C'est presque comme avant. Rien ne semble avoir changé. Elle est pareille que toujours, Charlie, on s'installe toujours au même endroit. Le chat vient se poser contre elle, on est proches de la fenêtre parce que le temps est plutôt doux. Et parce que j'ai racheté des cigarettes et que je ne veux pas embêter Molly. C'est toujours pareil quand qu'elle est avec moi, les pieds sur le sofa même quand je dis "non, enlève tes pieds du canapé". C'est toujours pareil même si le canapé, lui, a changé - petite piqûre de rappel suite à l'épisode Clément. L'appartement, lui, n'a pas bougé, sinon pour quelques petites touches. C'est discret, mais les affaires de Molly prennent un peu de place entre les miennes. Elle habite vraiment ici, n'est pas là aujourd'hui. Elle a un travail, elle.

« Et les bébés, comment vont les bébés ? » J'ai posé une tasse devant elle - de thé, évidemment - sur la petite table contre laquelle elle s'est cogné tant d'orteils en descendant de son lit. Son lit, le canapé, quand elle venait se réfugier ici. « J'espère que mon filleul est toujours le plus fort des deux. Quand il sera grand je lui apprendrai à se battre. » Mon arcade sourcilière se souvient encore, parfois, du coup porté par John la raclure. D'un index, je point l'endroit de l'impact, plus beau cadeau d'anniversaire depuis des lustres. Que le temps passe vite. J'ai l'impression que cette année, nous avons tous deux pris dix années dans la vue. Penché en avant, j'attrape les cigarettes laissées sur la table basse. « Te gêne pas si t'en veux une. Ce qui est à moi est à toi. », que je lance dans un sourire avant d'allumer la cigarette, une main passée par la fenêtre. C'est comme cela depuis toujours. J'espère que pour elle, ça n'a pas changé non plus.

Je crois que nous pourrions encore nous retrouver à passer des nuits endiablées dehors, à faire la fête jusqu'à six heures du matin et à rentrer sans vraiment trouver où poser nos pieds dans les escaliers. Mais je crois, seulement, c'est là le nœud du problème. « Je suis toujours marié. Si t'avais parié sur un divorce, tu dois de l'argent. Juste pour te le souligner un coup. » Incroyable mais vrai, même si Molly et moi ne faisons plus ou moins que nous croiser. « J'ai cru comprendre que Kane était revenu. » J'ai vu des photos de lui traîner sur Instagram, mais je n'ai plus eu de nouvelles depuis si longtemps que j'espère ne pas mettre de trop les pieds dans le plat.

Le canapé est confortable (ses pieds qu’elle pose allègrement dessus le sont tout autant), mais ce n’est rien en comparaison à sa cuisse sur laquelle elle pose sa tête, toujours aussi envahissante. De ses pieds elle joue avec un chat quand l’autre a trouvé un endroit où se blottir contre ses côtes et elle de le caresser doucement, sans même chercher à comprendre qui est qui. Ses yeux, eux, s’amusent à observer le jeu des cils de Léo au fur et à mesure qu’il parle. Elle se concentre bien plus là dessus que sur ses paroles, d’ailleurs, raison pour laquelle elle ne comprend pas sa première question avant de mieux se raccrocher aux branches quand il en précise le sujet. « J'espère que mon filleul est toujours le plus fort des deux. Quand il sera grand je lui apprendrai à se battre. » “Mes guerriers.” Qu’elle reprend à son tour, un léger sourire en coin, désormais bien moins affecté par le souvenir des événements liés à John. Il agite son index sur son arcade victorieusement ; elle elle repasse dessus bien plus doucement (et maladroitement, parce que c’est pas facile de coordonner ses gestes lorsque votre tête est à l’envers quand même). Son pouce caresse la plaie quelques secondes avant qu’elle ne vienne laisser l’ongle de son majeur claquer doucement contre son front, la meilleure amie rebelle qui ne sait pas ne pas rire. Au contraire, il vaut sans doute mieux ne pas retomber dans des travers sentimentaux à propos de ce sujet de discussion ci. Et plein d’autres, ouais, okay.

