Brisbane, 24 décembre 2010.
Noël n'est pas une période qui représente grand-chose pour Talia. Ce n'est pas une fête qu'on célèbre chez elle. Pas de grande réunion de famille, pas de grand repas non plus. Elle a été élevée dans la tradition musulmane et donc ce jour, si spécial et attendu par la plupart des australiens n'est qu'un jour comme un autre pour elle. Il n'y a que quand elle était vraiment jeune qu'elle se rappelle avoir reçu des cadeaux. Plus par facilité qu'autre chose. C'était un moyen de ne pas la faire se démarquer des autres à l'école quand venait le moment fatidique d'énoncer quel était le plus beau cadeau reçu de la part du Père Noël cette année-là. Ses parents ne voulaient pas qu'elle se sente mal à l'aise, à part ou différente parce qu'ils avaient des traditions différentes de celles de ses camarades de classe. Avec l'âge cependant, il n'y avait plus de Père Noël et il lui était plus aisé d'expliquer pourquoi elle n'avait pas reçu de cadeau ou pourquoi sa famille ne s'était pas réunie pour un festin. Cette année, elle n'avait pas décidé de changer drastiquement ses habitudes et de cuisiner de quoi nourrir une dizaine personnes tout en mettant les petits plats dans les grands. En revanche, elle avait bousculé sa routine. C'était quelque chose qu'elle avait prévu depuis quelques semaines. Elle s'était laissée embarquer dans cette aventure par Stella, une de ses amies de l'université qui toutes les semaines, animait un groupe de parole. Ce groupe regroupait des gens de tous horizons, ayant tous divers problèmes, ayant besoin de se confier sur les difficultés auxquelles ils étaient confrontés. Sans être jugés. Il n'y avait pas de critère à respecter pour y participer. C'était ouvert à tout le monde, même si la plupart des participants étaient touchés de près ou de loin par la maladie d'un de leur proche. C'était un petit groupe sans prétention, qui avait ses habitués. Ces personnes qui n'avaient pas grand monde dans leur entourage ou ceux qui trouvaient qu'il était bien plus facile de se confier à de parfaits inconnus. Pour la veille de Noël, Stella tenait tout particulièrement à organiser quelque chose, elle avait tout prévu, elle avait accroché des flyers sur les panneaux d'affichage du St. Vincent et elle n'avait pas laissé le choix à Talia. Talia qui n'avait pas rechigné. Elle avait déjà eu l'occasion de participer à ces groupes de paroles, elle trouvait cela important et elle se disait que si elle se retrouvait dans une situation comme ça, elle serait contente d'avoir du soutien de la part de personnes extérieures. Et puis, elle était libre surtout. Ce n'était pas parce qu'elle ne célébrait pas Noël que les autres ne le faisaient pas et ce n'était pas parce que pour elle c'était un jour comme un autre que ce ne l'était pas pour d'autre.

Elle est assise à côté d'un jeune homme, les cheveux blonds platines, il doit avoir à peine la vingtaine. Il n'a pas l'air au top de sa forme, mais elle ne lui dit rien. Il est probablement au courant. Elle écoute avec attention ce que chacun a à raconter. Certaines histoires la touchent plus que d'autres sans qu'elle ne sache vraiment pourquoi. Surtout celle de son voisin, assis à côté d'elle. Il n'a pas l'air sûr de lui quand il se lance. Il n'a pas non plus l'air dans le meilleur état d'esprit. Il a l'air au fond du trou, comme s'il avait perdu tout espoir. Il parle de sa copine, Rosa qui est dans le coma depuis neuf mois. Il a l'air d'en avoir gros sur le coeur et a l'air d'avoir besoin de se livrer. Personne ne le coupe. Personne ne l'interrompt non plus. Ils sont là pour écouter, pas pour donner des conseils ou tenter de faire espérer des choses à des gens qui n'ont presque plus rien. Il finit son récit en demandant si quelqu'un s'en rendrait compte s'il venait à disparaître ce soir. Si quelqu'un viendrait le rattraper et trouverait les bons mots. Talia ne peut s'empêcher de poser une main rassurante sur son genou, serrant doucement. "I would. I would notice and I would come after you. You're too young to disappear. This is not the end." Lui dit-elle et elle le pense. Même si elle ne peut pas lui prouver de manière concrète. "What are you doing after this?" demande t-elle. Elle ne sait pas trop ce qu'elle peut lui proposer, mais elle trouvera forcément en fonction de sa réponse. "I'm Talia, by the way." Car oui c'est un peu moins creepy s'il en sait un peu plus sur elle aussi.

