« On aurait dû le prendre, ce train. » Se plaint Raphael en soulevant son pouce en même temps que Kieran au moment où une voiture les frôle le long du boulevard. Cela doit faire au moins quatre heures qu’ils marchent en direction de Gladstone et ses jambes commencent à le faire souffrir – et ce n’est que le début du voyage. Tout cela s’annonce épuisant. « Et t’avais dit que tu aurais ton permis. Enfin, qu’un de nous deux l’aurait, mais ça devait être toi. » Il ajoute en soulevant la tête pour s’assurer que l’autre garçon devant lui l’entend bien. Il devient bavard lorsque la fatigue s’en prend à ses membres endoloris et les lueurs de la soirée commencent à créer une atmosphère unique dans cette campagne longeant la mer. Quelques maisonnées les entourent et le décor est pittoresque. Du coin de l’œil, le danseur remarque un vieux couple se balançant sur leur perron. C’est officiel : ils sont un peu perdus. Ça les aiderait s’ils trouvaient un endroit où charger leur téléphone. Malheureusement pour eux, ils sont bien trop timides et discrets pour s’inviter chez des inconnus dans le but de squatter une prise électrique. Pour le moment, ils ne font qu’avancer en ligne droite pour ne pas risquer de faire demi-tour par erreur : ce serait stupide de reprendre la route vers Brisbane après ces deux journées de marche interminable. Les pauses pipis se font dans les buissons et les prières sont fortes pour qu’aucun des deux ne se découvre des troubles intestinaux imprévus.

Cela fait un mois que Raphael est au courant pour les mensonges, les cachoteries, les non-dits. Il lui a simplement fallu prononcer le prénom d’Autumn pour que Mira éclate d’un rire à gorge déployée. Il s’était senti ridiculisé, ça c’était certain. Mais Kieran l’avait habitué aux coups bas et, au fond, c’est comme ça qu’il l’avait accepté le jour de leur rencontre et il avait compris que des défauts accompagnent toujours les qualités – peut-être est-il simplement aveuglé par d’autres sentiments qu’il ne peut avouer à lui-même. Alors, le dessinateur n’était ni marié, ni en couple. Il continuait cependant à agir comme s’il vivait encore l’idylle devant Raphael parce que c’est ce qu’il lui avait dit lors de leurs retrouvailles. Ce n’est pas quelque chose que le danseur pouvait comprendre mais il a pensé à toutes les hypothèses, toutes plus blessantes les unes que les autres – et ils s’était finalement rappelé que Kieran n’est qu’un con qui gigote dans un filet de pêche, incapable de se délivrer, serrant de plus en plus les cordes en tentant de s’en défaire. Il ne veut pas faire du mal à personne. Enfin… Il ne sait pas quand il fait du mal à son ami.

Mais il serait peut-être temps pour lui de comprendre que ses propos ont des conséquences, surtout ceux qui cachent la vérité. Il ne peut pas fuir, ici. S’ils se séparent, ils ne se retrouveront que plusieurs semaines plus tard à Brisbane (ou mort, on entend plein d’histoires de tueurs en série sur les routes). Il a déjà bousillé un voyage, il ne va pas le faire une seconde fois. Pas vrai, Kieran ?  

« On entend la plage. » Pense Raphael à voix haute en s’arrêtant quelques secondes pour scruter l’horizon à travers les arbres fins qui parsèment les champs. Il repositionne son sac lourd sur ses épaules et porte sa bouteille d’eau à sa bouche en remarquant l’écume de la mer se reposer contre quelques rochers à une centaine de mètres d’eux. Son estomac se met à gronder, soit parce qu’il réclame un dîner, soit parce qu’il veut prévenir son propriétaire que les confrontations à venir ne lui plaisent pas. « T’as faim ? » Raphael demande finalement en pivotant la tête vers Kieran qui ne l’a pas entendu et qui a continué d’avancer sans remarquer cette pause improvisée que s’offrait son compagnon de route. « KIERAN ! » Il lance, voix cassée par l’essoufflement, pour attirer son attention. C’est seulement quand l’interpellé se retourne qu’il demande une seconde fois : « T’as faim ? » Et il agite devant lui les deux sandwichs emballés qu’ils ont achetés dans une petite épicerie il y a de ça quelques kilomètres.

@RAPHAEL ELLY & KIERAN ⊹⊹⊹ you got control, got my attention. gou got us listening, so what you gonna do? now, what you gonna do with it?

(SUR LA ROUTE).
Alors qu’il foule le sol d’un pays qui a la réputation de vouloir la peau de ses habitants, Kieran est étonnamment bien portant.

À vrai dire, ça l’arrangerait beaucoup que la nature fasse son œuvre et qu’une araignée s’occupe de lui ou, à défaut, un scorpion. Il accepte même la perspective d’être mordu par un serpent (saviez-vous que l’Australie compte sur son territoire vingt-et-une espèces venimeuses sur les vingt-cinq qu’il existe ?) ; concrètement il veut bien remporter un Darwin Awards si cela lui permet d’échapper à ce road trip. Pourtant, c’est bien côte à côte qu’ils marchent avec Raphael, pouce tendu et silence gênant qui n’est brisé que par le plus jeune des deux qui se plaint. « J’ai jamais rien promis. » Il souligne et je le reprends aussitôt en riant intérieurement face à de tels propos, qui es-tu pour parler de promesse, Kieran Halstead ? « On n’aurait pas autant apprécié le paysage. » Qu’il souligne à son ami, alors que Kieran, même s’il tend à s’émerveiller de plein de petites choses, est incapable d’admirer la nature qui l’entoure. Il prétendra qu’il n’est pas dans son assiette, que la chaleur commence à taper sur sa boîte crânienne, que la fatigue s’empare de ses muscles, mais je sais la vérité et je me fiche bien qu’il soit en désaccord quant au fait que je vous la partage.

Kieran est mal à l’aise.
Vous me direz que cela n’a rien d’étonnant puisqu’il s’agit de son état naturel. Je vous répondrai qu’en temps normal, il ne désire pas sauter sous les roues de cette voiture qui vient de passer à leurs côtés sans s’arrêter. En temps normal, il aime plutôt le principe de vivre, Kieran. Mais aujourd’hui et depuis qu’ils ont quitté Brisbane, il se découvre un fanatisme pour la mort.

Et je la perçois, son envie de me mentir, de se mentir à lui-même, en prétextant qu’aucun fossé ne s’est creusé entre lui et son ami, que tout est normal et naturel entre eux – pourtant la tension qui règne est évidente pour quiconque les côtoierait pendant plus de cinq minutes durant cette escapade. Mais Kieran ne veut admettre ses torts, ne veut accepter le mauvais rôle : il l’a trop souvent endossé au cours des derniers mois pour mériter une pause. Alors, certes, il a menti à celui qui est supposé être un ami proche, mais est-ce si grave que ça puisque le sujet n’est pas supposé être remis sur le tapis ? Il est naïf, Kieran, croyant que son mariage vécu seulement dans sa tête ne sera pas sujet de conversation durant les quelques jours durant lesquels ils s’évadent. Il est encore plus naïf de songer que ses mensonges seront laissé aux oubliettes juste parce qu’il saura prendre le dessus au cours de la discussion pour que la lumière soit faite sur Raphael, sur ce voyage, sur autre chose, plutôt que sur lui.

Pourtant, Kieran, nous savons tous les deux que tu échoueras, comme tu as échoué à t’ancrer dans la réalité lorsqu’il le fallait.
Et je sais que cela fait probablement de moi un monstre que de pointer du doigt sa maladresse, mais ce n’en est pas une ; il s’agit d’une véritable erreur aux conséquences que notre protagoniste doit assumer. Il ne peut pas se comporter de la sorte avec autrui, il ne peut pas mentir impunément en espérant que le pardon lui sera accordé d’un simple claquement de doigts. C’est pour cela que je militais tant afin que ses proches ne l’accueillent pas les bras grands ouverts comme ils l’ont fait ; cela nous aurait évité de nous retrouver dans pareille situation aujourd’hui, avec un Kieran qui part du principe qu’il peut se faire pardonner et que cela excuse ses comportements déplorables. Le mensonge a toujours fait partie de sa vie, et peut-être qu’à force il a intégré celui-ci à son quotidien sans même s’en rendre compte. Est-ce que cela justifie son attitude ? Non et il aurait dû dire la vérité à Raphael dès que l’occasion s’est présentée, plutôt que de s’enfoncer dans ce subterfuge qu’il ne parvient pas à assumer.

Pour autant, je ne flagelle pas le Halstead plus que de raison ; je sais que son mensonge a en grande partie été façonné par ce cœur brisé qu’il n’arrive pas à réparer. Loin de moi l’idée de le piétiner plus que cela n’est déjà le cas, mais je ne fais pas usage de la même bienveillance que ses proches. Voyez, même Raphael ne remet pas le sujet sur le tapis, alors que je voudrais tant qu’on confronte le brun à sa manière d’être – non pas pour l’enfoncer, mais pour qu’il comprenne qu’il ne peut pas continuer ainsi et qu’il lui faut trouver celle qui lui correspondra, celle qu’il aura choisie.

Perdu dans l’angoisse d’une confrontation qu’il anticipe, Kieran n’en entend pas la voix de son ami, qui doit résonner à plusieurs reprises avant d’attirer son attention. Lorsqu’il se retourne, il remarque qu’il a poursuivi seul son chemin sur plusieurs mètres, tandis qu’au loin, Raphael secoue les deux sandwichs achetés plus tôt. « Euh, oui, oui. » Non. Il est incapable d’avaler quoi que ce soit tandis que Raphael joue avec ses nerfs ; parce qu’il sait, il sait qu’il est au courant et que la bombe ne tardera pas à être lancée - mais quand, exactement ? Tel un chat qui joue avec une souris blessée, Raphael est maître du voyage et Kieran est dépendant de l’attitude de son ami (plus qu’il ne l’aurait été en temps normal). « Je te suis. » Il précise tandis qu’il marche sur les pas de son ami, s’éloignant de la route pour rejoindre une plage à laquelle il n’a pas prêté attention. « On pourrait chercher un lieu pour dormir, aussi, tant qu’on est encore à peu près dans la civilisation. » Il finit par proposer, alors que quelques bicoques entourent les lieux, le laissant rêver à un hôtel. Un hôtel, pas d’autres options possibles alors qu’il a besoin d’au minimum une chambre séparée et une nuit loin de l’aura culpabilisant de Raphael pour remettre de l’ordre dans ses pensées.