Son petit jeu cesse lorsqu’il attrape une cigarette ; elle s’est brûlée bien assez de fois pour cause de maladresse pour savoir que ce n’est pas une bonne idée de réitérer la chose. « Te gêne pas si t'en veux une. Ce qui est à moi est à toi. » Avant, il ne fumait pas près des fenêtres. Avant, ils fumaient tous les deux au milieu de la pièce et de toutes les autres, rois du monde. Avant, il n’avait pas d’alliance qui teinte beaucoup trop. Charlie ne sourit plus vraiment, elle se replace contre lui, appuie un peu trop son crâne contre ses muscles ; se moque de lui faire mal ou non. Si elle ne parle pas encore de ce qui la dérange, elle fait justement comprendre qu’il y a quelque chose qui ne devrait pas être. “Ca marche pour les bijoux aussi ?” Pas forcément son alliance, voyons. Mais son alliance un peu aussi, quand même.

« Je suis toujours marié. Si t'avais parié sur un divorce, tu dois de l'argent. Juste pour te le souligner un coup. » Le bleu de ses yeux a quitté les pupilles de Léo. Maintenant, elle n’a plus envie d’essayer de croiser son regard et c’est la raison pour laquelle elle se replace une fois de plus sur le côté, vue sur la ville, ses bras recroquevillés sur sa poitrine. “J’ai pas donné de date d’expiration à ce pari. Juste pour te le souligner un coup.” Est ce qu’elle râle ? Oui, absolument. Elle n’aime pas cette Molly, elle n’aime pas son mariage et elle aime encore moins qu’ils soient toujours ensemble mais pas ensemble, parce qu’elle n’avait absolument pas prédit une telle chose lorsqu’elle l’a inscrit à l’émission. Ce n’était pas le plan, et autant dire qu’elle n’aime pas quand cela se dérobe à ce qui avait été prévu, prédit. « J'ai cru comprendre que Kane était revenu. » Son sourire est fatigué mais n’a rien de triste, là, juste là. “Et il est reparti.” Ce qui résume parfaitement la chose. Il est revenu de l’autre bout du monde, a sans doute tenté de se faire une place ; et elle lui a refusé une telle chose. Il est revenu, il est reparti ; et depuis elle n’a plus aucune nouvelle de lui. Grand bien lui fasse, sans doute. “J’imagine que le mascara n’est pas à toi dans la salle de bain. Elle est pas partie, elle.” Ce n’est qu’une observation et il n’y a aucun jugement là dedans. Ou presque pas.

« Mes guerriers. » Je voudrais qu'elle puisse s'en occuper pour de vrai. C'est l'autre connard qui en a la garde. Heureusement que le premier connard - oui oui, il y en a quelques uns, je tiens les comptes - n'est plus du tout dans les parages. Il n'empêche que je n'apprendrai rien à mon neveu si je ne le vois pas. Les doigts de Charlie passent sur la cicatrice que la chute de l'année passée m'a laissé sur l'arcade. La chute aka John, cette grosse brute dont je n'oublierai jamais ni la voix ni le visage - on ne sait jamais.

Elle se redresse et je fais de même, occupé à allumer une cigarette. Je manque de me plaindre quand elle s'appuie, quand elle prend de la place. Je ne m'en plains que pour la forme, Charlie sait pertinemment que tout ce qui est à moi est à elle. Il en va de même pour mon espace vital. C'est sur mon alliance qu'elle a déposé son attention. Je le sais sans avoir besoin de la regarder. Je ne la porte jamais au doigt, toujours autour du cou. C'est un peu comme une moquerie, ou un pacte en pause. Il n'a jamais vraiment été consommé. Ca a toujours été pour de faux, pour les caméras. Je ne jetterai pas Molly dehors, pas alors que je ne sais pas où elle pourrait aller. Pas alors que je la vois de moins en moins et que je suis très incertain quant à son avis à elle. Est-ce que sa position a changé ? Est-ce qu'elle croit toujours que nous formons de bons partenaires, de bons amis qui n'iront jamais plus loin que de partager une cuisine et la garde de chatons ? « Ca marche pour les bijoux aussi ? » J'ai un rire. « Tous, sauf ceux qui me permettent d'avoir des papiers Australiens. » Ils sont bien cons de n'avoir pas pensé à exclure les ressortissants étrangers de cette émission de malheur. Au moins, j'ai vu du pays.