Elle ne sait pas trop ce qu'elle fait, ni ce qu'elle propose, mais elle a le sentiment qu'elle doit trouver les bons mots. Qu'elle ne doit pas faire comme si elle ne voyait pas la détresse du jeune homme. Elle est assise juste à côté de lui, elle l'a écouté raconter son histoire et mettre à nu ses émotions. Il ne va pas bien. Il faudrait être à la fois aveugle et sourd pour ne pas s'en rendre compte. Elle, elle ne peut pas rester de marbre. Elle ne peut pas rester sans rien faire et rentrer chez elle tout à l'heure pour continuer sa soirée tranquille devant sa télévision avec un plat fait maison comme si de rien était. Elle ne pourrait pas s'empêcher de penser à lui, à sa tristesse dévorante. Ce n'était pas elle. Alors, elle tente quelque chose. Elle ne sait pas quoi pour l'instant. Elle ne veut pas qu'il reste seul. C'est le plus important selon elle, c'est pour ça qu'elle lui demande ce qu'il fait après, ça lui laisse l'occasion d'aviser. S'il est entouré, elle sera un peu plus rassurée, s'il est seul, elle pourrait lui proposer de passer un peu plus de temps avec elle. Il lui dit qu'il ne sait pas ce qu'il fait après et c'est comme s'il lui tendait une perche pour entrer en jeu. "Do you want to spend some time with me? Maybe I can cook something and we can have some kind of Christmas dinner?" Elle ne sait pas trop ce qu'est un repas de Noël dont il aurait l'habitude, mais elle peut improviser. Ca ne doit pas être bien compliqué, une volaille au four avec des pommes de terre et quelques légumes suivi d'un gâteau qu'elle doit pouvoir trouver tout fait dans la supérette du coin et le tour serait joué. Enfin faut il encore qu'il accepte. Ce n'était pas une proposition commune et elle n'était qu'une inconnue pour lui.

C'est pour ça qu'elle se présente. Quand elle s'en souvient enfin. C'était plutôt par ça qu'elle aurait dû commencer, mais ce n'est pas bien grave. "Nice to meet you, Jordan!" qu'elle déclare en lui tendant sa main pour qu'il la serre. Il lui demande ensuite s'il peut rester un peu plus longtemps. Les organisateurs sont en train de ranger les tables et les chaises, ils sont prêts à fermer les portes des locaux éminemment, quand les dernières personnes seraient parties. "I'm not too sure, I'm not in charge here." déclare t-elle en regardant autour d'elle. C'est pas qu'elle ne veut pas, c'est qu'elle n'a pas son mot à dire à ce sujet. Elle cherche Stella du regard, elle, elle serait en position de prendre une décision à ce sujet. Quand la jeune femme tourne la tête, Talia lui fait signe de venir la voir. "Hey! You think we can stay a bit longer?" lui demande t-elle pointant du doigt Jordan. "We want to chat a little more and here feels like a safe space. I'll make sure the door's locked properly and drop off the key tomorrow." Stella a l'air de réfléchir quelques instants avant de finalement hausser les épaules, mettre la main dans la poche arrière de son jean et d'en sortir les clés pour les tendre à Talia, lui demandant de faire attention à ce que tout soit bien fermé, pour qu'ils n'aient pas de problème. Elle hoche la tête, lui assure qu'elle peut compter sur elle et qu'elle lui déposera les clés le lendemain pour qu'elle puisse installer la prochaine séance. Quand Stella s'éloigne, elle reporte finalement son attention sur Jordan. "Ok, here's the idea. I give you like an hour or so as long as you promise not to trash the place, while I go out and buy some food for later. When I come back, we go to my place and I cook for you. How does that sound?" Propose t-elle, même si en réalité, elle ne lui laissera pas trop le choix. Il ne rentrera pas seul ce soir.