S’il se plaint à voix haute de ce manquement à une fausse promesse, Raphael n’est pas réellement contrarié de n’avoir pour seul moyen de locomotion ses jambes. Il les utilise tous les jours; elles le transportent jusqu’à son boulot, jusqu’au parc, jusqu’à la plage, et elles lui permettent de sauter dans le ciel pour atteindre les étoiles – c’est une jolie façon de décrire la danse. Alors, de marcher ainsi pendant des heures, ça ne le fatigue pas vraiment. Du moins, ses muscles ne souffrent pas le martyre mais une légère migraine commence à lui marteler le crâne tellement les pensées défilent rapidement dans sa tête. « J’ai jamais rien promis. » Haussant les épaules, il fait signe à Kieran qu’il plaisante et que sa remarque était tout sauf un reproche. Il souhaite plaisanter un peu pour cesser de trop réfléchir. Le silence commençait à se faire de plus en plus lourd et, étrangement, Raphael a l’impression qu’il n’est pas le seul à sentir l’atmosphère pesant sur ses épaules. Ce qu’il ne sait pas, c’est que Kieran a compris que certaines choses doivent être posées sur la table.

Mais, de son côté, Raphael a l’impression d’être le seul fautif. Il se dit qu’il ne méritait pas de connaître la vérité parce que lui non plus n’a jamais essayé de reprendre contact avec son vieil ami. Il se dit qu’il n’a pas le droit de regarder ses photos sur son compte instagram en se mordant la lèvre inférieure pour s’empêcher de rougir. Il se dit qu’il est un traître parce qu’il a toujours parlé de Diana sans vraiment pouvoir mettre les mots sur l’émotion qu’il ressentait pour elle. Alors que, au fond, il n’arrive tout simplement pas à comprendre son propre cerveau.

Comment pourrait-il en vouloir à Kieran d’avoir agi ainsi devant un garçon qui se ment à lui-même depuis sa naissance ?

« On n’aurait pas autant apprécié le paysage. » Le plus vieux ajoute. Le commentaire encourage Raphael à jeter un énième coup d’œil aux alentours. Il détache son regard du dos de son compagnon d’aventure pour plus longuement scruter l’horizon interminable autour d’eux. Certes, ils sont complètement perdus, mais c’est un joli coin pour perdre le nord. Le climat est dans leur camp, aussi. Jamais les degrés ne descendront en bas de quinze. « Ouais, c’est pas faux. » Il marmonne en reposant son regard vers l’avant pour se remettre à admirer la silhouette devant lui comme s’il l’analysait pour la première fois. Il pourrait presque décrire le motif creusé dans les semelles de ses chaussures noires. Il faut dire que cela fait des heures qu’il n’a que Kieran comme source de divertissement et pourrait presque le détester de ne porter que des vêtements sobres complètement ennuyants (bah, si, en fait, il le déteste déjà pour avoir de si mauvais goûts vestimentaires mais la classe n’est pas donnée à tout le monde).

L’appel de la mer fait gronder l’estomac du danseur qui avait pendant un moment oublié qu’un corps humain doit absorber des calories pour continuer à fonctionner correctement. Il se rappelle les sandwichs achetés plus tôt et les propose à deux reprises à Kieran qui s’arrête enfin pour se tourner vers lui. « Euh, oui, oui. » Il est incapable de dire si c’est la fatigue due à leurs efforts qui lui brouille les esprits mais il ne semble pas totalement présent. Peut-être est-il lui aussi plongé dans d’éternelles pensées. S’il  y a une chose que Raphael sait, c’est que les neurones de Kieran ne s’arrêtent jamais travailler. « Je te suis. » Se pinçant les lèvres, l’interpelé hoche la tête et dirige la marche jusqu’à une plage naturelle. Des rochers sculptent la berge et les branches et les herbes s’entassent sur le sable pour fournir un abri aux petits mollusques. Les plages comme celles-ci sont rare dans les villes aussi touristiques que Brisbane. Pas un seul parasol, pas une seule chaise, pas un seul reste de château de sable à moitié rongé par la marée haute. Les deux garçons sont seuls au monde devant une étendue d’eau heureusement calme. « On pourrait chercher un lieu pour dormir, aussi, tant qu’on est encore à peu près dans la civilisation. » À la suite de cette remarque, les traits de Raphael se froissent. Il n’a pas l’impression que leur téléphone est décédé au bon endroit. Ils ne sont pas prêts d’une ville, selon lui : l’air est bon et le seul son perceptible est celui du clafouti des vagues. « Ah bon ? T’es prêt à aller sonner à toutes les portes du voisinage pour trouver une âme charitable prête à héberger deux mecs perdus pour la nuit ? » Levant les mains devant lui, innocent, il ajoute : « Parce que moi, non ! » Timide comme il est, il ne pourrait terminer une phrase sans s’étouffer dans sa propre salive et crever sur le perron.

Le dévolu de Raphael se pose sur un large tronc qui semble avoir été extirpé du sol depuis longtemps. Consciencieux, il époussette sa place avec sa paume pour ne pas tacher ses pantalons de sable humide. Une fois installé, il attire l’attention de Kieran avant de lui lancer son sandwich enrobé de pellicule plastique. Il a l’impression de pouvoir voler maintenant qu’il ne porte plus son sac sur ses épaules. Ses muscles se détendent doucement et il sent l’appréciable sensation de l’endorphine s’immiscer jusqu’à son cerveau. Incapable de trop longtemps fixer son ami, il décide de contempler la ligne d’horizon qui disparaît à travers les nuages de plus en plus orangés. « J’espère que tu ne manqueras pas trop à Autumn. » Il marmonne juste avant de prendre une énorme bouchée de son sandwich sans saveur. Il joue les innocents en le lorgnant discrètement, réalisant qu’il prend un peu de plaisir à le confronter de la sorte. C’est peut-être parce qu’il a envie de le voir culpabiliser comme lui culpabilise de trop souvent penser à son ami.

Il s’abstient de faire des promesses, Kieran, conscient qu’il n’est pas un homme de paroles. J’ignore quel crédit accorder à une telle affirmation, ne côtoyant le jeune homme que depuis peu – ce qui m’empêche encore de saisir tous les mécanismes derrière son fonctionnement. Néanmoins, en vue des éléments que j’ai accumulés le concernant, je présume qu’effectivement, sa parole n’est pas de grande valeur. Oh, cesse de râler, Kieran, il ne s’agit que d’un constat que tu es le premier à faire, pourquoi m’en voudrais-tu alors que nous accorons nos opinions ? Je sais que tu tends à l’oublier, parfois, que nous ne faisons qu’un, afin de mieux t’éviter la réalité de certaines pensées, mais c’est un fait, que je te ferai comprendre un jour ou l’autre. Quoi qu’il en soit, notre protagoniste n’est pas des plus fiables et si vous suivez ses aventures, vous ne pouvez le nier. Que ce soit dans son attitude (de lâche, certains diraient, terme que je m’évite d’employer, visant plutôt à le contester) ou dans ses paroles, le jeune homme ne pense guère ce qu’il est susceptible de promettre. Le niveau de ses promesses est à l’image de celles d’un homme politique, elles sont magnifiquement formulées ; mais bien maladroitement appliquées et Kieran s’abstient d’en faire pour ne pas se retrouver dans cette position inconfortable qui est celle d’avoir le mauvais rôle. Il l’a, pourtant, auprès de Raphael, alors qu’il était supposé passer son permis de conduire – mais ce serait mal connaître Kieran que de supposer qu’un tel objectif puisse être réalisable, lui aux ambitions dignes d’un adolescent, les plus belles promesses qu’il puisse faire se résumant à ne pas se lever en début d’après-midi. Il sait très bien que la réflexion de Raphael ne vise pas à le critiquer ; mais la réflexion faite n’est pas nouvelle et est toujours aussi blessante, mettant en évidence cette paresse qui le suit d’aussi loin qu’il s’en souvienne, cette incapacité à poser des objectifs alors même qu’il les sait essentiels. Il se contente d’un sourire pincé à l’égard de Raphael lorsque celui-ci lui fait un signe de la main pour nuancer son propos, avant de se concentrer à nouveau sur ce qui l’entoure plutôt que d’accorder un regard supplémentaire à celui qui est supposé être un ami et qui, pourtant, se comporte comme le pire des imbéciles.

Vraiment, Kieran ? Tu te crois légitime pour penser cela ?  

Mon but est peut-être de le protéger, pour autant je n’adhère pas à tous ses comportements ; et si je partage avec lui le fait que Raphael devrait ôter le pansement d’un coup sec, en réalité j’accentue aussi le fait que Kieran est le plus à même de le faire. Il peut en vouloir à son ami, mais il ne doit pas oublier qu’il est à l’origine de toute cette situation tendue. Il joue à plus naïf qu’il ne l’est réellement, prétextant souvent ne pas comprendre ce qu’il se passe autour de lui afin de mieux glisser sur les sujets qui mériteraient d’être creusés et qu’il refuse d’aborder. Mais il n’est pas dupe, Kieran et il sait très bien lorsque l’on se moque de lui, lorsque l’on a des choses à lui dire. Raphael appartient à cette seconde catégorie ; c’est ce qui lui permet de faire usage du déni sans s’en vouloir : parce qu’il vit très bien avec son mensonge et qu’il n’a rien à dire à Raphael sur celui-ci. Il pourrait le justifier, il pourrait s’en excuser, mais il ne le dérange pas comme il semble déranger le Elly et c’est une raison suffisante pour ne pas être celui qui met les pieds dans le plat et invite à la confrontation – bien au contraire, il est celui qui se plie en quatre jusqu’à s’en briser les vertèbres pour mieux éviter celle-ci.

Il n’écoute plus son ami depuis longtemps alors qu’il s’en éloigne et il faut plusieurs minutes pour que la voix de celui-ci ne résonne jusqu’à lui. Je le perçois, le pic d’angoisse ressenti par Kieran alors qu’à défaut d’une confrontation, c’est la discussion qui est inévitable et que cette pause implique de se retrouver l’un face à l’autre alors que le plus vieux tendait à éloigner, avec rapidité, ses pas de ceux du plus jeune. Acquiesçant malgré tout, Kieran suit le danseur jusqu’à un bout de plage isolé, aussi magnifique que tous les paysages qu’ils côtoient depuis quelques jours, sans que Kieran puisse en profiter comme il le voudrait. Pour quelqu’un qui n’a jamais voyagé, même dans son propre pays et qui l’a toujours rêvé (inutile qu’il le dise, je sens ces choses-là), je le trouve bien distant, alors que c’est un rêve qui se réalise, une ligne à cocher de sa longue liste de choses à faire qu’il garde bien précieusement pour lui. Il n’en profite pas, trop impatient d’être à nouveau seul avec ses pensées, lui qui d’ordinaire tend à refuser d’être coincé avec moi. Mais pour une fois, il se rend compte que ce serait la solution la plus agréable pour lui et, bien que j’en sois vexé, j’ai néanmoins envie de remercier Raphael pour cette intimité qu’il peut me permettre avec Kieran, encore faudrait-il trouver deux chambres qui leur permettraient d’être séparés – ce qui n’est pas gagné d’avance comme le fait remarquer Raphael. « Moi non plus. » Il finit par admettre maintenant que les choses sont perçues sous un nouveau jour. Bien sûr qu’il n’osera pas aller déranger des individus qui n’ont rien demandé, Raphael le sait à la minute même où il verbalise cette perspective. « C’est juste que j’ai pas envie de dormir dehors. » Il souligne, avant de reprendre. « Mais c’est pas vraiment un problème, en réalité. » Il a déjà dormi dehors, dans des endroits bien moins accueillants que cette étendue de sable, alors il s’en remettra pour le confort, ce n’est pas un problème. Par contre, il est bien plus perturbé par le fait d’abandonner la solitude à laquelle il rêvait tant.  