Bien sûr qu'elle boude. Je le sens quand elle s'éloigne et je lève les yeux au ciel avant de tirer sur ma cigarette. « J’ai pas donné de date d’expiration à ce pari. Juste pour te le souligner un coup. » « T'es pas drôle. Tu as envoyé cette candidature pour moi. Si tu voulais pas de ce mariage, fallait te lever pour dire "je m'y oppose". » Et peut-être qu'il l'aurait voulu ? C'est des conneries. Personne fait ça sinon dans les films. Elle voulait de ce mariage parce que c'était fun, elle voulait de ce mariage parce que je me faisais chier à manger du chocolat en pleurant pour un artiste de merde que je ne reverrai jamais - que j'ai pas envie de revoir. « Et il est reparti. » Ah. « Quel connard ce type. Il méritait que tu le vires de toute façon. » Non, pas vraiment. Lui il était un peu sympa, bien qu'un peu mou et trop autocentré, trop blond, avec une gueule trop comme celle d'un surfeur, trop trop trop. Kane me fait chier, comme les autres. Un peu moins parce que lui, au moins, il ne cogne pas sur Charlie. Je secoue la tête, résigné.

« J’imagine que le mascara n’est pas à toi dans la salle de bain. Elle est pas partie, elle. » Je braque mes yeux dans ceux de la blonde, un sourcil levé. « Ouais. Elle vit ici depuis que t'as arrêté de squatter, t'as pas oublié ? » Je ne me plains pas de cette période là. Son mascara traîne, ses affaires avec. Elle, elle traîne moins, par contre. On a terminé notre épisode "pleurer sous les draps en mangeant du chocolat" depuis un moment, pendant que Charlie était ailleurs. Sans lâcher des yeux la première concernée, j'inhale une nouvelle bouffée de fumée. « T'aimerais qu'elle parte. » T'es jalouse, Charlie ? « T'aurais dû rester. Elle se serait pas installée. » Et moi, je ne me serais pas marié.

Elle l’aurait bien envoyé par la fenêtre, son alliance toute nulle d’une émission toute aussi nulle. Ils ont gravé leurs noms et le jour du mariage, c’est cliché au possible. C’est faux au possible, aussi, et rien de ce qu’ils ont vécu ne signifie quelque chose en dehors des caméras et autres écrans de télévision. Tout ça, justement, ce n’est que de la télévision. « Tous, sauf ceux qui me permettent d'avoir des papiers Australiens. » A ça pourtant elle n’a rien à répondre. Elle n’a rien à répondre qui pourrait les aider, en tout cas, parce que tout ce qui lui vient à l’esprit c’est qu’elle était une bien meilleure candidate au rôle d’épouse que cette fichue MoLly. Elle est une bien meilleure australienne, qui plus est - même qu’elle a une double nationalité, tiens, prends toi ça miss parfaite je me marie avec Léo. Finalement, elle souffle et grogne en même temps. Tout est faible, à peine assez prononcé pour qu’il puisse l’entendre.