Elle tente sa chance. Elle lui propose un compromis en quelques sortes. Elle ne sait pas s'il va accepter, mais ça ne coûte rien d'essayer. Elle n'a pas envie qu'il soit seul ce soir. Comme la majorité des australiens, il est sans doute habitué à passer Noël en famille ou avec quelques amis. Il a l'air d'avoir personne cette année et vu l'épreuve qu'il est en train de traverser, elle veut faire quelque chose pour lui. Elle ne peut pas sortir sa copine du coma, elle ne peut pas non plus remonter le temps pour changer le passé, mais elle peut tenter de lui faire passer un bon moment, l'espace d'une soirée. Partager quelque chose avec lui, lui faire sentir qu'il n'est pas seul, qu'il y aura toujours quelqu'un, quelque part pour lui tendre la main. Que ce soit une parfaite inconnue comme elle, qui débarque de nulle part et semble presque prête à tout, ou un ami, une vieille connaissance, le commerçant du coin. N'importe qui. Que s'il regardait bien, il n'était jamais tout seul et qu'il y avait au moins une personne pour le rattraper à n'importe quel moment. Il laisse un blanc. Il ne répond pas tout de suite et elle se dit que c'était peut-être un peu trop comme proposition, qu'il n'avait peut-être pas envie d'une soirée qui allait durer, qu'il voulait simplement rester là une heure de plus et repartir tranquillement chez lui. Finalement, il ouvre la bouche. Il est d'accord. Elle est surprise. Elle croyait vraiment qu'il allait finir par refuser, qu'il cherchait seulement un moyen de lui dire non sans la vexer ou quelque chose comme ça. "Okay!" répond-elle comme un écho, sourire aux lèvres. "I'll be back in an hour then." Qu'elle ajoute, lui faisant un signe de la main avant de récupérer son sac à main qu'elle avait posé sur une chaise. Elle en sort son téléphone une fois qu'elle quitte le bâtiment, à la recherche de quelques recettes de Noël qui seraient faciles à réaliser à la dernière minute. Elle prévoit d'improviser un peu aussi, parce que de toute façon, en s'y prenant si tard, elle n'a pas d'autre choix. Ça l'amuse cela dit. C'est comme un défi plutôt fun pour elle au final. Elle se dépêche pour faire au plus vite. Elle se dirige directement vers la supérette du coin. Il n'y a pas tout ce qu'elle recherche, mais elle trouve une dinde, ce qui est déjà le plus important. Pour le reste, elle fait avec ce qu'elle trouve, remplace certains ingrédients par d'autres avec une aisance qui lui est propre. Quand il s'agit de cuisine, c'est presque naturel pour elle et elle n'a aucun problème à s'éloigner de la recette. Elle y met sa petite touche, persuadée que de toute façon, Jordan ne venait pas forcément pour manger le meilleur repas de sa vie.

Quand elle est revenue une heure plus tard avec ses sacs plastiques, il était là, il l'attendait et il l'a suivi chez elle comme promis. Elle a mis la dinde au four avec quelques pommes de terre. Elle a aussi préparé rapidement quelques canapés, ouvert une bouteille de vin avant de l'inviter à s'asseoir dans le canapé. Elle s'excuse même, parce que la dinde va prendre un peu de temps à cuire. Comme ce n'était pas prévu, elle n'avait pas pu le faire à l'avance et elle ne pouvait pas se résoudre à en acheter une déjà toute prête. Elle tient à y mettre son propre assaisonnement, ses propres épices et elle sait d'avance que la dinde toute prête n'a pas du tout le même goût. Mais finalement, le temps passe plutôt vite. Elle a fait suffisamment de canapés pour qu'ils puissent se caler un peu l'estomac en attendant en buvant un peu de vin. Jordan fait honneur à sa dinde et elle est contente d'en avoir acheté une entière, même pour eux deux. Il se ressert trois fois et ça ne pourrait pas faire plus plaisir à Talia. "It's alright. I'm glad you liked it." Lui répond-elle avant d'ajouter. "You can take the leftovers home if you want. I'm sure you can at least get one more meal out of it." Ça ne la gêne pas de lui donner. Elle a plein de choses à manger chez elle puisque chaque week-end elle va déjeuner chez ses parents et rentre les bras chargés de plats préparés par sa mère. Il en ferait donc un bien meilleur usage qu'elle. Puis avec ce qu'il vit en ce moment, il n'a sans doute pas la tête à cuisiner. Même s'il refuse, elle fera tout pour le faire repartir avec les restes donc au final, elle ne lui laisse pas trop le choix, même s'il ne le sait pas. Elle fait non de la tête quand elle entend sa question, un sourire dessiné sur ses lèvres. "We're Muslims, so we don't celebrate Christmas at all." Qu'elle répond en haussant les épaules. "That's also why I didn't get you any ham for dinner and my attempt at a Christmas dinner, may not be totally accurate. I had to look it up on Google." Elle rit, parce qu'elle a quand même vécu ici toute sa vie et que sa mère célébrait Noël avant de rencontrer son père, mais elle, elle n'a pas de tradition particulière pour Noël. "Did your family have any tradition for Christmas when you were growing up ? Or like did you guys use to eat something special?" Elle demande, curieuse de voir comment ça se passait dans sa famille à lui, ne voulant pas non plus demander pourquoi il n'avait pas prévu de le fêter avec eux cette année.