Suivant le mouvement initié par son ami, il finit par s’asseoir, prenant soin de conserver une distance avec Raphael alors qu’il s’installe en tailleur sur le sable face à lui, s’en fichant bien qu’il soit humide. Incapable de rattraper le sandwich lancé par le Elly, il le saisit au sol avant de nettoyer l’emballage du plat de la main, sans pour autant le déballer, incapable d’avaler quoi que ce soit.

Encore plus lorsque son prénom est prononcé.

Il relève le regard vers Raphael un bref instant, pour mieux apercevoir que celui-ci le fuit. Et ce n’est qu’une confirmation de ce qu’il sait déjà, ce qui met à mal le dessinateur qui ignore comment répondre à cela. Je lui murmure des possibilités, oscillant entre l’excuse, les justifications et la banalisation. Les possibilités sont nombreuses, je souffle même des discours à son esprit, mais Kieran demeure silencieux, incapable de m’entendre, incapable d’entendre Raphael, ne s’écoutant que lui, et seulement lui, alors que, comme je l’ai dit plus tôt, il n’est pas fiable, Kieran. Autant dans ses promesses que dans sa façon de narrer les choses. « Je pense qu’elle s’en fiche. » Il finit par souligner en jouant avec son repas de fortune coincé entre ses mains. Et je le félicite, parce que je sais à quel point cette confession lui coûte. Je sens à quel point son cœur se serre à cette idée et je tente de chasser toutes les pensées qui envahissent son esprit. Bien sûr qu’elle s’en fiche, elle doit probablement être en train de donner son joli sourire à un type bien mieux que moi. Regarde, Kieran, cette ligne d’horizon juste à côté de toi, ce merveilleux ciel qui s’assombrit dans des couleurs magnifiques. Et je suis sûr qu’il est heureux, ce connard, alors qu’elle n’a plus que lui en tête, parce qu’elle a probablement oublié jusqu’à mon existence. Oh, et tu vois ce crabe à quelques mètres ? Il n’est pas bien impressionnant, mais tu ne trouves pas qu’il a l’air adorable à creuser le sable pour se cacher ? Est-ce que... est-ce qu’elle pense à moi, parfois, quand elle est d’autres bras, quand elle est avec d’autres hommes ? Est-ce qu’elle m’a remplacé ? Et cette eau claire, presque translucide, qui montre et descend au gré des vagues, humidifiant suffisamment le sable pour avoir envie d’y plonger ses pieds et d’en rire. Bien sûr qu’elle m’a remplacé. Et bien sûr qu’elle s’en fiche, c’est pas comme si j’étais irremplaçable ou qu’il n’y avait pas dix fois mieux autour d’elle. Et il n’écoute rien, Kieran, alors que son regard ne se porte pas sur la beauté autour de lui, mais qu’il se perd dans ses regrets. Et je sens à quel point c’est douloureux, à quel point il retient ses yeux de s’humidifier, à quel point il tente de recoller les morceaux de son cœur. Mais il ne cesse jamais de s’effriter, et toute la glue du monde qu’il tente de mettre sur ses blessures ne feront qu’accentuer les plaies. « Je veux dire, c’est pas comme si on devait toujours être collés ensemble. » Et c’est ce qu’il fait, Kieran, alors que le pansement bancal qu’il a appliqué ne fait aucun effet et qu’il est obligé d’agir par lui-même pour ôter les doigts de Raphael qui s’amuse à triturer la plaie. Et j’ai cru, pendant un instant, que son affirmation douloureuse étant un moyen de verbaliser les choses pour la première fois, mais je ne le comprends pas beaucoup plus qu’elle, pas beaucoup plus que le Elly, alors que je le pensais prêt et qu’il me démontre du contraire, se murant dans un silence pour contrer toutes ces images anxiogènes qui défilent dans sa tête et achèvent toujours plus le centre de ses émotions.  

Il commence à se faire tard et les deux garçons devront probablement se résigner à dormir à la belle étoile : aucun des deux n’aurait le courage d’aller sonner chez un inconnu pour lui supplier deux lits, une douche et plusieurs heures d’intrusion. Ce n’était pas vraiment prévu dans les plans de Raphael. Il aurait dû s’accompagner d’un pote extraverti pour ce petit voyage à pieds mais il s’agissait là d’une promesse que Kieran lui avait fait : le road trip n’était que partie remise. Peut-être que le plus jeune n’avait pas choisi son bon moment pour lui proposer de récupérer les années perdues. Mais il a eu l’impression de se faire appeler par le destin. C’était quelques jours plus tôt que Rudy lui avait déformé le visage, c’était quelques jours plus tôt qu’il s’était fait renvoyer de son boulot pour deux semaines, le temps que ses blessures ne guérissent. On n’affiche pas la violence devant des enfants, jamais. C’était quelques jours plus tôt qu’il avait envoyé un message à Kieran pour lui proposer de lui aussi profiter de deux semaines de vacances à ses côtés (il ne l’avait pas dit de cette façon, évidemment, il y a des limites du malaise à ne pas franchir entre deux garçons – à moins que ce ne soient que des limites instaurées par seulement celui qui craint d’accepter ses préférences). « C’est juste que j’ai pas envie de dormir dehors. » Jetant un coup d’œil derrière lui pour croiser le regard de Kieran et ainsi noter l’expression sur son visage, il ne dénote aucune émotion bien précise. Il ne voudrait pas le rendre inconfortable en lui imposant une nuit à l’extérieur parce qu’il n’était pas question de ce genre d’aventure lorsqu’ils ont discuté de la route à prendre pour se rendre  au bout de l’Australie. « Mais c’est pas vraiment un problème, en réalité. » Heureusement. La précision rassure le jeune danseur qui peut reposer ses yeux vers l’avant sans craindre de terroriser un ami. Il n’a jamais dormi dehors mais il ne dépend pas du luxe. On pourrait même dire que son appartement est moins ordonné que la plage qui les accueille quelques secondes plus tard.

Il la remarque, cette distance que Kieran instaure entre eux. S’il ne sait pas que, de son côté, ce sont des pensées angoissantes qui se bousculent, il sait que lui-même remarque le moindre mouvement, le moindre regard, le moindre indice qui pourrait lui faire perdre l’envie de tenter le diable. Non, il n’a jamais eu l’intention de transformer ce road trip en lune de miel mais ce serait mentir d’affirmer qu’il n’a pas réfléchit à ce qu’ils pourraient devenir s’il n’y avait pas le souvenir d’Autumn qui hantait l’artiste. Il s’imagine des histoires, Raphael. Des histoires dans lesquelles il pense encore à Diana tous les jours et dans lesquelles il n’a pas remplacé son visage par celui d’un garçon. Des histoires dans lesquelles il est le héros qui avait raison depuis le début de rougir devant le joli sourire des femmes, parce que ce sont les plus belles, les plus intelligentes, les plus talentueuses, celles qui pourraient panser ses maux et poser un baiser sur son front pour l’aider à s’endormir. Alors, ces deux mètres qui le séparent de Kieran, il les perçoit comme des kilomètres. Ça le crispe légèrement, ça le perturbe. Il a l’impression que c’est un message que le monde entier lui envoie : tien-toi loin de lui, ce n’est pas qui tu es. Alors il préfère poser toute son attention sur le sandwich déballé coincé entre ses doigts trop tendus qui se mettent à perforer le pain. Et, pour briser le silence qui le rend inconfortable, il décide d’envoyer la balle à son compagnon pour que lui-même se mette à trop réfléchir comme lui le fait. Il nomme Autumn en sachant pertinemment ce qu’il fait. Il veut briser la glace  et les non-dits parce qu’il n’aime pas être celui à qui on ment. « Je pense qu’elle s’en fiche. » Sourcils froncés, il se force pour ne pas croiser son regard. Il reste muet en tentant de déchiffrer le sens de ses mots. Vient-il de si facilement lui dire la vérité ? Vient-il d’affirmer que cette fille dont il est question ne pense plus à lui ? Alors qu’il attend la suite, Raphael mordille le bout de son sandwich pour ne pas sentir la lourdeur des secondes. Il prend son temps, Kieran, et il ne semble pas réaliser qu’il n’est pas le seul à manquer d’air. « Je veux dire, c’est pas comme si on devait toujours être collés ensemble. » Esquissant un faux sourire, le danseur cache sa bouche derrière sa main en faisant mine de se débarrasser de quelques miettes collées à ses lèvres. Il a été con de penser qu’il obtiendrait ce qu’il désire au cours d’un aussi bref échange.

Mais il ne lui en veut pas. Et il ne sait pas pourquoi il n’a pas envie de lui reprocher d’être mauvais. Il a l’impression que son cerveau n’affiche pas les bonnes émotions. Il devrait sauter sur ses deux jambes, taper du pied, reprocher à Kieran son hypocrisie ; mais il a seulement envie de le pardonner d’être le pire ami. Seulement, il ne peut plus jouer au jeu du plus innocent. Kieran a gagné depuis longtemps. « T’aurais dû voir la gueule de Mira quand je lui ai parlé de ton mariage. » Il souffle en laissant son regard contempler un petit crabe adorable qui creuse le sable pour y trouver refuge. « Elle pensait peut-être que j’avais rêvé. » Il ajoute en haussant les épaules, croquant fermement dans son sandwich au jambon, ne récupérant que du pain bien sec – c’est peut-être une métaphore qui tente de le prévenir qu’il ne réussira à tirer aucune information du garçon qui se fait discret avec lui (« discret » est le terme employé pour censurer « connard »). Récupérant assez de courage pour plonger ses yeux bleus dans ceux de Kieran, il continue : « Et t’aurais dû voir sa gueule quand elle a compris que je pensais que toi et Autumn étiez encore ensemble. » Il ne souhaite pas lui lancer tous les reproches du monde. Sa voix est calme, à Raphael, parce qu’il n’est pas de nature agressive, sauf lorsqu’on lui tire les cheveux de plus en plus fort. Il veut seulement faire comprendre à son compagnon de voyage qu’il n’a plus besoin de jouer la comédie devant lui parce qu’il est au courant pour ses torts. Et il ne lui en veut pas réellement de lui avoir couvert les yeux de paillettes et d’histoires de romance. Parce que, au fond, tous les deux ne se doivent absolument rien.

