faite, il ne pouvait plus en douter ensuite. Du temps, finalement, c’est toujours tout ce dont tout le monde a besoin.

Ils sont pitoyables, les deux déchets assis à même le sol. « C’était tellement plus facile de s’exprimer avec ces lettres. Je ne pense pas avoir prononcé ce mot à voix haute une seule fois dans ma vie. » Swann, lui, ne l’a même jamais prononcé. Sans doute parce que ce n’est pas ce qu’il est, quoique ceux face à lui pourront en penser. Il n’a aimé que des femmes toute sa vie durant sans jamais se forcer, il n’a toujours été arrivé que vers elles même lorsqu’il n’y avait aucun sentiment plus fort derrière une telle chose. Il a été sa seule et unique exception et tout s’est soldé par une catastrophe, énième signe (dont Swann n’avait pas même besoin) qui lui confirme qu’il n’est pas gay. “Avant ou après avoir prononcé ce mot, t’es toujours le même.” Il ne sera pas un homme différent en rentrant chez lui ce soir, il se sera simplement rendu compte qu’il se voilait la face. L’anglais se relève le premier et tend une main assurée à son ami de toujours pour qu’il en fasse de même et qu’enfin ils puissent tous deux passer à autre chose, maintenant que l’abcès a enfin été crevé entre eux. “Sois moins stupide la prochaine fois, t’aurais pu me dire ça dès le début.” Souhaitant dédramatiser toute la scène, il esquisse un simple sourire avant de lui proposer d’aller boire quelque chose au bar en le désignant d’un signe de tête.

“On a jamais su avancer au même rythme, j’imagine.” Cette réponse n’est pas celle qu’attendait Raphael. Au plus profond de lui, il aurait aimé entendre celle qui lui aurait fait mal. Elle l’aurait blessé mais elle l’aurait tout autant rassuré : il était préférable pour lui de se taire parce que c’est ce que font les gens qui, comme lui, ne remarquent que trop tard que leurs yeux ont dévié vers une personne du même sexe. Il aurait pu retrouver sa routine et ne plus s’interroger quant à la bonne chose à faire. Mais, maintenant qu’il a franchi le premier pas en exposant à voix haute la possibilité qu’il soit gay, il ne peut plus faire de pas en arrière. Ce mot résonne dans son esprit et il ne peut plus se boucher les oreilles pour ne plus l’entendre. Malgré tout, le jeune homme perdu interroge davantage Swann parce qu’il veut trouver quelques réponses qui l’aideraient à affronter sa nouvelle réalité – ou à la contourner, puisqu’il lui demande s’il n’y aurait pas une recette magique pour ne plus aimer l’homme auquel il pense tous les jours en se mordant le bout des doigts. “C’est pas quelque chose qu’on peut commander.” Effectivement. Il ne devrait pas être surpris d’entendre cette réponse, Raphael. Cela faisait bientôt vingt ans qu’il n’y avait que Diana dans ses rêves et jamais il n’a pu se séparer de sa silhouette angélique. Elle faisait partie de lui, comme Kieran aujourd’hui. Et qu’est-ce que c’était plus facile avant. “Mais pour moi, c’est arrivé quand je me suis rendu compte que je n’étais plus heureux.” Relevant doucement les yeux, il croise le regard de Swann, entendant la triste nostalgie dans le ton de sa voix. Un minuscule sourire soulève la commissure de ses lèvres : c’est de cette façon qui le remercie de s’être ouvert à lui malgré la difficulté du sujet. « Je comprends. » Ce qu’il comprend aussi, c’est que la seule douleur qu’il s’inflige en pensant à Kieran, c’est lorsqu’il tente de trop s’en empêcher. Il lutte contre lui-même en pensant lutter contre le monde et ses normes.

Le mélange d’adrénaline qui est remonté jusque dans son cerveau fait encore son effet. Il n’arrive toujours pas à croire qu’il ait pu dire ce mot à voix haute. Et, maintenant, il a envie de poser toutes les questions qui lui viennent par la tête mais il garde une certaine retenue. “Avant ou après avoir prononcé ce mot, t’es toujours le même.” Était-ce sa façon de le pardonner d’avoir agi comme un idiot lorsqu’ils se sont rencontrés pour la première fois ? Il reste le jeune garçon légèrement perdu avec lequel il correspondait de l’autre bout du monde. S’accrochant à la main tendue vers lui, Raphael se redresse, sentant enfin la douleur dans ses jambes trop longtemps tendues par la nervosité. Face à Swann, il ne peut que baisser les yeux : vieux réflexe d’antisocial. “Sois moins stupide la prochaine fois, t’aurais pu me dire ça dès le début.” Oh, si seulement il avait su à ce moment ce qu’il s’était passé dans sa tête pour qu’il réagisse de cette horrible façon. Il n’avait fait qu’exploser comme une bombe de bain balancée à la flotte. « C’est bon. Je sais que tu n’es pas une fille maintenant, je ne devrais pas faire l’erreur deux fois. » Il souffle doucement en ricanant timidement, passant sa main dans ses cheveux humides pour finalement accepter l’invitation à aller boire un verre. Ils seront bien mieux à l’intérieur : quoique… Au moment où les deux garçons se dirigent vers le bar, les nuages se dispersent et laissent s’échapper quelques rayons de soleil hésitant. (je voulais faire une fin à la Disney)