« T'es pas drôle. Tu as envoyé cette candidature pour moi. Si tu voulais pas de ce mariage, fallait te lever pour dire "je m'y oppose". » C’est lui qui n’est pas drôle, à croire que tout peut toujours se régler d’un claquement de doigts - quoi, comment ça c’est Charlie qui tient toujours ce rôle là normalement ? “Mouais.” qu’elle râle une fois de plus. Elle n’aurait jamais cru qu’il allait être sélectionné, qu’il allait vouloir y aller, qu’il allait vraiment dire oui. Il fuit toujours toute relation, Léo, et il n’aurait pas dû s’aventurer dans celle-ci non plus. Ce ne devait être qu’un jeu mais force est de constater qu’il est rapidement devenu hors de contrôle. « Quel connard ce type. Il méritait que tu le vires de toute façon. » Il n’était pas si pire en comparaison des autres. Il lui a laissé un chien qu’il aurait dû reprendre et force est de constater qu’Hope est quelque peu encombrant, mais au moins il est sorti de sa vie de façon nette et radicale. Il était amusant, le temps qu’il aura duré. “Range tes griffes, il ne reviendra pas.” Elle l’a laissé revenir une fois après son séjour à Londres mais elle ne répétera pas la même erreur une seconde. De toute façon, Léo a raison : c’est un connard. “En plus, il ressemble comme deux gouttes d’eau à ta Molly.” Le “ta femme” se transforme en “ta Molly” parce qu’elle ne veut pas utiliser ce terme à voix haute. Molly sonne déjà pour une insulte en tant que tel, ou en tout cas un adjectif péjoratif. Être une Molly, c’est nul, être une Molly aussi inutile que l’était son Kane, c’est encore plus nul. Ils devraient sortir ensemble tous les deux et laisser les meilleurs amis en paix.

Charlie profite d’une seule seconde de silence pour se plaindre - encore une fois - de l’omniprésence de sa Molly dans sa vie. « Ouais. Elle vit ici depuis que t'as arrêté de squatter, t'as pas oublié ? » Ses yeux envoient des éclairs. Il la cherche avec des questions rhétoriques stupides et elle, elle ne trouve pas ça drôle du tout. La seconde qui suit, pourtant, elle a déjà oublié pourquoi elle lui en voulait. C’est Léo, après tout. Elle ne peut pas lui en vouloir longtemps. “Si je savais que ça allait arriver, j’aurais vraiment dit “je m’y oppose”.” Bras croisés, elle montre une énième fois son manque d’engouement face à leur mariage. Il n’était pas supposé arriver pour de vrai et ce n’est qu’une fois les caméras éteintes et son alliance toujours au doigts de Léo qu’elle a compris que cette fois-ci, elle avait merdé. Et ce n’est pas parce qu’il la porte désormais autour du cou que cela ne change quoi que ce soit.

Il est chiant Léo parce qu’il est l’humain qui la connaît le plus sur Terre et qu’elle ne sait pas lui cacher beaucoup de choses. Il n’y en a qu’une seule, en réalité, qu’il continue de ne pas voir au fil de toutes les années écoulées. « T'aimerais qu'elle parte. » C’est faux. (C’est vrai). “Elle avait bien un appart’ avant de venir squatter le tien, non ?” Pourquoi est ce qu’elle est venue habiter ici d’ailleurs ? Si tout est vraiment faux et qu’ils s’aiment même pas, pourquoi est ce qu’elle est aussi collante à vouloir faire autant partie de sa vie au quotidien, hein ? « T'aurais dû rester. Elle se serait pas installée. » Elle enfonce ses coudes entre ses côtes, ses genoux dans le creux de ses articulations, et ses doigts froids cherchent le moindre bout de peau à venir embêter. C’est une contre-attaque silencieuse alors que la discussion lui brise déjà le cœur. “Qui va à la chasse perd sa place, qui va à la pêche la repêche.” Elle a six ans, oui, et alors ? Décidée à bouder, elle ne compte pas utiliser de véritables arguments dans cette conversation. Ils seraient bien trop incisifs et lourds de conséquences. “J’aurais jamais cru qu’elle viendrait vraiment. Même tes coussins sentent son parfum.” De la bouche de Charlie, cela revient à tout sauf à dire “ça sent bon”. Au contraire. “Je l’aime pas. Elle est trop ennuyante pour toi.” Elle ne sert à rien, elle est trop lisse et trop parfaite et lui, s’il n’en tombe pas amoureux, c’est bien parce qu’il s’ennuie trop à ses côtés. “Si tu lui montres la porte on peut aller acheter une plante verte pour la remplacer. Au moins c’est utile une plante verte.” Parce qu’une plante verte ça ne demande que de l’eau et en plus ça fait de la décoration.