N’allez pas croire que le fait de se côtoyer quotidiennement depuis quelques mois justifie d’avoir tissé un lien indéfectible, où ses gestes traduisent de mes pensées et mes pensées de ses gestes. Si nous ne faisons plus qu’un, ce n’est pas pour autant que je possède les pleins pouvoirs sur Kieran et qu’il est libre de faire ce qu’il veut de moi. Oh, certes, à première vue il est bien plus aisé pour lui de me réduire au silence que je ne peux le faire avec lui de mon côté ; s’il a compris avec le temps que je n’étais peut-être pas doté d’une existence physique, que je resterais une petite voix dans sa tête, cela ne veut pas dire que je suis aussi inoffensif qu’il l’a cru à l’aube de mon apparition. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il ne s’est pas interposé, qu’il a laissé faire et qu’il a même contribué à mon développement – même si je perçois qu’il le nie. Oh, Kieran, si tu savais à quel point tu y as contribué, sans toi jamais je n’aurais pu naître – quoi que tu puisses trouver comme excuses pour te dédouaner de mon existence. Mais, figurez-vous, chers lecteurs, que le pouvoir que je peux obtenir ne me simplifie pas la tâche pour autant. Voyez, dans ce cas de figure précis, il m’est compliqué de raisonner Kieran, il m’est également compliqué d’élaborer la façon la plus adéquate d’agir alors qu’une fois encore, il a érigé des barrières entre moi et ses souvenirs. Il a senti le danger et si j’ignore s’il l’associe plus volontiers à moi ou à Raphael, toujours est-il qu’il s’est braqué et qu’il se dissocie, une fois encore. Il est absent, Kieran, m’a paradoxalement laissé seul aux commandes alors que le choc d’être découvert l’empêche de réagir rationnellement ou, à défaut, de trouver un énième mensonge qui saurait le sortir de ce mauvais pas. Peut-être parce qu’il a conscience que cette fois-ci, il n’y arrivera pas.

Vous voyez, sous ses airs angéliques, Kieran Halstead est un excellent menteur. Je n’ai pas assisté à tous ses tours de force – la mémoire de son système me laisse songer qu’il a été excellent dans le domaine durant l’enfance. Et si j’ignore à quel point il en a usé et abusé durant ses jeunes années, j’imagine sans difficultés que le schéma est le même qui s’est présenté à l’âge adulte et que l’on peut, maladroitement, pardonner ses affabulations. Il ne pense pas à mal, Kieran, c’est quelque chose que j’ai compris dès mon émergence, c’est ce qui m’a confirmé que ma présence était des plus souhaitées. Il ne pense jamais à mal, même lorsqu’il le souhaite très fort, comme un enfant ferait bêtement un vœu en étant persuadé que plisser les yeux et serrer les pouces à s’en faire mal serait susceptible d’aider celui-ci à se réaliser. Mais ça ne marche pas ainsi dans la réalité et ses souhaits les plus inavouables n’ont jamais pu se concrétiser. Alors à défaut d’avoir un impact sur les autres, il a décidé d’avoir un impact sur son histoire – mais pas comme on aurait pu le souhaiter. Je ne vous apprends rien si je vous dis que mon but est de l’aider à s’affirmer (je ne vous apprends rien non plus si je vous dis que le gamin me complique la tâche chaque jour que Dieu fait) et que je rêverais qu’il prenne le contrôle de sa vie. Kieran l’a fait... à sa façon. Il s’invente constamment des histoires dans sa tête et, parfois, elles dérivent dans la réalité. J’y ai déjà assisté, mais je n’ai jamais essayé de l’arrêter. À quoi bon ? Allez questionner ma morale si vous le souhaitez, toujours est-il qu’il ne fait de mal à personne – à part à lui-même. C’est ce qu’il se passe, alors qu’il s’est accroché à ce happy end avec Méduse alors même que le film a été classé comme horrifique et qu’aucun retour en arrière n’est possible (ni souhaitable). Qu’est-ce que cela peut faire à Raphael, qu’il ait menti et se soit imaginé la vie qu’aurait dû être la sienne ? Dans un sens, ce n’est qu’un demi-mensonge, puisqu’il se base sur des événements concrets pour imaginer une réalité fantasmée. Ce n’est pas l’histoire de Raphael, ce n’est pas non plus la mienne et aucun d’entre nous n’a le poids de s’interposer.

Oh, pourtant, j’aurais dû le faire, Kieran. J’aurais dû agir, j’aurais dû t’empêcher de t’empêtrer dans de tels mensonges. Pas par convictions, je m’en fiche bien de ces aspects-là (serais-je réellement efficace si j’avais les mêmes valeurs morales que notre protagoniste ? Absolument pas), mais par bienveillance. N’est-ce pas ce que je vise ? Et pourtant, j’ai failli à ma mission en t’autorisant à te perdre un peu plus, alors que je prétends viser ta découverte. Je t’ai laissé faire alors que j’étais le seul en mesure de t’empêcher d’agir de la sorte. Le seul et comme tous les autres, je t’ai laissé tomber. Et le pire dans tout ça ? Je n’essaie même pas de réparer les pots cassés, car j’ai aucune idée de comment cela peut être fait, alors que Kieran m’interdit tout accès à ses souvenirs, à ses émotions, à ce qu’il pense, là où d’ordinaire je bénéficie du statut de privilégié. Il n’est plus là, Kieran, pas parce qu’il veut s’éviter de répondre, mais parce qu’il s’est perdu dans cette fausse réalité, dans celle ô combien plus agréable que celle dans laquelle il est coincé avec Raphael aujourd’hui. Ce n’est pas contre son ami, ce n’est pas même contre moi ; seulement, personne ne peut rivaliser avec elle. Hormis Mira, peut-être et lorsque son prénom est prononcé le trentenaire revient à lui, sent son cœur se serrer, mais bien moins douloureusement que d’ordinaire, même s’il n’apprécie pas que sa petite sœur soit utilisée comme un argument.

Kieran se décompose en comprenant que la confrontation tant redoutée s’apprête à avoir lieu. Son premier réflexe est d’observer à sa droite, puis à sa gauche, après avoir lâché son sandwich emballé dans le sable ; s’alléger pour mieux fuir, même si je n’adhère pas à ce principe et que je l’en empêche. Je t’ai peut-être laissé tomber, mais je t’aiderai à assumer tes torts. Parce que tu en as besoin, Kieran, quoi que tu puisses en dire. C’est une nécessité que quelqu’un te confronte à tes pires aspects, à ceux qui sont véridiques, et non pas en gardant le discours de Méduse en tête. Elle ignorait tout de tes pires aspects, elle n’a fait que reporter les siens sur toi. « Je... » Tu quoi, Kieran ? Qu’est-ce que tu peux dire pour ta défense ? Expliquer à quel point c’était plus doux, plus agréable, d’imaginer la vie que tu aurais pu avoir avec elle, quelques heures par semaine auprès d’un ami qui n’aurait jamais pu remettre ta parole en doute ? Qui n’aurait fait que te conforter dans ce besoin viscéral de fuir la réalité ? Qui aurait accentué toujours plus cette fin à laquelle tu n’as pas le droit et que tu n’arrives pas à laisser derrière toi ? Il aimerait inventer des excuses, Kieran. Il aimerait rejeter la faute sur Mira, mais leur proximité l’en empêche. Il aimerait juste que quelqu’un comprenne pourquoi il agit ainsi, mais jamais personne sain d’esprit ne pourra le rejoindre dans sa vision des choses, encore moins Raphael. Surtout pas Raphael. « Je... » Mais il n’a pas d’excuses, Kieran. Il n’y en a aucune qui puisse le sauver de cette situation, aucune qu’il puisse révéler sans être forcé d’ouvrir un pan de son histoire bien caché, bien enfoui, que jamais personne ne devra ouvrir – pas même lui.

« J’ai envie de vomir. »

Je ne suis pas certain d’être convaincu par la méthode utilisée, mais si elle peut fonctionner... Et bien, soit.

Il se relève dans la précipitation, manquant de trébucher, avant de presser le pas pour fuir les lieux, fuir la silhouette de Raphael, fuir cette vérité qui lui fait peur. Il ignore où il va, mais il s’y rend ; la crise d’angoisse le poursuivant avec ses regrets. Son souffle s’accélère, sa vision se brouille et je sens son cœur qui manque d’exploser dans sa cage thoracique. Après quelques mètres, il finit par tourner sur sa droite après un amas de rochers, s’appuyant contre ceux-ci pour reprendre son souffle. Les yeux fermés, les mains sur son visage, Kieran compte ses inspirations et ses expirations, partagé entre angoisse et colère ; Raphael a obtenu ce qu’il voulait et la vérité désormais exposée, le souvenir de cette jolie fin s’atténue dans son esprit, à son plus grand regret. Et il essaie, Kieran, de le rattraper, de s’accrocher aux quelques images heureuses qu’il a pu créer dans ses pensées, complètement fausses mais ô combien rassurantes. Mais elles disparaissent les unes après les autres, comme il disparaît lui-même, alors que plus rien autour de lui n’a de sens.  

Devant le crescendo de panique qui s’empare du corps de Kieran, Raphael perd son souffle. La bouchée de sandwich dans sa bouche devient pâteuse, horrible, dégoûtante, et il doit retenir un haut le cœur pour l’avaler sans que son estomac ne la renvoie immédiatement sur le sable. C’est la surprise qui lui a fait perdre son appétit : il s’attendait à balancer quelques pétards innocents, pas une bombe atomique. Il a merdé, ça c’est certain. Et il lui faut tout son courage pour rester immobile sur cette grosse branche qui le soutient, bien que ses pieds se soient mis à taper contre le sol pour exprimer son envie de partir en courant - ou de danser pour tuer ses pensées.

