J’ai ouvert la porte du loft sur un Alec penaud, l’air contrit des grenouilles de bénitier dans l’expectative de recevoir l'hostie habillant ses traits crispés et je l’ai accueilli de ce sempiternel sourire aigre de jalousie et doux de satisfaction. Il s’accroche, le bougre. Il s’agrippe à toutes les branches dans l’espoir de maintenir en équilibre ce qu’il reste de leur relation en ruine, cette amitié que j’ai pulvérisée au bulldozer. Personnellement, je n’arrive pas à statuer sur le jugement à poser sur son entêtement. Est-il masochiste quand il est couru d’avance qu’elle le chassera ? Est-il pitoyable de ne pas accepter sa défaite ? Est-il au contraire, et pour une fois, étreint par le courage de se relever pour un nouveau rond alors qu’il est sonné ? Assommé ? A deux doits du KO ? C’est un supplice que de ne pas en rire. Or, je me retiens tandis que je hèle Raelyn. Cette visite ne m’est pas destinée. Nul doute que son coeur s’est brisé de me trouver là au saut du lit (du fauteuil me concernant). J’estime donc qu’il n’est pas de clou à enfoncer gratuitement en jouant les sentinelles le temps que durera leur échange. Je n’y prends pas part. J’ai jusqu’à la décence de me retirer dans la cuisine et ne pas laisser traîner des oreilles de chou vers le terrain où se dispute leur bataille qui sera brève. Dans quel but ? Je pourrais décrire la scène en trois mots. Je pourrais la dessiner les yeux fermés, de la main gauche et d’un seul trait de crayon. Si je ne traîne pas trop loin, c’est pour être avisé rapidement du moment où elle claquera la porte et traversera la pièce pour se retrancher dans sa salle de sport. Par ailleurs, je n’ai pas eu à compter jusqu’à dix. Le décompte a à peine atteint le cinq qu’elle m’a marché sur les pieds - l’ambiance est polaire entre nous - pour s’épuiser sur son tapis de course. Moi, considérant qu’elle n’a pas de compte à me rendre et mu par la nécessité de m’entretenir avec Alec, j’ai avalé la distance jusqu’au couloir d’un pas alerte et en priant pour qu’il soit toujours devant l’ascenseur. j’ai l’air fin dans mon jeans, mon t-shirt chiffonné, mes pieds nus et mes cheveux en bataille à courser le détester. Je n’ai pas fière allure, mais qu’importe ? Je n’ai pas d’horreur à lui balancer au visage ce matin. Je n’ai pas envie de l’humilier en tournant un opinel long de quinze centimètres dans ses plaies béantes. J’ai besoin de lui ou, pour être exact, Raelyn a besoin que je range mon orgueil au placard puisque, même si elle l’ignore encore, la culpabilité d’Alec pourra l’aider à s’asseoir sur le trône de Mitch. C’est donc pour elle que je l’approche en montrant patte blanche, pour elle que je l’intercepte avec toute la sympathie qu’il m’inspire, autrement dit pas grand chose. « Elle ne te pardonnera pas et tu le sais. Mais ça ne veut pas dire que tu ne peux pas être là…» ai-je initié quoiqu’il m’en coûte. « Je sais comment faire, mais ça dépend de toi, de toi et de ce que tu serais prêt ou à non à agir dans le dos de ton frère.» Le regard figé dans le sien prétend que je n’ai rien à ajouter, pas tant qu’il n’aura pas fait entendre une voix sincère, pas tant qu’il n’écrira pas quelques lignes pour entamer ce nouveau chapitre. Il dit : es-tu prêt à m’écouter ? Es-tu prêt tout court ? Jusqu’où es-tu prêt à aler pour laver ta conscience et racheter tes fautes ? A quel point compte-t-elle pour toi ? A quel point regrettes-tu, Alec ?