Il n'a même pas besoin de la remercier, il ne s'en rend sans doute pas compte, mais ça lui fait plaisir à Talia d'avoir pu faire quelque chose pour lui. A ses yeux, ce n'est pas grand-chose. Elle aimerait pouvoir faire plus. Elle aimerait lui promettre un miracle de Noël et faire en sorte que ce soit quelque chose qui n'arrive pas que dans les films. Si elle avait les moyens de réveiller Rosa, elle le ferait sans y réfléchir plus d'une demi-seconde, mais elle ne peut pas. Elle ne peut pas parce qu'elle n'est pas magicienne. Elle n'est pas Dieu non plus, ou le destin et elle n'a pas de carte joker dans sa manche. Elle est simplement Talia, une australienne comme il y en a tant et qui fait de son mieux pour faire un peu de bien autour d'elle. A son échelle. Pour elle c'était peu, mais elle savait que c'était ça pouvait tout de même faire la différence. Elle le voyait ce soir avec Jordan qui avait l'air tellement reconnaissant. Comme s'il avait du mal à imaginer qu'une parfaite inconnue puisse faire des pieds et des mains pour lui, tout cela à la dernière minute. Mais ça, c'était Talia et elle ne savait pas trop si elle reverrait le jeune homme un jour, ou si c'était l'histoire d'une seule fois, ça n'avait pas d'importance. En revanche, s'ils étaient amenés à se revoir, il aurait l'occasion de se rendre compte qu'elle ne faisait pas semblant. Qu'elle était comme ça et ne pouvait pas simplement fermer les yeux. C'était comme ça qu'elle avait été élevée. Certes la religion dans laquelle elle avait été élevée reposait encore sur des traditions et des croyances ancestrales, parfois bien loin de la vie australienne, dans l'air du temps, mais une des valeurs au cœur de son éducation avait toujours été le partage. Donner aux autres, même si l'on n'a pas grand-chose. "I'll trust your words." lui répond-elle quand il lui confirme une fois de plus que le dîner était bon. Elle ne sait pas s'il veut juste être sympa, mais il a l'air vraiment sincère, alors, ça la fait sourire et ça lui convient.

Elle le questionne ensuite sur ses habitudes quant aux fêtes de fin d'année. Sur Noël en particulier. Ca lui parait étrange qu'il soit seul ce soir, même si elle comprend parfaitement que la situation avec sa copine dans le coma n'est pas facile, elle ne peut s'empêcher de se demander pourquoi il ne passe pas le réveillon avec ses parents. Elle ne pose pas la question directement cela dit, elle a plus de tact que cela et à la réponse qu'il lui donne, elle se rend compte qu'il n'en dira pas plus. Il lui parle de la famille de Rosa, pas de la sienne et elle sait qu'elle n'est pas en mesure d'insister plus que cela. Elle n'est pas là pour lui ruiner sa soirée. "Oh I see! They don't really do big dinners or what not? Is it a Mexican thing or just random?" qu'elle demande. Elle n'a aucune idée de ce qui se fait chez les autres. A part sa famille et les familles australiennes lambdas, sa culture s'arrête là. "I've never had Tamales, maybe we should have some one day!" Qu'elle propose comme ça, laissant planer la possibilité qu'ils se revoient un jour. Pas forcément demain, ni la semaine d'après, mais quand il aura envie, quand il en aura besoin, parce qu'elle sera toujours là si jamais. Elle se fera toujours un plaisir de cuisiner quelque chose sur un coup de tête. Elle voit qu'il hésite Jordan, il n'a pas l'air de savoir comment demander ce qu'il veut demander. Elle lui offre un sourire rassurant. Il n'y a pas de malaise. "Of course. I'd offer the guest room but I don't have one. You can definitely get the couch though!" Lui répond-elle en se levant pour débarrasser la table. Elle ne compte pas faire la vaisselle maintenant, elle va tout laisser tremper et s'en chargera demain. "You want some hot chocolate? We can check what's on TV before we call it a night." Propose-t-elle, ça fait pas de mal de finir la soirée avec une boisson chaude.