Il ne voulait pas tout casser, du moins, pas de cette façon. À plusieurs reprises, il s’est mis à imaginer tous les moyens possibles pour gâcher leur roadtrip et jamais ce scénario ne lui est venu à l’esprit. Il imaginait Kieran se tenir à des mètres de lui, trop mal à l’aise de comprendre que Raphael envisageait peut-être plus qu’une amitié. Il s’imaginait lorgner le plus vieux dans la chambre d’hôtel alors que ses deux yeux à lui étaient posés sur le téléviseur. Il imaginait son regard descendre jusqu’à sa main ouverte sur le matelas, pour ensuite rêver de frôler ses doigts avec les siens. Il imaginait Kieran refermer ses doigts immédiatement en réalisant qu’il se faisait épier.  Il imaginait tous les scénarios négatifs sans penser une seconde que les choses iraient en sa faveur parce qu’il est bien le seul à penser à son ami une fois minuit passé, quand les lumières sont éteintes et ses paupières closes.

Il aurait préféré que les choses ne se passent pas comme ça. Son intention était de faire comprendre à Kieran qu’il n’avait plus besoin de jouer la comédie devant lui parce qu’il se fichait complètement des mensonges qu’il lui a offerts quelques mois plus tôt. Il le connaît, l’artiste. Il se sort des mauvaises situations en inventant toute sorte d’histoires. Seulement, il aimerait qu’il ne ressente plus le besoin de le faire en sa compagnie : c’est pour cette raison qu’il a nommé Autumn en fixant la mer. « J’ai envie de vomir. » Sourcils froncés, poitrine écrasée par le manque d’air, Raphael se referme complètement. Ses deux genoux se collent assez fort pour qu’il en souffre, ses mains se joignent autour du sandwich qui ne deviendra qu’une pauvre galette s’il continue à la maltraiter ainsi. La tête entre les épaules, il ne peut que regarder le sable humide juste sous ses semelles. Ses yeux s’humidifient parce qu’il se sent terriblement coupable. Ses lèvres tremblent et sa vision s'embue tandis que la silhouette de Kieran disparaît à toute hâte derrière les rochers. Il comprend le message : ils ont tous les deux besoin de n’être accompagné que par le clafoutis des vagues et le chant des cigales qui se réveillent pour la nuit.

Plusieurs minutes s’écoulent et le soleil perd quelques centimètres dans le ciel. Sa base frôle maintenant la ligne d’horizon et les ombres sont longues sur la plage. Celle du sac de Kieran s’allonge sur plus d’un mètre. Raphael l’observe du coin de l’œil parce que ce dernier lui rappelle que son ami n’a pas pu fuir bien loin. Ils sont au milieu de nulle part : il ne serait pas assez inconscient pour quitter son partenaire sans même amener ses biens avec lui. Essuyant quelques larmes discrètes du revers de la main, il se redresse, libérant l’épaisse branche de son poids. Il guette les alentours en tendant l’oreille mais il ne perçoit aucun signe de Kieran. Il sait seulement dans quelle direction il s’est enfui. Le pas lent et timide, il s’approche du sac en question et, après avoir hésité quelques secondes, il s’assoit en tailleur juste à côté de lui. (Notons qu’il n’a pas pris soin de protéger ses pantalons du sable collant, c’est un exploit.) Sa mâchoire est serrée lorsqu’il laisse son genou frôler le tissu de l’accessoire mais sa texture familière le rassure. Il se détend légèrement et tend les doigts pour l’attraper, le soulever et délicatement le poser entre ses jambes croisées. L’odeur de Kieran se fraie un chemin jusqu’à ses narines et, automatiquement, les yeux de Raphael se retrouvent à nouveau gorgés d’eau aussi salée que celle de la mer. Il se débarrasse de ces larmes honteuses avec la manche de son t-shirt. « Stupide. » Il murmure pour s’insulter lui-même en redressant enfin la tête en direction du nord, là où il a vu son ami pour la dernière fois. C’est seulement à cet instant qu’il réalise que l’atmosphère n’est plus orangée mais plutôt bleutée. « Merde. » La nuit est proche et, s’il ne peut pas vérifier l’heure sur son téléphone dans le coma, il peut au moins estimer qu’il est presque neuf heures. Kieran n’a pas envie de le voir : ça, c’est certain. Mais il ne peut pas l’abandonner plus loin sans lumière. Alors, après avoir une dernière fois humé honteusement le parfum du sac à dos, il se relève enfin pour se lancer à la recherche du garçon perdu. Il apporte avec lui tous leurs effets personnels – sauf le sandwich de Kieran, qu’il oublie.  Il nourrira les oiseaux de mer.

Le ciel ne s'assombrit que de quelques tonalités avant que Raphael retrouve le garçon qu’il cherchait. Pour ne pas lui faire peur, il fait exprès de taper le sable avec ses pieds afin de signaler sa présence. « Tu t’es pas trop perdu, j’espère. » Il lance, la voix douce mais le regard fatigué. Il s’assure de ne recevoir aucune réaction négative avant de s’approcher un peu plus de celui qui s’est installé sur un rocher. « Tu me dis, hein, si je mets les pieds dans du vomi. Je ne vois rien. » Il tente du mieux qu’il peut de détendre l’atmosphère pour ne pas que Kieran s’enfuie une seconde fois. Il vaut mieux apprivoiser la bête quand la nuit noire commence à régner. « Tiens. J’ai apporté tes trucs. » Il ajoute en posant le sac du garçon près de lui, allongeant son bras du mieux qu’il le peut pour ne pas entrer dans sa bulle : il a compris qu’il vaut mieux pour lui de préserver une certaine distance. Il ne pose pas tout de suite le sien parce qu’il souhaite avoir l’autorisation de rester, avant tout. « Si tu veux rester seul, je comprendrais. Fais juste gaffe à toi, on ne sait pas trop quel genre de crabe sort de son trou la nuit. »  

Ce n’était qu’une question de temps avant que ses mensonges ne lui explosent en pleine figure – et Kieran n’a aucun droit de s’en surprendre. C’est lui, seul, qui s’est embringué dans cette confusion des faits malgré mes remontrances régulières. Ce n’est pas tant que j’exècre le mensonge, je suis le premier à tenter de le convaincre d’en faire usage pour se sortir d’une situation délicate ou enfouir une vérité désagréable. Mais, contrairement à notre protagoniste, je suis doté d’une rationalité qui me permet de prendre du recul sur les situations – ce qu’il ne parvient pas à faire. Et ce recul m’a rapidement permis de comprendre que rien de bon ne ressortirait de cette réalité qu’il se plaît à rêver dès que l’occasion lui est donnée. Que tôt ou tard, les conséquences de ses paroles erronées se rappelleraient à lui – et qu’il ne pourrait pas fuir comme il vient de le faire, pourtant. Mon souhait de le voir s’affirmer, de gagner en assurance autant que la perspective d’assumer certains aspects de sa vie en passe de devenir véritablement incontrôlable est très vite réduit à néant alors que le jeune homme accourt derrière un rocher, maximisant autant qu’il le peut la distance entre son ami devenu bourreau et ces images qu’il ne parvient plus à garder en tête. Parce que son mensonge a été percé à jour, parce qu’il est mis au pied du mur, tout ceci n’a plus de sens ; et la fin heureuse bien qu’irréelle imaginée par ses soins s’évapore dans un nuage de regrets qui lui laisse un goût amer en bouche. Il n’a pas menti ; dans un sens la nausée l’a saisi, seulement elle ne s’exprime qu’au sens figuratif du terme. Il a mal au ventre, Kieran, il a mal au cœur surtout et il ne peut lutter contre cette détresse qui l’envahit depuis de trop longues minutes. Pourtant, malgré leurs envies, les larmes qui perlent au coin de ses yeux n’arrivent pas à prendre le chemin de ses joues et restent contenues autant qu’il le peut alors que le poids de ses échecs accapare ses pensées.  

Il n’a pas le droit de pleurer, Kieran, il le sait très bien.
Mais selon qui, au juste ?

C’est la question que je lui pose malgré sa volonté de ne pas l’entendre. Pourtant, elle est cohérente, tandis qu’il ne parvient pas à m’offrir de réponse suffisamment satisfaisante afin que je cesse de marteler ses pensées de mes interrogations. Oh, Kieran, tu préfères les images de son visage, de votre histoire, de ton échec ? Je sais qu’elles sont encore bien ancrées en lui, néanmoins elles sont bien plus douloureuses que tout ce que je pourrais t’offrir. Elles sont douloureuses parce qu’elles n’existent pas, n’existeront jamais et ce constat est encore difficile à accepter, même des mois après cette séparation dont je rêvais déjà lorsque mon rôle n’était encore que celui d’un spectateur passif. Désormais actif, je me rends compte que la séparation n’est pas tant celle qui vous éloigne physiquement et qu’il semble compliqué, voire impossible, qu’elle puisse être effective. D’autant plus si tu continues à t’accrocher de la sorte, Kieran et crois-moi que j’aimerais que tu reviennes des mois en arrière, lorsque tu as compris pour la première fois que tu ne pouvais plus endurer tout ceci. Car à te voir aujourd’hui, je peine à croire que cette réflexion ait pu être la tienne un jour tant tu sembles prendre le chemin inverse ; et que de plus en plus tu désires la retrouver. Mais je vais t’en empêcher, peu importe les conséquences qui seront les miennes à cette perspective ; parce que je les assume, moi.

Prostré dans son coin à l’écart, il le déteste, Raphael. Il le déteste pour l’avoir forcé à accepter cette réalité dont il se tenait éloigné. Il le déteste d’avoir appuyé là où la douleur est encore vive – peu importe si c’est parfaitement involontaire. Mais il a mal, c’est une certitude et puisque la coupable n’est pas là pour être accusée, il dirige ce ressenti à l’égard de celui qui n’est pas très loin, de celui à l’origine de la disparition de ces belles images dans son esprit. Pourtant, elles n’étaient pas belles, ces images, Kieran. Elles sont faussées, ne traduisent pas de la réalité – et pas seulement parce qu’elles sont imaginées. Mais parce qu’elles n’ont pas de sens, car si tu daignes te remémorer tous les bons moments, de mon côté je te force à prendre également en compte tous les mauvais qui ont précipité ton désir d’éloignement. Les choses sont-elles toujours aussi belles, à tes yeux, gamin ?