Evidemment que ça me coûte de courir après cet ennemi alors que j’ai encore les cheveux ébouriffés, que j’ai à peine enfiler mieux qu’un survêtement et un t-shirt. Pourtant, par dévotion envers Raelyn, je m’y colle. Bien sûr, je n’envisage pas de ce qu’il pourrait redevenir des amis. Elle ne veut plus qu’il partage aussi étroitement sa vie et je mentirais si je prétendais que ça ne m’arrange pas. Je ne jurerais pas qu’elle et moi serons en mesure de nous réconcilier définitivement. Mes espoirs fluctuent en fonction des moments, des périodes et de nos échanges. Toutefois, j’ai besoin de lui pour que les ruines du Club - quand elles en seront effectivement - demeurent perenne. J’ai besoin qu’Alec se substitue à Raelyn provisoirement, qu’il cache qu’elle au plus mal à ses fournisseurs, qu’ils se fasse passer pour son sbire, qu’il défende son honneur et qu’il endosse le rôle de traître à sa place une fois que Mitchell aura fui le navire tel un rat. J’ai besoin qu’il tienne le pot droit, qu’il se comporte en capitaine le temps que Raelyn puisse retrouver la barre de son bateau. Bien entendu, je rêverais de pouvoir le faire moi-même. Mais, ne suis-je pas l’ennemi ? J’ai disparu du jour au lendemain et la méfiance du chef n’a pas toujours servi mon avantage. Certes, j’y ai nagé comme un poisson dans l’eau, mais nombres des fidèles du boss m’ont épié. D’aucuns de ceux-là n’ont vu ma relation avec Rae comme une bénédiction. Elle l’était autant à leurs yeux que j’ai considéré les Strange comme des félons dans son quotidien. J’en suis débarrassé, en partie, je pourrais m’en réjouir. Sauf que je suis bien trop amoureux de la femme qui vient de lui claquer la porte au nez pour ne pas tenter ma chance de manipuler le pitoyable personnage prêt à s’en aller les mains dans les poches et le coeur transi de déception. Gisent alors entre nous les raisons de mon interpellation, sauf qu’il n’a pas dit le mot magique, le pauvre hère. Il m’écoute. Et ? Je n’en doute pas. Je l’ai appâté en usant de son affection. Que n’a-t-il pas compris dans l’ensemble de mon propos ? S’il veut savoir, s’il veut que je prenne le risque que je lui révèle quelques rouages de mon plan, il va falloir qu’il fasse mieux que ça. La preuve étant, je recule déjà de quelques pas, hochant de la tête par la négative. « Trop facile, Alec. Qu’est-ce que tu crois que tu vas pouvoir gagner comme ça ?» ai-je lancé, presque moqueur. « Tu n’as pas bien appris ta leçon a priori. » Il n’est jamais bon de me prendre pour un con. « C’est pas grave, on essaiera une prochaine fois puisque tu n’es toujours pas décidé entre elle et Mitch. » Et, déjà, je tourne les talons, sans imaginer qu’il puisse me retenir. Je ne m’attends à rien. C’est le meilleur moyen de limiter les déception en général. Le concernant, je soupçonne qu’il ne soit pas assez malin ni assez rusé pour comprendre que je suis sa dernière change.
Je connais les affres des plus cruels dilemmes. J’en ai moi-même fait les frais il n’y a pas si longtemps. Dès lors, quoique je déteste Alec Strange, bien que je me méfie de sa parole et de ses sentiments à l’égard de Raelyn, je le comprends. Je saisis toute l’ampleur de son hésitation dès lors qu’il s’arrête au milieu du couloir pour m’écouter, devant l’ascenseur et qu’il me retient au moment même où j’ai estimé qu’il n’était pas encore prêt. Raelyn a fermé la porte de leur amitié. Pourquoi lui sacrifierait-il son frère ? Pour se racheter une conscience ? L’argument me paraît viable mais, suis-je bien objectif au vu des sentiments que je nourris pour la jeune femme meurtrie retranchée dans son loft ? Je n’en sais rien. En revanche, je n’aime pas la façon dont il m’aborde, la montagne de muscle qui a eu le culot de se pointer chez moi, sur le bateau, pour me menacer et planter dans mon crâne des graines qui auront poussé et qui m’auront à terme mis profondément mal à l’aise. Est-ce que je lui dois mon assertivité quand Rae m’a appelé quelques heures avant son overdose ? Est-ce la puce qu’il a glissée dans mon oreille qui m’a rendu plus alerte ? Cette idée, je la déteste. Je la range donc quelque part dans le fond de mon cerveau non sans l’avoir utilisée au préalable pour me montrer moins rigide, moins dur, moins susceptible à la façon dont s’adresse à moi le plus penaud de nous deux. « Je préférerais crever que d’avoir à te dire merci pour ça... » ai-je persiflé, fier d’être digne et de ne pas attendre de lui de telles bassesses. « Je ne t’arrête pas pour que tu me rendes un service, mais que tu lui en rendes un à elle.» Ne le lui doit-il pas ? Quand bien même ne suffirait-il pas à recoller les morceaux de leur amitié, n’est-ce pas sa dernière chance d’au minimum essayé ? « Alors, laisse mes frères en dehors de ça. Ils n’ont jamais exigé que je mente ou que je triche. Ils en valent cent comme ton frère. » Celui-là même qui entraînera le cuisinier dans sa chute si ce dernier s’obstine à lui dévouer son âme, à lui consacrer son énergie, à lui confier sa vie et son avenir. Et ne l’a-t-il pas réalisé ? N’est-ce pas ce qu’il est en train d’admettre ? Pour peu, il me ferait mal au coeur si j’avais pour lui un quelconque respect. Du reste, je rebondis comme une balle magique sur son assertion parce que je tiens ma chance et que je ne la laisserai pas filer. « Si tu sais tout ça, si tu sais aussi que le laisser là, c’est couler ton commerce... » Si le restaurant est son bébé, il le noiera avec l’eau de son bain à courber l’échine de Mitch. « Et si tu as envie de sauver tout ça, quand j’aurai évincé ton frère, Alec. Prends soin du Club. Ne le suis pas et tiens le pot droit, le temps qu’elle se retape. » lui ai-je intimé sans la moindre trace d’animosité à son écart. Elle ne servirait en rien nos intérêts communs. « Je ne te demande pas de réponses immédiates. Juste d’y réfléchir. » Je conclus d’un hochement de tête, prêt à partir, sans me hâter cependant. S’il lui reste une remarque à formuler, je suis disposé à l’écouter. Peut-être même à le rassurer, non pas pour lui, mais pour Raelyn. .