Il n’a guère le temps de penser à ma question que la voix de son ami s’élève – et je crois que pour cette interruption, je le déteste aussi, le Elly. Le rythme cardiaque de Kieran ne manque pas de s’accélérer une nouvelle fois, lui qui était parvenu à se calmer par je ne sais quel miracle. Il peine à nouveau à respirer, son estomac se tord par l’angoisse ; et peut-être qu’il va effectivement vomir pour donner du crédit à son excuse improvisée. Mais il n’en est rien, la voix de son paternel qui ne cesse d’exister dans sa tête à défaut d’être présente dans la réalité lui rappelle sans-cesse qu’il ne peut se montrer aussi faible. Alors il ravale son angoisse, ses larmes, sa fierté perdue quelque part entre le premier mensonge et l’excuse foireuse adressée à Raphael, tandis que celui-ci finit par entrer dans son champ de vision – largement diminué par la nuit qui commence à tomber. En guise de réponse, sa tête se secoue de gauche à droite, alors que Raphael, dans toute sa crédulité ne fait qu’accentuer les remords de notre protagoniste. « J’ai pas vomi. » Qu’il se contente de souligner d’une voix éteinte, brisée par les sanglots contenus, déterminée par la fatigue qui fait suite à toute cette énergie dépensée pour se calmer. Pourtant, à l’intérieur, tu exploses, Kieran et si Raphael ne peut le voir, je le perçois. « Merci. » Les phrases sont courtes, le cœur n’y est pas, les pensées s’éclatent dans tous les sens, mais ma voix, elle, est stable et lui supplie de réagir. Je lui laisse le libre choix quant à la manière de le faire, mais il ne peut décemment pas accepter cette situation, il ne peut supporter le rejet de Raphael. Il s’imagine nécessairement qu’il y a rejet ; après tout, c’est bien lui le fautif, c’est lui qui a menti, c’est lui qui s’est joué de son ami. Les raisons sont donc nombreuses pour que celui-ci ne se détourne de lui. Et plus que la perte de Méduse, il y a autre chose qu’il ne tolère pas ; c’est ce rejet insupportable de quiconque. Il veut toujours plaire, Kieran, il veut toujours convenir et il comprend très vite qu’avec une telle attitude, il ne peut convenir à Raphael, sans pour autant savoir exactement ce que celui-ci attend. Raphael est si particulier qu’il est parfois difficile de reconnaître ses émotions, d’imaginer ce qu’il pense. D’autres sont plus simples à déchiffrer, simplifiant les choses pour un Kieran qui n’a alors plus qu’à se calquer sur leur attitude pour se faire pardonner. Mais avec Raphael, tout est différent. Tout est toujours différent avec Raphael.

Hochant distraitement la tête alors que son ami lui conseille de faire attention autant qu’il comprend son désir de rester seul, Kieran reste quelques instants muet, incapable de verbaliser quoi que ce soit, laissant l’impression à son ami qu’il accepte cette seconde perspective. « Je suis désolé. » Pourtant, ce sont bien ces quelques mots qui s’échappent d’entre ses lèvres, les plus cohérents, les plus appropriés dans une telle situation. Conscient qu’il se doit d’enchaîner, il reste néanmoins à nouveau pantois, incapable de trouver ses mots, incapable de faire de l’ordre dans ses pensées – alors même que je les contrôle. « Je sais pas pourquoi j’ai menti. » Si, bien sûr que tu le sais, Kieran. Pour vivre encore un peu plus cette relation dont tu n’arrives pas à faire le deuil et, si je t’écoutais, tu n’arriverais jamais à faire. « C’était pas contre toi. » Oh non, ses mensonges ne visent jamais personne hormis sa propre volonté de se préserver. « C’était... c’était juste plus facile. » Je lui accorde le point ; bien sûr que c’était plus facile que d’admettre l’échec de cette relation dans laquelle il a placé tant d’espoir. Comme si c’était le réel problème. « Et je-je crois que j'ai toujours espoir qu’on arrive à régler les choses entre nous. »

Et croyez-moi, chers lecteurs, que si j’étais doté de mains, ce n’est pas une simple gifle que Kieran recevrait. C’est un vrai passage à tabac afin de m’assurer qu’il en ait des dommages cérébraux et qu’il oublie cette idée ô combien stupide.

Parce que les choses ne se régleront jamais, Kieran. Ni dans la réalité, ni dans ton imaginaire. Elles ne peuvent pas l’être tant que tes yeux seront fermés – et si Raphael essaie de t’aider à les ouvrir, il n’en demeure pas moins que toute l’énergie du monde n’arrivera peut-être pas à te sauver, en fin de compte.

Il ne peut pas comprendre quel genre d’ouragan faire rage dans la tête de Kieran, en ce moment. À vrai dire, il ne l’a jamais réellement compris, le jeune homme. Il a toujours pensé qu’ils étaient de très bons amis, jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vie du jour au lendemain. Il aurait pensé avoir des nouvelles, des messages, n’importe quoi qui lui aurait permis de savoir qu’il allait bien – ou pas. Il s’est imaginé pendant des années que lui et Autumn vivaient l’idylle, s’embrassaient sous des saules pleureurs, préparaient ensemble les dîners en riant et en accompagnant les chansons de la radio, se prenaient la main en admirant la grandeur de la plage et partageaient leurs draps pas seulement pour dormir. Il devrait être en colère, Raphael, et pas seulement parce qu’il a été abandonné comme un petit chien au bord de la route. Il s’est fait manipuler par Kieran, il a accueilli les mensonges avec des sourires et des étoiles dans les yeux et, aujourd’hui, maintenant que le voile est tombé, la seule chose qu’il arrive à faire c’est de s’insulter lui-même. Il ne voulait pas gâcher la soirée en balançant une bombe mais, visiblement, c’est ce qu’il a fait. S’il ne ressentait pas quelque chose pour Kieran, il aurait probablement passé la nuit seul sur le sable en attendant que le ciel se rallume. Mais, comme s’il craignait de le perdre pour ne plus jamais le retrouver, il l’avait rejoint derrière les rochers pour lui tendre ses effets personnels – mais aussi pour s’assurer qu’il va bien. Il a eu peur de le blesser alors qu’il est celui qu’il faudrait plaindre, pas vrai ? Il a été la marionnette, le profité, celui qu’on n’appelle seulement lorsqu’on a besoin d’un chèque de cinq cent dollars.

L’amour, même le refoulé, bousille les neurones.

« J’ai pas vomi. » Tant mieux, il peut arrêter de craindre de salir ses jolies chaussures (même si le sable humide s’en charge déjà). « Merci. » Ce n’est rien. Il l’aurait fait même s’il aurait fallu qu’il le cherche pendant la nuit dans la noirceur pesante. Il n’aurait pas pu fermer les yeux en sachant que son partenaire de voyage n’est pas avec lui. Ils sont partis ensemble et ils reviendront ensemble. Malgré tout, il sent qu’il n’est pas totalement le bienvenue près des rochers alors, inspirant doucement en cherchant la chose à dire, il finit par simplement opter pour la faciliter : donner à Kieran le choix de s’isoler. « Je suis désolé. » C’est ce qu’il voulait entendre sans vraiment le savoir. Les excuses font l’effet d’un baume sur ses plaies et un léger sourire étire les lèvres du danseur. Il devrait peut-être s’excuser lui aussi pour avoir été si franc, si direct, mais ses lèvres sont soudées et il n’a pas l’intention de prendre la parole. C’est Kieran qui lui doit des explications. « Je sais pas pourquoi j’ai menti. » Il ne sait pas non plus. Il ne comprend pas l’ouragan qui fait rage dans sa tête, c’est un fait. Mais il sait toutefois que lui-même n’agit pas toujours de la bonne façon. Ils sont des êtres humains, ils font des bêtises et ils tentent de les réparer avec les moyens qu’ils possèdent. « C’était pas contre toi. C’était... c’était juste plus facile. » C’est quelque chose qu’il a toujours su au fond de lui et c’est une des raisons pour laquelle il ne lui en a jamais voulu. Il a menti, certes, mais Kieran n’est pas le genre de personne qui souhaite faire du mal aux autres. Il est perdu, minuscule sur cette Terre géante, tout comme l’est Raphael. Cela fait des semaines que la boussole du bouclé n’arrive plus à pointer le nord et il s’est résigné à fermer les yeux et à suivre son instinct. Et son instinct lui dit de s’asseoir près de Kieran, pas trop pour le laisser respirer, mais assez pour qu’il ne se sente pas seul. « Et je-je crois que j'ai toujours espoir qu’on arrive à régler les choses entre nous. » Muet, il observe les dernières lumières rosées qui séparent le ciel de l’océan gigantesque. Il ne sait pas ce que c’est, l’amour, et loin de lui l’envie de commettre une erreur à cet instant précis. Alors, dans le plus grand des calmes, et après avoir fait tourner sa langue trois fois dans sa bouche, il redresse la tête pour croiser le regard de son ami. « Je veux savoir ce qu’il s’est passé. » Il observe ses iris un à un, le visage calme, pour lui faire comprendre qu’il n’est là que pour l’écouter. Il veut savoir ce qu’il lui a caché parce qu’il a besoin de cette information. Seul lui connait la raison pour laquelle il agit ainsi depuis qu’il est de retour dans la vie de Raphael. Les mensonges, les histoires romancées, les faux mariages : tout ça c’est terminé. « Et n'essaye pas d'inventer des trucs. Je crois que je commence à te connaître un peu plus. Je saurais si tu tentes encore de contourner le sujet. » Kieran, tu me dois la vérité.    

« Et je-je crois que j’aimerais qu’on arrive à régler les choses entre nous. »

Tu crois, Kieran. C’est le problème autant que la solution.

Il ne s’en rend pas compte, ne veut pas s’en rendre compte surtout, mais je sais très bien ce qu’il se passe dans sa tête et quelles sont les réflexions qui l’amènent à un tel constat. Je sais que dans sa vision manichéenne du monde, il est impensable pour lui que les choses restent ainsi en suspens. Je voudrais qu’il la déteste, il se meurt encore d’amour pour elle ; et Kieran ignore quelle est la véritable nature de ses sentiments envers son ex-fiancée. Et c’est insupportable. C’est insupportable, parce que cette complexité est détestable pour le dessinateur – il ne sait pas comment il est supposé se positionner vis-à-vis de son ex et il ne tolère pas cette incertitude perpétuelle, cette danse des sentiments contradictoires, cet équilibre précaire sur le fil du milieu pour ne pas se trouver dans l’une ou l’autre des extrémités. Alors oui, le plus simple pour notre protagoniste serait que le pardon lui soit accordé ; bien qu’il ignore encore la nature des pêchés qui sont les siens. Mais le pardon, même pour de fautes qui ne sont pas les siennes, serait un véritable soulagement et lui permettrait de basculer d’un côté de ce fil, si possible le plus désirable. Le plus irréaliste aussi ; jamais vous ne vous remettrez ensemble, Kieran. Elle ne veut plus de toi, l’a-t-elle déjà réellement voulu ? Si votre amour était partagé, probablement qu’elle n’aurait pas eu besoin de quémander l’affection de ce Keith rencontré quelques mois plus tôt ; probablement que tu aurais pu lui suffire mais ça n’a pas été le cas et ça n’a certainement jamais été le cas. Alors l’extrême que tu désires me semble bien peu accessible, Kieran et je sais que la réconciliation aurait été ton choix, mais la séparation définitive est le mien et tu sais aussi bien que moi que ta propre fragilité qui a mené à ma création est utilisée à mon avantage. Et il peut désirer retomber dans ses bras, il peut rêver et prétendre que c’est le cas ; c’est cohérent après tout. Pour lui qui ne supporte pas la colère, la rage, la haine et tous ses sentiments dont il a réellement découvert l’existence durant sa relation de couple, il est évident que la fin est bienveillante, lui sourit et se veut digne d’un conte de fée.

Mais la vie n’est pas un conte de fées, Kieran et je crois que sous ses airs naïfs, il est le premier à s’en rendre compte.

Parce qu’il croit qu’il aimerait qu’ils puissent régler les choses entre eux. Il croit que c’est possible ; mais surtout, il croit qu’il le veut. Il n’a aucune certitude, Kieran, que des suppositions sur sa relation autant que sur sa propre réaction. Il croit que tout irait mieux s’ils se donnaient une nouvelle chance, mais pourquoi est-il incapable de l’affirmer ? Pourquoi cela est si douloureux d’imaginer cette perspective à laquelle il rêve tant ? Pourquoi est-ce qu’il a mal, alors qu’il persiste à la considérer comme la raison de son plus grand bonheur ? Tu ne veux pas voir l’évidence, Kieran, tu ne vois pas accepter les réponses qui s’imposent d’elle-même ; mais je sais que tout réside dans ce conditionnel et dans cette prise de conscience qui, à défaut d’être réellement actée, devient de plus en plus insidieuse, virulente, à mesure qu’elle s’impose dans ton esprit. Viendra le jour où elle prendra tellement ses aises, tellement de place, que tu ne sauras rivaliser avec elle et n’avoir d’autres choix que l’accueillir. D’abord de manière méfiante, en désirant la garder à distance, puis en lui ouvrant les bras et en acceptant la véracité de son existence. Ce jour viendra et si je n’ignore pas qu’il n’est pas prêt pour cela, la confrontation semble pourtant imminente alors que son regard n’ose se relever sur Raphael lorsque celui-ci se fait à nouveau entendre.

« Je veux savoir ce qu’il s’est passé. »

Oh, Elly. Lui-aussi aimerait savoir ce qu’il s’est passé. Lui-aussi désire des réponses à ce questionnement : mais cela fait des mois qu’il cherche, sans succès. Et malgré sa réputation, malgré cette capacité à être plus mou encore qu’un paresseux, Kieran n’a cessé de creuser, de s’interroger, de se remettre en question. Avec son psychothérapeute, avec le groupe de paroles, il s’est même essayé à se confier à ses amis proches ; mais il a souvent récolté les conséquences de son ouverture qui l’ont dissuadé de maintenir ce cap. Le travail fait avec le professionnel est trop douloureux, l’obligeant à puiser au plus profond de lui-même et à céder toute l’énergie qu’il possède. Les groupes de parole n’ont fait que confirmer le statut qu’il s’octroie malgré mes remontrances et l’acceptation de fautes pour lesquelles je n’ai pas plus d’explications que lui. Les confessions du bout de lèvres adressées à ses proches se sont heurtées à des murs ; et il a compris que le bruit du vent est comparable à tout ce qui pourrait sortir de sa bouche.

Alors non, il ne sait pas ce qu’il s’est passé, Kieran.

Ou plutôt, il le sait trop bien ; ce qui implique de ne pas vouloir le savoir.

Il hausse les épaules, s’apprête à reprendre la parole ; bientôt arrêté par l’avertissement d’un Elly qui ne veut que la vérité et seulement la vérité. Kieran ravale sa salive, je ravale mes arguments ; comment est-on supposé lutter contre son ami, alors que celui-ci ne fait preuve d’aucune clémence à notre encontre ? Si nous échangions nos places, même un instant, nul doute qu’il n’arriverait pas à soutenir son regard avec la même assurance et que les excuses s’enchaîneraient à travers ses lèvres à un rythme effréné pour avoir osé venir sur le sujet.

Mais Raphael n’est pas à ma place et le sera jamais ; il s’agit donc de ma propre responsabilité que de tenter de trouver le juste milieu entre la crainte de notre protagoniste de perdre ceux qui lui sont proches et la volonté de ne pas se perdre lui-même.

« J’en sais rien. » Qu’il finit par admettre, les yeux rivés sur le sol. Ce n’est pas tant qu’il veut omettre la vérité ; lui-même se demande encore ce qu’il s’est passé et comment ils ont pu en arriver là. Comment il a pu être aussi aveugle, comment ils ont pu laisser les choses dégénérer à ce point. « On était heureux, pourtant. » Et je le perçois, ce pincement qui lui arrache le cœur, cette tristesse dans sa voix. Vous étiez heureux, Kieran, tout réside dans le passé ; vous l’étiez et ce bonheur s’est terminé bien avant votre rupture. « Et puis un jour, on... on ne l’était plus. » L’amour a laissé place à la rancune, la tendresse à la colère, le soutien en reproches ; les choses ont changé, imperceptiblement, au point que la réalisation de ces bouleversements fut douloureuse et suffisamment peu assumée pour qu’ils se leurrent encore et se complaisent dans leur ancienne histoire qui n’avait déjà plus de sens. Pour qu’il s’accroche à cette histoire qui n’avait plus de sens autant qu’elle en révélait un nouveau peu-à-peu. Une nouvelle dynamique qu’il aurait préféré éviter, le nouveau visage de sa petite amie qu’il aurait préféré ne jamais découvrir. Oui, il était heureux, pourtant. Ils avaient tout pour l’être ; et le fait que tout ceci soit aujourd’hui gâché est encore terriblement blessant.

« Je ne l’étais plus. » Qu’il admet après un silence. Et je le félicite, parce qu’il s’agit de la première fois qu’il verbalise ce sentiment, Kieran, la première fois qu’il admet qu’il ne se retrouvait plus dans tout ceci, que sa lâcheté d’avoir fui par une simple lettre n’a d’égal que son bonheur dont il a enfin compris l’importance que bien trop tard. Il était trop tard, justement. Trop tard pour le sauver, trop tard pour se sauver. Il n’était plus heureux, il avait besoin de plus ; il avait besoin de fuir. Il l’a fait, en supposant que cela lui offrirait une liberté bien méritée, qu’il parviendrait à se retrouver autant qu’il retrouverait ses proches. Oui, sur le papier le plan était parfait ; dans le fait le constat est brutal, terrible, sans appel. « Mais je ne le suis pas plus aujourd’hui. » Il avoue du bout des lèvres, les yeux qui se perdent sur ses pieds, la main qui vient essuyer une larme qui est parvenue à s’échapper.

« Est-ce que tu l’es, toi ? » Il demande, tête toujours baissée, sans réellement savoir pourquoi une telle interrogation lui paraît nécessaire à cet instant. Dis oui, Raphael, dis oui que tu puisses m’apprendre comment l’être.

Le plus terrible, dans le fond, ce n’est pas d’avoir enduré ces derniers mois, ce n’est pas d’avoir accepté que sa fierté soit piétinée encore et toujours, que son amour soit la source d’un jeu et que sa santé mentale périsse de son statut de perdant tout désigné. Le plus terrible, c’est que le but idéalisé de tous ces sacrifices, de toute cette souffrance n’est finalement pas plus accessible que s’il était resté un désir inavoué bien caché au fond de sa mémoire. S’il était resté dans le coffre que sont ses pensées, cela lui aurait donné une raison suffisante de tenir et de continuer à avancer. Maintenant que tout est parti en fumée, il n’y a plus rien à considérer, plus rien à espérer, plus rien qui ne l’empêche de sombrer totalement.

À part moi, peut-être. À part Raphael, s’il le veut bien.

Il est tendu et inquiet parce qu’il craint de recevoir une réponse qui le décevrait. Il souhaite égoïstement que les choses entre Kieran et Autumn ont dégénéré à un tel point qu’ils ont dû se séparer pour ne plus se voir tous les jours. Il rêve que leur couple a rompu à la suite d’une dispute impardonnable, ou que tous les deux n’éprouvaient plus d’amour pour l’autre. Il rêve aussi, naïvement, qu’il faudrait que son ami lui raconte son histoire une seule fois pour tourner la page et ouvrir toutes les autres possibilités qui s’offrent à lui. Pas d’autres femmes, pas d’amies qui lui tourneraient autour depuis des semaines : lui, et seulement lui, comme s’il reniait depuis toujours son intérêt pour les garçons comme Raphael l’a fait. Parce qu’il n’est pas le seul à avoir passé sa vie à courir derrière les mauvaises personnes. Il n’est pas le seul à avoir foutu en l’air les meilleures années de sa vie seulement parce qu’il s’empêchait de rencontrer d’autres personnes.

Dis-moi que tu me comprends, Kieran. Dis-moi qu’Autumn n’était pas la bonne mais que tu continues de te convaincre du contraire pour ne pas te laisser guider par ton instinct. Comme si tu avais peur de quelque chose, comme moi j’avais peur de mes propres envies.

« J’en sais rien. » À travers la noirceur, il scrute le visage de son ami, qu’il arrive encore à décrypter grâce aux derniers rayons qui se couchent à l’horizon. Il espère que, bientôt, ce sera une lune bien ronde qui lui permettra de ne pas perdre de vue le garçon. « On était heureux, pourtant. » Il n’en doute pas une seconde. Il les a vus, ensemble, et il était jaloux de constater que des couples comme le leur existent bel et bien, qu’ils ne se trouvent pas seulement dans les films. Ils semblaient tellement complice, un magnifique sourire étire les lèvres de Kieran quand Autumn lui adressait la parole. C’était comme si elle valait plus que tout l’or du monde à ses yeux. Il a longtemps souhaité que Diana le regarde de la même façon mais jamais il n’a croisé son chemin avant cette fois-là, au théâtre. Quand le couple parfait a disparu, il s’est simplement retrouvé seul avec son ombre – comme d’habitude, de toute façon. « Et puis un jour, on... on ne l’était plus. » Sourcils froncés, Raphael se pose plus confortablement, redressant ses genoux vers lui pour les enrouler de ses bras. C’est sa façon de se réconforter et de s’offrir un peu de chaleur dans cette température de plus en plus fraiche. Il aimerait pouvoir s’approcher du garçon pour ne serait-ce que sentir son odeur mais il n’est pas assez têtu pour faire cette gaffe. Il a compris qu’il a besoin de sa bulle et, ce, encore plus ce soir. Le ton de sa voix est tremblant et c’est ce qui faire comprendre à Raphael que les mots ne s’échappent pas si facilement de ses lèvres. C’est peut-être même la première fois qu’il les prononce mais, ce constat, le danseur ne le ferait pas à voix haute. Il ne fait que se satisfaire secrètement de posséder la paire d’oreilles qui l’entend s’exprimer sans mensonge. « Je ne l’étais plus. » Il n’arrive pas à décrocher son regard de son visage impassible. En temps normal, il aurait fui cette situation trop inconfortable pour un jeune homme incapable d’apprivoiser des sentiments aussi forts mais c’est comme s’il avait besoin de l’écouter. « Ça arrive. » Il souffle doucement, pas du tout certain d’avoir le droit de le couper dans son monologue. Mais il avait besoin de lui faire savoir qu’il n’était pas seul sur cette plage silencieuse, au beau milieu d’un coin de pays qu’ils ne connaissent pas. « Mais je ne le suis pas plus aujourd’hui. » Sa propre gorge se noue quand il remarque une perle humide au coin de sa paupière. Cette dernière glisse le long de sa joue et pétrifie Raphael. Il croit bien que c’est la première fois qu’il voit Kieran pleurer. C’est à la fois étrange et réconfortant de voir qu’il n’est pas le seul à affronter de telles émotions. Le sable sous son corps semble soudainement plus tiède. « Est-ce que tu l’es, toi ? » La question le surprend et sa poitrine se gonfle de surprise. Il entrouvre les lèvres et c’est à son tour de planter son regard dans le sol, comme s’il allait y trouver l’inspiration. Il ne pense pas réellement à son bonheur ou son malheur, il se contente de croiser les doigts pour que la chance lui sourit un jour ou l’autre. Ça fait bien vingt ans qu’il attend d’obtenir ce qu’il souhaite sans jamais faire quoi que ce soit pour arriver à ses fins. Et, pourtant, pour la première fois de sa vie, il a osé faire le premier pas, cette fois. Il a accepté cet argent en échange de jolis mensonges pour passer du temps avec le garçon qu’il aime en espérant que les étoiles s’enlignent pour lui. Et les voilà, sur la plage, l’un d’eux aux bord des sanglots et l’autre intimidé par une question à laquelle il pourrait simplement répondre un mensonge, comme Kieran l’a trop souvent fait.

Mais c’est terminé. La menterie ne constituera plus les fondations de leur amitié. Raphael est prêt à se ridiculiser pour respecter cette promesse qu’il vient de se faire à lui-même.

« Je ne l’étais pas il y a de ça quelques mois. Je me suis menti à moi-même, comme toi tu as fait. C’est réconfortant, les mensonges, parfois. » Il commence après s’être raclé la gorge. Ses doigts s’entrelacent douloureusement devant ses genoux. « Ça a été difficile mais j’ai décidé de… changer. » Il ne pourrait pas utiliser un autre terme. Il n’aura pas le courage d’admettre à Kieran que devant lui se trouve un garçon qui a suivi sa boussole et qui a été mené jusqu’à lui. Mais il peut au moins lui témoigner son enthousiasme d’user la semelle de ses précieuses chaussures en sa compagnie. « Je suis content de le faire, ce roadtrip. » Il déglutit avant de conclure ses pensées : « J’l’aurais fait qu’avec toi. » Et, pour rapidement changer de sujet et ne pas laisser son ami ajouter quoique ce soit, il lance : « Je pense qu’il vaudrait mieux qu’on essaye de dormir un peu… Parce qu’on va reprendre la route demain, pas vrai ? » Il demande en interrogeant Kieran du regard, souhaitant s’assurer qu’il n’a pas l’intention d’abandonner en plein milieu de l’aventure en prétextant que cette discussion qu’ils viennent d’entretenir est la fautive.          

Mensonges et vérités se confondent et s’emmêlent avec une telle facilité qu’il est de plus en plus difficile de les distinguer pour Kieran ; et son propre discours se base sur une vérité devenue mensonge au fil du temps.

Bien sûr que vous étiez heureux, Halstead. Je le perçois, le bonheur que tu ressens encore quand tu songes à votre première rencontre, à votre premier rendez-vous, à votre premier baiser, à toutes ces premières fois qui ont donné lieu à ces premières années. Je sais que mon opinion bien arrêtée sur la jeune femme peut laisser présager le contraire et un certain biais de récit venant de ma part ; pour autant, je ne peux nier l’effet cathartique que la jeune femme a eu sur lui avant qu’elle abatte son piège destructeur. Croyez-moi, elles étaient belles, ces années-là. Elles étaient belles et elles sont inoubliables – pour Kieran, du moins. J’aimerais qu’il les oublie, car sans elles il serait bien plus facile d’admettre cette réalité pourtant formulée à voix haute, un véritable exploit de sa part : un jour, ce bonheur s’est échappé et il n’a rien su faire pour le rattraper. Ce n’est pas faute d’avoir essayé ; j’en suis persuadé. Je sais que je n’étais pas présent à ce moment-là, je sais que là-aussi on peut douter de la véracité de mon récit, pour autant les sentiments qu’il ressent toujours à l’égard de la jeune femme me confirment qu’il aurait tout fait pour sauver cette relation pourtant vouée à l’échec. Sans parler de tout ce qui a brisé leur lien et qui semble encore impossibles à admettre pour notre protagoniste, ils sont bien trop différents pour que leur futur se conjugue à deux ; jamais cela n’aurait pu être possible. Elle avait des ambitions pour deux ; il avait des rêves à ne plus en finir – jamais leurs deux personnalités n’auraient pu trouver un juste équilibre pour coexister, l’une d’entre elle aurait nécessairement dû s’effacer pour le bonheur de l’autre. Et c’est ce qu’il s’est passé pendant presque trois ans, un avant-goût de ce qui aurait pu l’attendre sur le long terme, un échantillon qui lui a suffi pour comprendre que de la longue liste d’engagements qu’il est incapable de tenir, celui-ci est peut-être le plus difficile de tous ; et c’est bien pour ça qu’il l'a fui avec encore plus de lâcheté que tous les autres.

« Ça arrive. » Il relève la tête, pince les lèvres face à l’affirmation de Raphael qu’il ne sait pas comment interpréter, oscillant entre l’accusation et la volonté de le rassurer. Tu vois, Kieran, même ton plus proche ami le dit : ça arrive. Alors, crois-moi quand je te le dis. Crois-moi quand je te fais comprendre que ta lâcheté n’est pas un problème ; ça arrive. Que cette rupture n’est pas insurmontable ; ça arrive. Que tu as fait de mauvais choix suite à cette relation et que ceux-ci peuvent être réparés ; ça arrive. Que la sainte victime n’est pas forcément celle toute désignée et que la réciproque peut être vraie, bien qu’elle paraisse surprenante ; ça arrive, Kieran. Ta situation ; ça arrive. Alors laisse-moi, aidé de Raphael, te la faire accepter.

Et je le sens qui perd ses moyens. Je le sens qui s’effondre toujours un peu plus ; parce qu’il en a trop dit, parce qu’il s’est confié, parce que ces premières révélations futiles peuvent en amener beaucoup d’autres, bien plus concrètes. Mais il n’est pas prêt pour cela, Kieran et je ne compte pas forcer les choses, je sais que mon opinion minoritaire devient majoritaire maintenant qu’elle est accentuée par les propos de Raphael et que cela est suffisant pour qu’il y réfléchisse – bien qu’il ne souhaiterait pas se pencher sur tout ceci. La bombe dans ses mains est désormais balancée à Raphael – à lui de s’ouvrir, à lui d’en dire plus, à lui de manquer de glisser des révélations qui n’ont pas lieu d’être sur un sujet qui devrait être enterré. Le silence qui suit sa question, d’apparence anodine aux attentes pourtant bien réelles, ne manque pas d’accentuer le malaise du dessinateur ; et encore une fois il se rend compte que sa maladresse et son incapacité à trouver les mots pour s’exprimer, pour préserver ses relations, va faire des dégâts qu’il ne pourra réparer qu’en jouant ce rôle de parfait idiot qu’il embrasse à la perfection – celui qui ne comprend jamais rien et qui peut s’en sortir parce qu’il provoque la pitié par ses lacunes autant que l’agacement à l’idée de tout expliciter. Mais le silence pesant fait place à une sincérité bienvenue ; Raphael n’est pas plus heureux que lui, ne l’était pas du moins et les choses semblent changer. Il se mord la lèvre, Kieran, pour ne pas que sa curiosité soit un motif pour son ami de se braquer plus que de raison ; pourtant il adorerait le questionner jusqu’au bout de la nuit sur la manière dont il est parvenu à ce prétendu équilibre. Il a décidé de changer, mais comment on change, au juste, Raphael ? Dis-moi la marche à suivre, pour que je marche dans tes pas et que je puisse avoir un modèle. Il aimerait aussi s’offusquer de ses fausses affirmations ; il ne s’est jamais menti à lui-même. Tu en es sûr, Kieran ? Il l’est, pourtant et cette lueur d’espoir quant à son couple ne peut toujours pas être éteinte, quand bien même tout le monde autour de lui tente de souffler dessus. Lui ne le fait pas ; et ainsi elle continue de brûler dans son cœur. « Moi aussi. » Qu’il rétorque lorsque le sujet peut être à nouveau maîtrisé sans que sa curiosité n’interfère. Lui aussi est heureux de faire ce road-trip. Mais Kieran l’a aussi dit ; il n’est pas heureux. Ses lèvres s’étirent en un sourire pincé ; mais il ne se répète pas. Pourtant, lui aussi ne l’aurait fait qu’avec Raphael, parce qu’une promesse est ce qu’elle est et qu’il ne peut les briser. « Oh oui, oui. » Il assure par la suite face à la question de son ami. Pourtant, il serait capable de partir durant la nuit ; il l’a déjà fait auparavant, il sait à quel point cette solution est facile sur le moment pour éviter les conséquences de ses actes autant que de ses pensées. Car ce sont bien elles qui lui provoquent un tel malaise face à son ami, sans qu’il ne parvienne à l’expliquer, tandis qu’il baisse le regard pour ne pas soutenir plus longtemps celui du blond. Cette question remet beaucoup de choses en perspective qu’il n’aurait jamais voulu questionner ; il doit désormais en assumer les conséquences autant qu’il doit gérer la tornade d’émotions qu’il ressent à l’égard de Raphael. De la colère, de l’agacement, de la gratitude aussi – mais comme toujours, il ne verbalise que le positif, tandis qu’un « merci » s’échappe d’entre ses lèvres et qu’il fait quelques pas pour prendre ses distances le temps de la nuit ; ces confessions les ont déjà suffisamment rapprochés.